La Loi symbolique

Nicolas Koreicho – décembre 2014

Gustave Moreau – Jupiter et Sémélé, 1895 – Musée Gustave Moreau, Paris

Le concept de la Loi symbolique, dont la souveraineté est démontrée d’abord par l’anthropologie puis prouvée par la psychanalyse, provient de l’idée d’un ordre symbolique fondateur de la sociabilité (fonction symbolique de C. Lévi-Strauss), sans quoi les groupes sociaux déclinent (décadence) puis disparaissent (explosion de la violence – du pulsionnel – sous toutes ses formes, puis implosion).
Cette loi est universelle, elle concerne tous les continents et s’inscrit au-dessus des lois édictées, juridiques, religieuses ou idéologiques.
Toutefois, elle est lisible dans la mythologie, le légendaire, le fictionnel, certaines philosophies et certains préceptes religieux, ainsi que dans certaines lois et traditions humaines et sociales, sans toutefois qu’on puisse la confondre avec telle loi politique. En littérature, on en trouve des systèmes dans de grandes épopées et en inverse infernal, si l’on peut dire, dans l’œuvre de Sade.
La Loi symbolique en tant que telle n’est pas consciente et répond à des universaux d’intégration du corps humain et des grands termes de l’inconscient dans le corps social.

La Loi symbolique, dans son acception positive, est susceptible d’assimiler, afin que la personnalité n’y reste pas fixée, les grandes étapes de l’évolution de la personne en promouvant le dépassement indispensable des représentations originaires des fantasmes à absorber (Fantasmes originaires : retour au sein et au ventre maternel, séduction incestueuse, scène primitive réitérée, castration figurée effective), lesquels ne se rencontrent en principe, dans leur acception la plus logique en tant qu’étape obligée de l’évolution de la personne, qu’une fois. Leur signification globale autorise respect des espèces et harmonie entre les vivants. Elle se résout à l’occasion de la mise en scène de ces fantasmes, et s’actualise des sèmes suivants :

Proscription : meurtre, inceste. (Retour au sein maternel)

Verbalisation : nomination de la parenté, dès lors, proscription du crime et respect de la différence des générations. (Séduction)

Prohibition : amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir. (Scène primitive)

Prescription : différence des sexes. (Castration)

Ces repères, lorsqu’ils sont ignorés, donnent lieu non seulement à des transgressions manifestes, plus ou moins prises en compte par la loi des hommes, mais, pour ce qui nous occupe, si ces repères ne trouvent pas d’origine sur le plan des contenus latents, ces repères ignorés donnent libre cours au développement de psychopathologies, transformées et éclairées dans la sublimation des œuvres d’artistes, d’écrivains, de mainte manière.

« J’ai, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi ». Antonin Artaud

Proscription : meurtre et inceste. Ce sont les plus anciens, les plus fondamentaux et les plus fondateurs, tant du point de vue personnel que du point de vue social. Ils s’appuient sur la nécessaire construction de la personnalité à partir du système de l’Œdipe, système de signifiants constitutifs de l’indépendance de l’individu.
Le fantasme originaire du retour au ventre ou au sein maternels ne doit pas avoir lieu de manière prolongée, ceci pour autoriser l’accession à l’indépendance de l’enfant puis de l’adolescent, selon des modalités distinctes.
La question de l’altérité est posée. Il y a un autre. Il y a de l’identique (prohibition de la sexualité entre parents et enfants ; consanguinité) et du différent (aller vers l’autre sang, l’autre sexe : fécondité).
La dialectique du même et de l’autre structure et organise le monde et les sociétés.
L’identique, dans son exécution (relation amoureuse ou haineuse de deux frère et sœur par exemple) interrompt cette construction. L’absence des interdits du meurtre et de l’inceste provoque l’annihilation de la nécessaire distinction entre le désir (fantasmé) et son assouvissement (en réalité). Elle représente une régression qui empêche la formation du Moi qui, rappelons-le, nécessite que chacune des étapes de son évolution soit dépassée pour se réaliser. Sans cela, la constitution de la personnalité se fait sur un versant pervers. Par exemple, on ne peut rester fixé au stade sadique-anal. Il en est ainsi du dégagement obligé de chacun des stades d’organisation de la personnalité dans son acception libidinale (oral, sadique-oral, phallique…) pour que chacun puisse se réaliser.
Au contraire, ces interdits  permettent la réalisation et l’émancipation de la personne de ces différents stades, vers son autonomie donc, dans une direction d’expansion vers soi et le monde de l’autre.

