Personnalité-Pathologie-État limite

Nicolas Koreicho – Février 2022

Emile Friant – L’Entrée des clowns, 1881. Collection privée

« Je n’ai jamais trompé personne. J’ai laissé les gens se tromper. Ils n’ont pas pris la peine de savoir qui et ce que j’étais. Au lieu de cela, ils inventeraient un personnage pour moi. Je ne discuterais pas avec eux. Ils aimaient manifestement quelqu’un que je n’étais pas. »
Marilyn Monroe

« Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce nom, ce verbe, cet adjectif, et ne jamais se contenter de l’à-peu-près, ne jamais avoir recours, pour éviter la difficulté, à des supercheries, à des clowneries de langage. »
Guy de Maupassant

« La distanciation au théâtre (Verfremdungseffekt) est un effet qui est utilisé pour enlever, chez le spectateur, l’illusion du théâtre, afin qu’il réfléchisse au vrai sujet de la représentation. Le but recherché est de déclencher, chez le spectateur, la réflexion sur le thème représenté. C’est par la distanciation, qui montre des scènes insolites et en rupture avec l’action, que le spectateur est incité à ne pas accepter le sujet sans réflexion. »
Bertolt Brecht, Gesammelte Werke, vol 15.

L’intérêt principal du concept de Limite consiste en la remise en cause définitive de la notion de structure. L’intitulé de la notion est lui-même, compte tenu de la multiplicité des points de vue sur elle, instable, multiple, « limite ». Nous avons, grâce à ce qui représente une espèce de trou noir de la psychopathologie la preuve ultime que la structure en psychanalyse et dans l’ensemble des nosologies psychiatriques n’existe pas[1].

Les questions que l’on se pose par rapport à un concept problématique, soit fourre-tout, soit échappant aux nosographies classiques peuvent être :
– Le concept situe l’état limite entre névrose et psychose ? Est-ce une prépsychose ? Une psychose blanche ? Une pseudo-psychose ? Une pseudo-névrose ? Ou encore une schizonévrose ?
– Le diagnostic différentiel peut-il éclairer la nature de l’état limite ?
– De quelle manière l’étiologie du trouble peut-il donner un environnement causal à son développement : abus, carences affectives, séparations (période préœdipienne, narcissisme primaire) ?
– Sur quoi repose l’idée de la morbidité du trouble (en France, 2% de la population : 130 000 personnes) ?

Les lieux communs de la personnalité limite sont : hyperémotivité, hypersensibilité, insécurité, imprévisibilité, no-limit (actes, propos), idéalisation-dévalorisation de l’autre, instabilité personnelle, professionnelle, relationnelle (relations amicales, amoureuses), peur de la solitude, comportements à risque (suicide, mutilation, toxiques, sexualités), dépendance, difficultés avec la loi (positive : loi des hommes – symbolique : naturelle), peu d’interdits, peu d’inhibition.

Les psychiatres, puis les psychanalystes, s’interrogent sur le spectre des états limites depuis le 19e siècle avec de multiples tentatives nosographiques. Chez les psychiatres, on dénombre une quarantaine de termes qui rattachent les états limites aux psychoses, chez les psychanalystes, on tente une quinzaine de termes qui associent les états limites à une organisation, un aménagement, un fonctionnement, un sujet, pré- ou pseudo- psychotique.

Le trouble limite (borderline) pour le diagnostic des troubles psychiatriques (DSM 5), liste les caractéristiques générales mises d’abord en évidence par la psychanalyse :
– le mode relationnel anaclitique : besoin d’étayage qui implique de ne pouvoir se sentir exister indépendamment de l’autre
– l’agressivité
– le trouble de l’identité : instabilité de l’image de soi et tendance à la dépression liée au sentiment d’abandon (Grinker, 1968).

