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Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.

Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.
Préface Nicolas Koreicho

Bessy et Céline

Quoi de plus humain, si un sens profond pouvait être donné à cet adjectif, que l’affect qui relie ces deux-là, la bête et l’écrivain.
Une âme sauvage, pulsionnelle par métonymie de l’enargeia (qualité de l’évidence sensible chez les anciens) et débordant de vie et d’un Ça, entièrement tournée vers l’anima – une âme et un souffle – innocente de pur courage, cependant douée d’amour pour ce qu’on aurait du mal à appeler un maître, sensible et blessé, tout comme l’animal, tant le lien entre la chienne et l’écrivain participe de ce qui pourrait être souhaité d’un lien familial, peut-être filial, c’est-à-dire l’inconditionnalité.
Céline, lui, échaudé et, conjointement, échafaudé par les épreuves, par les humains, est si proche des animaux en ceci qu’il est tout sensibilité, instinct, et définitif dans ses sympathies et dans ses antipathies, dans le sens du danger et de la survie. Comme les animaux. Il témoigne d’une empathie véritable, c’est-à-dire instinctive, et assumée (« responsable ») pour les gens, vis-à-vis desquelles il peut faire montre de haine et de lâcheté, les choses et les bêtes, qui ont elles d’emblée le courage en plus. A contrario, il exècre les meutes, le collectif, à l’inverse des sujets, pensants et agissants, qu’il jauge avec discernement, si possible avec distinction y compris dans la cruauté.
On pourrait dire, si le terme n’était pas si usé, que la chienne, et l’homme, étaient des exemples de résilience. L’une de la solitude du Danemark, de la sauvagerie des contrées où il faut de la densité aux hommes pour ne pas finir sauvages, l’autre de la sauvagerie de la guerre, des hommes, des corps, des sentiments, où il faut de l’étoffe pour ne pas terminer servile et soumis.
Lui, l’écrivain, très droit, cynique au sens ancien, ne reprochait rien à celle qui venait de la souffrance, qui en était pétrie, et qui ne voyait pas dans sa douleur, infligée par les hommes, tout le mal moral qu’il pouvait y en avoir, jamais il ne lui fit de reproche, jamais il ne lui fit peur. Il était uni avec Elle jusque dans la mort, qu’il a aidé la chienne à accueillir, se sachant aimée. L’amour et la mort. Les deux pulsions intriquées jusqu’au bout et concrètement en d’aucuns.
D’ailleurs, à l’article de la mort, la chienne, à l’instar des personnes en d’autres circonstances, qui sont façonnées ou harnachées par leurs traumatismes, tourne le museau, les yeux, l’instinct, vers son pays de souffrance de tout son temps passé, comme si elle fermait les yeux une dernière fois sur ce qui avait bien pu se passer dans sa pauvre vie sauvée par l’écrivain, et qu’elle pardonnait, christique, à la ville et au monde.
Nicolas Koreicho – Juin 2022

« La tête est une espèce d’usine qui marche pas très bien comme on veut… pensez ! deux mille milliards de neurones absolument en plein mystère… vous voilà frais ! neurones livrés à eux-mêmes ! le moindre accès, votre crâne vous bat la campagne, vous rattrapez plus une idée !… vous avez honte… moi là comme je suis, sur le flanc, je voudrais vous parler encore… tableaux, blasons, coulisses, tentures !… mais je ne sais plus… je retrouve plus ! la tête me tourne… oh ! mais attendez !… je vous retrouverai !… vous et mon Château… et ma tête !… plus tard… plus tard… je me souviens d’un mot !… j’ai dit !… le sens animal ! de Bébert !… je retrouve le fil !… Bébert notre chat… ah ! m’y revoici !… que Bébert était comme chez lui dans l’immense Château du haut des tourelles aux caves… ils se rencontraient Lili lui d’un couloir l’autre… ils se parlaient pas… ils avaient l’air s’être jamais vus… chacun pour soi ! les ondes animales sont de sorte, un quart de milli à côté, vous êtes plus vous… vous existez plus… un autre monde !… le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois au Danemark… elle foutait le camp… je l’appelais… vas-y !… elle entendait pas !… elle était en fugue… et c’est tout !… elle passait nous frôlait tout contre… dix fois !… vingt fois !… une flèche !… et à la charge autour des arbres !… si vite que vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu’elle pouvait de vitesse !… je pouvais l’appeler ! j’existais plus !… pourtant une chienne que j’adorais… et elle aussi… je crois qu’elle m’aimait… mais sa vie animale d’abord ! pendant deux… trois heures… je comptais plus… elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards… elle me revenait les pattes en sang, affectueuse… elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin. Je vois le tertre… elle a bien souffert pour mourir… je crois, d’un cancer… elle a voulu mourir que là, dehors… je lui tenais la tête… je l’ai embrassée jusqu’au bout… c’était vraiment la bête splendide… une joie de la regarder… une joie à vibrer… comme elle était belle !… pas un défaut… pelage, carrure, aplomb… oh, rien n’approche dans les Concours !… c’est un fait, je pense toujours à elle, même là dans la fièvre… d’abord je peux me détacher de rien, ni d’un souvenir, ni d’une personne, à plus forte raison d’une chienne… je suis doué fidèle… fidèle, responsable… responsable de tout !… une vraie maladie… anti-jeanfoutre… le monde vous régale !… les animaux sont innocents, même les fugueurs comme Bessy… on les abat dans les meutes… je peux dire que je l’ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l’aurais pas donnée pour tout l’or du monde… pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre !… mais bien affectueux, ses moments… et terriblement attaché ! j’ai vu à travers l’Allemagne… fidélité de fauve… À Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark… rien à fuguer à Meudon !… pas une biche !… peut-être un lapin ?… peut-être !… je l’ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud… qu’elle poulope un peu… elle a reniflé… zigzagué… elle est revenue presque tout de suite… deux minutes… rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !… elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste… c’était la chienne très robuste !… on l’avait eue très malheureuse, là-haut… vraiment la vie très atroce… des froids -25°… et sans niche !… pas pendant des jours… des mois !… des années !… la Baltique prise… Tout d’un coup, avec nous, très bien !… on lui passait tout !… elle mangeait comme nous !… elle foutait le camp… elle revenait… jamais un reproche… pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait… plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu’on la gâte… elle a été !… mais elle a souffert pour mourir… je voulais pas du tout la piquer… lui faire même un petit peu de morphine… elle aurait eu peur de la seringue… je lui avais jamais fait peur… je l’ai eue, au plus mal, bien quinze jours… oh, elle se plaignait pas, mais je voyais… elle avait plus de force… elle couchait à côté de mon lit… un moment, le matin, elle a voulu aller dehors… je voulais l’allonger sur la paille… juste après l’aube… elle voulait pas comme je l’allongeais… elle a pas voulu… elle voulait être un autre endroit… du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux… elle s’est allongée joliment… elle a commencé à râler… c’était la fin… on me l’avait dit, je le croyais pas… mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord… la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut… fidèle aussi à la vie atroce… les bois de Meudon lui disaient rien… elle est morte sur deux… trois petits râles… oh, très discrets… sans du tout se plaindre… ainsi dire… et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue… mais sur le côté, abattue, finie… le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d’où elle venait, où elle avait souffert… Dieu sait !… Oh, j’ai vu bien des agonies… ici… là… partout… mais de loin pas des si belles, discrètes… fidèles… ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala… l’homme est toujours quand même en scène… le plus simple…».

Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, Éditions Gallimard, 1957

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Pulsion scopique et cinéma

Nicolas Koreicho – Mai 2022

« Je ne respecte aucune règle. Je suis le courant »
Sharon Stone dans Basic Instinct de Paul Verhoeven, 1992

Basic instinct

Malcom MacDowell – Orange mécanique (A clockwork orange) de Stanley Kubrick, 1971

Suivre ou être le courant[1] ? C’est alors que Sharon Stone décroise et recroise les jambes devant cinq hommes médusés qui n’en croient pas leurs yeux de la voir nue, provocante et inaccessible.

Cependant, et même s’il est ici question de rébellion, de sexe, de sadomasochisme, de drogue, d’exhibition, de voyeurisme, de transgression, de meurtre, la belle assume tout ceci dans une précision clinique remarquable du discours narratif, lequel pourrait être, hors le présupposé fictionnel et sulfureux du personnage, celui du psychanalyste – si tant est que celui-ci serait sommé de répondre aux injonctions de la société, de la morale, de l’autre, à l’occasion d’une contrainte qui n’existe pas en thérapie, et qui évidemment serait annihilante –, lequel incarne la position de celui qui est supposé comprendre les dessous des cartes et des personnes et qui doit pour mener à bien sa mission adopter la posture du funambule-spéléologue, en risquant l’interprétation, qui peut en dire et qui à la fois est enclin à sauvegarder.

Regard à interpréter

La tradition du visuel comme possibilité de transformation d’univers infini en résolution contenante est ancienne : il s’agit de conférer un objet à l’angoisse, de la transformer en peur, excitante et effrayante, par l’intermédiaire de la confrontation, au plus profond de l’existence et de l’ambivalence, à l’origine duquel se trouvent nos pulsions les plus puissantes et, concomitamment, nos défenses les plus archaïques.

