Archives de catégorie : Textes

La Généalogie de la morale – Une généalogie du Moi

Friedrich NietzscheLa Généalogie de la morale, Avant-propos

Préface Nicolas Koreicho

Georg Janny, Spielende Nymphen (Scène sous-marine de nymphes jouant), 1920

Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire :
« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ».
Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes.
Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi.
La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné.
De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.

Nicolas Koreicho – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Avant-propos[3]

1.

Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.

Texte intégral, traduction par Henri Albert :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale


[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.

[2] Paul Verlaine, Parfums, couleurs, systèmes, lois, in Sagesse, 1902.

[3] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Avant-propos 1 (sur 8), 1887.

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Manon Lescaut – L’innocence et la passion : une lutte sans merci

Préface Nicolas Koreicho

La rencontre de Manon Lescaut et de Des Grieux – Peinture de Evret (XIXème)

Dans le langage précis et sophistiqué de cette traditionnelle vérité discursive (lumineuse) du 18e – c’est en 1731 que l’abbé Prévost publie Manon Lescaut[1], roman de mœurs en abyme (récits enchâssés les uns dans les autres : le récit de Des Grieux est inclus dans le récit de Renoncour, qui appartient aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité[2] – le héros, Des Grieux, raconte au narrateur, Renoncour, « l’homme de qualité », comment un jeune homme de bonne famille, dirait-on aujourd’hui, sombre dans la déchéance à cause de sa passion pour une jeune femme, elle-même prise dans la jeunesse complexe, instable et innocente des conséquences de l’expérimentation et de ses errements. À partir de ce récit-roman-mémoire, nous assistons à la retranscription, par le biais de la relation des deux amoureux, de la force du destin, en réalité force de la passion, et à la naissance de la source d’un fleuve tourmenté d’une puissance qui deviendra extraordinaire, tant les événements qui découleront de la liaison entre ces deux-là seront empreints d’une détermination tumultueuse, laquelle ne cessera point jusqu’à son terme qu’on pressent déjà implacable.
D’emblée le narrateur se présente davantage guidé par l’amour que par un quelconque libre-arbitre, ce qui illustre la dimension initialement passive de celui qui est littéralement emporté par sa passion cependant qu’il en est de même pour Manon, alors qu’elle tente de prendre le pas sur sa destinée.
Dans le roman, nous ne sommes jamais sûr de la parole des héros Des Grieux et Manon, c’est le narrateur qui choisit ce que les héros disent et font[3], et l’on va jusqu’à douter de la sincérité – ou plutôt de l’intégrité – de leur personnalité, conséquemment à l’impression, conjointe, d’un côté du développement incertain d’une certaine jeunesse, voire d’innocente immaturité se cherchant, des personnages, et de l’autre du courage du sens de la responsabilité qui leur fait prendre des décisions irréversibles.
Apparente séductibilité des sujets en même temps que duplicité – imaginée – transparaissent dans leurs pérégrinations et dans la relation de celles-ci.
En tous les cas, il demeure de l’impression laissée dans le texte par la description des sentiments des protagonistes une incomplétude souvent contradictoire des héros du roman, une fragilité qui fait qu’ils peuvent dans le même mouvement inspirer de la passion et en être subjugués et finalement emportés.
Il est vrai que la rencontre, en annonce si l’on peut dire, un siècle avant Le Rouge et le Noir, de la magie de la cristallisation stendhalienne, n’est rien moins que la perspective d’une métamorphose : la surprise de l’amour qui nous enveloppe sans que l’on y prenne garde et de la manière la plus sensuelle et investie, pour preuve les larmes et la peau et la température des corps :

« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de son oreille :
– Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
– Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! »

Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, 6, 1830

Il faut dire que le retentissement public à travers les siècles du personnage féminin, Manon, provient probablement en grande partie du tragique de la passion. L’élan amoureux de Manon pourtant l’innocence même va passer par les limbes de la tromperie et se transformera en tragédie, dans sa représentation et dans son interprétation, comme toujours incertaine oscillation entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, entre le Ça, le Moi et le Surmoi.

Nicolas Koreicho – Mars 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Extrait initial du roman :

« J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, disje, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur. Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux. »

Extrait terminal du roman :

« J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le nom d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présentée à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre. Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un Cours de français Première Trimestre 1 – page195 enchantement. Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé. Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande donc ma vie, infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. »

Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut


[1] Si aujourd’hui le titre du roman s’est réduit à Manon Lescaut, c’est sans doute que la signification de l’extraordinaire mystère du destin de la jeune Manon reste entier.

[2] Abbé Prévost, « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » in Mémoires et aventures d’un homme de qualité, T. 7, 1731

[3] Toujours cette distance avec la passion des autres, toujours incompréhensible.

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Matérialité et profondeur chez Maupassant : Pierre et Jean

Préface Nicolas Koreicho

« Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas. »
Guy de Maupassant, La Guillette, Étretat, septembre 1887

Eugène Boudin, Femme en robe bleue sous une ombrelle, vers 1865, huile sur carton, 22,1 x 31,8 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

