Psychopathologie du syndrome d’Asperger

Rim Ghellab – Août 2024

 » Si un ami me dit qu’il se sent triste ou déprimé, je m’imagine assis au creux de la cavité noire d’un 6, et cela m’aide à faire l’expérience d’un sentiment similaire et à le comprendre. « 
Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu

Sommaire :

Illustration Janvier 2024 – Crédit©Claire Chalet

Résumé détaillé
Introduction
Histoire, origines et caractéristiques
Psychopathologie : séparation et adhésivité
1. La grande chute
2. Les conséquences de la grande chute
3. Le trauma du lien
. Introjection
. Capsule
4. Les défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésive
Dimensions du self selon Meltzer
. Identification adhésive
. Adhésivité
. Autrui sauveur/autrui prédateur
. Identification adhésive et affectivité
Suggestions pour la thérapie
1. Entendre le silence
2. Épaissir la surface
3. Le cadre de la thérapie
4. Les axes de la thérapie
. Renforcement du self
. Facilitation de la communication
. Utilisation et conscientisation du mimétisme
. L’espace du silence
5. Conclusion

Résumé détaillé

Introduction

Le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme, est souvent perçu sous diverses manières et interroge sur divers aspects, de la psychopathie à la posture sociale.
Les individus porteurs de ce syndrome, ont une perspective unique sur le monde et la société. Malgré une grande intelligence, ils posent des questions complexes et cachent une très grande souffrance face à un monde qu’ils trouvent désordonné et incompréhensible. Leur intelligence leur permet de compenser leur manque de bon sens et d’intuition sociale. Ils camouflent leurs déficits pour survivre dans un monde qui n’est pas fait pour eux, rendant souvent leurs véritables problèmes invisibles.

Histoire, origine et caractéristiques

Le syndrome d’Asperger a été décrit par le Dr Hans Asperger, un psychiatre autrichien, en 1944. Ses travaux ont été traduits et diffusés en 1981 par Lorna Wing, spécialiste britannique de l’autisme, qui a popularisé le terme « syndrome d’Asperger ». Le nom et les travaux du Dr Asperger sont controversés en raison de son implication dans le régime nazi. Malgré cela, des psychanalystes post-kleiniens comme Donald Meltzer et France Tustin ont adopté ce terme dans leurs recherches.
Les travaux de Geneviève Haag, analyste post-kleinienne, établissent un lien entre la psychanalyse et les neurosciences. Elle suit les recherches d’Esther Bick, qui considère que l’accès du nourrisson à un self unifié est crucial. Leurs travaux sur l’intégration corporelle sont une contribution clé.
Il a été retiré du DSM en 2013, puis intégré au TSA (trouble du spectre autistique). La  variabilité des symptômes, va de l’absence de déficit intellectuel au retard de langage ; le spectre autistique a une origine neurobiologique et génétique, affectant les interactions sociales et les comportements répétitifs.
La complexité de ce syndrome vient de l’expression variable de ses caractéristiques, ainsi que de la capacité de le camoufler.

Psychopathologie : séparation et adhésivité

1. La grande chute
La séparation corporelle d’avec la mère a été traumatique pour le nourrisson et a eu un impact très fort sur son développement. Si certaines théories évoquent le dysfonctionnement de la « seconde peau » maternelle, les conséquences de la chute sont un effondrement et de l’angoisse chez l’autiste.
2.  Les conséquences de la grande chute
Parmi les conséquences de la grande chute, la théorie du monde intense est convoquée, c’est-à -dire l’activation des circuits neuronaux archaïques de la peur. S’exprimeront alors des réactions de repli, de défense contre les sensations, un maintien forcené de la stabilité. L’Interactionsociale quant à elle représente un champ de mines social pour les Asperger.
3.  Le trauma du lien
Ce trauma du lien se traduit par une difficulté de l’autiste à établir un espace intérieur pour gérer la séparation. L’introjection ne peut pas avoir lieu : il utilise alors sa capsule autistique, qui lui permet le repli dans un état immuable, détaché du monde extérieur, ainsi qu’un mécanisme de défense par stupeur induite, avec un contrôle obsessionnel pour éviter la terreur de la séparation.
Débats et perspectives
On notera que les différentes théories, biologiques neurologiques et psychologiques, divergentes, font polémique, et créent, auprès de la communauté autistique, le rejet des notions d’autisme acquis par traumatisme. On pourra alors envisager la capsule comme un état neurologique de base, avec une capacité de sortir demandant des efforts, et l’état de non-pensée comparable à la méditation. La notion de parents nocifs soutenue par les thèses de Bettelheim est bannie et rejetée. La combinaison de facteurs innés et environnementaux rend complexe le syndrome d’Asperger. La nécessité d’une approche intégrée et nuancée, grâce à l’évolution des théories, apportera une bien meilleure compréhension de l’autisme.
4. Défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésiveLe propos explore les concepts de défense autistique et d’identification adhésive selon Meltzer, soulignant les différentes dimensions de la psyché et leur impact sur le développement et les relations des personnes autistes. La compréhension de ces mécanismes offre un aperçu sur les défis spécifiques rencontrés par les autistes dans leur interaction avec le monde extérieur.                                                                                           . . Dimensions du self selon MeltzerDonald Meltzer conçoit la psyché comme un univers multidimensionnel. L’évolution du self passe par l’acquisition de dimensionnalités successives, reflet de la maturation psychique. Une psyché développée permet l’introjection des objets dans un espace interne structuré, permettant la séparation entre le self et l’objet. La tridimensionnalité est le stade antérieur où le self omnipotent acquiert une identification projective des objets. La transition de la troisième à la quatrième dimension implique renoncer à la toute-puissance. En bi-dimensionnalité, les identifications sont adhésives, et en unidimensionnalité, il y a fusion indifférenciée du self avec l’objet.

  • Identification adhésive : de l’autisme capsulaire à l’adhésivité
    La relation à l’objet, dans la capsule autistique ,est unidimensionnelle, caractérisée par une fusion sans activité mentale. Puis, il y a la transition à la bi-dimensionnalité : l’autiste, en sortant de la terreur et du repli capsulaire, accède à un esprit bidimensionnel, permettant une forme d’interaction avec le monde extérieur.  Le self perçoit alors, dans cette bi-dimensionnalité, les objets de manière adhésive, surface contre surface, sans distance psychique pour la réflexion ou l’introjection. Elle influence la manière dont l’autiste se souvient, imagine et interagit avec le monde, souvent via des « chocs de surfaces ».
  • Adhésivité
    L’Identification adhésive est post-capsulaire, et l’autiste développe une relation adhésive avec les objets, incapable d’atteindre la tridimensionnalité. Haag et Meltzer divergent sur l’adhésivité, où Haag voit une étape normale du développement psychique et Meltzer la rattache à la pathologie autistique. Dans l’expérience primaire du nourrisson, le bébé adhère à la surface de l’objet maternel, une expérience tactile bidimensionnelle essentielle à la formation d’un sentiment de soi et de séparation ultérieure.
  • Autrui sauveur/autrui prédateur
    Un développement psychique sain nécessite que l’enfant perçoive la mère comme sauveuse, dominant ainsi les perspectives négatives. L’autiste dépend étroitement de la mère, oscille entre possessivité tyrannique et détachement extrême. Ce mode d’attachement influence durablement les relations futures.

Suggestions pour la psychothérapie des personnalités autistiques

La psychothérapie des personnalités autistiques est un soutien dans la recherche de l’être et du sentir, où le silence joue un rôle crucial comme point de départ de l’autonomie et du dialogue avec l’autre. Elle doit être centrée sur l’individu, respectueuse de ses différences et axée sur le renforcement des capacités internes. Le thérapeute doit adopter une approche flexible et empathique, visant à créer un environnement sécurisé et porteur où l’individu peut explorer et renforcer son identité de manière authentique et autonome.
1. Entendre le silence
Les individus Asperger utilisent des mécanismes obsessionnels pour contrôler leur environnement. Ils compartimentent les objets, sentiments, et expériences, et évitent les émotions fortes comme la colère. Cette tendance à atomiser leur réalité mène à une anesthésie émotionnelle et un isolement. Ils ne peuvent pas exprimer leurs peurs et honte, et vivent souvent cachés. Lorsqu’ils viennent en thérapie, ils ne demandent pas de l’aide explicitement et ne cherchent pas de thérapie. La psychanalyse, bien que dépréciée aujourd’hui, propose de les aider à développer une tridimensionnalité de l’esprit pour trouver un équilibre narcissique.
2. Épaissir la surface
Il est proposé de considérer l’Asperger non comme une maladie mais comme une structure de personnalité. Cette approche permettrait d’éviter de considérer les Asperger uniquement comme des individus ayant des troubles et rigidités comportementales, et plutôt de renforcer les fragilités du moi. Il s’agit de reconnaître leurs spécificités sans essayer de les adapter uniquement à des normes neurotypiques.
3. Le cadre de la thérapie
Le cadre de la thérapie pour les Asperger doit inclure des échanges de paroles et de silences, construisant ainsi la confiance. Contrairement à la psychanalyse stricte, il doit être plus verbal pour fournir des repères nécessaires. Le thérapeute doit aider à traduire le langage autistique en langage neurotypique pour faciliter la compréhension mutuelle et la communication.
4. Les axes de la thérapie

  • Renforcement du self : Les Asperger peuvent ressentir une profonde solitude,   croyant que les liens  durables sont impossibles et que le monde est hostile .La thérapie doit aider les Asperger à élaborer des moyens de protection plus souples et efficaces contre leurs terreurs primitives. Il faut les aider à établir des moyens d’être avec les autres de manière moins douloureuse et plus authentique, à nouer des liens qui ne soient pas perçus comme des prisons et leur montrer que la séparation n’est pas synonyme d’effondrement. Pour se faire, le thérapeute doit être capable de contenir les terreurs du patient, de faire face à la séparation, la perte et la peur de la mort. L’objectif est de permettre au patient de développer des mécanismes de protection plus souples et efficaces, en renforçant un self souvent figé par la peur.Le travail du transfert et du contre-transfert est essentiel pour construire des liens durables et résilients.
  • Facilitation de la communication: Le thérapeute doit fournir des enseignements pratiques sur la communication et les interactions sociales, aidant ainsi le patient à nuancer sa vision du monde et à voir des règles émerger du chaos. La thérapie vise à approfondir la compréhension cognitive du monde neurotypique et à améliorer la communication avec autrui, en se basant sur les affects et les cognitions.
  • Utilisation et conscientisation du mimétisme: La thérapie doit aider les patients Asperger à utiliser leur mimétisme de manière consciente sans se perdre dans des rôles superficiels. Le mimétisme peut être un outil précieux pour leur insertion sociale, à condition qu’il soit utilisé de manière à les rapprocher de leur véritable identité plutôt que de créer des faux self.
    5. Conclusion
    L’objectif ultime de la thérapie est de transformer la membrane de contact du patient en une peau perméable et vivante, permettant un échange fructueux entre son monde interne et externe. En renforçant cette membrane, le patient peut trouver un équilibre entre ses besoins de solitude et d’interaction, et construire une identité solide et résiliente. La thérapie offre ainsi un espace de silence et de réflexion, où le patient peut développer une véritable présence à soi-même et aux autres.