Les contes pour enfants en sont l’illustration lointaine, les films d’horreur pour adolescents déplacent là aussi craintes et excitations ambivalentes, les thrillers pour adultes les rendant plus élaborées, sophistiquées, admissibles car habillées de récits narratifs scénarisés et distanciés. Les films pornographiques ont un statut à part et ne donnent pas lieu à histoires, à scénarios. Les commerçants se sont emparé depuis toujours de ce sous-genre cinématographique, purement pratique.

Au cinéma, le spectateur est spectateur de tout ceci, car il doit non seulement voir mais de surcroit entendre, et il suspend pour un temps son action, à tout le moins son action motrice directe. En effet, la situation contemplative qui caractérise sa position de témoin de ce qu’il regarde, écoute, ressent, le placerait plutôt dans une posture s’apparentant à la période du narcissisme primaire, passive et toute puissante de contemplation et ne référant pas directement à une quelconque relation immédiate avec un objet. De la sorte, les voies sensibles aux stimulations ouvrent vers les processus d’identification – rappelons-le, prolégomènes à l’individuation – et au plaisir, autoérotique et complexe, du film.

Mais que montre (et qui ? Et quoi dans ce qui ?) le regard au cinéma ? Pourrait-ce être, selon ce que l’en aurait dit Sainte-Beuve, la personne elle-même ? Son moi social ? Ou bien selon ce qu’en aurait dit Proust, un Moi particulier émanant de l’œuvre, un Moi profond intrinsèquement différent de l’écrivain ?

Bellocchio

Dans Diavolo in corpo (Le Diable au corps), pendant le procès de son fiancé terroriste, une jeune femme tombe amoureuse du fils de son psychanalyste.[2]

La scène qui, à l’époque, a eu un certain retentissement dans la sphère publique et cinématographique fut la fellation prodiguée par Maruschka Detmers à Federico Pitzalis. Pourtant, si la configuration scénaristique du film se décline bien davantage en l’intéressante conjonction entre le militantisme, la sexualité et la psychanalyse, la scène la plus emblématique du point de vue de la pulsion scopique tient dans la scène du tribunal pendant laquelle, de nouveau, nous sommes confrontés à une triple mise en abyme acteurs-spectateurs-cinéaste.

En effet, au moment du procès au tribunal pour juger les terroristes, alors que les criminels se trouvent enfermés et visibles de tous dans une cage au milieu de la salle d’audience, et cependant qu’un couple de terroristes, dans la cage, est en train de faire l’amour, à l’abri des regards, obturés par les complices qui ont déployé des journaux pour les protéger de la certaine répression du public, des magistrats, des policiers du tribunal qui sont présents au procès – pulsion moïque –, l’actrice venu soutenir son ami incarcéré hurle, devant les carabiniers tentant de rétablir l’ordre – instance surmoïque –, « Laissez-les finir ! Laissez-les finir ! », se faisant ainsi incarnation pulsionnelle irrépressible – instance du Ça –.
Le message est contenu en l’idée que le regard ne saurait, en certaines circonstances, que laisser libre court à la pulsion, dans le cadre de la loi (le tribunal), métaphore de la Loi symbolique, dès lors qu’elle n’est pas modifiée, dénaturée, dévoyée par le militantisme ou par la fermeture perverse (cachée), mais qu’elle s’attache à libérer le refoulé, refoulé de la société et du Surmoi, afin de donner toute liberté au Moi de s’exprimer, à condition que le cadre soit respecté et, qu’en définitive, il puisse l’emporter sur l’arbitraire.

« Faites vos jeux »

Enfin, dans l’extrait suivant[3], et d’une manière générale dans le cinéma de Kubrick, nous, spectateurs subjugués, sommes confrontés à une mise en abyme très sophistiquée du regard (du spectateur) sur le regard (du cinéaste) sur le regard (des protagonistes), comme si par ce regard triple nous étions ramenés au plus profond d’une pulsion primaire (orale d’avant les mots, cependant que dans l’extrait quasiment aucun mot n’est prononcé) dans une atmosphère amniotique qui nous fait absorber, manger des yeux ce que nous contemplons, dans une attente absolue de nourriture de vérité, c’est-à-dire les yeux des personnages, génériques de la mère et de l’amour inconditionnel, de l’autre et de l’ambivalence surmoïque, du fils passionné et de son narcissisme unique.

La comtesse de Lyndon – la mère inconditionnelle – (Marisa Berenson) couve des yeux Redmond Barry – le fils attentif et qui attend son heure – (Ryan O’Neal) sous l’œil bienveillant du chevalier de Balibari – le père bienveillant – (Patrick Magee) qui dicte la loi selon les seuls mots (itératifs) de la séquence : « Rien ne va plus – Faites vos jeux » et sous le regard torve du révérend précepteur Samuel Runt – le père jaloux, malveillant – (Murray Melvin).

La scène est à la fois de tendre amour et de tragique, selon ce fait que personne ne paraît pouvoir y avoir prise. Ces personnages vont s’aimer, puis se déchirer, puis se séparer, pour ne jamais s’oublier, y compris dans le regard de l’autre, qui en témoigne.

La scène du jeu expose le mouvement du toucher (de la bouche) vers le regarder, c’est ainsi que Freud expliquait le mouvement de la pulsion scopique, mais en l’inversant. C’est le regard qui va entraîner vers le toucher du baiser, des yeux vers la sensuelle nourriture, le manger des yeux puis des lèvres.

La problématique, scopique donc, est fonction des hypothèses qui répondent aux questions posées par l’articulation du désir, du plaisir, de la jouissance – celle-là qui provoque la rencontre de la vie et de la mort, dans un ultime réflexe – aux différentes strates de la mise en abyme cinématographique, de l’amour et de son cercle le plus éloigné (le spectateur voyeur), vers le point le plus central (le narcissisme pulsionnel), en passant par le cercle mitan du cinéaste regardant le regard des protagonistes, qui en propose une sublimation, c’est-à-dire une œuvre, dans un au-delà de sa sophistication, vers une sorte de pureté (tout le film est en lumière naturelle) esthétique.

Le regard (à la fois le regarder et le voir) est le sujet de la pulsion scopique. Le concept de pulsion scopique a été inventé par Freud[4] puis développé dans sa théorie des pulsions[5], jusqu’au texte sur Le fétichisme[6] et signifie cela qui apporte le plaisir à regarder et la pulsion de voir, en une pulsion sexuelle partielle, ce qui fait sa singularité, indépendante des zones érogènes proprement dites.
Cette idée de la pulsion scopique (regarder, voir, être curieux) sera à l’origine du plaisir de savoir, c’est-à-dire de la pulsion épistémophilique.

Nicolas Koreicho – Mai 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Basic Instinct, Paul Verhoeven, États-Unis, France, Royaume-Uni, 1992, 127 min. Avec Sharon Stone, Michael Douglas.

[2] Le Diable au corps, Marco Bellochio, Italie, France, 1985, 110 min. Avec Maruschka Detmers, Federico Pitzalis.

[3] Barry Lindon, Stanley Kubrick, Royaume-Uni, États-Unis, 1975, 185 min. Avec Ryan O’Neal, Marisa Berenson.

[4] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[5] S. Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915

[6] S. Freud, Le Fétichisme, 1927

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Libres associations réfléchies – Rêveries du promeneur

Jean-Jacques Rousseau – Extrait Les Rêveries du Promeneur solitaire

Préface Nicolas Koreicho

« Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur, si nous savions bien l’y chercher ».
Jean-Jacques Rousseau, Sixième promenade, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782

Jean-Jacques Rousseau, M. Quentin de la Tour, 1764

La signification de cet énoncé se distingue dans l’idée selon laquelle ce qui se manifeste, au travers de nos différentes inclinations et actions, et qui échappe à la volonté, à la conscience, ce qui est « machinal », existe à l’état latent, et que la cause de ces divers mouvements se trouve dans les profondeurs de « notre cœur », c’est-à-dire dans notre inconscient et dans nos affects les plus marqués.
Freud ne dit rien d’autre lorsque dans ses conférences de 1909[1] il affirme que le Moi, confronté à des désirs inacceptables, les refoule dans les profondeurs de l’inconscient et que ceux-ci, ne s’en laissant pas conter si facilement, expriment de manière ersatique, à travers symptômes et pensées difficiles, les affects les plus puissants, et souvent les plus archaïques, de notre histoire personnelle.

« Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour – cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées -, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir ; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir) ; tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique, donc insuffisant, du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme ; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir.[2]»

C’est entre autres le discours associatif, à travers la libre association, qui permet aux barrières de la censure consciente de tomber, par le truchement du transfert et dans la confiance d’un lecteur ou d’un analyste, et qu’ainsi les énoncés inarticulés jusque-là, formes des affects refoulés ou incompris, trouvent, grâce à la précieuse énonciation analytique, la libération de leurs motions douloureuses et contraignantes sous la forme d’un discours bien entendu.