C’est en Normandie, dans le pays de Caux, que se déroule ce petit roman, genre sérieux pour Maupassant et pour son maître Gustave Flaubert, après Une vie (1883), Bel-ami (1885) et Mont-Oriol (1887), façon pour lui de revenir vers la région de son enfance et vers la profondeur des attendus de ses premières années grâce au récit d’une période précise de la déliaison effective – et affective – de deux frères qui découle en l’espèce de leur relation avec leur mère.
Le thème du livre, sujet ancien de l’hypotextualité mythologique littéraire, est celui de la rivalité dans la fratrie, apparue dans la Bible à travers les relations de Caïn et Abel, d’Isaac et Ismaël, de Jacob et Ésaü, de Rachel et Léa, de Joseph et ses frères, d’Abimélec et ses frères, dans la mythologie grecque selon l’affrontement des fils d’Œdipe, dans la bataille pour la domination romaine avec le combat de Romulus et Rémus, tous constituants ataviques d’un tragique incestuel dans la ligne fondatrice et formatrice de la civilisation gréco-judéo-chrétienne.
Certaines techniques narratives du récit (monologue intérieur, style indirect libre, focalisation interne, description « naturaliste » des tableaux du quotidien, réalisme impressionniste) permettent d’entrer dans le vif du sujet, de ce que veut en faire l’auteur, et de ce que ce sujet devient dans l’histoire, malgré lui révélant l’inconscient des personnages.
Il y a toujours de la biographie, peu ou prou, dans nos fictions. On peut se laisser à penser, rapidement, que ce que l’écrivain a pu ressentir, à l’écoute de Laure de Maupassant, a laissé planer quelquefois le doute sur la paternité réelle de Guy, et que la question de la nature des liens fratriciels s’est posée sans doute dans un esprit sensibilisé, à l’idée que le cadet, Hervé, atteint de démence, finira interné[1].
Alors, même si le Christ commande qu’il faut aimer Dieu et son prochain[2], ceux qui nous ont été si proches ne sont pas toujours en mesure d’aimer l’autre, et l’amour, hautement re-commandé[3], n’est pas accessible à l’obscurité[4].
En effet, la compassion – et, d’ailleurs, le pardon – suppose une sorte de hauteur, laquelle provient entre autres de la conscience que notre vie est une seule et « unique matinée de printemps » (Jankélévitch).
Cependant, les rivalités, plus ou moins dicibles, proviennent en grande partie de la composante œdipienne de la parenté, inévitable, et pas seulement de ce que Freud a désigné comme roman familial selon lequel le sujet, dans une des périodes de son développement, s’imagine être le fruit de parents d’un rang supérieur ou d’une classe élevée[5], ni de l’idée connexe, fréquente dans l’œuvre de Maupassant, de l’enfant illégitime, enfant de la faute, ni de l’argent, dont on connaît en psychanalyse la puissance symbolique, en particulier sous les auspices ambivalents de l’héritage.
Ainsi, le Sujet, en la majesté de l’inconscient propre au récit, apparaît.

Nicolas Koreicho – Novembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Pierre et Jean (Début du chapitre II)

« Dès qu’il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L’air un peu frais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.
    Il se sentait mal à l’aise, alourdi, mécontent comme lorsqu’on a reçu quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’où lui venaient cette pesanteur de l’âme et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir où. ; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
    Lorsqu’il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières du café Tortoni, et il s’en vint lentement vers la façade illuminée ; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allait trouver là des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer ; et une répugnance brusque l’envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.
    Il se demanda : « Où irais-je bien ? » cherchant un endroit qui lui plût, qui fût agréable à son état d’esprit. Il n’en trouvait pas, car il s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne.
    En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna vers la jetée ; il avait choisi la solitude.
Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s’assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l’avoir faite.
    Il se demanda : « Qu’ai-je donc ce soir ? » Et il se mit à chercher dans son souvenir quelle contrariété avait pu l’atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fièvre.
    Il avait l’esprit excitable et réfléchi en même temps, il s’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans ; mais chez lui la nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’homme intelligent.
    Donc il cherchait d’où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu’un pour n’être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient lui dire.
    Et il se posa cette question : « Serait-ce l’héritage de Jean ? »
    Oui, c’était possible après tout. Quand le notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait senti son cœur battre un peu plus fort. Certes, on n’est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
    Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de l’impression produite par un fait sur l’être instinctif et créant en lui un courant d’idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires à celles que désire, qu’appelle, que juge bonnes et saines l’être pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
    Il cherchait à concevoir l’état d’âme du fils qui hérite d’une grosse fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un père, aimé pourtant et regretté.
    Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait mieux, content d’avoir compris, de s’être surpris lui-même, d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous. »

Guy de Maupassant – Pierre et Jean, 1888

Texte original, précédé d’une préface de l’auteur « Le Roman » :
https://fr.wikisource.org/wiki/Pierre_et_Jean/Texte_entier


[1] Pontalis, Jean-Bertrand, Frère du précédent, Gallimard, 2006

[2] Matthieu 22.36-40

[3] 1 Corinthiens 13.4-7

[4] « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de la Rochefoucauld

[5] Cf. ici notre article Fantasmes originaires

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Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.

Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.
Préface Nicolas Koreicho

Bessy et Céline

Quoi de plus humain, si un sens profond pouvait être donné à cet adjectif, que l’affect qui relie ces deux-là, la bête et l’écrivain.
Une âme sauvage, pulsionnelle par métonymie de l’enargeia (qualité de l’évidence sensible chez les anciens) et débordant de vie et d’un Ça, entièrement tournée vers l’anima – une âme et un souffle – innocente de pur courage, cependant douée d’amour pour ce qu’on aurait du mal à appeler un maître, sensible et blessé, tout comme l’animal, tant le lien entre la chienne et l’écrivain participe de ce qui pourrait être souhaité d’un lien familial, peut-être filial, c’est-à-dire l’inconditionnalité.
Céline, lui, échaudé et, conjointement, échafaudé par les épreuves, par les humains, est si proche des animaux en ceci qu’il est tout sensibilité, instinct, et définitif dans ses sympathies et dans ses antipathies, dans le sens du danger et de la survie. Comme les animaux. Il témoigne d’une empathie véritable, c’est-à-dire instinctive, et assumée (« responsable ») pour les gens, vis-à-vis desquelles il peut faire montre de haine et de lâcheté, les choses et les bêtes, qui ont elles d’emblée le courage en plus. A contrario, il exècre les meutes, le collectif, à l’inverse des sujets, pensants et agissants, qu’il jauge avec discernement, si possible avec distinction y compris dans la cruauté.
On pourrait dire, si le terme n’était pas si usé, que la chienne, et l’homme, étaient des exemples de résilience. L’une de la solitude du Danemark, de la sauvagerie des contrées où il faut de la densité aux hommes pour ne pas finir sauvages, l’autre de la sauvagerie de la guerre, des hommes, des corps, des sentiments, où il faut de l’étoffe pour ne pas terminer servile et soumis.
Lui, l’écrivain, très droit, cynique au sens ancien, ne reprochait rien à celle qui venait de la souffrance, qui en était pétrie, et qui ne voyait pas dans sa douleur, infligée par les hommes, tout le mal moral qu’il pouvait y en avoir, jamais il ne lui fit de reproche, jamais il ne lui fit peur. Il était uni avec Elle jusque dans la mort, qu’il a aidé la chienne à accueillir, se sachant aimée. L’amour et la mort. Les deux pulsions intriquées jusqu’au bout et concrètement en d’aucuns.
D’ailleurs, à l’article de la mort, la chienne, à l’instar des personnes en d’autres circonstances, qui sont façonnées ou harnachées par leurs traumatismes, tourne le museau, les yeux, l’instinct, vers son pays de souffrance de tout son temps passé, comme si elle fermait les yeux une dernière fois sur ce qui avait bien pu se passer dans sa pauvre vie sauvée par l’écrivain, et qu’elle pardonnait, christique, à la ville et au monde.
Nicolas Koreicho – Juin 2022