Psychopathologie du syndrome d’Asperger

Introduction

Le syndrome d’Asperger (une forme d’autisme) interroge, qu’on le connaisse de l’intérieur ou de l’extérieur ; psychopathie, maladie, posture, étrangeté savante, qui sont les personnes porteuses de cette particularité ? Comment appréhendent-elles le monde, la société, société du spectacle ou spectacle de cette société, ou bien les deux[i].
Quelle est leur place avec leur autisme et comment les accompagner en thérapie ?
Les personnes avec d’autisme sans retard mental posent paradoxalement plus de questions que les personnes autistes avec handicap mental. Elles semblent fonctionner différemment, et leur bon niveau intellectuel mène régulièrement sur une fausse piste, sur des diagnostics erronés. La richesse de leur vocabulaire, leurs excellentes performances dans des domaines bien spécifiques, leur promptitude à engager la conversation, leur fantaisie, trompent, car derrière la façade d’une connaissance quasi encyclopédique et une éloquence charmante, se trouve un individu en souffrance pour qui le monde est un spectacle désordonné et incompréhensible. Grâce à leur intelligence, ces personnes sont en mesure de compenser leur pauvreté en bon sens et en intuition sociale et de camoufler leurs déficits. C’est le seul moyen à leur disposition pour essayer de survivre dans un monde qui n’est pas fait à leur mesure. Du fait de cette compensation et de ces camouflages, nous ne voyons qu’une petite partie de leurs vrais problèmes[ii].

Histoire, origine, caractéristiques

C’est le docteur Hans Asperger[iii], psychiatre autrichien, qui a décrit les particularités d’un autisme sans retard de langage et sans déficience intellectuelle ; travaux écrits en 1944, ils seront traduits et diffusés en 1981, par Lorna Wing[iv], spécialiste britannique de l’autisme.  C’est elle qui lui a donné l’appellation de « Syndrome d’Asperger ». C’est cette appellation que nous avons choisi d’utiliser ici, malgré les controverses dont elle fait l’objet, dues au rôle sinistre du Dr Asperger dans la mécanique nazie. De plus les psychanalystes post-kleiniens, Donald Meltzer et France Tustin(Tustin,1986) utilisent ce terme. C’est dans leurs travaux que cette publication trouve ses sources.
Nous utiliserons « asperger » comme un adjectif qualifiant une personne ou un groupe de personnes, et comme nom propre dans l’expression « syndrome d’Asperger ».
Il faut ici évoquer la contribution d’un autre auteur majeur dans la théorie de l’autisme cité ci-dessus : Geneviève Haag[v] (Haag, 1997/2004), analyste post-kleinienne dont l’approche jette un pont entre la psychanalyse et les neurosciences, en suivant les travaux d’Esther Bick[vi] (Bick, 1965)qui considère quel’accès du nourrisson à un self unifié nécessite une intégration corporelle qui passe par les premières interactions avec son environnement. Actuellement il est admis que le syndrome d’Asperger est un trouble neurodéveloppemental, une configuration particulière du cerveau, un état, une condition. Il a été retiré du DSM en 2013pour intégrer la notion de TSA(trouble du spectre autistique) qui appartient aux TED(troubles envahissants du développement).
Le TSA, continuum qui unit tous les autismes, est un spectre, représentant sur une échelle, le degré d’intensité des symptômes, avec à une extrémité les autistes avec déficience intellectuelle non verbaux (NV) et à l’autre les autistes « asperger », verbaux, sans déficience intellectuelle et les autistes savants. Le syndrome d’Asperger a une origine neurobiochimiqueassociée à un problème génétiquefaisant probablement intervenir plusieurs gènes. L’intelligence de la personne n’est pas déficiente en dépit du fait que des troubles neurologiques affectent l’activité du cerveau. Tous les TSA sont caractérisés par des difficultés significatives dans les interactions sociales, associées à des intérêts spécifiques ou des comportements répétitifs, et le syndrome d’Asperger en fait partie. Il s’en différencie par l’absence de déficit intellectuel et de retard dans l’apparition du langage.
Le diagnostic est posé quand l’altération de la vie sociale et professionnelle est notable comparativement à celle d’une vie typique.
Il y a autant d’autismes que d’autistes : ce syndrome, très complexe, est un continuum dans le spectre autistique, l’échelle n’est pas graduée. La complexité vient du fait que l’expression des caractéristiques varie en qualité eten intensité pour chacundes individus. De plus les autistes « asperger » acquièrent une capacité à masquer le syndrome (ce qui le rend invisible) tant qu’ils ne sont pas dans l’intimité… Le S.A est envahissant, il envahit l’autiste, les autres, et l’environnement. Ils apprennent à gérer leurs déficiences compensent et s’adaptent comme ils le peuvent à leur environnement, dont ils ne comprennent pas les codes de communication, apprennent à parler le langage des « neurotypiques » superficiellement. L’incompréhension des codes, de l’implicite, du besoin d’interactions, d’échanges, de la configuration psychique des plus nombreux –les neurotypiques – font qu’une situation d’interaction sociale, a fortiori imprévue, représente un champ de mines social. Être porteur du syndrome d’Asperger, en soi, n’est pas un malheur : le malheur sourd de la cohabitation avec les neurotypiques, qui propagent un modèle de l’humaindans lequel l’asperger ne peut pas se reconnaître, et qui présente un spectacle confus auquel il tente vainement de se conformer au prix d’un effort épuisant, dans le but de passer inaperçu, de ne pas susciter de réactions de rejet pour trouver sa place. Cette configuration neurologique, conduit à un problème relationnel de base, dans les interactions sociales comme dans toutes formes de relations, générales, sociales, affectives ou amoureuses.

Psychopathologie : séparation et adhésivité

  1. La grande chute

Dans une lecture psychanalytique de l’autisme, qui trouve ses racines dans l’article fondateur d’Esther Bick (1965), ce trouble serait la conséquence d’un « traumatisme du lien primaire » au moment de la séparation corporelle d’avec la mère, à un stade de développement précoce, avant la constitution de l’objet interne. C’est le point de vue que développent les psychanalystes post-kleiniens, Donald Meltzer[vii] et Frances Tustin[viii] (Tustin, 1986).
Vécue par le nourrisson comme un cataclysme entravant son développement ultérieur, la séparation corporelle concerne tous les bébés, la mère ayant pour fonction de « recevoir la souffrance projetée du psychisme infantile » et de la contenir, selon la formule de Bion[ix](Bion, 1962), de servir de « seconde peau » à l’abri de laquelle le nourrisson pourra se constituer un proto-soi. Un dysfonctionnement dans la constitution de cette seconde peau maternelle engendrerait l’autisme.
Cette dysfonction, Tustinl’explique de trois manières :

  • Déprimée, submergée par ses propres terreurs, renforcées en miroir par celles du bébé, la mère serait par conséquent incapable de remplir cette fonction, ou encore que
  • L’enfant, par sa sensibilité personnelle, submergé par l’intensité de ses terreurs et de ses sensations, ne se laisse pas contenir dans cette « seconde peau » ou bien encore,
  • Le nourrisson resté trop longtemps dans un mode primitif de relation totale à son objet, dans une dépendance à la sensation favorisée par l’association étroite avec la mère, appréhenderait le monde par un sens du toucher restédominant dans un univers limité aux surfaces et aux textures.

La séparation interviendrait avant que le nourrisson puisse se représenter un « autrui sauveur » dominant l’ « autrui prédateur », processus qui donne le désir de communiquer avec le monde des autres et qui lui confère de bonnes raisons pour le faire. « La mère est, à proportion égale, celle dont la présence est la condition indispensable à la continuation de la vie et l’instrument de la destruction quand la séparation a lieu ».

2. Les conséquences de la grande chute.

Selon l’interprétation de Donald Meltzer et Frances Tustin,ce serait la séparation traumatique d’avec la mère qui plongerait l’autiste dans l’angoisse, l’effondrement.

« Une peur totale, archaïque, moindre quand il est seul, toujours convoquée par les autres ». (Tustin, 1981).

D’après « La théorie du monde intense » face à tout environnement inconnu, en présence de stimulations provenant de tout ce qui lui est extérieur, l’autiste mobiliserait les circuits neuronaux archaïques de la peur. Et ce, au contact des autres êtres vivants, et spécialement des « autres » humains avec leur insistance à entrer en contact, leur inclination au mouvement, aux dynamiques de groupe. Ainsi dans sa prime enfance face à la peur ressentie en présence de ces stimulations vécues comme des agressions, à l’angoisse de revivre l’expérience de telles stimulations, l’expérience de séparation catastrophique, la réponse de l’autiste sera celle de manœuvres de repli, défense contre les sensations qui sans cesse le débordent et le font s’effondrer. Terrorisé par tout ce qui modifie sa routine et rompt la perception d’un monde immuable, en limitant strictement son univers à ce qu’il connaît, il s’assure de sa permanente stabilité.

            « Il n’explore pas […] Il ne saisit pas, mais traverse, comme sans la voir, la matière : il ne communique pas, mais répète en écho ce qu’il entend sans comprendre les ressorts d’un possible échange. », (Tustin, 1981).