Ici lon retrouve le déjà ancien syndrome d’abandon (1950 Charles Odier, Germaine Guex), repris ensuite par Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse (1967).
La personne dite « abandonnique » serait dans une demande constante d’attention susceptible de combler un manque ancien (une séparation, disons-le d’emblée, objective ou subjective), mais en même temps elle serait dans l’impossibilité de le dépasser, recréant alors les situations de rejet, tout en souffrant de ne pouvoir voir reconnue par l’autre cette perpétuelle supposée insuffisance.
Bergeret distingue conceptuellement l’angoisse d’abandon de l’angoisse de morcellement et de l’angoisse de castration. Selon lui, l’angoisse d’abandon est spécifique des personnalités limites. L’attachement (au sens de John Bowlby : L’Attachement, 1974) n’est jamais sûr : le sentiment d’insécurité qui en découle est permanent.
Cependant, en deçà, on peut retrouver la vieille problématique de Freud, c’est-à-dire l’angoisse de séparation, autrement formulée angoisse de perte d’objet ou angoisse d’abandon. Selon lui, le nourrisson n’est pas en mesure de faire la différence entre absence temporaire ou perte durable de l’objet. René Spitz a été l’un des premiers à théoriser ce type d’angoisse, à partir de l’observation d’enfants ayant été séparés précocement de leur mère et qui développaient une dépression anaclitique (Conférence du 3 juillet 1948 : La perte de la mère par le nourrisson).
On peut faire le lien entre l’angoisse du nourrisson séparé, plus ou moins objectivement, et l’enfant mal aimé, donc, séparé affectivement, subjectivement du parent distant, négligent, maltraitant, physiquement ou psychologiquement. Cette notion est à la fois plus difficile à intégrer pour l’enfant, qui, tant mieux pour lui dans une certaine mesure, développe des contre-feux très puissants, hélas à son corps défendant, et, par suite, plus complexe à dépasser pour l’analysant, qui doit trier ce qu’il en est de l’ordre de la réaction de ce qui le constitue(ra) en propre.
Les contributions théoriques majeures de Freud sur ce thème de l’angoisse de séparation sont contenues dans deux publications : Deuil et mélancolie et Inhibition, symptôme et angoisse. Dans Deuil et mélancolie (1917), Freud décrit le mécanisme de défense fondamental contre la perte de l’objet, en mettant en évidence l’introjection de l’objet perdu dans une partie clivée du moi, à l’origine au passage de la dépression. Plus tard, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), il attribue la source de l’angoisse à la peur de la séparation, modifiant radicalement ses vues antérieures sur l’origine de l’angoisse.
Freud a avancé des hypothèses fondamentales sur la dynamique de la cure psychanalytique par rapport à la relation de l’individu face à la séparation et à la perte de l’objet (une personne aimée, séparée ou mal aimante). Pourtant, on ne trouve pas de référence clinique de cette question eu égard au transfert. Ses modèles pour analyser l’angoisse sont inclues dans la vie quotidienne, pas dans la relation transféro-contre-transférentielle : en 1905, c’est l’enfant et la peur du noir (Trois essais sur la théorie sexuelle), en 1920 c’est l’enfant et le jeu de la bobine (Au-delà du principe de plaisir), en 1926 le nourrisson qui craint la perte de la mère (Inhibition, symptôme et angoisse), qui constitueront les modèles de l’étiologie de l’angoisse.

Le DSM établit neuf critères permettant de diagnostiquer en les associant un trouble de la personnalité borderline :

  • Symptôme n°1 : L’instabilité de l’humeur avec une grande réactivité aux stimulations de l’environnement, pouvant conduire à des crises émotionnelles intenses.
  • Symptôme n°2 : Un sentiment récurrent de rage et/ou une difficulté à contrôler sa colère.
  • Symptôme n°3 : Une répétition d’idées et/ou de comportements suicidaires parfois associés à l’automutilation.
  • Symptôme n°4 : Une impulsivité marquée notamment pour ce qui concerne des comportements autodestructeurs, conduites addictives et à risque).
  • Symptôme n°5 : Un sentiment chronique de vide
  • Symptôme n°6 : Une peur de l’abandon qui peut être associée à une fuite des situations considérées comme dangereuses affectivement,
  • Symptôme n°7 : L’instabilité des relations avec une oscillation entre idéalisation et dévalorisation de l’autre.
  • Symptôme n°8 : L’instabilité de l’image de soi : perception de soi fluctuante et changeante, ainsi qu’instabilité des valeurs, projets ou fréquentations personnelles.
  • Symptôme n°9 : La possibilité d’épisodes ponctuels de dissociation : c’est à dire un sentiment d’être détaché de soi et dépersonnalisé, avec une perte de sens du réel, qui peuvent survenir en situation de stress.