« La tête est une espèce d’usine qui marche pas très bien comme on veut… pensez ! deux mille milliards de neurones absolument en plein mystère… vous voilà frais ! neurones livrés à eux-mêmes ! le moindre accès, votre crâne vous bat la campagne, vous rattrapez plus une idée !… vous avez honte… moi là comme je suis, sur le flanc, je voudrais vous parler encore… tableaux, blasons, coulisses, tentures !… mais je ne sais plus… je retrouve plus ! la tête me tourne… oh ! mais attendez !… je vous retrouverai !… vous et mon Château… et ma tête !… plus tard… plus tard… je me souviens d’un mot !… j’ai dit !… le sens animal ! de Bébert !… je retrouve le fil !… Bébert notre chat… ah ! m’y revoici !… que Bébert était comme chez lui dans l’immense Château du haut des tourelles aux caves… ils se rencontraient Lili lui d’un couloir l’autre… ils se parlaient pas… ils avaient l’air s’être jamais vus… chacun pour soi ! les ondes animales sont de sorte, un quart de milli à côté, vous êtes plus vous… vous existez plus… un autre monde !… le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois au Danemark… elle foutait le camp… je l’appelais… vas-y !… elle entendait pas !… elle était en fugue… et c’est tout !… elle passait nous frôlait tout contre… dix fois !… vingt fois !… une flèche !… et à la charge autour des arbres !… si vite que vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu’elle pouvait de vitesse !… je pouvais l’appeler ! j’existais plus !… pourtant une chienne que j’adorais… et elle aussi… je crois qu’elle m’aimait… mais sa vie animale d’abord ! pendant deux… trois heures… je comptais plus… elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards… elle me revenait les pattes en sang, affectueuse… elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin. Je vois le tertre… elle a bien souffert pour mourir… je crois, d’un cancer… elle a voulu mourir que là, dehors… je lui tenais la tête… je l’ai embrassée jusqu’au bout… c’était vraiment la bête splendide… une joie de la regarder… une joie à vibrer… comme elle était belle !… pas un défaut… pelage, carrure, aplomb… oh, rien n’approche dans les Concours !… c’est un fait, je pense toujours à elle, même là dans la fièvre… d’abord je peux me détacher de rien, ni d’un souvenir, ni d’une personne, à plus forte raison d’une chienne… je suis doué fidèle… fidèle, responsable… responsable de tout !… une vraie maladie… anti-jeanfoutre… le monde vous régale !… les animaux sont innocents, même les fugueurs comme Bessy… on les abat dans les meutes… je peux dire que je l’ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l’aurais pas donnée pour tout l’or du monde… pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre !… mais bien affectueux, ses moments… et terriblement attaché ! j’ai vu à travers l’Allemagne… fidélité de fauve… À Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark… rien à fuguer à Meudon !… pas une biche !… peut-être un lapin ?… peut-être !… je l’ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud… qu’elle poulope un peu… elle a reniflé… zigzagué… elle est revenue presque tout de suite… deux minutes… rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !… elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste… c’était la chienne très robuste !… on l’avait eue très malheureuse, là-haut… vraiment la vie très atroce… des froids -25°… et sans niche !… pas pendant des jours… des mois !… des années !… la Baltique prise… Tout d’un coup, avec nous, très bien !… on lui passait tout !… elle mangeait comme nous !… elle foutait le camp… elle revenait… jamais un reproche… pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait… plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu’on la gâte… elle a été !… mais elle a souffert pour mourir… je voulais pas du tout la piquer… lui faire même un petit peu de morphine… elle aurait eu peur de la seringue… je lui avais jamais fait peur… je l’ai eue, au plus mal, bien quinze jours… oh, elle se plaignait pas, mais je voyais… elle avait plus de force… elle couchait à côté de mon lit… un moment, le matin, elle a voulu aller dehors… je voulais l’allonger sur la paille… juste après l’aube… elle voulait pas comme je l’allongeais… elle a pas voulu… elle voulait être un autre endroit… du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux… elle s’est allongée joliment… elle a commencé à râler… c’était la fin… on me l’avait dit, je le croyais pas… mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord… la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut… fidèle aussi à la vie atroce… les bois de Meudon lui disaient rien… elle est morte sur deux… trois petits râles… oh, très discrets… sans du tout se plaindre… ainsi dire… et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue… mais sur le côté, abattue, finie… le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d’où elle venait, où elle avait souffert… Dieu sait !… Oh, j’ai vu bien des agonies… ici… là… partout… mais de loin pas des si belles, discrètes… fidèles… ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala… l’homme est toujours quand même en scène… le plus simple…».

Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, Éditions Gallimard, 1957

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Libres associations réfléchies – Rêveries du promeneur

Jean-Jacques Rousseau – Extrait Les Rêveries du Promeneur solitaire

Préface Nicolas Koreicho

« Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur, si nous savions bien l’y chercher ».
Jean-Jacques Rousseau, Sixième promenade, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782

Jean-Jacques Rousseau, M. Quentin de la Tour, 1764

La signification de cet énoncé se distingue dans l’idée selon laquelle ce qui se manifeste, au travers de nos différentes inclinations et actions, et qui échappe à la volonté, à la conscience, ce qui est « machinal », existe à l’état latent, et que la cause de ces divers mouvements se trouve dans les profondeurs de « notre cœur », c’est-à-dire dans notre inconscient et dans nos affects les plus marqués.
Freud ne dit rien d’autre lorsque dans ses conférences de 1909[1] il affirme que le Moi, confronté à des désirs inacceptables, les refoule dans les profondeurs de l’inconscient et que ceux-ci, ne s’en laissant pas conter si facilement, expriment de manière ersatique, à travers symptômes et pensées difficiles, les affects les plus puissants, et souvent les plus archaïques, de notre histoire personnelle.

« Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour – cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées -, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir ; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir) ; tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique, donc insuffisant, du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme ; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir.[2]»

C’est entre autres le discours associatif, à travers la libre association, qui permet aux barrières de la censure consciente de tomber, par le truchement du transfert et dans la confiance d’un lecteur ou d’un analyste, et qu’ainsi les énoncés inarticulés jusque-là, formes des affects refoulés ou incompris, trouvent, grâce à la précieuse énonciation analytique, la libération de leurs motions douloureuses et contraignantes sous la forme d’un discours bien entendu.

Jean-Jacques n’en fait pas moins lorsque, au cours de ses rêveries[3], il laisse les pensées s’entresuivre sans logique apparente, cependant que Rousseau s’adonne avec toute la puissance de la précision de son écriture, fondée dans une très large mesure sur la transcription minutieuse de ses émotions, sentiments et affects, à la sublimation.

Il en est ainsi du souci qu’a l’écrivain de prendre toutes les précautions pour que les actions qu’il fait soient guidées non par l’impulsion du moment mais par l’idée de sa motivation profonde.
Ainsi, sa forme bien particulière d’auto-analyse lui permit d’une part d’accepter que sa partie féminine pût se réaliser dans l’au-delà[4], et, d’autre part, que sa résignation quasi mystique fût bien différenciée d’un délire d’interprétation qu’il parvint à maîtriser, dans la dernière partie de sa vie, grâce à la réconciliation avec l’autre, invoqué dans le mouvement même de son écriture.
Nicolas Koreicho

Première promenade
« […] Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de luimême. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l’étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon cœur s’est purifié à la coupelle de l’adversité, et j’y trouve à peine en le sondant avec soin quelque reste de penchant répréhensible. Qu’aurais-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je n’ai pas plus à me louer qu’à me blâmer : je suis nul désormais parmi les hommes, et c’est tout ce que je puis être, n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, et je m’en dégage d’avance autant que je puis. Une situation si singulière mérite assurément d’être examinée et décrite, et c’est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec ordre et méthode : mais je suis incapable de ce travail et même il m’écarterait de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaître l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n’étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je reste, comme je l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrais avec un moins vieux ami. […][5] »

Sixième promenade
« […] Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s’était offert jusqu’alors distinctement à ma pensée. Cette observation m’en a rappelé successivement des multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter ; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et ce n’est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu’on peut espérer de placer avec choix et avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n’est jamais qu’un leurre qu’on me présente pour m’attirer dans le piège où l’on veut m’enlacer. Je sais cela ; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir d’agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir. […]
C’est alors que j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient utiles dans leur première direction. Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servait qu’à favoriser la méchanceté d’autrui. Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont procuré par la réflexion de nouvelles lumières sur la connaissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. J’ai vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j’agisse librement, sans contrainte, et que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il suffisait qu’elle devînt un devoir pour moi. […][6]»

Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782

Texte original :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_R%C3%AAveries_du_promeneur_solitaire/Texte_entier

Texte intégral :
https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/rousseau_reveries_promeneur_solitaire.pdf


[1] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1909, Payot, 1921

[2] Ibid. Deuxième leçon

[3] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782, Garnier-Flammarion, 1964

[4] Paul Sérieux et Joseph Capgras, Les Folies raisonnantes, Alcan, 1909

[5] Op. cit., Première promenade

[6] Ibid. Sixième promenade

L’aveu sensible : La Noyée

John William Waterhouse – Ophelia, 1894, Collection particulière

Postface Nicolas Koreicho

La Noyée

Tu t’en vas à la dérive
Sur la rivière du souvenir
Et moi, courant sur la rive,
Je te crie de revenir
Mais, lentement, tu t’éloignes
Et dans ma course éperdue,
Peu à peu, je te regagne
Un peu du terrain perdu.

De temps en temps, tu t’enfonces
Dans le liquide mouvant
Ou bien, frôlant quelques ronces,
Tu hésites et tu m’attends
En te cachant la figure
Dans ta robe retroussée,
De peur que ne te défigurent
Et la honte et les regrets.

Tu n’es plus qu’une pauvre épave,
Chienne crevée au fil de l’eau
Mais je reste ton esclave
Et plonge dans le ruisseau
Quand le souvenir s’arrête
Et l’océan de l’oubli,
Brisant nos cœurs et nos têtes,
A jamais, nous réunit.

Lucien Ginsburg alias Serge Gainsbourg

Postface

Les tergiversations brutales que provoque la séparation, forme, dans la question du narcissisme et de sa constitution pouvant représenter un abandon, sont ici exprimées selon la métaphore, mortifère et puissante, d’un processus, celui de l’acceptation d’une certaine solitude, avec comme ostinato anxieux la difficulté de tourner la page, « la rivière du souvenir » n’ayant pas d’emblée quelque chose d’inéluctable (ce n’est pas la rivière de l’oubli), mais néanmoins toujours emprunte de l’espoir farouche – « Je te crie de revenir » – du retour de l’être aimé.