Jean-Jacques n’en fait pas moins lorsque, au cours de ses rêveries[3], il laisse les pensées s’entresuivre sans logique apparente, cependant que Rousseau s’adonne avec toute la puissance de la précision de son écriture, fondée dans une très large mesure sur la transcription minutieuse de ses émotions, sentiments et affects, à la sublimation.

Il en est ainsi du souci qu’a l’écrivain de prendre toutes les précautions pour que les actions qu’il fait soient guidées non par l’impulsion du moment mais par l’idée de sa motivation profonde.
Ainsi, sa forme bien particulière d’auto-analyse lui permit d’une part d’accepter que sa partie féminine pût se réaliser dans l’au-delà[4], et, d’autre part, que sa résignation quasi mystique fût bien différenciée d’un délire d’interprétation qu’il parvint à maîtriser, dans la dernière partie de sa vie, grâce à la réconciliation avec l’autre, invoqué dans le mouvement même de son écriture.
Nicolas Koreicho

Première promenade
« […] Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de luimême. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l’étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon cœur s’est purifié à la coupelle de l’adversité, et j’y trouve à peine en le sondant avec soin quelque reste de penchant répréhensible. Qu’aurais-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je n’ai pas plus à me louer qu’à me blâmer : je suis nul désormais parmi les hommes, et c’est tout ce que je puis être, n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, et je m’en dégage d’avance autant que je puis. Une situation si singulière mérite assurément d’être examinée et décrite, et c’est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec ordre et méthode : mais je suis incapable de ce travail et même il m’écarterait de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaître l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n’étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je reste, comme je l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrais avec un moins vieux ami. […][5] »

Sixième promenade
« […] Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s’était offert jusqu’alors distinctement à ma pensée. Cette observation m’en a rappelé successivement des multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter ; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et ce n’est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu’on peut espérer de placer avec choix et avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n’est jamais qu’un leurre qu’on me présente pour m’attirer dans le piège où l’on veut m’enlacer. Je sais cela ; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir d’agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir. […]
C’est alors que j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient utiles dans leur première direction. Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servait qu’à favoriser la méchanceté d’autrui. Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont procuré par la réflexion de nouvelles lumières sur la connaissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. J’ai vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j’agisse librement, sans contrainte, et que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il suffisait qu’elle devînt un devoir pour moi. […][6]»

Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782

Texte original :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_R%C3%AAveries_du_promeneur_solitaire/Texte_entier

Texte intégral :
https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/rousseau_reveries_promeneur_solitaire.pdf


[1] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1909, Payot, 1921

[2] Ibid. Deuxième leçon

[3] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782, Garnier-Flammarion, 1964

[4] Paul Sérieux et Joseph Capgras, Les Folies raisonnantes, Alcan, 1909

[5] Op. cit., Première promenade

[6] Ibid. Sixième promenade

La Sublimation

Nicolas Koreicho – Mars 2022

« Primus in orbe deos fecit timor »
(« C’est d’abord la peur sur terre qui a créé les Dieux »)
Pétrone, 1er siècle

« Me traiter en délirant c’est nier la valeur poétique de la souffrance qui depuis l’âge de quinze ans bout en moi devant les merveilles du monde de l’esprit que l’être de la vie réelle ne peut jamais réaliser ; et c’est de cette souffrance admirable de l’être que j’ai tiré mes poèmes et mes chants. Comment ce que vous aimez dans mon œuvre ne parvenez-vous à l’aimer dans le personnage que je suis ? C’est de mon moi profond que je tire mes poèmes et mes écrits et vous les aimez. Tout poète est un voyant. C’est de son illuminisme que Rimbaud a tiré les illuminations et la Saison en Enfer. Et William Blake avait vu dans le monde mystique de l’Esprit l’objet de toutes les visions merveilleuses transcrites dans le Mariage du Ciel et de l’Enfer. Si je ne croyais pas dans les images mystiques de mon cœur, je ne pourrais pas arriver à leur donner vie. »
Antonin Artaud, Lettre au Docteur Ferdière, 20 mai 1944 in Les Nouveaux Écrits de Rodez, 1977

Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau, Léonard de Vinci, 1503-1519, Musée du Louvre, Paris

Origine de la sublimation en psychanalyse

Freud distingue quatre « destins » possibles de la pulsion qui est, originellement, sans limite : le renversement du but de la pulsion en son contraire (changement de but : passage de l’amour à la haine…), le retournement de la pulsion sur la personne propre (changement d’objet : passage du sadisme au masochisme…), le refoulement et la sublimation.
Pour ce qui concerne la sublimation, il est question tout d’abord d’une opération individuelle de dérivation assez générale :
« La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de forces extraordinairement grandes et cela par suite de cette capacité spécialement marquée chez elle de pouvoir déplacer son but sans perdre pour l’essentiel de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but qui n’est plus sexuel, mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation.[1] »
Ce n’est que secondairement qu’il confère à la notion une dimension culturelle relativement globale en ajoutant à un changement de but de la pulsion un changement d’objet de la pulsion :
« C’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation”.[2] »
Enfin, la perspective d’approfondissement, voire de recouvrement, du Moi auquel aspire la sublimation s’explique dans une large mesure par le réagencement narcissique que permet la pulsion épistémophilique, soutenue en majesté par « L’énergie du plaisir scopique.[3] »

Si Freud n’a jamais développé complètement son concept de sublimation, et que son projet d’un essai sur la sublimation n’a pas abouti à une publication logiquement attendue dans sa Métapsychologie, une cinquantaine d’occurrences portant sur les processus de sublimation jalonnent son œuvre. A sa suite, Un grand nombre d’auteurs ont procédé à de nombreux développements et de prolongements procédant ainsi à une extension exagérée du concept de sublimation, laquelle remet en cause non seulement sa cohérence globale, mais aussi la pertinence de ces (trop) multiples acceptions qui tirent le concept par les cheveux et qui ont souvent pour objet une quête de reconnaissance du supposé sublime, peut-être justificative d’une difficulté ontologique des auteurs eux-mêmes.

Fondations logiques et sémantiques de la sublimation

Revenons-en à ses fondations logico-sémantiques.
La sublimation est la désignation substantivée (latin sublimatio : « action d’élever », « élévation ») de l’idée de passer « au-dessus » (sub) de « limites » (limes, -itis), c’est-à-dire d’un dépassement.
Du XIIIe siècle, avec l’acception rare de victoire guerrière ainsi que celle plus courante de sublimation religieuse, jusqu’au XIXe, avec l’intention contemplative et poétique d’une « action de purifier, de transformer en élevant[4] » (Hölderlin, Hugo, Goethe), la psychanalyse, après l’alchimie (action d’affiner du volatil jusqu’au solide) et la chimie (passage de l’état solide à l’état gazeux), imposera la dimension sémantique d’une transformation radicale, trophique, positive, intellectuellement et moralement – l’alchimiste devait avoir le « cœur pur » pour réaliser l’opération – élevée, ou bien dans certains cas, d’une atténuation prosaïque de la dimension scandaleuse de son impulsion première.

Une sublimation en majesté : Vinci

A cet égard, l’élévation du « Grand Œuvre » (Léonard de Vinci pour qui l’œil est l’organe sublimatoire par excellence place la pulsion scopique au premier plan de sa création épistémophilique) est une essence, également volatile, élevant spirituellement et physiquement, rendant possible – et fondée – l’érection, dans la polysémie (en gloire et en chair) du terme.
Le tableau du peintre, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau, analysé par Freud[5], est à cet égard éblouissant. Dans Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci[6], Freud reprend ce souvenir[7] et l’incorpore dans les fondations de son interprétation – partielle, selon nous – du tableau, la robe bleue de la Vierge figurant un vautour dont la tête est tournée dans son dos vers Sainte Anne et la queue présentée à l’Enfant Jésus.
Quoi qu’il en soit, la conception freudienne du génie du peintre et de la place de la peinture dans l’œuvre de Léonard, et particulièrement dans ce tableau, déroule l’hypothèse selon laquelle la pulsion épistémophilique provient de l’absence de possibilité de l’enfant de satisfaire sa curiosité première, qui concerne la scène primitive, et assigne à cette pulsion de savoir chez le peintre une tendance à l’homosexualité, suscitée par l’absence ou l’hostilité du père.

En effet, Freud, dans Un Souvenir d’enfance[8], insiste à propos de Léonard : « La libido se soustrait au refoulement, elle se sublime dès l’origine en curiosité intellectuelle » et traite de l’opposition pulsionnelle chez le célébrissime artiste entre la recherche scientifique d’une part et l’œuvre du peintre d’autre part, eu égard aux « trois destins de l’investigation sexuelle infantile : inhibition, obsessionnalisation, sublimation ». Il met en regard la relative difficulté de Léonard dans son activité en tant que peintre, laquelle se manifeste par une certaine lenteur de développement, et, au contraire, une prolixité inouïe pour la recherche et le développement scientifiques.