Hélas, comme d’habitude avec le DSM, tous les plans sémiologiques sont mélangés et la compréhension du trouble est brouillé (ce n’est pas le problème du DSM dont l’intérêt est de multiplier les éléments symptomatologiques, peut-être pour des questions de développement pharmacologique ou, pire, de facilité conceptuelle). Les dimensions cognitive, affective et relationnelle de l’expérience quotidienne et affective sont bêtement listées, sans logique ni distinction.
Et comme personne, du coup, n’y comprend rien – tout ce que l’on peut observer en ces temps, c’est la croissance asymptotique des états-limites et de la violence sociale (héboïdophrénie généralisée d’une certaine adolescence) –, on considère que le problème principal est la difficulté de gérer émotion, cognition et intellection, – tout, quoi – ceci devenant le leitmotiv improbable de cette constellation, oscillant tour à tour entre névrose, psychose et pathologie narcissique et que l’on peut trouver par exemple dans  :

l’immédiateté de l’agi de la psychopathie,

les conduites à risque des toxicomanies et des perversions,

la dépression, le comportement suicidaire de certains troubles de l’humeur et des névroses,

les troubles de l’identité des psychoses, particulièrement de la schizophrénie,
l’angoisse d’abandon de la névrose du même nom,

l’idéation persécutoire des psychoses, singulièrement de la paranoïa.

Le diagnostic différentiel le plus probant de ce qu’on ne peut définir à coup sûr ni par personnalité ni par pathologie ni par trouble ni par organisation et, bien évidemment ni par structure, mais peut-être plutôt par état est certainement la psychose maniaco-dépressive (Kraepelin) – devenue bipolarité (afin de correspondre aux modalités de remboursement des assurances sociales des États-Unis !) –, ce qui confirme l’impossible application de la notion de structure à ces multiples états nommés pré- ou pseudo- en psychiatrie, et de ces autres états intitulés as if, faux-self, symbiotique, fonctionnement, cas, organisation limite en psychanalyse. Ainsi, l’identité est perturbée, clivée parfois, l’alternance de phases dépressives et de phases maniaques est aiguë, la dévalorisation et l’idéalisation de soi et de l’autre est prononcée. L’instabilité s’adjoint de formes de stabilité (langagière, comportementale, relationnelle) paradoxales et inadéquates.

Synthèse psychopathologique de l’état limite :

– Déficience, défaillance narcissique. La constitution du moi est précaire : trop d’attention ou pas assez ou oscillation des deux. A contrario, l’affect correctement dispensé donne des limites, un cadre, une sécurité. Ici, il n’y a pas eu d’objet transitionnel constitué.

– Hyper investissement de l’objet, de l’autre, dans la mesure où il est censé réparer les carences affectives. Peur de la solitude, angoisse d’abandon, de séparation. La capacité à être seul ne s’est pas formée. Le transfert n’est pas élucidé.

– Pas de limite, pas de loi, l’instinct de conservation est au premier plan, quel qu’en soit le coût, puisqu’il n’est pas de repère limité par l’Œdipe. Toutes les transgressions sont à l’œuvre en puissance.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Cf. Cette notion est, dans les sciences du psychique, la résultante erronée des développements d’un mouvement d’idées, le structuralisme, suivant en cela la filiation du positivisme et à la suite de l’existentialisme (Sartre), en vogue dans les années 60 d’abord en linguistique (Saussure), précisément en phonologie, puis dans les sciences sociales, en anthropologie (Lévi-Strauss), en critique littéraire (Barthes), en philosophie (Althusser), et rejetant la pensée diachronique, historique, temporelle, au profit d’une dimension synchronique, constructiviste, temporaire.
Peu d’auteurs (Piaget, en psychologie ; Petitot, en épistémologie) ont replacé le structuralisme dans le contexte plus large de l’histoire des idées. Il a été appliqué aux phénomènes psychiques une grille structurante qui n’a fonctionné que pour les discours univoques, formels, descriptibles.

Lacan, qui n’était pas à une provocation près, a même tenté l’assertif prétentieux « l’inconscient est structuré comme un langage », alors que c’est l’interprétation de l’inconscient qui peut, sous certaines conditions, être structurée. Pour Freud, plus modeste – plus prudent – et plus scientifique, l’inconscient fonctionne comme un texte.

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