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Zascandyl

Diane D. – Septembre 2005

Zascandyl, c’est là où tout commence et tout finit.
C’est l’histoire d’un amour passé dans lequel est conservé la plus pure substance de moi-même, ma vie conservée intacte.
S’il existe un avant la chute originelle, c’est avant la mort de Zascandyl.
Je devais avoir onze ans quand j’ai découvert ce cheval, oui je sais, un équidé, cela peut sembler désuet mais lorsque l’on ne connaît ni père ni mère, un cheval c’est un monde tout entier.
Zascandyl aura été mon pégase dont les ailes me portèrent au-dessus de tout ce qui, par ma condition, étouffait mon regard assoiffé de lumière. Il me semble que je suis née de ses crins d’or.
Le bourricot a grandi dans les montagnes de Saragosse, et pour des raisons climatiques, n’a justement pas beaucoup grandi. Etalon, petites pattes, gros ventre, l’œil opiacé et des crins jusqu’au milieu de l’encolure ; buisson de terre et de paille séché par le vent.
Un nom impossible à prononcer, Zascandyl de Anciles, un véritable mantra que je répétais comme le nom de la salvation.
Mère et père respectivement allemande et français, né en Espagne ; un apatride orphelin, nous étions prédestinés.
Il avance doucement son museau vers moi, souvent. Il me renifle, mais reste cependant immobile et balance sa tête, dédaigneux. Moi aussi je le renifle, et ce contact primaire m’emplit pour toujours de la chaleur dont je manquais.
Lorsque Zascandyl avait peur de quelque chose, je mettais mes mains sur ses yeux, ses yeux globuleux pour le lui cacher et il se rassurait. Nous étions là l’un pour l’autre et avions instaurés une sorte de dialectique où nous n’avions pas même besoin de communiquer, nous étions faits de la même substance. J’ai percé son regard, et le moindre frémissement d’une oreille me le révèle jusqu’au plus profond de son âme.
Oh le nombre de fois que je me suis échappée la nuit pour aller le rejoindre, et me suis blottie pour dormir entre les pattes de mon géant. Il n’a jamais bougé d’un millimètre pendant mon sommeil.
A force d’entraînements quotidiens il devint beau, très beau, sculpté à la limite de l’hellénisme. Le buisson de terre et de paille se fit buisson ardent, vecteur de ma propre révélation.
Parfois nous partions en forêt sans autre attache que la confiance et la reconnaissance mutuelle.
Un claquement de langue et il entamait son trot saccadé, inconfortable, tandis que j’appréciais à distance une plante chlorophyllienne traversée par un rayon de soleil qui en ressortait teinté de sa couleur, et en révélait les fines nervures internes ; alchimie des éléments offrant une vision du sublime inhérent aux phénomènes.
J’étais Artémis, et je conduisais ma monture au point d’eau. Il y avait en effet dans la forêt que nous avions coutume de visiter, une rivière où coulait de l’eau fraîche et musicale.
Sur le fond reposent de gros galets lisses qui, lorsque le courant les caresse, produisent une petite musique. Mon esprit s’y arrête, et Zascandyl aussi ; il sait ces choses là.
C’est un endroit relativement caché par de grands arbres, avec juste une lame de lumière qui vient solidifier la fumée qui s’en dégage par temps humides.
Zascandyl est parti, il est mort très tôt, me laissant de nouveau orpheline. J’ai eu peur que mon fidèle ami n’eut été qu’un songe.
Si son amour était vrai, il ne fallait pas qu’il meure.
La contradiction métaphysique qui réside entre l’amour, la présence d’une personne et sa disparition radicale est tellement forte qu’elle en devient paradoxe ; paradoxe insoutenable que l’on préfère nier la qualité même de l’amour échangé plutôt que d’admettre son annihilation.
J’ai du mal à fixer mon souvenir, ses traits son désormais fuyants. Ils m’ont pourtant tellement hanté. Parfois je le renifle encore, mais c’est le goût de l’eau salée sur mes joues qui me rappelle à moi.
L’éternelle âme enfant que je suis pleure toujours à ton évocation, elle a pleuré de son sang.
Je n’ai plus jamais réussi à dire je t’aime, de te ne l’avoir jamais dit, car tu n’étais qu’un cheval.
Je t’aime, j’ai mal, j’oublie. J’ai mal car j’oublie. J’oublie qui nous étions, deux gosses tournés vers l’avenir, et tu as désormais ce statut inatteignable que prennent les nobles défunts.
Je l’ai déjà oublié, mais il ne peut m’en tenir rigueur, parce que je n’ai pas le temps de m’en souvenir ; je me suis levée et j’ai marché.

Peut-être n’y a-t-il pas d’Age Nouveau de la promesse, peut-être n’y a-t-il ni Eden ni nouveau règne à venir.
Mais l’amour, la mémoire, la nostalgie, la parole, l’érotisme sont des réalités. Elles savent ensuite se faire idéelles, et on les promeut parfois au rang d’idéaux.
Tous ces éléments sont rassemblés dans l’histoire de Zascandyl, pourtant ce qui y prévaut, c’est l’espoir.
L’espoir, c’est tout simplement l’ouverture à la modernité de l’existence, c’est-à-dire à son perpétuel progrès, qui rompt sans cesse avec les représentations passées.
L’idéaliste chérit l’amour, la mémoire, la nostalgie, l’érotisme, mais ce sont ses idéaux d’espérance, non point des attachements négatifs au passé.
Il n’est pas celui qui dénie les souffrances passées, et s’infantilise dans un monde imaginaire, bien au contraire.
L’idéaliste sait reconnaître ce qui fut, il sait pleurer ce qui n’est plus. Il n’est point nauséeux devant ses racines. Il ne saurait néanmoins être passéiste, car il assume ensuite son constat dans le présent. Il se lève et marche, sourit même.
L’idéaliste est résolument moderne.

Diane D. – Septembre 2005 – Institut Français de Psychanalyse©

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