Cependant, le génie du peintre s’exhibe en toute sublimation[9], dans une parfaite résolution œdipienne érotique (entremêlement fusionnel des corps des deux femmes, fellation à peine métaphorisée de l’enfant au vautour[10], figuration[11] féminine du père, envoutante sensualité de cette représentation de la Sainte triade) dont la dimension destructive n’est plus symbolisée que par l’absence manifeste du père – figuré en cette Trinité par Sainte Anne à la fois selon l’allégorie mais aussi s’exposant en excellente paternité, virile dans sa posture et vis-à-vis de la Vierge, et bienveillante envers la Mère et l’Enfant – ainsi que la passivité, si ce n’est l’indifférence de l’Enfant, à l’endroit des parents[12], mère vierge et père féminin, cela par le truchement du jeu innocent et moqueur que l’enfant, avec l’animalité pure de la pulsion sacrifiée, consacre à l’Agneau.

Sublimation et création

 » Le mécanisme de la création littéraire est le même que celui des fantaisies hystériques. Goethe réunit pour son Werther quelque chose qu’il a vécu, son amour pour Lotte Kästner, et quelque chose qu’il a entendu, le destin du jeune Jerusalem qui se suicida. Il joue vraisemblablement avec le projet de se tuer, trouve là le point de contact et s’identifie à Jerusalem, à qui il prête ses propres motifs tirés de son histoire d’amour. Au moyen de cette fantaisie, il se protège contre l’effet de son expérience vécue. Donc Shakespeare a finalement raison d’associer création littéraire et délire (fine frenzy). « 

Sigmund Freud, Manuscrit N dans la lettre à Wilhelm Fliess du 31 mai 1897

Nous pouvons poursuivre la conception de la sublimation selon Freud (Sublimierung) mais en la confirmant comme transformation radicale de la sexualité pulsionnelle – et œdipienne – en une production du sujet, à la fois vers le Beau et vers le Moi, dont le travail consiste à passer d’une sexualité, a fortiori désensualisée et/ou désentimentalisée, où pulsion de vie et de destruction (petite mort) sont intriquées, et, de ce fait, non déliées, non réalisatrices, hormis a minima sur le plan du plaisir, éventuellement, et c’est une aubaine, sur le plan du désir, à une Œuvre au summum de son esthétique.

Sublimation, transformation, construction

Il s’agit dans cette idée du processus de sublimation d’une véritable modification (cf. Butor), au propre (en quantité, en matérialité, de nature) et au figuré (en qualité, en qualifié, en dépassement).
A ce titre, la configuration surmoïque (la Loi) à laquelle s’affronte l’idée de transgression, se transforme, en fonction de l’ambivalence du résultat de la menace de castration (constituant le pathologie ou permettant l’épanouissement), et s’ouvre dans ses acceptions sublimatoires dans ce qui constitue le socle obligé de la production, ou du travail, vers une œuvre, ou vers une activité, élevée et reconnue puis désignée comme telle.
En cela, la sublimation en psychanalyse telle que nous la décrivons confirme l’acception freudienne, complétée dans les dernières élaborations qu’il en fait, de la sublimation comme construction[13] – ou élaboration – narcissique, et qui offre à cet égard un bénéfice de valorisation considérable, particulièrement en ce qu’elle subsume le sujet comme n’étant possiblement pas uniquement le jouet de ses pulsions, d’origine œdipienne en particulier, mais comme celui qui est apte à apprivoiser sa bête, à transformer le creux sexuel et/ou sentimental en recouvrement narcissique, intellectuel, artistique, créateur et développemental, transmissible dans tous les cas.
Cette transformation-modification-déplacement propre au processus de sublimation revient, sur un mode métapsychologique et auto-analytique, à résoudre une partie des problématiques œdipiennes (les saynètes du tableau) grâce aux reconnaissances permises par une forme d’engendrement narcissique à profondeur quasi mystique (le Moi du peintre qui peut se satisfaire d’une telle complétude[14]).

La sublimation à l’opposé de la perversion

Si la sublimation consiste, d’une manière plus ambitieuse qu’en l’adhésion au « normal », à déjouer la répétition, l’emballement (au détriment de la représentation et, donc, en dernière analyse, au détriment de l’affect), sa vocation s’affirme dans la mise à distance du risque de glissement de la névrose (absence ou inadéquation de la satisfaction : son processus moteur versus le désir qui se développe par le manque) vers la psychose (où le conflit entre affect et représentation est indépassable[15]).
Cependant, il n’est pas question de sacrifier la sexualité individuelle au profit de son enfermement au sein d’une culture collective. Il s’agit simplement de ne pas choisir la pente facile (pas de basculement, pas de structure : une tendance) de la destructivité, autrement dit de ne se laisser emporter ni vers un refoulement (névrotique, éteint) ni vers une stérilité (perverse, fermée).
Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, rappelons-le, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[16] », soit au contraire se manifestent dans un développement de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[17] », c’est-à-dire non effectivement sexualisés, se développant dans les œuvres de sublimation artistique, sociale (affective, spirituelle, politique), scientifique, littéraire, analytique, intellectuelle.
S’il existe un rapport direct entre la sublimation et la perversion, la sublimation serait à l’endroit de la perversion son exact inverse (désexualisation surinvestie vs hypersexualisation dégradée), c’est-à-dire d’abord se dirigeant vers une névrose modifiée voire transformée, qui doit pouvoir s’élaborer en œuvre. En effet, la perversion est par définition le fait de contraindre la réalité (de l’autre) – quelquefois par projection identificatoire ou idéalisation idéologique –, cependant que la sublimation consiste à s’appuyer sur sa réalité narcissique[18] propre, souvent à découvrir, pour prendre en compte la réalité (de l’autre et du monde) : dans le déroulé d’un travail adaptatif de dérivation (sauvegarde de l’analyse, tendresse, amitié, socialisation, professionnalité), et/ou dans l’expansion trophique et transgressive vers une œuvre (construction analytique, intellectuelle, littéraire, scientifique, artistique) auxquels il faut adjoindre la possible – et immense – dimension particulière, pouvant confiner au sublime, d’une incarnation spirituelle.

Nicolas Koreicho – Mars 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] S. Freud, La vie sexuelle, 1908

[2] S. Freud, Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

[3] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[4] V. Hugo, Les Contemplations, 1856

[5] S. Freud, Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910

[6] Le texte préféré de Freud

[7] Le souvenir de Léonard lui-même : « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue. » Léonard de Vinci, Carnets, 1487 – 1508

[8] Op. cit.

[9] Une sublimation complète, à l’instar de ce que selon nous le tableau représente : l’Œdipe complet, savoir le désir de destructivité et le désir sexuel à l’égard du père ainsi que le désir sexuel et le désir de destructivité à l’égard de la mère

[10] La forme évidente de la robe bleue qui couvre la Vierge

[11] Pensons à L’Aigle noir de Barbara qui représente pour toujours son propre père incestueux

[12] Ceci n’est pas l’interprétation freudienne, selon laquelle le père est absent ou en opposition au fils, lequel développe à son égard ce qui se transformera selon Freud en orientation homosexuelle

[13] Neutralisant du même coup la pulsion effective de destructivité (cf. Lettre à Marie Bonaparte, 1937)

[14] A son rythme, donc, lent et minutieux, en une sorte d’art scientifique du devenir du Moi

[15] Nous retrouvons ici l’état limite et sa menace comme échec de la sublimation

[16] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.

[17] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905

[18] Narcissisme pris au sens du concept constitutif de la personnalité, au même titre que l’Œdipe

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L’aveu sensible : La Noyée

John William Waterhouse – Ophelia, 1894, Collection particulière

Postface Nicolas Koreicho

La Noyée

Tu t’en vas à la dérive
Sur la rivière du souvenir
Et moi, courant sur la rive,
Je te crie de revenir
Mais, lentement, tu t’éloignes
Et dans ma course éperdue,
Peu à peu, je te regagne
Un peu du terrain perdu.

De temps en temps, tu t’enfonces
Dans le liquide mouvant
Ou bien, frôlant quelques ronces,
Tu hésites et tu m’attends
En te cachant la figure
Dans ta robe retroussée,
De peur que ne te défigurent
Et la honte et les regrets.

Tu n’es plus qu’une pauvre épave,
Chienne crevée au fil de l’eau
Mais je reste ton esclave
Et plonge dans le ruisseau
Quand le souvenir s’arrête
Et l’océan de l’oubli,
Brisant nos cœurs et nos têtes,
A jamais, nous réunit.

Lucien Ginsburg alias Serge Gainsbourg

Postface

Les tergiversations brutales que provoque la séparation, forme, dans la question du narcissisme et de sa constitution pouvant représenter un abandon, sont ici exprimées selon la métaphore, mortifère et puissante, d’un processus, celui de l’acceptation d’une certaine solitude, avec comme ostinato anxieux la difficulté de tourner la page, « la rivière du souvenir » n’ayant pas d’emblée quelque chose d’inéluctable (ce n’est pas la rivière de l’oubli), mais néanmoins toujours emprunte de l’espoir farouche – « Je te crie de revenir » – du retour de l’être aimé.

S’en suivent les épisodes, anaphores sous-jacentes de la présence de l’amour perdu, des images – « ta robe retroussée » – physiques de ce qui, jadis, eut lieu entre les corps, et des images – « la honte et les regrets » – mentales de ce qui pourra déjà commencer à consoler l’amoureux délaissé en imaginant son amour ne pas le désaimer tout-à-fait.