Verbalisation : nomination de la parenté. La question de la différence des générations est posée. Les personnes ne se traitent pas de façon identique et ne doivent pas se considérer de la même manière, jeune et vieux, ascendant et descendant, parent et enfant, vivant et mort, enfant et adolescent… La nomination conditionne l’ordonnancement de ce qui est utile ou néfaste, bienveillant ou nocif, vital ou mortifère.
Cette nomination différenciée permet de sauvegarder la paix entre les personnes dans une régulation adaptée aux différents âges de la vie.
Les rôles de chacun sont spécifiés.

Prohibition :  du vol, du viol, de l’abus de pouvoir. La question du respect, de la coopération et du partage est posée.
La pulsion de mort, et son corrélat, la pulsion agressive, est mise à l’index, et ne doit pas s’appliquer aux relations entre les vivants. Elle le fait cependant dans ses réalisations sadomasochiques ainsi que dans certaines élaborations de pathologies narcissiques (psychopathie…) et psychotiques (schizophrénie paranoïde…).
Dépasser le narcissisme primaire est le grand enjeu de ces prohibitions et dans cette dialectique les prescriptions de coopération sont éminentes. La personne n’est plus sa majesté le bébé ou l’enfant-roi. Il s’agit de permettre, et de protéger, l’intégrité de la personne.
L’agressivité naturellement animale de l’homme ne s’applique plus à la vie dans la société, si, jadis, elle se justifiait par l’existence de ses prédateurs ou la rivalité entre tribus et la nécessaire protection du territoire, de la nourriture, de la descendance, de la femelle…
Aujourd’hui elle s’exprime par la guerre, les crimes et les délits, y compris dans les familles.

Prescription : la différence des sexes. La question du masculin et du féminin est posée. Il y a toujours des mâles et des femelles. C’est une différence irréductible qui conduit à la différenciation des personnes et des identités, différenciation qui, elle-même, permet l’individuation. Elle représente une irréductible opposition fondamentale à l’origine de la vie même. Elle est de surcroit le modèle de la pulsion de vie et s’exerce par la procréation et les relations amoureuses qui sont censées y préparer selon le précepte de la complétude. Différence des sexes et différence des générations constituant les deux piliers de la génitalité.

Le cannibalisme. Le cannibalisme, a, parmi les tabous universels – mais pas de tout temps et non dans toutes les civilisations – un statut particulier, et des significations situées entre l’appropriation symbolique, qui est censée conférer au mangeur les qualités du mangé (Freud, Totem et tabou, 1912), et l’inceste symbolique qui fait que les asiatiques, contre la civilisation, mangent des chats et des chiens, c’est-à-dire potentiellement des membres de la famille, en passant par l’identification (les fils de la horde dans Totem et tabou, qui dévorent le père), par l’imaginaire incorporatif prégénital (mère-enfant)(Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, 1964-1968) et par les mythes littéraires amoureux (le coeur mangé – la sensualité mortifère de la tubéreuse) des amants (Baudelaire, Causerie in Les Fleurs du mal, 1857 ; Zola, Nana, 1880 ; Claudel, L’Otage, 1911 ; Donatien A.F. de Sade, La Philosophie dans le boudoir, 1796).

Nicolas Koreicho – décembre 2014 – Institut Français de Psychanalyse©

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