3. Le trauma du lien

  • Introjection : Les enfants non-autistes (ayant eu accès « à un développement affectif normal » selon M&T) introjectent l’objet de leur amour. C’est à dire qu’ils se constituent un espace intérieur où s’élaboreront la notion du temps, le tissage des émotions et de la pensée. Lorsque leur mère, ou leur entourage leur fera faux bond, lorsqu’ils se sentiront abandonnés, ils pourront y élaborer leur colère, ultérieurement, et ainsi pouvoir la contrôler, la maitriser, la surmonter. Les autistes en seraient incapables, ne pouvant utiliser de capacités projectives pour affronter la séparation avec leur mère – et les objets externes – et établir le socle de leur identité. Face à la séparation, ils s’effondrent.
    Le nourrisson autiste reste dans un besoin permanent et fusionnel de sa mère, dans une possessivité totale car lorsqu’elle s’en va, il la perd et se perd en même temps, ne différenciant pas le self de l’objet.
    Non séparable, l’enfant autiste vit dans un monde sensoriel primitif, dominé par le toucher. Privé du contact visuel et auditif, il ne peut pas enrichir ses perceptions, ni intégrer la notion de temps ou l’objet de son premier amour. « Pour échapper à l’anéantissement, il lui faut se replier sur ses sensations propres, les manipuler et les contrôler afin d’éviter celles qui seraient provoquées par l’objet, toujours menaçant, de partir ; le repli autistique serait alors le moyen d’assurer un sentiment de sécurité que l’objet ne lui donne pas »
  • Capsule : Ce repli sera le retrait dans la capsule autistique ; dénué de tout contact avec l’extérieur, et dans lequel règne l’homéostasie de l’immuabilité : l’autisme capsulaire est un état a-verbal, a-mnésique, a-mental, a-temporel. Difficile à décrire – et à imaginer– lieu de la gradation des troubles du spectre autistique, les asperger et les autistes de haut niveau ont pu partiellement s’en distancier et y ajouter des composantes élaborées. L’état autistique serait donc, par rapport à cette expérience de destruction massive que fut la séparation d’avec la mère, un mode de défense « par stupeur induite » (Meltzer, 1975, p. 213), « un rétrécissement de la perception sous l’effet de la terreur » (Tustin, 1986, p. 128), celui d’une stagnation à un état du self primitif, un fonctionnement uni-modal et a-mental, assurant la fusion par la sensation à un objet partiel. Cette proto-sensation ne permet pas l’association à d’autres objets, même partiels ; en effet, l’association de parties d’objets conduirait à l’objet total, séparé du bébé, mais celui-ci ne peut être envisagé par l’autiste qui ne peut justement pas survivre à la séparation. La compartimentation des sensations de fusion à l’objet partiel est, selon Meltzer utilisée à cette fin : contrôler les parties d’objet afin que jamais elles ne se rassemblent en un objet total alors libre de s’envoler… Ce qui le terroriserait plus que tout.

L’autisme serait donc le plus primitif des désordres obsessionnels, le mécanisme obsessionnel consistant à séparer les objets internes ou externes pour tenter d’exercer un contrôle omnipotent sur eux. Chez l’autiste, ce mécanisme sera utilisé non seulement dans la lutte contre l’angoisse, mais comme mode de relation en soi aux objets. Un reliquat de ce mode d’être au monde se retrouve dans la « barrière » sensorielle-attentionnelle derrière laquelle l’asperger appréhende souvent son environnement : sans plus être entièrement encapsulé, ce qui lui a permis d’acquérir le langage et un minimum d’aptitudes sociales, il garde une sorte de bouclier autistique, qu’il peut déployer, lorsque c’est nécessaire, pour avancer derrière sa protection. La capsule s’est élargie et a laissé de la place pour une forme d’espace interne dans lequel un soi plus solide a pu se constituer.
Le besoin de contenant, de deuxième peau demeure, les enveloppes de ce soi restant fragiles : l’afflux ou l’intensité des stimuli externes et la présence de facteurs de stress dont le contact social est le principal, selon la gravité de l’atteinte autistique, cette membrane derrière laquelle l’asperger se barricade sera plus ou moins épaisse. Tout au long de sa vie, cette capsule, cette barrière sensorielle évoluera pour prendre la forme d’une coupure ou de brouillage attentionnel d’avec le monde externe, parfois accompagné par une focalisation extrême sur un détail.
En effet quand ils ne sont pas soumis à la pression sociale, aux exigences du « paraître » les asperger, les autistes de haut niveau adoptent un état d’hyper-focus sans objet. Un état de non pensée où la sensation, réduite au minimum, est proche du flottement, isolé du monde extérieur, rémanence de la condition capsulaire qui peut apparaitre à l’observateur comme un état de stupeur… L’aversion des asperger au contact physique est une réaction instinctive de fuite à l’intrusion physique de quelqu’un dans la « capsule ». Ils sont submergés par cette sensation tactile dont l’intensité surpasse tout autre chose, fût-ce leur propre pensée ou la sensation de leur propre corps, et s’éteignant soudain dans cette disparition d’eux-mêmes en l’autre, la dernière chose qu’ils éprouvent est la perte de la respiration. Pour se préserver de ces intrusions, la barrière attentionnelle peut s’étendre à un espace péricorporel, à un territoire une zone plus ou moins étendue. C’est une nécessité vitale chez l’autiste[x].
Les récits de personnes asperger parlent tout aussi clairement de l’existence, à l’intérieur de ce cercle péricorporel d’intimité, d’une empathie extrême avec autrui dont elles perçoivent avec acuité les variations et finesses émotionnelles.
Il paraît nécessaire ici de signaler les polémiques opposant les tenants des différentes théories sur l’origine biologique, neurologique ou psychologique de l’autisme. Des voix nombreuses s’élèvent, expression d’une « communauté autistique » qui, sur internet, ou les réseaux sociaux. Elles récusent fortement les notions d’autisme « acquis » par un traumatisme, de développement « arrêté » à un stade « primitif », la vision d’une vie dominée par la peur ou la terreur, ainsi que ce renvoi à des notions de repli (dans la « capsule autistique ») qui fait douloureusement écho aux discours de B. Bettelheim[xi] et son concept de « Forteresse vide ». Si le concept de « capsule autistique » fait sens, les « organicistes » partisans d’une cause neurobiologique au syndrome d’Asperger appellent à l’envisager non pas comme une zone de repli créée pour s’y abriter, mais comme un état neurologique de base, altération des perceptions et conséquemment des aptitudes sociales. La particularité, si l’on peut dire, des autistes verbaux –incluant les asperger– serait leur capacité à sortirde cette capsule, avec plus où moins d’aisance, et au prix d’un effort le plus souvent épuisant. Et si les autistes apparaissent comme repliés dans une forteresse, celle-ci n’est pas forcément vide. L’incapacité à exprimer ses sentiments, à les partager à la manière des neurotypiques ne veut pas dire que ces sentiments n’existent pas, ou qu’ils se réduisent à la peur, à la terreur.
Par ailleurs, on osera noter que l’état de non-pensée, d’« hyper focus » sans objetest évocateur des exercices de méditation. L’état de sérénité recherché par la pratique ressemble fort au retour au calme recherché et obtenu par le sujet autiste, et constitue peut-être une aptitude plutôt qu’un déficit. Pour que le tableau soit complet, signalons que Frances Tustin, condamne sans ambiguïté la thèse de Bettelheim sur les parents nocifs. Kanner[xii], écrit-elle en 1986, a lancé une mode bien regrettable en caractérisant les mères d’autistes comme « froides et intellectuelles ». « Depuis qu’il a dit cela, on s’est constamment renvoyé des expressions comme « mères réfrigérantes » pour parler d’elles. Je ne souscris pas à ce point de vue. […] Je suis convaincue qu’il y a quelque chose dans la nature de l’enfant qui le prédispose à l’autisme ». Quatre ans plus tard, elle insiste sur ce point. « Il me semble, écrit-elle, que la plupart des théories sur l’autisme n’insistent pas assez sur les propensions innées des êtres humains ». Dès 1981, elle soulignait qu’il fallait se garder de « mettre systématiquement en cause les soins nourriciers », elle ajoutait qu’il était difficile de « faire la part des facteurs organiques, métaboliques, psychologiques », aussi lui paraissait-il déjà « regrettable que les tenants des thèses psychodynamiques et ceux des thèses organicistes se situent dans des camps opposés et aboient les uns contre les autres ». (Tustin, 1981).

4. Défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésivité

Dimensions du self selon Meltzer 
Pour expliciter sa conception de la psyché, Meltzer(1975) la représente comme un univers multidimensionnel, une représentation d’un self dynamique et malléable, à la fois contenu et contenant. L’acquisition des dimensionnalités successives reflète l’évolution du self, et décrit clairement sa conception de l’organisation mentale autistique. 
Une psyché complètement développée permet l’introjection des objets dans un espace interne structuré. Ce qui engendre des identifications dans une représentation de soi et du monde qui sont distincts. La psyché est alors considérée comme quadridimensionnelle, dotée d’un self capable de subjectivation, de séparation d’avec l’objet. Le stade antérieur du développement psychique, celui du self tout-puissant qui acquiert l’identification projective des objets est dit tridimensionnel. Éprouver la résistance de l’objet à l’effraction de la projectivité, et renoncer au fantasme de toute-puissance constitue le développement de la troisième à la quatrième dimension.
Ces deux stades font partie du développement normal de la psyché. Un arrêt ou un fonctionnement préférentiel dans la troisième dimension orienteront le développement de la personnalité dans des registres qui montrent une certaine inflexibilité par rapport à la tolérance envers ce qui menace l’omnipotence du self, à un stade où le narcissisme est encore fragile puisque non abouti.
Dans un univers plat, bidimensionnel, le self et l’objet ne peuvent être des espaces contenants. Dans la deuxième dimension, l’identification est adhésive, surface contre surface. La première dimension est celle de la fusion indifférenciée du self avec l’objet.
Ces deux premières dimensions, Geneviève Haag (1997-2004), les associe aux premières étapes du processus normal du développement humain, correspondant aux états psychiques des premiers mois de l’existence du nourrisson. Meltzer les rattache à la pathologie autistique.