Ce message espéré et éperdu à la fois, indissociable de ce processus de deuil, inhérent à toute séparation, passe de tergiversations brutales à des constructions vitales, secondaires, et représente bien une forme nouvelle, idéalisée, d’union, transformée par épisodes en putative et spirituelle, si ce n’est mentale, réunion d’au-delà de la mort, sublimée sous  une chanson durable à coup sûr, elle.

Nicolas Koreicho – Mars 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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Personnalité-Pathologie-État limite

Nicolas Koreicho – Février 2022

Emile Friant – L’Entrée des clowns, 1881. Collection privée

« Je n’ai jamais trompé personne. J’ai laissé les gens se tromper. Ils n’ont pas pris la peine de savoir qui et ce que j’étais. Au lieu de cela, ils inventeraient un personnage pour moi. Je ne discuterais pas avec eux. Ils aimaient manifestement quelqu’un que je n’étais pas. »
Marilyn Monroe

« Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce nom, ce verbe, cet adjectif, et ne jamais se contenter de l’à-peu-près, ne jamais avoir recours, pour éviter la difficulté, à des supercheries, à des clowneries de langage. »
Guy de Maupassant

« La distanciation au théâtre (Verfremdungseffekt) est un effet qui est utilisé pour enlever, chez le spectateur, l’illusion du théâtre, afin qu’il réfléchisse au vrai sujet de la représentation. Le but recherché est de déclencher, chez le spectateur, la réflexion sur le thème représenté. C’est par la distanciation, qui montre des scènes insolites et en rupture avec l’action, que le spectateur est incité à ne pas accepter le sujet sans réflexion. »
Bertolt Brecht, Gesammelte Werke, vol 15.

L’intérêt principal du concept de Limite consiste en la remise en cause définitive de la notion de structure. L’intitulé de la notion est lui-même, compte tenu de la multiplicité des points de vue sur elle, instable, multiple, « limite ». Nous avons, grâce à ce qui représente une espèce de trou noir de la psychopathologie la preuve ultime que la structure en psychanalyse et dans l’ensemble des nosologies psychiatriques n’existe pas[1].

Les questions que l’on se pose par rapport à un concept problématique, soit fourre-tout, soit échappant aux nosographies classiques peuvent être :
– Le concept situe l’état limite entre névrose et psychose ? Est-ce une prépsychose ? Une psychose blanche ? Une pseudo-psychose ? Une pseudo-névrose ? Ou encore une schizonévrose ?
– Le diagnostic différentiel peut-il éclairer la nature de l’état limite ?
– De quelle manière l’étiologie du trouble peut-il donner un environnement causal à son développement : abus, carences affectives, séparations (période préœdipienne, narcissisme primaire) ?
– Sur quoi repose l’idée de la morbidité du trouble (en France, 2% de la population : 130 000 personnes) ?

Les lieux communs de la personnalité limite sont : hyperémotivité, hypersensibilité, insécurité, imprévisibilité, no-limit (actes, propos), idéalisation-dévalorisation de l’autre, instabilité personnelle, professionnelle, relationnelle (relations amicales, amoureuses), peur de la solitude, comportements à risque (suicide, mutilation, toxiques, sexualités), dépendance, difficultés avec la loi (positive : loi des hommes – symbolique : naturelle), peu d’interdits, peu d’inhibition.

Les psychiatres, puis les psychanalystes, s’interrogent sur le spectre des états limites depuis le 19e siècle avec de multiples tentatives nosographiques. Chez les psychiatres, on dénombre une quarantaine de termes qui rattachent les états limites aux psychoses, chez les psychanalystes, on tente une quinzaine de termes qui associent les états limites à une organisation, un aménagement, un fonctionnement, un sujet, pré- ou pseudo- psychotique.

Le trouble limite (borderline) pour le diagnostic des troubles psychiatriques (DSM 5), liste les caractéristiques générales mises d’abord en évidence par la psychanalyse :
– le mode relationnel anaclitique : besoin d’étayage qui implique de ne pouvoir se sentir exister indépendamment de l’autre
– l’agressivité
– le trouble de l’identité : instabilité de l’image de soi et tendance à la dépression liée au sentiment d’abandon (Grinker, 1968).

Ici lon retrouve le déjà ancien syndrome d’abandon (1950 Charles Odier, Germaine Guex), repris ensuite par Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse (1967).
La personne dite « abandonnique » serait dans une demande constante d’attention susceptible de combler un manque ancien (une séparation, disons-le d’emblée, objective ou subjective), mais en même temps elle serait dans l’impossibilité de le dépasser, recréant alors les situations de rejet, tout en souffrant de ne pouvoir voir reconnue par l’autre cette perpétuelle supposée insuffisance.
Bergeret distingue conceptuellement l’angoisse d’abandon de l’angoisse de morcellement et de l’angoisse de castration. Selon lui, l’angoisse d’abandon est spécifique des personnalités limites. L’attachement (au sens de John Bowlby : L’Attachement, 1974) n’est jamais sûr : le sentiment d’insécurité qui en découle est permanent.
Cependant, en deçà, on peut retrouver la vieille problématique de Freud, c’est-à-dire l’angoisse de séparation, autrement formulée angoisse de perte d’objet ou angoisse d’abandon. Selon lui, le nourrisson n’est pas en mesure de faire la différence entre absence temporaire ou perte durable de l’objet. René Spitz a été l’un des premiers à théoriser ce type d’angoisse, à partir de l’observation d’enfants ayant été séparés précocement de leur mère et qui développaient une dépression anaclitique (Conférence du 3 juillet 1948 : La perte de la mère par le nourrisson).
On peut faire le lien entre l’angoisse du nourrisson séparé, plus ou moins objectivement, et l’enfant mal aimé, donc, séparé affectivement, subjectivement du parent distant, négligent, maltraitant, physiquement ou psychologiquement. Cette notion est à la fois plus difficile à intégrer pour l’enfant, qui, tant mieux pour lui dans une certaine mesure, développe des contre-feux très puissants, hélas à son corps défendant, et, par suite, plus complexe à dépasser pour l’analysant, qui doit trier ce qu’il en est de l’ordre de la réaction de ce qui le constitue(ra) en propre.
Les contributions théoriques majeures de Freud sur ce thème de l’angoisse de séparation sont contenues dans deux publications : Deuil et mélancolie et Inhibition, symptôme et angoisse. Dans Deuil et mélancolie (1917), Freud décrit le mécanisme de défense fondamental contre la perte de l’objet, en mettant en évidence l’introjection de l’objet perdu dans une partie clivée du moi, à l’origine au passage de la dépression. Plus tard, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), il attribue la source de l’angoisse à la peur de la séparation, modifiant radicalement ses vues antérieures sur l’origine de l’angoisse.
Freud a avancé des hypothèses fondamentales sur la dynamique de la cure psychanalytique par rapport à la relation de l’individu face à la séparation et à la perte de l’objet (une personne aimée, séparée ou mal aimante). Pourtant, on ne trouve pas de référence clinique de cette question eu égard au transfert. Ses modèles pour analyser l’angoisse sont inclues dans la vie quotidienne, pas dans la relation transféro-contre-transférentielle : en 1905, c’est l’enfant et la peur du noir (Trois essais sur la théorie sexuelle), en 1920 c’est l’enfant et le jeu de la bobine (Au-delà du principe de plaisir), en 1926 le nourrisson qui craint la perte de la mère (Inhibition, symptôme et angoisse), qui constitueront les modèles de l’étiologie de l’angoisse.

Le DSM établit neuf critères permettant de diagnostiquer en les associant un trouble de la personnalité borderline :

  • Symptôme n°1 : L’instabilité de l’humeur avec une grande réactivité aux stimulations de l’environnement, pouvant conduire à des crises émotionnelles intenses.
  • Symptôme n°2 : Un sentiment récurrent de rage et/ou une difficulté à contrôler sa colère.
  • Symptôme n°3 : Une répétition d’idées et/ou de comportements suicidaires parfois associés à l’automutilation.
  • Symptôme n°4 : Une impulsivité marquée notamment pour ce qui concerne des comportements autodestructeurs, conduites addictives et à risque).
  • Symptôme n°5 : Un sentiment chronique de vide
  • Symptôme n°6 : Une peur de l’abandon qui peut être associée à une fuite des situations considérées comme dangereuses affectivement,
  • Symptôme n°7 : L’instabilité des relations avec une oscillation entre idéalisation et dévalorisation de l’autre.
  • Symptôme n°8 : L’instabilité de l’image de soi : perception de soi fluctuante et changeante, ainsi qu’instabilité des valeurs, projets ou fréquentations personnelles.
  • Symptôme n°9 : La possibilité d’épisodes ponctuels de dissociation : c’est à dire un sentiment d’être détaché de soi et dépersonnalisé, avec une perte de sens du réel, qui peuvent survenir en situation de stress.

