La Leçon de sagesse des vaches folles

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

John Constable – Wivenhoe Park, Essex (1816)

       Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants.
Aujourd’hui encore, on dirait que nous restons confusément conscients de cette solidarité première entre toutes les formes de vie. Rien ne nous semble plus urgent que d’imprimer, dès la naissance ou presque, le sentiment de cette continuité dans l’esprit de nos jeunes enfants. Nous les entourons de simulacres d’animaux en caoutchouc ou en peluche, et les premiers livres d’images que nous leur mettons sous les yeux leur montrent, bien avant qu’ils ne les rencontrent, l’ours, l’éléphant, le cheval, l’âne, le chien, le chat, le coq, la poule, la souris, le lapin, etc. ; comme s’il fallait, dès l’âge le plus tendre, leur donner la nostalgie d’une unité qu’ils sauront vite révolue.
Il n’est pas surprenant que tuer des êtres vivants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient conscients ou non, un problème philosophique que toutes les sociétés ont tenté de résoudre. L’Ancien Testament en fait une conséquence indirecte de la chute. Dans le jardin d’Éden, Adam et Ève se nourrissaient de fruits et de graines (Genèse I, 29). C’est seulement à partir de Noé que l’homme devint carnivore (IX, 3). Il est significatif que cette rupture entre le genre humain et les autres animaux précède immédiatement l’histoire de la tour de Babel, c’est-à-dire la séparation des hommes les uns des autres, comme si celle-ci était la conséquence ou un cas particulier de celle-là.
Cette conception fait de l’alimentation carnivore une sorte d’enrichissement du régime végétarien. À l’inverse, certains peuples sans écriture y voient une forme à peine atténuée de cannibalisme. Ils humanisent la relation entre le chasseur (ou le pêcheur) et sa proie en la concevant sur le modèle d’une relation de parenté : entre des alliés par le mariage ou, plus directement encore, entre des conjoints (assimilation facilitée par celle que toutes les langues du monde, et même les nôtres dans des expressions argotiques, font entre l’acte de manger et l’acte de copuler). La chasse et la pêche apparaissent ainsi comme un genre d’endo-cannibalisme.
D’autres peuples, parfois aussi les mêmes, jugent que la quantité totale de vie existant à chaque moment dans l’univers doit toujours être équilibrée. Le chasseur ou le pêcheur qui en prélève une fraction devra, si l’on peut dire, la rembourser aux dépens de sa propre espérance de vie ; autre façon de voir dans l’alimentation carnivore une forme de cannibalisme : auto-cannibalisme cette fois puisque, selon cette conception, on se mange soi-même en croyant manger un autrui.
Il y a environ trois ans, à propos de l’épidémie dite de la vache folle qui n’était pas d’actualité autant qu’elle l’est devenue aujourd’hui, j’expliquais aux lecteurs de La Repubblica dans un article (« Siamo tutti canibali », 10-11 octobre 1993) que les pathologies voisines dont l’homme était parfois victime – kuru en Nouvelle-Guinée, cas nouveaux de la maladie de Creutzfeldt-Jacob en Europe (résultant de l’administration d’extraits de cerveaux humains pour soigner des troubles de croissance) – étaient liées à des pratiques relevant au sens propre du cannibalisme dont il fallait élargir la notion pour pouvoir toutes les y inclure. Et voici qu’on nous apprend à présent que la maladie de la même famille qui atteint les vaches dans plusieurs pays européens (et qui offre un risque mortel pour le consommateur) s’est transmise par les farines d’origine bovine dont on nourrissait les bestiaux. Elle a donc résulté de leur transformation par l’homme en cannibales, sur un modèle qui n’est d’ailleurs pas sans précédent dans l’histoire. Des textes de l’époque affirment que pendant les guerres de Religion qui ensanglantèrent la France au xvie siècle, les Parisiens affamés furent réduits à se nourrir d’un pain à base de farine faite d’ossements humains qu’on extrayait des catacombes pour les moudre.
Le lien entre l’alimentation carnée et un cannibalisme élargi jusqu’à lui donner une connotation universelle a donc, dans la pensée, des racines très profondes. Il ressort au premier plan avec l’épidémie des vaches folles puisque à la crainte de contracter une maladie mortelle s’ajoute l’horreur que nous inspire traditionnellement le cannibalisme étendu maintenant aux bovins. Conditionnés dès la petite enfance, nous restons certes des carnivores et nous nous rabattons sur des viandes de substitution. Il n’en reste pas moins que la consommation de viande a baissé de façon spectaculaire. Mais combien sommes-nous, bien avant ces événements, qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise, le voyant par anticipation dans l’optique de futurs siècles ? Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du xvie ou du xviie siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.
La vogue croissante des mouvements de défense des animaux en témoigne : nous percevons de plus en plus distinctement la contradiction dans laquelle nos mœurs nous enferment, entre l’unité de la création telle qu’elle se manifestait encore à l’entrée de l’arche de Noé, et sa négation par le Créateur lui-même, à la sortie.