  • Identification adhésive : de l’autisme capsulaire à l’adhésivité
    Dans la capsule autistique, la relation à l’objet, était selon le terme de Meltzer, unidimensionnelle. L’expérience s’y réduisait à une série d’éprouvés unidimensionnels de fusion avec l’objet, sans activité mentale. L’appareil cognitif et psychique n’était jamais assez distant de l’objet avec lequel il fusionnait pour « penser à » lui. Lorsque l’autiste parvient à sortir de l’état alternant la terreur et le repli capsulaire, il accède à la bi-dimensionnalité de son esprit. Les mécanismes obsessionnels de fusion à l’objet qui lui avaient permis de se défendre contre la pulvérisation du self vont lui permettre de se développer et de grandir, de se mettre à sa manière à la quête de « bons objets ». Cet état va lui permettre d’accéder à la parole, à l’imagination, à la mémoire, mais d’une manière particulière. Sortant de l’a- verbal de l’unidimensionnalité, il pourra se souvenir et parler de ce deuxième état, décrire comment il appréhende le monde depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte où il colore encore son fonctionnement intellectuel, émotionnel et affectif.
    Meltzer définit la bi-dimensionnalité de l’esprit comme « l’état du traitement de l’information, quand la signification des objets est inséparable de la qualité sensorielle que l’on perçoit à leur surface ».

Le self de l’autiste se constituera ainsi comme une surface sensible qui perçoit la surface des objets, sans capacité de s’en distancier. Comme on l’a vu, la séparation avait laissé le psychisme du nourrisson dans un état d’effondrement qui n’a pas permis que se constitue en lui l’espace tridimensionnel dans lequel le fantasme, la projection puissent prendre place.Le self se trouvera donc dépourvu de cet espace interne essentiel et contenant dans lequel les objets pourraient se constituer et se transformer. Ses expériences n’aboutiront pas à l’introjection d’objets, ni à la modification introjective d’objets.
Le self post-capsulaire, qui pourra se constituer à partir de cette carence d’une dimension essentielle de l’appareil psychique, appréhendera les objets par « contact » de surface à surface ; il ne pourra rien contenir, mais s’accolera à la surface d’objets
Toute interruption de contact fera disparaître l’objet mais risque aussi au passage d’entraîner la partie du self qui lui était accolée. Partant, ce self entièrement dépendant de son environnement, souffrira avant tout dans le sentiment problématique de sa continuité. L’asperger sera handicapé pour ce qui est de la mémoire, de l’anticipation et du désir : il sera dans la circularité temporelle de sa dépendance à l’objet, qui déterminera l’existence de la partie de lui qui lui est accolée, et dont l’éventuelle disparition la condamnerait à disparaître aussi. Le temps vécu dans cette dépendance sera celui de l’immuabilité qui empêche d’envisager une modification, un développement, un arrêt.
Tout ce qui menace cette immobilité sera éprouvé comme un effondrement ou une déchirure des surfaces du self adhérées à l’objet. Un tel self souffrira également d’une incapacité à saisir et comprendre l’objet dans sa totalité puisqu’il n’en perçoit que la surface et ne peut imaginer son intérieur – ou même qu’il en ait un. Le rapport de l’enfant asperger au monde, encore teinté de terreurs, est fait, ainsi qu’il ressort de nombreux récits, de « chocs de surfaces ». Dans la foule, la bigarrure des êtres, le vacarme d’une salle de classe, il se sent comme heurté par des objets violents, imprévisibles, fragmentés et sans cohérence. En mouvement perpétuel, ceux-ci vont trop vite, le cognent, le traversent ; son fragile espace intérieur ne perçoit pas leur épaisseur, juste le choc et la vitesse à leur surface ; le contact avec ces objets dont l’intérieur n’est pas deviné ne lui permet pas non plus d’éprouver sa propre épaisseur.
De fait, pour l’asperger, le rapport à la surface restera toujours déterminant ; celui de la surface à l’intérieur lui demeurera un grand mystère, le plus grand étant sans conteste, celui de l’intérieur des êtres.
La compréhension de son environnement nécessitera donc que le jeune autiste appréhende ces surfaces à l’intérieur opaque dont les humains sont les échantillons les plus complexes. Elle s’organisera par la création de répertoires, sur le mode obsessionnel caractéristique de l’autisme dès sa rencontre unidimensionnelleavec le monde. L’adhésion à une grande surface entraîne, si elle bouge, plus de risques de rupture de la surface d’adhésion, que celle à une petite surface : parcelliser les objets s’avère une mesure d’auto conservation du self et un mode de connaissance du monde externe puisque plus la surface d’adhésion est petite, meilleure est l’adhérence qui constitue le mode de perception des éléments du monde. Le monde bien compris par un asperger prendra la forme d’une vaste collection d’objets parcellisés au plus petit, dont les combinaisons infinies fourniront toute la variété observée et imaginable. Son éternel accolement aux surfaces, aux objets de son investissement affectif, pourrait, en l’absence de toute distance psychique possible d’avec les éprouvés, s’avérer aliénant en termes émotionnels. Les mécanismes obsessionnels empêcheront cette noyade dans l’éprouvé en l’aidant à contrôler les objets dont il reste « inséparable », grâce à leur atomisation, qui permettra aussi l’atomisation des sentiments qu’ils provoquent : l’autiste craignant de sa colère qu’elle ne détruise son fragile objet, la parcellisation de ce dernier lui permet parallèlement de parcelliser sa colère, jusqu’à en ôter toute violence ; de même, diviser l’émotion en ses constituants les plus infimes finit par la vider de toute sa substance vive, la figer et la rendre inoffensive.
Les psychanalystes (obédience « psy-« ) qui ont écrit sur les enfants autistes ont noté leur grande gentillesse et leur absence de sadisme ; mais ils mentionnent aussi que ces caractéristiques recouvrent le noyau d’une sauvagerie et d’une cruauté d’autant plus intenses qu’elles n’ont pas été adoucies par les interactions avec une mère dont ils se sont sentis trop vite séparés. L’intensité de leur rage est proportionnelle à la catastrophe qui les a anéantis au moment de « la Grande Chute ».
L’asperger sorti de la phase capsulaire aura construit un solide rempartobsessionnelafin de juguler ce torrent d’agressivité. L’apparente non-violence de nombre d’asperger dont on relèvera communément l’expression «angélique», ainsi qu’un moralisme, une pruderie, une recherche de perfection et de droiture, cache une sauvagerie originelle qui peut se manifester, à travers le spectre des troubles autistiques, par des conduites auto-agressives, mais également dans les rapports avec les autres : des accès de rage et de violence physique des autistes, à la capacité des asperger à abandonner sans état d’âme les êtres précédemment désignés comme objet de leur amour, à rompre froidement les contrats affectifs et moraux dont la conservation aura pu faire antérieurement l’objet de leur plus grande détermination. Chez l’asperger, cette rage originelle, sur le terrain de solitude sur lequel il s’est construit, prendra facilement une teinte de psychopathie : évitement des sentiments d’amour, pseudo indépendance, fuite devant toute trace de vulnérabilité, déni des différences, reconnaissance ténue des liens sociaux et familiaux.