S’en suivent les épisodes, anaphores sous-jacentes de la présence de l’amour perdu, des images – « ta robe retroussée » – physiques de ce qui, jadis, eut lieu entre les corps, et des images – « la honte et les regrets » – mentales de ce qui pourra déjà commencer à consoler l’amoureux délaissé en imaginant son amour ne pas le désaimer tout-à-fait.

Ce message espéré et éperdu à la fois, indissociable de ce processus de deuil, inhérent à toute séparation, passe de tergiversations brutales à des constructions vitales, secondaires, et représente bien une forme nouvelle, idéalisée, d’union, transformée par épisodes en putative et spirituelle, si ce n’est mentale, réunion d’au-delà de la mort, sublimée sous  une chanson durable à coup sûr, elle.

Nicolas Koreicho – Mars 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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Desbordes-Valmore – Une inquiétude

Postface Nicolas Koreicho

L’inquiétude

John William Waterhouse, Thisbe, 1909 – Collection privée

Qu’est-ce donc qui me trouble, et qu’est-ce que j’attends ?
Je suis triste à la ville, et m’ennuie au village ;
Les plaisirs de mon âge
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps.

Autrefois l’amitié, les charmes de l’étude
Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs.
Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ?
Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude.
Si pour moi le bonheur n’était pas la gaîté,
Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ;
Mais, si je crains les pleurs autant que la folie,
Où trouver la félicité ?

Et vous qui me rendiez heureuse,
Avez-vous résolu de me fuir sans retour ?
Répondez, ma raison ; incertaine et trompeuse,
M’abandonnerez-vous au pouvoir de l’Amour ? …
Hélas ! voilà le nom que je tremblais d’entendre.
Mais l’effroi qu’il inspire est un effroi si doux !
Raison, vous n’avez plus de secret à m’apprendre,
Et ce nom, je le sens, m’en a dit plus que vous.

Marceline Desbordes-Valmore, L’inquiétude – Élégies (1830)


Postface

Qui, mieux que Marceline Desbordes-Valmore, a dépeint les affres de l’inquiétude, celles que l’on appelle aujourd’hui troubles de l’anxiété ? Ni le lieu, ni le temps ne modifient les tourments provenant du passé le plus archaïque. Dans l’inquiétude, quelque chose menace qui finit par revenir (la répétition, phénomène anaphorique des névroses) de loin. Là, les premiers vers clés « Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ? Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude » démontrent que le trouble l’emporte sur les plaisirs obsolètes de la nostalgie, dont la signification déterminant l’usage d’alors du terme « mélancolie » est radicalement différente – et, paradoxalement, parente – de l’acception actuelle, qui implique un trouble de l’humeur à dominante mortifère et suicidaire. Encore une preuve, s’il en fallait, que de structure en psychopathologie il n’existe pas. De la nostalgie à la mélancolie, il est bien plutôt question d’une similarité expressive (sémiotique), d’un glissement sémantique, d’un continuum d’affect. La nostalgie (dans le poème « ma mélancolie ») ne constitue plus un refuge par rapport à une problématique de séparation, et « la folie » (mélancolie d’aujourd’hui) est une menace réelle.

C’est alors qu’apparaît l’objet perdu : « Et vous qui me rendiez heureuse, Avez-vous résolu de me fuir sans retour ? ». Ici, les seconds vers clés se précipitent vers la condition sine qua non de la sauvegarde : « ma raison ». Et qu’est-ce que la raison ? C’est ceci qui permet précisément d’acquérir ce que Winnicott appelait la capacité à être seul et à quoi il s’agit d’adjoindre le « pouvoir de l’Amour », lequel, quoi qu’il en soit, ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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Montesquiou – L’éphémère et le transitoire

Postface Nicolas Koreicho

« Je suis impatient des choses vagues. C’est là une sorte de mal, une irritation particulière, qui se dirige enfin contre la vie, car la vie serait impossible sans à-peu-près. »
Paul Valéry – Regards sur le monde actuel ?

« L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »
Jean-Paul Sartre

Préludes

Giovanni Boldini - Portrait du Comte Robert de Montesquiou, 1897, Musée d'Orsay, Paris
Giovanni Boldini – Portrait du Comte Robert de Montesquiou, 1897, Musée d’Orsay, Paris

MAËSTRO

Je suis le souverain des choses transitoires,
Étant le courtisan du Rare et du Ténu ;
L’Infinitésimal, en mon terme, a tenu,
Et, des mutations, je dirai les histoires.

J’immobiliserai ce qui vibre un instant :
L’arc-en-ciel qui s’efface aussitôt qu’il se bande ;
Et cette poudroyante et blonde sarabande
De l’atome léger dans le rayon sautant.

Je suis le sténographe acéré des nuances ;
Je représente, au vol, la vite impression ;
Mon vers a fait son nid, ainsi qu’un alcyon
Sur les flots de la mer des douces influences.

Comme au flanc frissonnant d’un papillon piqué,
On y verra longtemps palpiter des paillettes ;
On en respirera l’arôme alambiqué
Comme un vivant bouquet de vieilles violettes.

Il conserve, surpris, ce qui n’est qu’un moment ;
Non la rose qui dure un siècle de douze heures ;
L’éphémère qui vit le temps de voir cent leurres,
Ou le rêve qui dort perpétuellement.

Mais, dans son compliqué méandre, si l’on erre,
On aura des couleurs et des parfums figés,
Des rayons assoupis, des mirages rangés,
La versatilité faite stationnaire ;

Emprisonnant le sol de mousse bossué,
Le reflet des rameaux et leurs résilles sombres ;
Car je veux que l’on dise, en parcourant ces nombres
Où s’éteint le miracle ardent de Josué,
Qu’il fait bon dans mon vers où j’arrête les ombres !

Robert de MontesquiouMaëstro in Les Chauves-souris – 1892

Œuvres : https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Robert_de_Montesquiou

Postface

Quelle posture, quel rêve, quelle aubaine ! Qui n’a pas souhaité déambuler dans les chemins, de traîner dans les villes, de s’égarer dans les bois, sans autre projet que de se laisser porter, vivre, aimer…

Et pourtant, loin de cette réputation d’aujourd’hui de dandy éclairé et désinvolte, Robert de Montesquiou a tant marqué la fin du siècle que Huysmans s’en est inspiré pour son des Esseintes, Jean Lorrain pour son Monsieur de Phocas, Proust pour son Baron de Charlus.