    Parmi les philosophes, Auguste Comte est probablement l’un de ceux qui ont prêté le plus d’attention au problème des rapports entre l’homme et l’animal. Il l’a fait sous une forme que les commentateurs ont préféré ignorer, la mettant au compte de ces extravagances auxquelles ce grand génie s’est souvent livré. Elle mérite pourtant qu’on s’y arrête.
Comte répartit les animaux en trois catégories. Dans la première, il range ceux qui, d’une façon ou de l’autre, présentent pour l’homme un danger, et il propose tout simplement de les détruire.
Il rassemble dans une deuxième catégorie les espèces protégées et élevées par l’homme pour s’en nourrir : bovins, porcins, ovins, animaux de basse-cour… Depuis des millénaires, l’homme les a si profondément transformés qu’on ne peut même plus les appeler des animaux. On doit voir en eux les « laboratoires nutritifs » où s’élaborent les composés organiques nécessaires à notre subsistance.
Si Comte expulse cette deuxième catégorie de l’animalité, il intègre la troisième à l’humanité. Elle regroupe les espèces sociables où nous trouvons nos compagnons et même souvent des auxiliaires actifs : animaux dont « on a beaucoup exagéré l’infériorité mentale ». Certains, comme le chien et le chat, sont carnivores. D’autres, du fait de leur nature d’herbivores, n’ont pas un niveau intellectuel suffisant qui les rende utilisables. Comte préconise de les transformer en carnassiers, chose nullement impossible à ses yeux puisqu’en Norvège, quand le fourrage manque, on nourrit le bétail avec du poisson séché. Ainsi amènera-t-on certains herbivores au plus haut degré de perfection que comporte la nature animale. Rendus plus actifs et plus intelligents par leur nouveau régime alimentaire, ils seront mieux portés à se dévouer à leurs maîtres, à se conduire en serviteurs de l’humanité. On pourra leur confier la principale surveillance des sources d’énergie et des machines, rendant ainsi les hommes disponibles pour d’autres tâches. Utopie certes, reconnaît Comte, mais pas plus que la transmutation des métaux qui est pourtant à l’origine de la chimie moderne. En appliquant l’idée de transmutation aux animaux, on ne fait qu’étendre l’utopie de l’ordre matériel à l’ordre vital.
Vieilles d’un siècle et demi, ces vues sont prophétiques à plusieurs égards tout en offrant à d’autres égards un caractère paradoxal. Il est trop vrai que l’homme provoque directement ou indirectement la disparition d’innombrables espèces et que d’autres sont, de son fait, gravement menacées. Qu’on pense aux ours, loups tigres, rhinocéros, éléphants, baleines, etc., plus les espèces d’insectes et autres invertébrés que les dégradations infligées par l’homme au milieu naturel anéantissent de jour en jour.
Prophétique aussi, et à un point que Comte n’aurait pu imaginer, cette vision des animaux, dont l’homme fait sa nourriture, impitoyablement réduits à la condition de laboratoires nutritifs. L’élevage en batterie des veaux, porcs, poulets en offre l’illustration la plus horrible. Le Parlement européen s’en est même tout récemment ému.
Prophétique enfin, l’idée que les animaux formant la troisième catégorie conçue par Comte deviendront pour l’homme des collaborateurs actifs, comme l’attestent les missions de plus en plus diverses confiées aux maîtres-chiens, le recours à des singes spécialement formés pour assister des grands invalides, les espérances auxquelles donnent lieu les dauphins.
La transmutation d’herbivores en carnassiers est, elle aussi, prophétique, le drame des vaches folles le prouve, mais dans ce cas les choses ne se sont pas passées de la façon prévue par Comte. Si nous avons transformé des herbivores en carnassiers, cette transformation n’est d’abord pas aussi originale, peut-être, que nous croyons. On a pu soutenir que les ruminants ne sont pas de vrais herbivores car ils se nourrissent surtout des micro-organismes qui, eux, se nourrissent des végétaux par fermentation dans un estomac spécialement adapté.
Surtout, cette transformation ne fut pas menée au profit des auxiliaires actifs de l’homme, mais aux dépens de ces animaux qualifiés par Comte de laboratoires nutritifs : erreur fatale contre laquelle il avait lui-même mis en garde, car, disait-il, « l’excès d’animalité leur serait nuisible ». Nuisible pas seulement à eux mais à nous : n’est-ce pas en leur conférant un excès d’animalité (dû à leur transformation, bien plus qu’en carnivores, en cannibales) que nous avons, involontairement certes, changé nos « laboratoires nutritifs » en laboratoires mortifères ?