  • Adhésivité                                                                                                                                                             C’est, énonce Meltzer, sur la base de la bi-dimensionnalité que l’autiste élaborera sa relation au monde externe une fois sorti de la capsule : en découleront le type de son affectivité, mais aussi ses modes particuliers de mémorisation, d’apprentissage des interactions sociales et d’utilisation du langage. Il va pouvoir développer ce que Meltzer, à la suite de Bick(1968), nommera une « identification adhésive » à l’objet : celle-ci consiste à se coller à la surface de l’objet dont la troisième dimension, contenante, l’espace intérieur, lui restera inaccessible.
    C’est ce mode particulier d’identification qu’il adoptera, dans l’impossibilité qu’il est d’acquérir la troisième dimension à travers l’identification projective, qui lui ouvrirait à son tour l’accès à la quatrième, celle de l’introjection.
    Il s’agit du processus, également formulé à la suite des travaux d’Esther Bick, par lequel le moi corporel du nourrisson se fonde sur l’entité commune qu’il fait avec le corps de la mère sur le mode de l’identification adhésive.
    Pour Haag, celui-ci constituerait un moment normaldu développement psychique, contrairement à Meltzer qui le rattache d’emblée au pathologique et à l’autistique.
    Selon l’observation de Haag d’enfants normaux et autistes, le bébé fait, par le biais de sensations localisées à l’appui du dos lors du holding et du handling, l’expérience de la mère comme un objet externe souple, se coulant dans ses premiers éprouvés au gré de sa capacité de rêverie et de sa préoccupation maternelle. Collé à cet objet, le bébé pourra ressentir les mouvements de flux et de reflux de ses substances corporelles, l’alternance des moments où les peaux adhèrent et se décollent, le glissement rythmique des surfaces des corps. Ces perceptions primaires bidimensionnelles l’introduiront progressivement à concevoir la séparation et la tridimensionnalité à la faveur du léger délai physique entre sa sollicitation et la réponse maternelle. L’ensemble des données tactiles, particulièrement au niveau du dos, se combine avec le regard pour former une enveloppe circulaire autour du corps du nourrisson, le protégeant et permettant un échange entre pulsion et affect.
    Le regard doit ainsi pouvoir fournir un appui au développement psychique de l’enfant, dans un double mouvement d’interpénétration entre l’objet et le self en devenir. L’objet maternel devra pour cela lui servir de contenant unifiant, qui lui permettra d’affronter le stress lié à ce bouleversement.
    L’aboutissement de ce processus s’appuie donc – pour reprendre les termes de notre hypothèse de départ postulant une incapacité, pour l’autiste, d’adopter une certaine distance par rapport aux termes de l’équation « autrui sauveur = autrui prédateur » – sur une réalité qui soutienne l’émergence, psychique et sémantique, d’un terme préférentiel de l’équation : autrui – la mère– sauveur plutôt que prédateur.
    Les imitations précoces du bébé, tout d’abord effectuées sur le mode adhésif, sont reprises dans le cadre du lien avec autrui qui en fera l’objet d’une interaction ; elles participent ainsi à la mise en place du lien tridimensionnel et projectif, fondant le développement du sentiment de soi et de l’altérité. L’observation de l’autre et son imitation amorcent l’activation des zones cérébrales du système-miroir impliquées tant dans la production d’une action intentionnelle que dans sa préparation sa simulation, et dans l’extraction des intentions d’autrui.
    Ce qui arrive à l’autiste, c’est-à-dire vivre une séparation d’avec l’objet maternel à un stade où le self n’est pas assez fort pour l’élaborer, n’est-ce pas se sentir détruit ? L’absence de l’autre, sa défection creuse le gouffre dans lequel la chute sera fatale ; le bébé se réveille brutalement de l’illusion fusionnelle, seul face à l’objet qui s’ébauche trop tôt dans une différence insoutenable, dans un extrême de l’altérité.
    Celui qui n’est pas séparé si tôt dans son développement psychique a eu le temps de se construire un espace interne où l’objet mère demeure dans le sentiment d’appartenance au même, donné par le lien qui est celui de la communication, de l’implicite d’un code primitif supposant le partage, et d’une expérience commune. Que l’identité adhésive soit ou non constitutive du développement psychique normal, ce qu’indiquent les écrits de Haag autant que ceux de Meltzer, est que l’être humain a peut-être, dès les prémices de son développement psychique et cognitif, maille à partir avec les termes de l’équation insoluble relative à la double nature, de ce qui prévaut dans la facture et le maintien des relations.
  • Autrui sauveur/autrui
    Il faut décider, pour survivre, pour faire lien, il faut de l’intuition d’égalité, se détacher, doucement, transformer la terreur en ferment d’une représentation, et aborder, doucement, aux rives du sens.
    La clé de ce processus est le terme positif de l’équation, celui qui dit que la mère sauve plutôt qu’elle tue.
    L’impulsion à démarrer la pensée est donnée à l’enfant normal par sa perception de l’invitation à l’amour qui lui est faite, qui doit dominer sur d’autres perspectives négatives inhérentes à la relation, pour lui ouvrir la porte à la formation de son identité et à la différentiation des cognitions au service de ses représentations: alors pourront s’enclencher les impulsions à entrer et rester en lien, à concevoir la socialisation dans un climat sécurisant qui devra demeurer, par la suite, en tant que présupposé directeur dans l’édification de son rapport au monde.
  • Identification adhésive et affectivité
    Comme corollaire à son mode d’identification adhésif, l’enfant autiste conservera à l’égard de son objet une dépendance étroite et une difficulté majeure à s’en différencier. Au percept de la mère prédatrice s’opposera un percept tout aussi intense de mère sauveuse, de mère dont la présence est indispensable à la survie. Possessivité tyrannique, intrusion perpétuelle seront les piliers de son attachement à l’objet maternel, dont la disparition, littéralement, le tue. La grande affaire de son enfance et de sa jeunesse, outre de sortir de la capsule autistique et d’établir avec le monde externe un tissu de relations problématiques, sera de se distancer de cette dépendance à la mère.
    Si ce difficile détachement se réalise, on le verra souvent suivi d’un éloignement tout aussi extrême: la mère, d’essentielle, pourra devenir comme étrangère par le fait des mécanismes obsessionnels de division de l’objet et de l’affect associé ; le lien dévitalisé tombera et l’asperger pourra concevoir pour son premier objet d’amour la plus grande froideur, probablement en écho au fait qu’il en ait éprouvé jadis la faible capacité de contenance, et qu’il ne l’ait pas sauvé de la Grande Chute (froideur qui, si les mécanismes obsessionnels n’ont pas annihilé toute émotion, recouvrira une rage à la mesure de la catastrophe originelle).
    La vie affective de l’asperger sera généralement nourrie de peu de liens, mais les plus profonds pourront être vécus sous l’égide d’une dépendance à la mesure de sa sensibilité à la séparation, toujours susceptible de faire rebasculer le self dans la Grande Chute ; la rupture se soldera, s’il s’est laissé aller à engager ses sentiments, par un effondrement psychique dont il lui sera ardu de se relever.

Même en l’absence de grands sentiments, la nature adhésive du lien qu’édifie l’asperger à autrui lui fera « épouser les formes » de la surface de ceux auxquels il s’attachera.
Les adolescents et jeunes adultes asperger bien ancrés dans la bi-dimensionnalité tentent de trouver, en leurs objets d’investissement affectif, des prolongements d’eux-mêmes plus que des partenaires. Nombreux sont ceux qui s’allient à des personnes dont ils aimeraient absorber les caractéristiques comme par imprégnation, dans l’idée souvent consciente « de devenir comme eux », voire de devenir eux… Nulle rencontre de l’autre dans ce projet dans lequel le mimétisme confine au cannibalisme, mais dans lequel l’individu reste, même au cœur de la relation, dans une solitude spéculaire : tentant de se voir en l’autre, jamais totalement abusé par son imitation, dont il devine toujours avec désappointement qu’elle n’est au pire qu’une piètre singerie, au mieux qu’une image. Sans relief, elle abolit toute profondeur au champ de la relation et à celui du sujet qui disparaît de soi-même dans son propre manque à contenir, disparaît en même temps que l’objet inconnu. Même en l’absence de toute intention de captation de traits d’autrui, l’asperger tendra naturellement à se calquer sur ses comportements et ses caractéristiques ; cette faculté le fera souvent se perdre et se fondre au contact d’autrui. Si son fragile sentiment d’identité en est ébranlé, l’anxiété qui en résultera fera la substance de l’une de ses plus grandes difficultés à vivre avec les autres ; si ce n’est pas le cas, il lui sera à terme difficile de conserver cet état de fusion permanente à son objet. Par conséquent, sa vie comportera ses quêtes de « bons objets » mais en règle générale, afin d’éviter le désastre d’une fusion délétère, d’une si totale solitude au sein de la relation que lui-même s’aliène de lui-même, ou d’une séparation dont il ne pourrait se relever, il en restera affectivement distant. Cette distance sera alimentée par les mécanismes obsessionnels qui atomiseront l’émotion en composants si petits qu’ils perdront tout caractère vivant, et probablement aussi par la difficulté qu’il aura, intrinsèquement, à s’attacher étroitement à ce qui lui est si étranger : n’oublions pas que pour un asperger, le fonctionnement humain habituel, celui des neurotypiques, demeure « autre », au sens d’étranger.
Dans cet extrême de l’altérité, difficile d’imaginer une rencontre, d’autant qu’il paraîtra aux yeux des neurotypiques bien étrange à son tour
Pour éviter la dépendance, la fusion ou l’effondrement sans se confiner à l’isolement, ils peuvent choisir de s’unir à des personnes à qui ils ne sont pas vraiment « attachés ». Ils resteront fidèles à ces liens dictés par un contrat intérieur, qui vise plutôt la création et l’homéostasie d’une cellule familiale que l’échange affectif du couple.
C’est ainsi que les asperger les mieux socialement adaptés s’unissent souvent, en dessous de la classe socioculturelle attendue, avec des gens avec qui ils ont peu en commun mais qui tolèrent leur retrait, leur réticence au partage et à l’expression. Généralement, ces compagnes et compagnons ont des traits obsessionnels ou narcissiques ; il n’est pas rare également qu’ils s’unissent à des personnes dont les bizarreries ne les rebuteront pas au quotidien, ou qu’ils reconnaissent, symétriquement, à cet autrui le droit à être différent et ils ne voient pas de raison de tenir rigueur à leur partenaire de cette différence ; l’important est qu’ils restent dans l’ombre.

Suggestions pour la psychothérapie des personnalités autistiques[xiii]