Contrairement à ce que suggère sa réputation de superficialité, faite dit-on à l’envi de jaloux fascinés par son éthique échafaudée sur le socle d’un sens esthétique achevé et courageux autant que par son talent de critique, son écriture est d’une grande subtilité et d’une excellente facture formelle et sémantique.
Il faut rétablir son engagement d’homme d’honneur lui qui a bataillé pour faire attribuer une pension à Verlaine par exemple, pour plaider la cause d’écrivains négligés comme Marceline Desbordes-Valmore, pour inspirer la créativité de Marcel Proust qui l’appelait « Professeur de beauté » et dont la correspondance entre les deux hommes est très précise sur l’art, l’écriture, les gens, l’époque, et enfin pour se battre en duel contre Henri de Régnier qui l’avait diffamé sur sa soi-disant présence violente et égoïste lors de l’incendie du Bazar de la Charité. Il n’était pas présent dans ces lieux lors de ce tragique événement. Un ennemi pour ses contemporains, car trop parfait, sans doute, comme représentant du Moi idéal, inatteignable, et de l’Idéal du Moi, inaccessible.

Il a, semble-t-il, été, d’une certaine manière, châtié d’avoir voulu être celui qu’il disait et qu’il se faisait. Il a osé. La psychanalyse ne s’imposait pas encore sur le bien-fondé du chemin de la conjonction heureuse entre l’homme, ses paroles et ses actes, en une école de l’intégrité et de la relation.
En réalité, l’homme est ce qu’il se fait, s’il en a le courage, et est ce qu’il est, s’il en a l’exigence…

Nicolas Koreicho – Décembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Le Diable au corps – Radiguet

Préface Nicolas Koreicho

The Kiss – 1964 – Roy Lichtenstein – Guggenheim Museum – NYC

Raymond Radiguet meurt le 12 décembre 1923 à tout juste vingt ans. Il avait sans doute l’intuition de sa fin précoce lorsqu’il écrivait dans les dernières pages du Diable au corps : « Un homme désordonné et qui va mourir et ne s’en doute pas met souvent de l’ordre autour de lui. Sa vie change. Il classe ses papiers. Il se lève tôt, il se couche de bonne heure. Il renonce à ses vices. Ainsi sa mort brutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivre heureux. »

Dans la préface du Bal du Comte d’Orgel, publié en 1924, Jean Cocteau évoque ainsi la mort de son jeune ami :
« Voici ses dernières paroles :
« Ecoutez, me dit-il le 9 décembre, écoutez une chose terrible. Dans trois jours je vais être fusillé par les soldats de Dieu ». Comme j’étouffais de larmes, que j’inventais des renseignements contradictoires : « Vos renseignements, continua-t-il, sont moins bons que les miens. L’ordre est donné. J’ai entendu l’ordre. »
Plus tard, il dit encore : « Il y a une couleur qui se promène et des gens cachés dans cette couleur. »
Je lui demandai s’il fallait les chasser. Il répondit : « Vous ne pouvez pas les chasser, puisque vous ne voyez pas la couleur. »
Ensuite, il sombra.
Il remuait la bouche, il nous nommait, il posait ses regards avec surprise sur sa mère, sur son père, sur ses mains. »*

Ce roman, un chef d’œuvre précisent d’aucuns, tant les beautés de toute nature se succèdent dans le texte, raconte le destin d’un tout jeune garçon pendant les années de guerre : de douze ans à seize ans, il découvre, oscillant de tragédies en « polissonneries », l’inattendue, puissante et contradictoire guerre initiatique de l’amour.
Aux limites de la paix et de la guerre, mais aussi limites d’un enfant et d’un homme, limites de l’amour et de la mort, limites de la folie et du quotidien, limites de la trahison et de la tolérance, limites de la sexualité et de l’interdit, limites de la ville et de la campagne, l’action se déroule dans les petites villes de la banlieue, paisibles en ces temps-là, et Paris.
Et, comme d’habitude chez les intellectuels intelligents, c’est-à-dire qui ont du style, c’est l’extrême qualité de l’écriture qui autorise le déploiement des pensées les plus subtiles et les plus profondes : respect de la logique de l’intrigue, de la préciosité simple des tournures, de l’impromptu ou de la fulgurance de l’idée, de la parfaite syntaxe, de la concordance des temps, de l’exactitude des termes. C’est d’ailleurs peut-être d’une parfaite écriture de cette sorte que peut advenir la franchise associative – pensons à Proust – propre à l’analysant.
La première scène, édifiante pour le roman, mêle la tragédie à la trivialité en la métaphore, outrée – atténuée par le récit d’un amour, empreint comme chacun sait d’une certaine gravité –, d’un corps féminin en proie à la déraison et à l’ostentation. C’est de cela que le narrateur devra se départir dans la lutte qu’il mène pour vivre son histoire d’amour : comment raison garder dans la passion amoureuse sans exhiber l’excès – où l’on croit jouer sa vie (et où on la risque quelquefois) – des signes de ses propres affects ? La fin du récit en propose une réponse, implacable. Car en effet, tout dans cet immense petit roman est signe de quelque chose d’autre où toujours, ainsi qu’il en est dans le symptôme, quelque chose se montre et quelque chose échappe.

Nicolas Koreicho

[…] « Il est rare qu’un cataclysme se produise sans phénomènes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procès Caillaux répandaient une atmosphère irrespirable, propice à l’extravagance. Aussi, mon vrai souvenir de guerre précède la guerre.

Voici comment.

Nous nous moquions, mes frères et moi, d’un de nos voisins, bonhomme grotesque, nain à barbiche blanche et à capuchon, conseiller municipal, nommé Maréchaud. Tout le monde l’appelait le père Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nous défendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort qu’un jour, n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit : « Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ! » Nous nous sauvâmes. À partir de cette impertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de l’école, et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec d’autant plus d’audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge, n’était pas à craindre.