    La maladie de la vache folle n’a pas encore gagné tous les pays. L’Italie, je crois, en est jusqu’à présent indemne. Peut-être l’oubliera-t-on bientôt : soit que l’épidémie s’éteigne d’elle-même comme le prédisent les savants britanniques, soit qu’on découvre des vaccins ou des cures, ou qu’une politique de santé rigoureuse garantisse la santé des bêtes destinées à la boucherie. Mais d’autres scénarios sont aussi concevables.
On soupçonne que, contrairement aux idées reçues, la maladie pourrait franchir les frontières biologiques entre les espèces. Frappant tous les animaux dont nous nous nourrissons, elle s’installerait de façon durable et prendrait rang parmi les maux nés de la civilisation industrielle, qui compromettent de plus en plus gravement la satisfaction des besoins de tous les êtres vivants.
Déjà nous ne respirons plus qu’un air pollué. Elle aussi polluée, l’eau n’est plus ce bien qu’on pouvait croire disponible sans limite : nous la savons comptée tant à l’agriculture qu’aux usages domestiques. Depuis l’apparition du sida, les rapports sexuels comportent un risque fatal. Tous ces phénomènes bouleversent et bouleverseront de façon profonde les conditions de vie de l’humanité, annonçant une ère nouvelle où prendrait place, simplement à la suite, cet autre danger mortel que présenterait dorénavant l’alimentation carnée.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul facteur qui pourrait contraindre l’homme à s’en détourner. Dans un monde où la population globale aura probablement doublé dans moins d’un siècle, le bétail et les autres animaux d’élevage deviennent pour l’homme de redoutables concurrents. On a calculé qu’aux États-Unis, les deux tiers des céréales produites servent à les nourrir. Et n’oublions pas que ces animaux nous rendent sous forme de viande beaucoup moins de calories qu’ils n’en consommèrent au cours de leur vie (le cinquième, m’a-t-on dit, pour un poulet). Une population humaine en expansion aura vite besoin pour survivre de la production céréalière actuelle tout entière : rien ne restera pour le bétail et les animaux de basse-cour, de sorte que tous les humains devront calquer leur régime alimentaire sur celui des Indiens et des Chinois où la chair animale couvre une très petite partie des besoins en protéines et en calories. Il faudra même, peut-être, y renoncer complètement car tandis que la population augmente, la superficie des terres cultivables diminue sous l’effet de l’érosion et de l’urbanisation, les réserves d’hydrocarbures baissent et les ressources en eau se réduisent. En revanche, les experts estiment que si l’humanité devenait intégralement végétarienne, les surfaces aujourd’hui cultivées pourraient nourrir une population doublée.
Il est notable que dans les sociétés occidentales, la consommation de viande tend spontanément à fléchir, comme si ces sociétés commençaient à changer de régime alimentaire. En ce cas, l’épidémie de la vache folle, en détournant les consommateurs de la viande, ne ferait qu’accélérer une évolution en cours. Elle lui ajouterait seulement une composante mystique faite du sentiment diffus que notre espèce paye pour avoir contrevenu à l’ordre naturel.
Les agronomes se chargeront d’accroître la teneur en protéines des plantes alimentaires, les chimistes de produire en quantité industrielle des protéines de synthèse. Mais même si l’encéphalopathie spongiforme (nom savant de la maladie de la vache folle et d’autres apparentées) s’installe de façon durable, gageons que l’appétit de viande ne disparaîtra pas pour autant. Sa satisfaction deviendra seulement une occasion rare, coûteuse et pleine de risque. (Le Japon connaît quelque chose de semblable avec le fugu, poisson tétrodon d’une saveur exquise, dit-on, mais qui, imparfaitement vidé, peut être un poison mortel.) La viande figurera au menu dans des circonstances exceptionnelles. On la consommera avec le même mélange de révérence pieuse et d’anxiété, qui, selon les anciens voyageurs, imprégnait les repas cannibales de certains peuples. Dans les deux cas, il s’agit à la fois de communier avec les ancêtres et de s’incorporer à ses risques et périls la substance dangereuse d’êtres vivants qui furent ou sont devenus des ennemis.
L’élevage, non rentable, ayant complètement disparu, cette viande achetée dans des magasins de grand luxe ne proviendra plus que de la chasse. Nos anciens troupeaux, livrés à eux-mêmes, seront un gibier comme un autre dans une campagne rendue à la sauvagerie.
On ne peut donc pas affirmer que l’expansion d’une civilisation qui se prétend mondiale uniformisera la planète. En s’entassant, comme on le voit à présent, dans des mégalopoles aussi grandes que des provinces, une population naguère mieux répartie évacuera d’autres espaces. Définitivement désertés par leurs habitants, ces espaces retourneraient à des conditions archaïques ; çà et là, les plus étranges genres de vie s’y feraient une place. Au lieu d’aller vers la monotonie, l’évolution de l’humanité accentuerait les contrastes, en créerait même de nouveaux, rétablissant le règne de la diversité. Rompant des habitudes millénaires, telle est la leçon de sagesse que nous aurons peut-être, un jour, apprise des vaches folles.

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

Etudes rurales – 2001
La Repubblica  24 novembre 1996.

Pour citer cet article :

Référence papier :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14.

Référence électronique :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales [En ligne], 157-158 | 2001, mis en ligne le 13 décembre 2016, consulté le 07 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/27 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.27


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