Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.

Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.
Préface Nicolas Koreicho

Bessy et Céline

Quoi de plus humain, si un sens profond pouvait être donné à cet adjectif, que l’affect qui relie ces deux-là, la bête et l’écrivain.
Une âme sauvage, pulsionnelle par métonymie de l’enargeia (qualité de l’évidence sensible chez les anciens) et débordant de vie et d’un Ça, entièrement tournée vers l’anima – une âme et un souffle – innocente de pur courage, cependant douée d’amour pour ce qu’on aurait du mal à appeler un maître, sensible et blessé, tout comme l’animal, tant le lien entre la chienne et l’écrivain participe de ce qui pourrait être souhaité d’un lien familial, peut-être filial, c’est-à-dire l’inconditionnalité.
Céline, lui, échaudé et, conjointement, échafaudé par les épreuves, par les humains, est si proche des animaux en ceci qu’il est tout sensibilité, instinct, et définitif dans ses sympathies et dans ses antipathies, dans le sens du danger et de la survie. Comme les animaux. Il témoigne d’une empathie véritable, c’est-à-dire instinctive, et assumée (« responsable ») pour les gens, vis-à-vis desquelles il peut faire montre de haine et de lâcheté, les choses et les bêtes, qui ont elles d’emblée le courage en plus. A contrario, il exècre les meutes, le collectif, à l’inverse des sujets, pensants et agissants, qu’il jauge avec discernement, si possible avec distinction y compris dans la cruauté.
On pourrait dire, si le terme n’était pas si usé, que la chienne, et l’homme, étaient des exemples de résilience. L’une de la solitude du Danemark, de la sauvagerie des contrées où il faut de la densité aux hommes pour ne pas finir sauvages, l’autre de la sauvagerie de la guerre, des hommes, des corps, des sentiments, où il faut de l’étoffe pour ne pas terminer servile et soumis.
Lui, l’écrivain, très droit, cynique au sens ancien, ne reprochait rien à celle qui venait de la souffrance, qui en était pétrie, et qui ne voyait pas dans sa douleur, infligée par les hommes, tout le mal moral qu’il pouvait y en avoir, jamais il ne lui fit de reproche, jamais il ne lui fit peur. Il était uni avec Elle jusque dans la mort, qu’il a aidé la chienne à accueillir, se sachant aimée. L’amour et la mort. Les deux pulsions intriquées jusqu’au bout et concrètement en d’aucuns.
D’ailleurs, à l’article de la mort, la chienne, à l’instar des personnes en d’autres circonstances, qui sont façonnées ou harnachées par leurs traumatismes, tourne le museau, les yeux, l’instinct, vers son pays de souffrance de tout son temps passé, comme si elle fermait les yeux une dernière fois sur ce qui avait bien pu se passer dans sa pauvre vie sauvée par l’écrivain, et qu’elle pardonnait, christique, à la ville et au monde.
Nicolas Koreicho – Juin 2022

« La tête est une espèce d’usine qui marche pas très bien comme on veut… pensez ! deux mille milliards de neurones absolument en plein mystère… vous voilà frais ! neurones livrés à eux-mêmes ! le moindre accès, votre crâne vous bat la campagne, vous rattrapez plus une idée !… vous avez honte… moi là comme je suis, sur le flanc, je voudrais vous parler encore… tableaux, blasons, coulisses, tentures !… mais je ne sais plus… je retrouve plus ! la tête me tourne… oh ! mais attendez !… je vous retrouverai !… vous et mon Château… et ma tête !… plus tard… plus tard… je me souviens d’un mot !… j’ai dit !… le sens animal ! de Bébert !… je retrouve le fil !… Bébert notre chat… ah ! m’y revoici !… que Bébert était comme chez lui dans l’immense Château du haut des tourelles aux caves… ils se rencontraient Lili lui d’un couloir l’autre… ils se parlaient pas… ils avaient l’air s’être jamais vus… chacun pour soi ! les ondes animales sont de sorte, un quart de milli à côté, vous êtes plus vous… vous existez plus… un autre monde !… le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois au Danemark… elle foutait le camp… je l’appelais… vas-y !… elle entendait pas !… elle était en fugue… et c’est tout !… elle passait nous frôlait tout contre… dix fois !… vingt fois !… une flèche !… et à la charge autour des arbres !… si vite que vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu’elle pouvait de vitesse !… je pouvais l’appeler ! j’existais plus !… pourtant une chienne que j’adorais… et elle aussi… je crois qu’elle m’aimait… mais sa vie animale d’abord ! pendant deux… trois heures… je comptais plus… elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards… elle me revenait les pattes en sang, affectueuse… elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin. Je vois le tertre… elle a bien souffert pour mourir… je crois, d’un cancer… elle a voulu mourir que là, dehors… je lui tenais la tête… je l’ai embrassée jusqu’au bout… c’était vraiment la bête splendide… une joie de la regarder… une joie à vibrer… comme elle était belle !… pas un défaut… pelage, carrure, aplomb… oh, rien n’approche dans les Concours !… c’est un fait, je pense toujours à elle, même là dans la fièvre… d’abord je peux me détacher de rien, ni d’un souvenir, ni d’une personne, à plus forte raison d’une chienne… je suis doué fidèle… fidèle, responsable… responsable de tout !… une vraie maladie… anti-jeanfoutre… le monde vous régale !… les animaux sont innocents, même les fugueurs comme Bessy… on les abat dans les meutes… je peux dire que je l’ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l’aurais pas donnée pour tout l’or du monde… pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre !… mais bien affectueux, ses moments… et terriblement attaché ! j’ai vu à travers l’Allemagne… fidélité de fauve… À Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark… rien à fuguer à Meudon !… pas une biche !… peut-être un lapin ?… peut-être !… je l’ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud… qu’elle poulope un peu… elle a reniflé… zigzagué… elle est revenue presque tout de suite… deux minutes… rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !… elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste… c’était la chienne très robuste !… on l’avait eue très malheureuse, là-haut… vraiment la vie très atroce… des froids -25°… et sans niche !… pas pendant des jours… des mois !… des années !… la Baltique prise… Tout d’un coup, avec nous, très bien !… on lui passait tout !… elle mangeait comme nous !… elle foutait le camp… elle revenait… jamais un reproche… pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait… plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu’on la gâte… elle a été !… mais elle a souffert pour mourir… je voulais pas du tout la piquer… lui faire même un petit peu de morphine… elle aurait eu peur de la seringue… je lui avais jamais fait peur… je l’ai eue, au plus mal, bien quinze jours… oh, elle se plaignait pas, mais je voyais… elle avait plus de force… elle couchait à côté de mon lit… un moment, le matin, elle a voulu aller dehors… je voulais l’allonger sur la paille… juste après l’aube… elle voulait pas comme je l’allongeais… elle a pas voulu… elle voulait être un autre endroit… du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux… elle s’est allongée joliment… elle a commencé à râler… c’était la fin… on me l’avait dit, je le croyais pas… mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord… la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut… fidèle aussi à la vie atroce… les bois de Meudon lui disaient rien… elle est morte sur deux… trois petits râles… oh, très discrets… sans du tout se plaindre… ainsi dire… et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue… mais sur le côté, abattue, finie… le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d’où elle venait, où elle avait souffert… Dieu sait !… Oh, j’ai vu bien des agonies… ici… là… partout… mais de loin pas des si belles, discrètes… fidèles… ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala… l’homme est toujours quand même en scène… le plus simple…».

Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, Éditions Gallimard, 1957

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