La veille du 14 juillet 1914, en allant à la rencontre de mes frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des Maréchaud. Quelques tilleuls élagués cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l’après-midi, leur jeune bonne étant devenue folle se réfugiait sur le toit et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud, épouvantés par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que la maison parût abandonnée. Des gens criaient, s’indignaient que ses maîtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’une ivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notre bonne envoyée par ma mère vint nous rappeler au travail. Sans cela je serais privé de fête. Je partis la mort dans l’âme, et priant Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j’irais chercher mon père à la gare.

Elle était à son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minute distraite.

Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il ne s’agissait encore que de répétition plus ou moins publique. Elle devait débuter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuses lui formant une véritable rampe. Il y avait à la fois celle de l’avenue et celles du jardin, car les Maréchaud, malgré leur absence feinte, n’avaient osé se dispenser d’illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisé, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme : inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait la chair de poule.

Les pompiers d’une petite commune étant des « volontaires », ils s’occupent tout le jour d’autre chose que de pompes. C’est le laitier, le pâtissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront éteindre l’incendie, s’il ne s’est pas éteint de lui-même. Dès la mobilisation, nos pompiers formèrent en outre une sorte de milice mystérieuse faisant des patrouilles, des manœuvres, et des rondes de nuit. Ces braves arrivèrent enfin et fendirent la foule.

Une femme s’avança. C’était l’épouse d’un conseiller municipal, adversaire de Maréchaud, et qui depuis quelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine. « Essayez de la prendre par la douceur : elle en est tellement privée, la pauvre petite, dans cette maison, où on la bat. Surtout, si c’est la crainte d’être renvoyée, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. »

Cette charité bruyante produisit un effet médiocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladèrent la grille, cernèrent la maison, grimpant de tous les côtés. Mais à peine l’un d’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants à Guignol, se mit à vociférer, à prévenir la victime.

— Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les « En voilà un ! En voilà un ! » du public. À ces cris, la folle, s’armant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faîte. Les cinq autres redescendirent aussitôt.

Tandis que les tirs, les manèges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientèle, une nuit où la recette devait être fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’ai oubliées, avec cette profonde mélancolie résignée que donne aux voix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui préféraient ce spectacle à la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fût prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D’autres, plus sages, installés sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d’allumer des feux de Bengale, des pétards.

On imagine l’angoisse du couple Maréchaud chez soi, enfermé au milieu de ce bruit et de ces lueurs.

Le conseiller municipal, époux de la dame charitable, grimpé sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriétaires. On l’applaudit.

Croyant que c’était elle qu’on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu’on l’eût enfin comprise. Je pensai à quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. J’avais voulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal de cœur qu’ont les enfants, conduisait les siens de manège en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet étrange besoin plus vivement que mes frères. J’aimais que mon cœur batte vite et irrégulièrement. Ce spectacle, d’une poésie profonde, me satisfaisait davantage. « Comme tu es pâle », avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.

— Je crains tout de même que cela l’impressionne trop, dit-elle à mon père.

— Oh, répondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on écorche.

Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus.

Maintenant on ne comptait qu’une vingtaine de personnes. Nous entendîmes les clairons. C’était la retraite aux flambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe d’adieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement, qu’on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas épouvantable, pour venir s’aplatir sur les marches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayé de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le cœur me manquât. Mais quand j’entendis des gens crier : « Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il m’entraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dans l’herbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche, le fantôme de la bonne ! C’était le père Maréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige détruit.

Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses. » […]

Raymond Radiguet, Le Diable au corps

*sur des propos tenus par Radiguet trois jours avant sa mort et rapportés par Cocteau, car ni Cocteau, ni son père, ni sa mère, ni sa fiancée n’étaient présents à 5 heures du matin, à l’hôpital, le jour de sa mort.
Aucun doute malgré tout à avoir sur la relation (mais de quelle nature ?) de Cocteau avec Radiguet. Cependant, le très précoce Raymond avait la réputation bien établie d’un jeune homme à femmes, dandy d’intelligence et de singularité.

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La transmutation des sentiments – Le Temps retrouvé

Le Temps retrouvé – Marcel Proust (extrait)

Préface Nicolas Koreicho

« La transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident »
Marcel Proust

Albert Lynch – La Belle époque, 1890

Proust a, entre autres qualités littéraires, celle de nous proposer une manière, qui lui est toute personnelle, de transmutation (une transmutation est le fait qu’un corps change de substance, passant d’une « nature vile » à une « nature noble » – or, esprit, par exemple -, ceci grâce à des opérations techniques – alchimiques – et/ou spirituelles – initiatiques –, Riffard, Ésotérisme, 1983). Cette transmutation prend la forme dans le délié du texte proustien de la transformation, grâce à la précision et à la subtilité de son écriture – propre d’ailleurs à la poésie – d’une sensation, d’un sentiment ou d’un affect, d’apparence triviale (mais les neurologues savent à quel point l’olfaction demeure, par exemple, et peut-être à jamais, au fond de la mémoire) en élaboration intellectuelle. La plus célèbre en est certainement l’épisode de « la petite madeleine ».
Il en est ainsi de certains personnages et de ce que ces personnages et leurs actions font éprouver au narrateur.
Il est une autre forme de transmutation, cette fois propre à la sensibilité de l’artiste Marcel Proust, qui fait que c’est jusqu’au plomb de l’abjection, de la médiocrité ou de la malhonnêteté de certaines personnes ou bien la nature immédiate, qui peuvent, par le truchement de la correspondance qu’établit l’artiste, être transformées en l’or puissant d’une observation conséquente, provînt-elle d’un vil sujet, en une élégante équation, vérité, loi ou généralité utile.
Ceci ne pourrait représenter qu’un fin exercice intellectuel. Cependant, chez l’écrivain, cela prend la forme très aboutie d’une auto-analyse didactique et d’un exercice de distanciation, c’est-à-dire d’un point de vue sur une œuvre, fût-elle la sienne. Pour cela, l’auteur, j’allais dire l’analyste, est susceptible de se placer au-dessus des méandres de son écriture pour apercevoir et en comprendre l’idée générale, celle qui dessinera une logique de vérité. A cet égard, Proust a sans doute dessiné plus que tout autre une écriture de la conséquence, qu’avec une certaine modestie il appelle simplement une œuvre d’art.