  1. Entendre le silence                                                                                                                

L’Asperger contrôle les objets dont il ne peut se distancer à l’aide de mécanismes obsessionnels primitifs : Séparer les objets, les parties d’objets, les parties de soi, les encapsuler, les classer, en faire des catalogues, autant dans l’usage du langage que dans la mémoire et les conduites, atomiser les objets et les sentiments qu’ils évoquent, surtout la colère dont il pressent dans les yeux des neurotypiques tout le mal qu’elle peut faire et dont il a éprouvé qu’elle pouvait briser ses fragiles objets .Il réduira l’expérience émotionnelle à un assortiment de formes, la videra de ses sens, jusqu’à n’en plus rien voir, n’en pas pouvoir parler, ne pas la concevoir, ne pas s’en souvenir et ne pas l’espérer et évitera l’imprévisible. Vivre anesthésié. S’y tenir. Que rien ne se pense, que les frontières s’estompent, que rien ne se passe. Reconnaître les gens à ce qu’ils ne regardent pas. Être personnellement sauvé par la beauté minuscule de ce qui n’est pas vu par d’autres et apprendre à en rire. Ne rien comprendre. Avoir la ténacité, la rigueur d’essayer. Vous épier, de biais, vous effleurer, vouloir être comme vous.
L’Asperger vit enfermé, depuis le tout début, dans les ruines de sa catastrophe intime, ses peurs, ses barricades, et la honte qu’il conçoit d’être le seul à ne pas savoir danser la valse des autres. L’écueil auquel il s’est heurté jusque-là est d’avoir été nié, dénié dans sa manière d’être au monde. De ses peurs, de ses terreurs, de ses perceptions, toujours « déconcerté de vivre », il n’a pas pu parler ; apprendre à ressentir est allé de pair avec apprendre à avoir honte ; il vit caché doublement, dans ses processus d’encapsulation et dans la dissimulation, tant que faire se peut, de ce qu’il est et de ce qu’il éprouve. Il n’est pas facile de dire à l’autre qu’on ne le comprend pas, qu’on ne sait pas comment faire dans les situations banales de l’interaction quotidienne. D’avouer que ce monde est une énigme, que l’on est toujours dépaysé, qu’on ne sait jamais ce qui est important et ce qui ne l’est pas ; de reconnaître dans le regard d’autrui qu’on s’est encore trompé. De dire qu’on ne sait pas ce que les mots amitié, amour, veulent dire, et pourquoi il faudrait souhaiter et rechercher ces choses que tout le monde nomme ainsi et semble considérer comme des choses agréables, alors que ce qu’on a appris de l’attachement, c’est qu’il est une histoire de vie et de mort, et que quand se détache un lien le monde s’effondre. Il est encore moins facile d’avouer, de s’avouer, qu’on ne sait pas être soi-même, qu’on a besoin des autres pour être comme eux, s’approprier par absorption leurs caractéristiques et se voir indiquer la voie de se comporter. De s’avouer que l’on dépend des autres jusque dans son propre sentiment d’identité, que ce dernier se résume au dernier habit que l’on a revêtu, à la dernière écorce à laquelle on s’est collé, et qu’à part cela, ce que l’on sent, c’est que l’on n’est rien.
Lorsqu’il se présentera à la porte de nos cabinets de consultation, celui qui vit ainsi, que lui dirons-nous ? Que répondrons-nous lorsqu’il ne demandera pas de thérapie, lorsqu’il voudra ne pas vouloir ?
Pour la psychanalyse en disgrâce aujourd’hui sur ce sujet du SA, qui a le mérite d’écouter longuement ses patients, l’Asperger était une maladie ; celle d’une intériorité absente, d’une troisième dimension manquante. Elle préconisait, elle préconise encore d’aider l’Asperger à atteindre cette problématique tridimensionnalité de l’esprit, celle qui permet, une fois l’épreuve faite de la résistance de l’objet à la pénétration et de sa survie à la colère, de concevoir la potentialité d’un espace dans cet objet qui puisse revêtir la fonction de contenant. Que s’élaborent le phantasme de l’identification projective, puis sa renonciation ; que l’omnipotent contrôle sur les objets internes et externes puisse être abandonné au profit d’une identification introjective qui permette la représentation d’un monde stable dans lequel le sujet trouve la place que lui laissera un narcissisme constitué.
La mission du thérapeute serait ainsi d’aider l’Asperger à progresser dans ces niveaux de maturation psychique.
Le peut-on ? Peut-on vraiment aider l’adulte à transformer de telle manière sa structure profonde, lui qui a vécu jusque-là, bon an mal an, édifié des modes identificatoires relativement fonctionnels puisque jamais il n’a déliré, jamais il n’a été fou, jamais vraiment aliéné ? Le but d’une thérapie est-elle de le « déprogrammer » des circuits élaborés au fil de son expérience et sans doute déterminés en partie par sa nature ? La vie d’un Asperger est une somme d’efforts d’adaptation : ténacité et opiniâtreté sont les points communs de tous les récits.
Vivre en tant qu’Asperger, avec ses spécificités ; voilà ce que suggèrent nos patients si on les laisse s’exprimer dans ce sens. Que le syndrome d’Asperger soit considéré comme une maladie n’est peut-être dû qu’à l’effet majoritaire du consensus neurotypique dont la configuration psychique est plus appropriée à la survie de l’espèce, mais qui requiert en son sein certaines caractéristiques dont les autistes sont les porteurs excessifs : percevoir les prédateurs, détecter l’ennemi en l’autre, l’étranger de soi-même, sont des nécessités inhérentes à toute communauté de vivants.
Peut-être les Asperger n’atteindront-ils jamais le degré d’intériorité supposé dans une véritable tri ou quadri dimensionnalité de l’esprit. Peut-être n’est-ce pas leur voie. Peut-être l’implication de devoir déconstruire un mode de relation à l’environnement enraciné aux sources de l’être leur serait-elle insoutenable, peut-être leur serait-il insupportable de vivre sans bouclier attentionnel, en voyant vraiment tout, sans la possibilité de se retrouver dans le havre flottant d’une solitude désincarnée.

2. Épaissir la surface

Si l’on part du postulat d’Asperger lui-même, comme une structure de personnalité et non comme une maladie, n’a-t-on pas une approche plus juste, plus réaliste, plus respectueuse des ressentis confiés par nos patients ? 
On pourrait  penser l’Asperger comme l’une des structures possibles de la personnalité, à l’instar de la personnalité névrotique ou état limite, obsessionnelle ou schizoïde, que l’on pourrait nommer « personnalité autistique » et dont l’autisme dans ses formes les plus graves représenterait l’extrême psychopathologique, comme structurellement la schizophrénie représente l’extrême psychopathologique de la structure de personnalité schizoïde ou schizotypique, le trouble de la personnalité borderline, l’extrême de celle de la personnalité état limite.
Une telle vision théorique éviterait l’écueil d’enfermer l’Asperger dans les limites arbitraires de l’énumération de symptômes mal cernés liés à d’hypothétiques dysfonctions, comme si vivre avec le syndrome d’Asperger se bornait à devoir transporter partout, un inventaire disparate de troubles des capacités de socialisation, de rigidité et de bizarreries comportementales.
Elle mènerait à des corollaires thérapeutiques dont l’objectif serait le renforcement structurel des fragilités du moi propres à ce type de personnalité.
Elle permettrait d’éviter d’inscrire toute démarche de soin de l’Asperger ou de l’autiste de haut niveau dans un carcan de mesures de « rééducation » ou d’« éducation à la socialisation » calquées sur le modèle de la remédiation au handicap et aux troubles développementaux : comme si être Asperger était, forcément, un handicap et rien que cela. Comme si l’adaptation au conformisme social était l’objectif unique de la prise en soins, comme si l’individu se définissait par ses aptitudes à se comporter, en dehors de toute notion d’être et d’affectivité.
La cure psychothérapeutique, de quelque obédience qu’elle soit, vise notamment à aider le patient à supporter le manque, gérer la destructivité et l’ambivalence, renforcer les enveloppes du moi et travailler à la solidification du narcissisme primaire. En respectant la bi dimensionnalité de l’Asperger, ne pourrait-on pas adopter l’objectif de l’aider à épaissir la surface de son self de manière à ce qu’elle finisse par acquérir une certaine forme de capacité de contenir ?
Chez les patients adultes, cette « surface » a déjà, par leurs expériences de vie, gagné en épaisseur ; il s’agira de la renforcer, de les aider à y créer des espaces intérieurs dans lesquels pourront s’affirmer des représentations, exister des objets, en s’appuyant sur les ressorts des histoires individuelles qui nous sont contées ; pour reprendre l’image de l’éponge pour caractériser leur façons de penser et de ressentir, il s’agira de les aider à enrichir et étoffer leurs villosités, à y ménager des bulles. Une telle option nécessitera que le thérapeute puisse imaginer, appréhender et connaître les présupposés du monde interne de l’Asperger, et partir de ceux-ci et non de ceux des neurotypiques ; autrement dit, elle mobilisera ses capacités à mentaliser le monde interne de son patient.

3. Le cadre de la thérapie

Le cadre général pour la présentation du syndrome d’Asperger dans ces pages est large puisqu’il se réclame pour ses bases, outre de données issues de la neuropsychologie et des neurosciences, des courants psychodynamique et analytique. Les éléments proposés ici peuvent être utilisés dans des psychothérapies de cette dernière obédience, mais aussi dans celles issues d’autres courants pourvu qu’elles offrent un setting où s’échangent parole et silence, où se construit la confiance.
La psychothérapie de l’Asperger adulte ne suivra pas les règles analytiques strictes, puisque qu’elle nécessitera l’engagement du thérapeute dans une verbalisation plus nourrie, propice à fournir des repères à ceux qui en ont besoin. Il s’avérera souvent nécessaire d’aider le patient à faire la traduction du langage autistique, avec son univers particulier, au langage neurotypique et inversement, pour l’aider à comprendre les comportements et les attentes de son entourage.
La thérapie permettra à l’Asperger de construire un pont entre lui et le monde externe : elle permettra la création d’un système d’intercompréhension entre ces deux mondes et sera le lieu d’une représentation de l’un et de l’autre. Le thérapeute devra pouvoir utiliser et comprendre un langage avec des patients dont les affects et les cognitions restent marqués par une sensorialité primitive.

4. Les axes de la thérapie : renforcement du self, facilitation de la communication, utilisation et conscientisation du mimétisme, l’espace du silence