Hélas, comme d’habitude avec le DSM, tous les plans sémiologiques sont mélangés et la compréhension du trouble est brouillé (ce n’est pas le problème du DSM dont l’intérêt est de multiplier les éléments symptomatologiques, peut-être pour des questions de développement pharmacologique ou, pire, de facilité conceptuelle). Les dimensions cognitive, affective et relationnelle de l’expérience quotidienne et affective sont bêtement listées, sans logique ni distinction.
Et comme personne, du coup, n’y comprend rien – tout ce que l’on peut observer en ces temps, c’est la croissance asymptotique des états-limites et de la violence sociale (héboïdophrénie généralisée d’une certaine adolescence) –, on considère que le problème principal est la difficulté de gérer émotion, cognition et intellection, – tout, quoi – ceci devenant le leitmotiv improbable de cette constellation, oscillant tour à tour entre névrose, psychose et pathologie narcissique et que l’on peut trouver par exemple dans  :

l’immédiateté de l’agi de la psychopathie,

les conduites à risque des toxicomanies et des perversions,

la dépression, le comportement suicidaire de certains troubles de l’humeur et des névroses,

les troubles de l’identité des psychoses, particulièrement de la schizophrénie,
l’angoisse d’abandon de la névrose du même nom,

l’idéation persécutoire des psychoses, singulièrement de la paranoïa.

Le diagnostic différentiel le plus probant de ce qu’on ne peut définir à coup sûr ni par personnalité ni par pathologie ni par trouble ni par organisation et, bien évidemment ni par structure, mais peut-être plutôt par état est certainement la psychose maniaco-dépressive (Kraepelin) – devenue bipolarité (afin de correspondre aux modalités de remboursement des assurances sociales des États-Unis !) –, ce qui confirme l’impossible application de la notion de structure à ces multiples états nommés pré- ou pseudo- en psychiatrie, et de ces autres états intitulés as if, faux-self, symbiotique, fonctionnement, cas, organisation limite en psychanalyse. Ainsi, l’identité est perturbée, clivée parfois, l’alternance de phases dépressives et de phases maniaques est aiguë, la dévalorisation et l’idéalisation de soi et de l’autre est prononcée. L’instabilité s’adjoint de formes de stabilité (langagière, comportementale, relationnelle) paradoxales et inadéquates.

Synthèse psychopathologique de l’état limite :

– Déficience, défaillance narcissique. La constitution du moi est précaire : trop d’attention ou pas assez ou oscillation des deux. A contrario, l’affect correctement dispensé donne des limites, un cadre, une sécurité. Ici, il n’y a pas eu d’objet transitionnel constitué.

– Hyper investissement de l’objet, de l’autre, dans la mesure où il est censé réparer les carences affectives. Peur de la solitude, angoisse d’abandon, de séparation. La capacité à être seul ne s’est pas formée. Le transfert n’est pas élucidé.

– Pas de limite, pas de loi, l’instinct de conservation est au premier plan, quel qu’en soit le coût, puisqu’il n’est pas de repère limité par l’Œdipe. Toutes les transgressions sont à l’œuvre en puissance.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Cf. Cette notion est, dans les sciences du psychique, la résultante erronée des développements d’un mouvement d’idées, le structuralisme, suivant en cela la filiation du positivisme et à la suite de l’existentialisme (Sartre), en vogue dans les années 60 d’abord en linguistique (Saussure), précisément en phonologie, puis dans les sciences sociales, en anthropologie (Lévi-Strauss), en critique littéraire (Barthes), en philosophie (Althusser), et rejetant la pensée diachronique, historique, temporelle, au profit d’une dimension synchronique, constructiviste, temporaire.
Peu d’auteurs (Piaget, en psychologie ; Petitot, en épistémologie) ont replacé le structuralisme dans le contexte plus large de l’histoire des idées. Il a été appliqué aux phénomènes psychiques une grille structurante qui n’a fonctionné que pour les discours univoques, formels, descriptibles.

Lacan, qui n’était pas à une provocation près, a même tenté l’assertif prétentieux « l’inconscient est structuré comme un langage », alors que c’est l’interprétation de l’inconscient qui peut, sous certaines conditions, être structurée. Pour Freud, plus modeste – plus prudent – et plus scientifique, l’inconscient fonctionne comme un texte.

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Desbordes-Valmore – Une inquiétude

Postface Nicolas Koreicho

L’inquiétude

John William Waterhouse, Thisbe, 1909 – Collection privée

Qu’est-ce donc qui me trouble, et qu’est-ce que j’attends ?
Je suis triste à la ville, et m’ennuie au village ;
Les plaisirs de mon âge
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps.

Autrefois l’amitié, les charmes de l’étude
Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs.
Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ?
Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude.
Si pour moi le bonheur n’était pas la gaîté,
Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ;
Mais, si je crains les pleurs autant que la folie,
Où trouver la félicité ?

Et vous qui me rendiez heureuse,
Avez-vous résolu de me fuir sans retour ?
Répondez, ma raison ; incertaine et trompeuse,
M’abandonnerez-vous au pouvoir de l’Amour ? …
Hélas ! voilà le nom que je tremblais d’entendre.
Mais l’effroi qu’il inspire est un effroi si doux !
Raison, vous n’avez plus de secret à m’apprendre,
Et ce nom, je le sens, m’en a dit plus que vous.

Marceline Desbordes-Valmore, L’inquiétude – Élégies (1830)


Postface

Qui, mieux que Marceline Desbordes-Valmore, a dépeint les affres de l’inquiétude, celles que l’on appelle aujourd’hui troubles de l’anxiété ? Ni le lieu, ni le temps ne modifient les tourments provenant du passé le plus archaïque. Dans l’inquiétude, quelque chose menace qui finit par revenir (la répétition, phénomène anaphorique des névroses) de loin. Là, les premiers vers clés « Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ? Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude » démontrent que le trouble l’emporte sur les plaisirs obsolètes de la nostalgie, dont la signification déterminant l’usage d’alors du terme « mélancolie » est radicalement différente – et, paradoxalement, parente – de l’acception actuelle, qui implique un trouble de l’humeur à dominante mortifère et suicidaire. Encore une preuve, s’il en fallait, que de structure en psychopathologie il n’existe pas. De la nostalgie à la mélancolie, il est bien plutôt question d’une similarité expressive (sémiotique), d’un glissement sémantique, d’un continuum d’affect. La nostalgie (dans le poème « ma mélancolie ») ne constitue plus un refuge par rapport à une problématique de séparation, et « la folie » (mélancolie d’aujourd’hui) est une menace réelle.

C’est alors qu’apparaît l’objet perdu : « Et vous qui me rendiez heureuse, Avez-vous résolu de me fuir sans retour ? ». Ici, les seconds vers clés se précipitent vers la condition sine qua non de la sauvegarde : « ma raison ». Et qu’est-ce que la raison ? C’est ceci qui permet précisément d’acquérir ce que Winnicott appelait la capacité à être seul et à quoi il s’agit d’adjoindre le « pouvoir de l’Amour », lequel, quoi qu’il en soit, ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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La Transgression

Nicolas Koreicho – Février 2022

« Nul n’est censé ignorer la loi »

« Nécessité n’a point de loi. »
Dictons populaires

« Amour veut tout sans nombre, amour n’a point de loi »
Pierre de Ronsard

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777, Le Louvre

Il existe deux acceptions différentes de la transgression qui, toutes deux, intéressent la psychanalyse.
La première, dysphorique, concerne le cadre du dépassement de certaines lois. Dépassement des lois des hommes, dites positives (écrites : civiles, constitutionnelles, criminelles, religieuses) et de la Loi symbolique (dite naturelle : non écrite).
La seconde, trophique, a trait à la dimension sublimatoire du dépassement.

La première acception de la transgression, défavorable en contexte réel, dans le cas de l’action concrète qui s’y rapporte, consiste à excéder les limites de ce qu’il est possible d’accepter, de réaliser, d’édicter pour un être social, par rapport à une écologie, une société, une communauté. Ceci fait référence à un dépassement, un outrepassement, un excès, dont l’origine est pulsionnelle, mais s’exécutant sans transformation. En ce sens, et dans la mesure où la pulsion brute est une énergie initiale, primaire, non élaborée, la transgression correspond à une régression et produira des passages à l’acte, tolérés ou refusés selon tel ou tel contexte sociétal.
Ici une partie du surmoi, la partie éducationnelle, eu égard à une culture ou à une civilisation, est l’objet d’un conflit frontal, sans développement idéel, dénué par principe d’ambivalence.
L’ambivalence, dans sa possibilité de distanciation des pulsions primaires, y a néanmoins sa place, compte tenu de la possibilité de réponse à la violence physique – pulsion d’autoconservation – ou bien à la réaction – révolution, conservation – par rapport à la possibilité de relativiser, voire de contester, des lois iniques, éventuellement totalitaires, dont la remise en question peut permettre de faire évoluer les structures civiles, sociétales, pénales, religieuses, à l’exception des périodes de terreur ou de la violence fascisante de certaines communautés d’influence[1], parties visibles en l’occurrence de structures par définition répétitives et régressives (c’est-à-dire archaïques et non élaborées).