Nicolas Koreicho

 » Il n’est pas certain que, pour créer une œuvre littéraire, l’imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse pas sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l’estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n’aurait pas d’imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu’elle et la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par l’intelligence, pourrait faire la matière d’un livre non seulement aussi beau que s’il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l’auteur s’il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu’un caprice fortuit de l’imagination.
Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant : quand il s’agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu’il en fût autrement ! Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auraient alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme, devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu’il a flétrie. On peut reconnaître dans toute œuvre d’art ceux que l’artiste a le plus haïs et, hélas, même celles qu’il a le plus aimées. Elles-mêmes n’ont fait que poser pour l’écrivain dans le moment même où bien contre son gré elles le faisaient le plus souffrir. Quand j’aimais Albertine, je m’étais bien rendu compte qu’elle ne m’aimait pas, et j’avais été obligé de me résigner à ce qu’elle me fit seulement connaître ce que c’est qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au commencement, du bonheur.
Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés peut-être par une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur, le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir ! D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l’amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j’écrivisse ? J’avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour dédié à des êtres différents avait été durable. La profanation d’un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l’avais consommée avant eux. Je n’étais pas loin de me faire horreur, comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé, sans même savoir (ce qui pour ma grand-mère du moins eût été une telle récompense) l’issue de la lutte. Et ma seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que (tel est le lot des morts) si elle ne pouvait jouir de mon progrès, elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée, qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes il n’y aurait pas que ma grand-mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ? Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand-mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu’ils ne sont plus pour nous qu’un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s’il est un moyen pour nous d’apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l’employer, fallût-il pour cela les transcrire d’abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l’expliquer, notre infirmité ne devient-elle pas une force nouvelle ?
D’ailleurs, l’œuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, l’ont aidé à construire son œuvre, si les inconnues qui s’en doutaient le moins, l’une par une méchanceté, l’autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l’édification du monument qu’elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l’écrivain n’est pas terminée avec cette œuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après l’œuvre terminée, lui fera aimer d’autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d’amour et dans sa résistance à la douleur. À ce premier point de vue l’œuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d’autres et qui fera que la vie ressemblera à l’œuvre, que le poète n’aura presque plus besoin d’écrire, tant il pourra trouver dans ce qu’il a écrit la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, tant qu’il en différât, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j’avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d’Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s’étendrait un jour sur toute ma vie.
Mais à un autre point de vue, l’œuvre est signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l’expérimenter par la suite, même au moment où l’on aime et où on souffre, si la vocation s’est enfin réalisée dans les heures où on travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c’est une question d’instant et que l’effet semble être le contraire, si le travail vient un peu plus tard. Car les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, s’étaient réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si alors nous nous mettons à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail défait de l’illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes nous sommes obligé de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte d’une certaine joie. Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue.
Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit meurt à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent le plus chers à l’écrivain n’ont fait en fin de compte que poser pour lui comme chez les peintres.
Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps*. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps : c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. Car le bonheur seul est salutaire pour le corps ; mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saillit, développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven, de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies.
Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j’ai souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu’elle avait tort, mais je ne savais pas ce qu’elle méconnaissait : c’était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d’homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin, qui nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d’avoir fait souffrir n’aurait guère pu comprendre. En tout cas ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l’intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur. Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit.
Et plus qu’au peintre, à l’écrivain, pour obtenir du volume et de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d’églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d’êtres pour un seul sentiment. Car si l’art est long et la vie courte, on peut dire en revanche que, si l’inspiration est courte, les sentiments qu’elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs**. Quand elle renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à le peindre d’après une autre, et si c’est une trahison pour l’être, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments, qui fait qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la prophétie de nos amours nouvelles, il n’y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui l’ont inspirée, ceux postérieurs, qui ne lui ressemblent pas moins, les amours suivantes, leurs particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèle qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c’est un des traits de nous-même – recommencer d’aimer. Tout au plus à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l’infidélité. Nous aurons besoin avec la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d’argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l’argent que nous donnons à des femmes, qui à cause de cela nous rendent malheureux, c’est-à-dire nous permettent d’écrire des livres – on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n’est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d’expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu’on a à sa disposition ces modèles ; car ceux qui posent pour le bonheur n’ont généralement pas beaucoup de séances à donner, ni hélas, puisqu’elle aussi, elle passe si vite, ceux qui posent la douleur. D’ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Et les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances si fréquentes, dans cet atelier où nous n’allons que dans ces périodes-là et qui est à l’intérieur de nous-même ! Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c’était calmé, une nouvelle. Une nouvelle dans tous les sens du mot : peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même, ces dilemmes douloureux que l’amour nous pose à tout instant, nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes fait. Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l’homme) qu’il ne puisse aimer sans souffrir, et qu’il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d’un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle oeuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort.
Pourtant si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n’avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine, j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné avant l’heure de la mort !
De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, permis, mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée ; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour. Celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d’un contrôleur d’omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j’avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d’Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l’impression avec laquelle il a coïncidé d’abord et de laquelle il s’éloigne de plus en plus ?
L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce qu’il lit toute sa généralité. Racine avait été obligé, pour lui donner ensuite toute sa valeur universelle, de faire un instant de la Phèdre antique une janséniste ; de même, si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans La Nuit d’octobre ou dans Le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf, et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que le lecteur a besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire ; l’auteur n’a pas à s’en offenser, mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »

* En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux, le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie.

** Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit.

Marcel ProustA la recherche du temps perdu – Le Temps retrouvé

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