Le premier axe de la thérapie est celui du renforcement d’un self que la peur a figé de plein fouet à l’état d’ébauche. Être le thérapeute d’un patient Asperger engage avant tout à être un objet capable de contenir ses terreurs ; capable d’affronter la séparation, la perte, la peur de la mort. La thérapie engage le praticien à comprendre ses manœuvres originelles de protection contre ces terreurs, afin de pouvoir l’aider à en élaborer de plus souples et de plus efficaces. L’Asperger et son thérapeute sont confrontés au nœud d’un traumatisme extrêmement précoce, celui qui empêcha le patient par la suite de croire que son environnement pouvait lui fournir de fiables repères. La thérapie vise à lui permettre d’établir avec ses pairs des liens qui ne soient pas sa prison.
Le deuxième axe d’une thérapie avec un patient autiste ou Asperger touche l’approfondissement de sa représentation cognitive du monde neurotypique et l’élaboration des modalités d’une communication avec autrui souvent encore limitée, si ce n’est sur le plan formel, tout au moins sur celui de ses assises cognitives.
Le troisième axe portera sur l’identification adhésive et ses effets collatéraux. Il s’agira de conscientiser et d’affiner, pour certains patients, l’usage des stratégies mimétiques ; de favoriser, aussi, la prise de conscience des adaptations faux self, qui pourra aider les patients à la fois à renforcer leur vrai self et à se garder de composantes dystoniques et délétères.
Pour le premier axe de la thérapie, rappelons que la grande Chute et la sensibilité de l’Asperger à la séparation lui font croire et sentir qu’il n’y a pas de lien durable, qu’aucune aide ne peut être prodiguée d’un individu à un autre. Il s’éprouve dans la condamnation à la solitude, et l’existence ne serait qu’une course à la survie dans un monde aux règles arbitraires et changeantes, glacé. La psychothérapie permettra d’aborder la nature du traumatisme ; le travail du transfert et du contre-transfert construira la possibilité d’un lien de sollicitude et d’échange qui s’inscrira dans la durée. Il s’agira d’aider l’Asperger à concevoir que la séparation peut ne pas déboucher sur l’effondrement, et à nouer des liens auxquels il puisse survivre. Lui permettre d’élaborer des moyens d’être avec les autres, moins loin qu’avant, avec moins de souffrance, mais à sa manière : c’est seulement lorsqu’il ne sera plus assailli par la terreur d’être près de l’autre, de s’y engluer ou de s’y ébouler, qu’il pourra fugacement l’approcher, croiser son regard, s’y attacher. Pour cela, il faudra comprendre son besoin de distance, ses capacités limitées à résister à la relation, susceptible de faire éclater les fragiles cohésions de sa psyché et de dissoudre son intégrité ; ne pas le mesurer à l’aune des neurotypiques qui recherchent un partage émotionnel et social qui ne saurait dans un premier temps que faire éclater la fine enveloppe de son self ou la faire fondre dans celle de l’autre.
Le retour sur les bases traumatiques de la personnalité autistique permettra d’enclencher un processus, non de réparation ou de recouvrement de ce qui fut perdu, mais de deuil de l’objet originel que ces patients ressentaient comme faisant partie de leur corps dans l’union fusionnelle de l’unidimensionnalité.
Le thérapeute sera à ce moment le contenant de leur terreur.
Ce travail de reconstruction des bases de la relation par le transfert et la mobilisation des forces dynamiques des affects et des pulsions, passera aussi par la modification cognitive des représentations du monde de l’Asperger, caractérisées par sa croyance en la plus absolue des solitudes, chaque jour confirmée par son incompréhension des codes sociaux dans lesquels il ne voit que le règne de l’arbitraire et de la parodie. Cette modification pourra s’opérer à travers le travail de « traduction » du langage neurotypique et de ses règles, dans le système d’intercompréhension autistique. Elle pourra s’appuyer aussi sur les théories des soubassements des relations humaines et de la communication : la linguistique, la philosophie, la psychologie, la sociologie, les manuels dits de savoir-vivre seront pour l’Asperger qui voudra bien s’y plonger, d’inestimables sources de révélations.
Dans le deuxième axe de la thérapie, qui touche aux modalités de l’interaction avec autrui et dans le monde neurotypique, le thérapeute ne devra pas craindre de servir de tuteur à son patient, pour ses acquisitions, et de fournir lui-même, s’il le peut, des enseignements pratiques sur la manière dont traiter certaines situations de communication ou d’échange social en fonction des situations particulières de chaque patient, en tenant compte des représentations des neurotypiques dont il devra souvent se faire l’interprète. Ces ouvertures théoriques et pratiques permettront au patient Asperger de nuancer petit à petit sa vision d’un monde externe concentrationnaire, de voir des règles émerger du chaos. Le travail psychique sur les origines du traumatisme autistique mènera les patients à acquérir les moyens de leur indépendance par rapport à l’objet en renforçant un self qui pourra s’édifier comme une surface acquérant peu à peu la capacité de contenir, et non plus seulement comme un bout de ruban adhésif collant aux objets dont les transformations en modifiaient indéfiniment la forme sans aucun autre moyen de contrôle que de s’agripper encore plus fort à la portion la plus inerte de l’objet, donc la plus petite de ses parties divisibles possible.
Cette nécessité les confinait à la plus grande dépendance par rapport à l’objet ; elle entraînait l’impossibilité de développer les pulsions agressives qui auraient menacé de « déchirer » l’objet et par conséquent, le self qui y était adhéré. Les mécanismes obsessionnels visaient à la suppression de ce type de pulsions qui orientent, dans leurs ressorts profonds, ces patients à développer des traits psychopathiques : l’enfant « séparé » si tôt a conçu dans les replis cachés de ce qui pourra devenir son self, une colère intense, proportionnelle à l’ampleur de sa catastrophe intérieure. La force de son ressentiment l’amène à viser à la destruction de l’objet qui le détruit par son manque à satisfaire ses besoins infinis de sa présence. L’agressivité intense que leur obsessionnalité avait neutralisée ressortira dans la thérapie qui pourra aider ces patients à la métaboliser mieux, leur montrant à la fois que l’objet saura tolérer la colère et y résister, et qu’eux-mêmes disposent de ressources suffisantes pour résister aux modifications de l’objet, à ses fragilités et à ses mouvements.
Le mimétisme, instrument du lien et de l’être est le sujet du troisième axe ; Dans l’univers affectif glacé qui accueillit ses premiers pas, l’Asperger tenta de s’insérer par le mimétisme, qui est un procédé d’adaptation à un contexte incompréhensible. Ce mode d’adaptation n’est pas le seul apanage de l’autiste et s’observe dans bien d’autres contextes traumatiques. À l’Asperger, il permettra non seulement de s’inscrire tant bien que mal dans les pratiques opératoires et sociales d’un groupe donné, mais posera aussi les bases de la construction de ses liens affectifs et de ce qui forgera en partie son identité.
Outre le travail nécessaire sur le traumatisme de fond qui fut celui d’une séparation trop précoce, la thérapie sera le lieu d’un travail tout aussi nécessaire sur la nature du mimétisme et ses répercussions identitaires. À l’âge adulte, au summum de son intégration dans le monde des neurotypiques, l’Asperger sait s’adapter superficiellement à toutes sortes de situations, sans qu’on – ou qu’il – puisse saisir vraiment qui il est et ce qu’il pense. L’impossible sortie de ce miroir aux alouettes est souvent à l’origine de leur arrivée dans nos consultations, perdus qu’ils sont dans leurs multiples rôles, et d’une évolution sub-dépressive ou dépressive, voire teintée de phénomènes proches de la dépersonnalisation résultant d’un tel mode d’être au monde. Il faudra aider ces patients à ne pas se fondre et se perdre dans les liens et les identifications qu’ils auront pu nouer sur le mode de l’adhésivité, y compris dans le cadre de la psychothérapie.
Le piège majeur de la psychothérapie de la personnalité autistique serait en effet, si le patient n’est pas compris dans son essence proprement autistique, de le faire élaborer toute une façade de faux self, de conduites adaptatives en fonction de nécessités conjoncturelles de sa vie et d’éléments qu’il aura pu percevoir du contre-transfert. Au stade de la thérapie où il aura intégré que le thérapeute résistera à sa colère et pourra contenir ses terreurs, la tentation sera pour lui de se réfugier contre lui ou « dans sa peau », comme derrière une barricade, et sur le mode de l’identification adhésive ; ce qui pourrait entraîner une réorientation de la thérapie dans le sens de l’élaboration de caractéristiques mimétiques de type faux self auxquelles le thérapeute pourrait bien se laisser prendre s’il n’est pas extrêmement vigilant.
À la faveur de changements ultérieurs dans l’environnement du patient, la pseudo-identité ainsi précairement édifiée risquerait bien en effet, si elle perd son utilité, de se détacher de son porteur qui se retrouverait tout aussi nu qu’au départ, la thérapie n’ayant en rien touché sa structure propre, surface restée trop fine et cassante, qu’elle n’aurait fait que recouvrir d’une couche de protection inapte à résister à des chocs qui mettraient à l’épreuve l’hétérogénéité de l’ensemble.
C’est là, peut-être, l’explication du caractère interminable de certaines thérapies de personnalités à traits autistiques à qui elles semblent instiller un souffle de vie juste suffisant pour leur permettre de survivre, mais pas assez pour les rendre autonomes. C’est sans doute aussi la raison d’échecs relatifs qui ne viendront pas à la connaissance du thérapeute chez qui le patient ne retournera plus. Il faudra donc se garder par-dessus tout de devenir les dupes des faux self « utiles » qui émailleront les tribulations affectives et sociales des patients, faux self qu’il faudra ménager mais dont le but sera de leur permettre, à terme, d’en éloigner la nécessité pour se rapprocher de leur être propre qui s’ébauche. Aider l’Asperger à prendre conscience de son mode d’identification adhésif, de sa manière de se lier à autrui mimétiquement, épousant étroitement sa surface, pourra l’aider à se distancer de ce mode de faire qui l’éloigne de sa propre forme.
Cette prise de distance se fera lorsqu’il pourra utiliser plus consciemment le mimétisme comme moyen du lien et de la connaissance de soi et d’autrui, mais sans s’y perdre totalement.
La précieuse faculté d’imitation de l’Asperger pourra être mise à profit comme instrument de l’insertion sociale qui lui est si difficile. Elle pourra fournir, en thérapie, le cadre d’un travail spécifique dans certains domaines de la socialisation : non pas sur le modèle, parfois utilisé dans certaines thérapies comportementales, des jeux de rôles qui visent à lui « apprendre les codes », mais d’une manière qui tienne compte de ses particularités et de ses façons personnelles de s’intégrer dans la communauté humaine. Plutôt que de vouloir éradiquer le mimétisme (et d’autres stratégies d’approche du monde spécifiquement autistiques comme le regard à travers) comme une bizarrerie, un moyen incongru et inefficace d’adaptation, pourquoi ne pas aider l’Asperger à le développer, l’utiliser et l’affiner comme le moyen conscient d’une pratique d’insertion sociale, de manière à ce qu’il puisse en recueillir les bénéfices – dont, à terme, une meilleure compréhension d’autrui – en se gardant du piège de s’y confondre sur le mode d’un faux self ?
Il s’agira, ici, de soutenir le mime en analysant les composantes des comportements mimés, en expliquant les ressorts et les objectifs ; ainsi fut fait pour ce patient qui, pour adresser ses réclamations à un organe administratif, commença par avoir besoin d’enregistrer l’énoncé que proposait sa thérapeute, pour pouvoir le répéter à l’intonation près ; il fut ensuite possible de travailler sur le contenu de cet énoncé, dégager les thèmes abordés et la manière de moduler l’interlocution, jusqu’à ce que le patient trouve ses propres mots, ses propres idées et se dégage du modèle proposé.
Lorsqu’il aura pris conscience qu’il se construit mimétiquement et adhésivement dans ses relations avec autrui et les objets du monde, l’Asperger sera en mesure de localiser la minuscule part de lui dans laquelle il percevra sa différence d’avec autrui, sa propre absence de ce processus d’adhésion, qui sera le point de départ d’une vraie présence à soi-même : ce lieu est difficile à saisir puisqu’il est à l’envers du point de collage.
La capsule autistique fut, à l’heure de l’unidimensionnalité, la membrane qui protégea sa fragilité d’écorché. En elle, on l’a vu, l’identité, l’affectivité et les cognitions se résumaient en termes privatifs, à l’a-mentalité, l’a-mnésie, l’a-verbalité, l’a-temporalité qui demeureront pour toute sa vie les fondements de la part la plus profonde de son sentiment d’exister. Quand la capsule s’ouvrit ou plutôt se déploya, lorsque l’Asperger a pu atteindre la bi dimensionnalité qui lui a permis de s’ouvrir au monde externe, une deuxième forme de sentiment d’identité s’ancra à sa surface : celle issue de sa propre impossibilité à être en l’absence de tout modèle, à être autre chose que le reflet d’autrui ; être, dans l’incapacité à être nu, dans la nécessité d’adhérer au vêtement qui le moule, à la paroi sur laquelle il se fond.
Dès l’enfance et la jeunesse, cette impossibilité à être, faire, penser, ressentir, si ce n’est selon l’autre, cette extrême dépendance environnementale, est e ferment d’une angoisse causée par le moindre changement de cet environnement, modifiant directement l’être qu’il est à sa source. Ce sera là une grande part de sa souffrance du début de la vie, qui le verra se déposséder, se déchirer, se froisser, se décoller au contact des variations des choses et des gens. À l’âge adulte, il ne peut toujours pas survivre sans carapaces : celle de la barrière attentionnelle, avatar de la capsule ; celle des identifications mimétiques à l’objet qu’il aura pu poursuivre et élaborer sur le mode faux self. Autant de carapaces dont la rigidité menace de l’asphyxier.
En l’absence de l’introjectivité, ses identifications et son sentiment de soi ne pourront pas se regrouper en un espace psychique tridimensionnel et unifié ; son espace interne, dans l’impossibilité d’être défini comme un volume, demeurera cette surface bidimensionnelle caractérisée par un endroit et un envers qui définiront ses deux modes d’être au monde : celui de l’a-mentalité de la capsule autistique, dont les traces restent à l’envers de la surface du self et peuvent se projeter au-dehors par la barrière attentionnelle ; et celui dérivé du mimétisme, qui occupera la surface externe du self permettant le collage aux surfaces des autres objets et la constitution des carapaces de substitution à la capsule autistique à l’heure de la bi-dimensionnalité et de l’adhésivité.