La deuxième acception de la transgression, favorable cette fois, prise au mot, en particulier dans ses aspects performatifs, à la plume, au pinceau, à l’instrument et ne référant pas explicitement à l’acte transgressif réel, ce qui suggère en cela une transformation de la pulsion, adopte la forme d’une expression sublimée de la pulsion grâce à l’élaboration en discours, au propre ou au figuré. En cela la transformation implique un supplément, un débordement, un dépassement, un point de vue modifiant la nature brute, épaisse de la pulsion qui se réalise là de manière élaborée et modifiée, c’est-à-dire interprétée, secondaire, dénotant le passage du latent au manifeste. Selon cette idée, pour la raison qu’elle consiste en une transformation de la pulsion brute[2], cette expression sublimée de la pulsion apparaîtra sous la forme d’un discours (et d’un énoncé sensiblement modifié, dompté), d’une forme (d’une énonciation par principe élaborée), d’une création, voire d’une œuvre (cf. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique que l’on peut, pour une fois de bon sens, citer « La folie : l’absence d’œuvre »).
La folie étant considérée comme la perte du sens commun c’est-à-dire un sens transmissible, équivalant non seulement à la perte d’un langage articulé compréhensible, mais à une impossible transformation de l’abîme pervers, de l’impasse addictive, du passage à l’acte psychopathique, de la menace limite.
Par-delà ceci, le surmoi peut être intégré qui peut se penser en deux affluents, une partie rétive qui correspond aux résistances du patient bloqué dans une dimension œdipienne hors du commun de la norme d’équilibre et de santé, et une partie conflictuelle fixée pouvant être de quelque manière esquivée dans sa nocivité et transformée, qui alors pourra laisser libre cours à sa dimension intersubjective, élaborable en énoncé échangeable, se substituant à sa dimension agie, brute, pour prendre la forme expressive d’un énoncé scientifique ou, d’une manière ou/et d’une autre, littéraire, mythique, intellectuel, artistique. Telle est la sublimation.

La limite entre la possible évolution de la loi des hommes et des conditions de transformation sublimatoire n’est possible que par l’introjection du respect – le socle sociétal et civilisationnel – de la Loi symbolique qui concerne la proscription, la verbalisation, la prohibition, la prescription.
Proscription : meurtre, inceste[3].
Verbalisation : nomination de la parenté, dès lors, proscription du crime et respect de la différence des générations.
Prohibition : amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir.
Prescription : différence des sexes.

Autrement dit c’est l’obligation de retenir, de différer, de différencier, d’énoncer ou, plus exactement l’éthique de la responsabilité ou bien encore le cadre, comme font les grands auteurs et comme disent les psychanalystes, c’est-à-dire les conditions de l’énonciation, qui permettrait à la fois créativité et liberté. Dans ces cas, le principe de plaisir – sublimatoire et transmissible – prend le pas sur le principe mortifère – brut, fermé sur lui-même – de la jouissance (la petite mort).

Pour les psychanalystes, justement, les transgressions permises et même encouragées, sont celles qui s’expriment dans les souvenirs, les rêves, les fantasmes, ainsi que, de manière moins élaborée, schématiques – selon un principe de condensation –, les actes manqués et les lapsus, par l’intermédiaire d’un discours manifeste, le plus souvent d’une énonciation associative, afin de soutenir ces éléments profonds, inconscients, son récit latent, même si, dans certaines circonstances, il faut savoir provoquer le destin.
Logiquement, c’est de ces transgressions, figurées en discours (et pas seulement en énoncé), que naissent les processus créatifs de sublimation.
La limitation de l’interdit et de sa jouissance représente ainsi les conditions – les bornes – nécessaires au développé du discours, en analyse énoncé et énonciation des deux protagonistes répondant à l’exigence d’un soin – Le soin impliquant une désexualisation (neutralisation de l’investissement libidinal ou agressif de l’objet) – particulier, à partir du dialogue patient-psychanalyste sur une seule personne, le patient, et d’une attention particulière – intra-subjective et intersubjective – de la part de l’analyste sur le désir de savoir.
En ce sens, la pulsion épistémophilique, mise en œuvre par le travail des deux protagonistes, est bel et bien une transgression dans son sens étymologique de transgresser « franchir un seuil en abattant des barrières » dans la mesure où ce sont les résistances du patient qui, peu à peu, vont tomber.

A l’inverse, le passage à l’acte sexuel et/ou agressif, la question du consentement – deuxième éthique actuelle après l’éthique de la responsabilité[4] –, se posant de manière ambivalente, ferait éclater l’entre-deux fécond de la relation transféro-contre-transférentielle. Il y a des choses là-dessus à dire au patient à certains moments et sous certaines conditions, s’agissant du cadre par exemple. Cependant les séductions intellectuelle, amicale, affective, instinctuelles, et toutes affinités électives, rentrent dans un cadre trophique, et sont facilitantes. Elles représentent ce que les psychanalystes ont appelé les conditions positives du transfert.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Le wokisme en est actuellement l’exemple, avec les abus idéologiques totalitaires que sont les développements (pseudo théories) sur le genre, la race, l’intersectionnalité, la relecture des sciences selon le manichéisme dominants/dominé, etc.

[2] En physique, la sublimation est le changement d’état d’un corps de l’état solide à l’état gazeux.

[3] L’interdit du cannibalisme a un statut particulier dans la mesure où il est, de tous temps, a minima sur le plan symbolique, ambivalent, facteur pulsionnel de vie, amoureuse en particulier et facteur pulsionnel de destruction (cf. chez Freud in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, les questions qui concernent l’oralité et l’identification).

[4] Lois éthiques (morales : la responsabilité, le consentement), lois scientifiques (objectives : le réel).

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Montesquiou – L’éphémère et le transitoire

Postface Nicolas Koreicho

« Je suis impatient des choses vagues. C’est là une sorte de mal, une irritation particulière, qui se dirige enfin contre la vie, car la vie serait impossible sans à-peu-près. »
Paul Valéry – Regards sur le monde actuel ?

« L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »
Jean-Paul Sartre

Préludes

Giovanni Boldini - Portrait du Comte Robert de Montesquiou, 1897, Musée d'Orsay, Paris
Giovanni Boldini – Portrait du Comte Robert de Montesquiou, 1897, Musée d’Orsay, Paris

MAËSTRO

Je suis le souverain des choses transitoires,
Étant le courtisan du Rare et du Ténu ;
L’Infinitésimal, en mon terme, a tenu,
Et, des mutations, je dirai les histoires.

J’immobiliserai ce qui vibre un instant :
L’arc-en-ciel qui s’efface aussitôt qu’il se bande ;
Et cette poudroyante et blonde sarabande
De l’atome léger dans le rayon sautant.

Je suis le sténographe acéré des nuances ;
Je représente, au vol, la vite impression ;
Mon vers a fait son nid, ainsi qu’un alcyon
Sur les flots de la mer des douces influences.

Comme au flanc frissonnant d’un papillon piqué,
On y verra longtemps palpiter des paillettes ;
On en respirera l’arôme alambiqué
Comme un vivant bouquet de vieilles violettes.

Il conserve, surpris, ce qui n’est qu’un moment ;
Non la rose qui dure un siècle de douze heures ;
L’éphémère qui vit le temps de voir cent leurres,
Ou le rêve qui dort perpétuellement.

Mais, dans son compliqué méandre, si l’on erre,
On aura des couleurs et des parfums figés,
Des rayons assoupis, des mirages rangés,
La versatilité faite stationnaire ;

Emprisonnant le sol de mousse bossué,
Le reflet des rameaux et leurs résilles sombres ;
Car je veux que l’on dise, en parcourant ces nombres
Où s’éteint le miracle ardent de Josué,
Qu’il fait bon dans mon vers où j’arrête les ombres !

Robert de MontesquiouMaëstro in Les Chauves-souris – 1892

Œuvres : https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Robert_de_Montesquiou

Postface

Quelle posture, quel rêve, quelle aubaine ! Qui n’a pas souhaité déambuler dans les chemins, de traîner dans les villes, de s’égarer dans les bois, sans autre projet que de se laisser porter, vivre, aimer…

Et pourtant, loin de cette réputation d’aujourd’hui de dandy éclairé et désinvolte, Robert de Montesquiou a tant marqué la fin du siècle que Huysmans s’en est inspiré pour son des Esseintes, Jean Lorrain pour son Monsieur de Phocas, Proust pour son Baron de Charlus.

Contrairement à ce que suggère sa réputation de superficialité, faite dit-on à l’envi de jaloux fascinés par son éthique échafaudée sur le socle d’un sens esthétique achevé et courageux autant que par son talent de critique, son écriture est d’une grande subtilité et d’une excellente facture formelle et sémantique.
Il faut rétablir son engagement d’homme d’honneur lui qui a bataillé pour faire attribuer une pension à Verlaine par exemple, pour plaider la cause d’écrivains négligés comme Marceline Desbordes-Valmore, pour inspirer la créativité de Marcel Proust qui l’appelait « Professeur de beauté » et dont la correspondance entre les deux hommes est très précise sur l’art, l’écriture, les gens, l’époque, et enfin pour se battre en duel contre Henri de Régnier qui l’avait diffamé sur sa soi-disant présence violente et égoïste lors de l’incendie du Bazar de la Charité. Il n’était pas présent dans ces lieux lors de ce tragique événement. Un ennemi pour ses contemporains, car trop parfait, sans doute, comme représentant du Moi idéal, inatteignable, et de l’Idéal du Moi, inaccessible.