L’espace du silence                                                                                                                                       

Ce sera là l’objectif ultime de la thérapie de l’Asperger : transformer la nature de la membrane de contact qui est son double lieu d’identité : que, de carcan, elle puisse devenir peau. Que des échanges puissent avoir lieu entre l’endroit et l’envers de cette surface, que puisse y circuler une sève de vie et non des décharges de terreur.
Ainsi, pourra s’établir une jonction entre ces deux lieux d’être de l’Asperger, celui de l’envers où s’est tapie la trace d’un proto-self demeuré embryonnaire, et celui de l’endroit où il recueille les particules du monde.  Ainsi pourra-t-il atteindre l’état de syntonie du self qui surviendra lorsque l’endroit et l’envers pourront coïncider et devenir un lieu d’échanges : cet état pourra lui permettre de le renforcer, de l’épaissir, qu’il respire et, dans les espaces ménagés par cette respiration, qu’il puisse enfin contenir.
La thérapie de l’Asperger visera à lui permettre, outre de trouver le meilleur moyen de « être avec les autres », aussi, et c’est essentiel, de fonder son sentiment d’être au lieu même où il se trouve, dans le jeu de résonance entre les bribes du monde et la surface du self où elles rebondissent. Il a la chance, car c’est une chance, de pouvoir l’ancrer en tout cas partiellement dans le lieu de soi où il n’est pas, dans l’a-mentalité qui fut celle de la capsule autistique qui restera, à travers toutes les épreuves de la vie, le centre de son self dépourvu d’ego et la source d’une conscience de soi résumée au sentiment d’être au monde.
C’est en conservant et en protégeant ce centre névralgique que l’Asperger pourra trouver, par rapport aux autres, sa propre et juste position, et qu’il pourra, sans se perdre entre honte, efforts d’adaptation et faux self, élaborer sa vision du monde, trouver la racine de sa joie de vivre et apporter, à qui voudra bien les considérer, ses éclairages sur une réalité qui lui fait souvent le privilège de se révéler à lui légèrement autrement.
La psychothérapie est, pour l’Asperger blessé par les aspérités du monde, égaré dans le kaléidoscope de ses éprouvés, un appui dans sa recherche du lieu de l’être et du sentir.Pour écouter son patient, le thérapeute devra se placer à l’endroit le plus lisse et le plus silencieux de lui-même ; il devra mobiliser sa propre part autistique. Offrant à l’accrochage mimétique le moins de prise possible, il pourra se mettre au diapason du self autistique de son patient et lui fournir une contenance et un appui pour l’aider à se déployer et résonner dans sa fréquence particulière qui est celle du silence. La thérapie sera ainsi, avant tout, le lieu de la transmission d’un silence fécond, d’une intériorité à une autre.

5. Conclusion

À tant souffrir du mutisme auquel le contraint l’impossibilité de la communication, l’Asperger aura souvent oublié que le silence sut l’accueillir dans la capsule autistique. Il aura oublié que le silence est la marque de la forme d’autonomie qui est la sienne. Il n’en sentira plus sur ses épaules que la lourde chape et gesticulera longtemps pour s’en arracher, ne voyant plus la lumière et la transparence qui jaillissent à sa source. Rejetant sa solitude, il en sera venu à haïr celle dans laquelle il avait, au début, trouvé refuge.
C’est sans doute la clé de sa guérison : comprendre que le silence, loin de le tuer, l’a accueilli ; que ce silence est le point de départ de l’être et de sa liberté, le point de départ d’un dialogue avec l’autre dénué des demandes implicites qui si souvent font évoluer en déclaration de guerre ce qui avait commencé en déclaration d’amour.

Rim GHELLAB – Août 2024 – Institut Français de psychanalyse©


[i] Debord Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1967, Paris, Buchet-Chastel.). Debord Guy, Préface à la quatrième édition italienne de La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1979, Paris, Champ Libre.). Debord Guy, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1988, Paris, Éditions Gérard Lebovici.).

[ii] Vermeulen Peter, « comprendre les personnes autistes de haut niveau » (2013) .

[iii] Asperger Hans, Les psychopathies autistiques pendant l’enfance (trad.), Le Plessis-Robinson, Les empêcheurs de penser en rond, Synthélabo, 1998 (Article original publié en 1944 : « Die autistischen Psychopathen in Kindesalter », Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, 117, 76-136.).

[iv] Wing Lorna, « Asperger’s syndrome: A clinical account », Psychological Medicine, 11, 1981, 115-129. Wing Lorna « Asperger’s syndrome: A clinical account », Psychological Medicine, 11, 1981, 115-129.

[v] Haag Geneviève, « Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 20, le corps, 1997, 104-125. Haag G., « Sexualité orale et moi corporel », Topique, 2 (87), 2004, 23-45.

[vi] Bick Esther, « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces » (trad.), dans Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 1998 (Article original publié en 1968: « The experience of the skin in early object relations », The International Journal of Psychoanalysis, 49, 484-486.).

[vii] Meltzer Donald, Bremner John B, Hoxter Shirley, Weddell Doreen, Wittenberg Isca, Explorations dans le monde de l’autisme (trad.), Paris, Payot, 2004 (Œuvre originale publiée en 1975 : Explorations in Autism, a Psychoanalytical Study, Perthshire, Clunie Press.

[viii] Tustin Frances, Autisme et psychose de l’enfant (trad.), Paris, Le Seuil, 1977 (Œuvre originale publiée en 1972 : Autism and Childhood Psychosis, London, Frances Tustin.). Tustin F., Les états autistiques chez l’enfant (trad.), Paris, Le Seuil, 1986 (Œuvre originale publiée en 1981: Autistic States in Children, London, Routledge and Kegan Paul ltd.). Tustin Frances, Le trou noir de la psyché (trad.), Paris, Le Seuil, 1989 (Œuvre originale publiée en 1986 : Autistic Barriers in Neurotic Patients, London, Karnac Books.). Tustin Frances, Autisme et protection (trad.), Paris, Le Seuil, 1992 (Œuvre originale publiée en 1990: The Protective Shell in Children and Adults, London, Karnac Books.).

[ix] Bion Wilfred Ruprecht, « Une théorie de l’activité de pensée » (trad.), dans Réflexion faite (p. 125-135), Paris, Puf, 1983 (Article original publié en 1962: « The psychoanalytical study of thinking », International Journal of Psychoanalysis, 43, 306-310.).

[x] Attwood Tony, Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau (trad.), Paris, Dunod, 2003 (Œuvre originale publiée en 1999 : Asperger’s Syndrome, a Guide for Parents and Professionals, London, Jessica Kingsley Publisher.).

[xi] Bettelheim Bruno, La forteresse vide (trad.), Paris, Gallimard, 1969 (Œuvre originale publiée en 1967: The Empty fortress: Infantile Autism and the Birth of the Self, New York, The Free Press.). Bettelheim B., L’amour ne suffit pas. Le traitement des troubles affectifs de l’enfant (trad.), Paris, Fleurus, 1970 (Œuvre originale publiée en 1950: Love is not enough: the Treatment of Emotionally Disturbed Children, Glencoe, Ill., The Free Press.). Bettelheim B., Le cœur conscient (trad.), Paris, Robert Laffont, 1972 (Œuvre originale publiée en 1960: The Informed heart: Autonomy in a Mass Age, Glencoe, Ill. The Free Press.).

[xii] Kanner Leo, « Les troubles autistiques du contact affectif » (trad.), Neuropsychiatrie de l’enfance, 38 (1-2), 1990, 64-84. [Article original publié en 1943 : « Autistic disturbances of affective contact », Nervous Child, 2 (3), 217-250.].

[xiii] Wingerling Myriam Noël, « Autisme et syndrome d’Asperger », 2014.

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