Il a, semble-t-il, été, d’une certaine manière, châtié d’avoir voulu être celui qu’il disait et qu’il se faisait. Il a osé. La psychanalyse ne s’imposait pas encore sur le bien-fondé du chemin de la conjonction heureuse entre l’homme, ses paroles et ses actes, en une école de l’intégrité et de la relation.
En réalité, l’homme est ce qu’il se fait, s’il en a le courage, et est ce qu’il est, s’il en a l’exigence…

Nicolas Koreicho – Décembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Le Diable au corps – Radiguet

Préface Nicolas Koreicho

The Kiss – 1964 – Roy Lichtenstein – Guggenheim Museum – NYC

Raymond Radiguet meurt le 12 décembre 1923 à tout juste vingt ans. Il avait sans doute l’intuition de sa fin précoce lorsqu’il écrivait dans les dernières pages du Diable au corps : « Un homme désordonné et qui va mourir et ne s’en doute pas met souvent de l’ordre autour de lui. Sa vie change. Il classe ses papiers. Il se lève tôt, il se couche de bonne heure. Il renonce à ses vices. Ainsi sa mort brutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivre heureux. »

Dans la préface du Bal du Comte d’Orgel, publié en 1924, Jean Cocteau évoque ainsi la mort de son jeune ami :
« Voici ses dernières paroles :
« Ecoutez, me dit-il le 9 décembre, écoutez une chose terrible. Dans trois jours je vais être fusillé par les soldats de Dieu ». Comme j’étouffais de larmes, que j’inventais des renseignements contradictoires : « Vos renseignements, continua-t-il, sont moins bons que les miens. L’ordre est donné. J’ai entendu l’ordre. »
Plus tard, il dit encore : « Il y a une couleur qui se promène et des gens cachés dans cette couleur. »
Je lui demandai s’il fallait les chasser. Il répondit : « Vous ne pouvez pas les chasser, puisque vous ne voyez pas la couleur. »
Ensuite, il sombra.
Il remuait la bouche, il nous nommait, il posait ses regards avec surprise sur sa mère, sur son père, sur ses mains. »*

Ce roman, un chef d’œuvre précisent d’aucuns, tant les beautés de toute nature se succèdent dans le texte, raconte le destin d’un tout jeune garçon pendant les années de guerre : de douze ans à seize ans, il découvre, oscillant de tragédies en « polissonneries », l’inattendue, puissante et contradictoire guerre initiatique de l’amour.
Aux limites de la paix et de la guerre, mais aussi limites d’un enfant et d’un homme, limites de l’amour et de la mort, limites de la folie et du quotidien, limites de la trahison et de la tolérance, limites de la sexualité et de l’interdit, limites de la ville et de la campagne, l’action se déroule dans les petites villes de la banlieue, paisibles en ces temps-là, et Paris.
Et, comme d’habitude chez les intellectuels intelligents, c’est-à-dire qui ont du style, c’est l’extrême qualité de l’écriture qui autorise le déploiement des pensées les plus subtiles et les plus profondes : respect de la logique de l’intrigue, de la préciosité simple des tournures, de l’impromptu ou de la fulgurance de l’idée, de la parfaite syntaxe, de la concordance des temps, de l’exactitude des termes. C’est d’ailleurs peut-être d’une parfaite écriture de cette sorte que peut advenir la franchise associative – pensons à Proust – propre à l’analysant.
La première scène, édifiante pour le roman, mêle la tragédie à la trivialité en la métaphore, outrée – atténuée par le récit d’un amour, empreint comme chacun sait d’une certaine gravité –, d’un corps féminin en proie à la déraison et à l’ostentation. C’est de cela que le narrateur devra se départir dans la lutte qu’il mène pour vivre son histoire d’amour : comment raison garder dans la passion amoureuse sans exhiber l’excès – où l’on croit jouer sa vie (et où on la risque quelquefois) – des signes de ses propres affects ? La fin du récit en propose une réponse, implacable. Car en effet, tout dans cet immense petit roman est signe de quelque chose d’autre où toujours, ainsi qu’il en est dans le symptôme, quelque chose se montre et quelque chose échappe.

Nicolas Koreicho

[…] « Il est rare qu’un cataclysme se produise sans phénomènes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procès Caillaux répandaient une atmosphère irrespirable, propice à l’extravagance. Aussi, mon vrai souvenir de guerre précède la guerre.

Voici comment.

Nous nous moquions, mes frères et moi, d’un de nos voisins, bonhomme grotesque, nain à barbiche blanche et à capuchon, conseiller municipal, nommé Maréchaud. Tout le monde l’appelait le père Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nous défendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort qu’un jour, n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit : « Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ! » Nous nous sauvâmes. À partir de cette impertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de l’école, et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec d’autant plus d’audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge, n’était pas à craindre.

La veille du 14 juillet 1914, en allant à la rencontre de mes frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des Maréchaud. Quelques tilleuls élagués cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l’après-midi, leur jeune bonne étant devenue folle se réfugiait sur le toit et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud, épouvantés par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que la maison parût abandonnée. Des gens criaient, s’indignaient que ses maîtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’une ivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notre bonne envoyée par ma mère vint nous rappeler au travail. Sans cela je serais privé de fête. Je partis la mort dans l’âme, et priant Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j’irais chercher mon père à la gare.

Elle était à son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minute distraite.

Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il ne s’agissait encore que de répétition plus ou moins publique. Elle devait débuter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuses lui formant une véritable rampe. Il y avait à la fois celle de l’avenue et celles du jardin, car les Maréchaud, malgré leur absence feinte, n’avaient osé se dispenser d’illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisé, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme : inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait la chair de poule.

Les pompiers d’une petite commune étant des « volontaires », ils s’occupent tout le jour d’autre chose que de pompes. C’est le laitier, le pâtissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront éteindre l’incendie, s’il ne s’est pas éteint de lui-même. Dès la mobilisation, nos pompiers formèrent en outre une sorte de milice mystérieuse faisant des patrouilles, des manœuvres, et des rondes de nuit. Ces braves arrivèrent enfin et fendirent la foule.

Une femme s’avança. C’était l’épouse d’un conseiller municipal, adversaire de Maréchaud, et qui depuis quelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine. « Essayez de la prendre par la douceur : elle en est tellement privée, la pauvre petite, dans cette maison, où on la bat. Surtout, si c’est la crainte d’être renvoyée, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. »

Cette charité bruyante produisit un effet médiocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladèrent la grille, cernèrent la maison, grimpant de tous les côtés. Mais à peine l’un d’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants à Guignol, se mit à vociférer, à prévenir la victime.

— Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les « En voilà un ! En voilà un ! » du public. À ces cris, la folle, s’armant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faîte. Les cinq autres redescendirent aussitôt.

Tandis que les tirs, les manèges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientèle, une nuit où la recette devait être fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’ai oubliées, avec cette profonde mélancolie résignée que donne aux voix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui préféraient ce spectacle à la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fût prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D’autres, plus sages, installés sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d’allumer des feux de Bengale, des pétards.

On imagine l’angoisse du couple Maréchaud chez soi, enfermé au milieu de ce bruit et de ces lueurs.

Le conseiller municipal, époux de la dame charitable, grimpé sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriétaires. On l’applaudit.

Croyant que c’était elle qu’on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu’on l’eût enfin comprise. Je pensai à quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. J’avais voulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal de cœur qu’ont les enfants, conduisait les siens de manège en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet étrange besoin plus vivement que mes frères. J’aimais que mon cœur batte vite et irrégulièrement. Ce spectacle, d’une poésie profonde, me satisfaisait davantage. « Comme tu es pâle », avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.

— Je crains tout de même que cela l’impressionne trop, dit-elle à mon père.

— Oh, répondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on écorche.

Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus.

Maintenant on ne comptait qu’une vingtaine de personnes. Nous entendîmes les clairons. C’était la retraite aux flambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe d’adieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement, qu’on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas épouvantable, pour venir s’aplatir sur les marches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayé de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le cœur me manquât. Mais quand j’entendis des gens crier : « Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il m’entraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dans l’herbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche, le fantôme de la bonne ! C’était le père Maréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige détruit.

Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses. » […]

Raymond Radiguet, Le Diable au corps

*sur des propos tenus par Radiguet trois jours avant sa mort et rapportés par Cocteau, car ni Cocteau, ni son père, ni sa mère, ni sa fiancée n’étaient présents à 5 heures du matin, à l’hôpital, le jour de sa mort.
Aucun doute malgré tout à avoir sur la relation (mais de quelle nature ?) de Cocteau avec Radiguet. Cependant, le très précoce Raymond avait la réputation bien établie d’un jeune homme à femmes, dandy d’intelligence et de singularité.

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https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Diable_au_corps

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