Sommaire I Histoire du terme II Le Sphinx et la Chimère III Des monstres et des corps
I Histoire du terme
Monstre a été créé par emprunt du latin monstrum, dérivé de monere « faire penser, attirer l’attention sur », d’où « avertir » (ainsi qu’il en est dans moniteur, montrer, monument, prémonition), terme du vocabulaire religieux désignant un prodige, sans qu’aucune connotation positive puisse être associée à ce terme, et qui signifie un avertissement en provenance de la volonté des dieux, autrement dit un signe divin à interpréter comme phénomène, fait surprenant qui arrive en dehors du cours normal des choses, et que l’on considère comme surnaturel. Ex. Ce prodige leur sembla présager quelque grand malheur. Par suite et par métonymie, le terme est appliqué à un objet de caractère exceptionnel ou attribué à un être surnaturel. À basse époque (2e, 3e siècle), il se dit par hyperbole d’un homme (monstrum hominis) ou d’une femme (monstrum mulieris) dans un langage de comédie ; notons que, dans la langue religieuse, il va qualifier spécialement les démons.
En français, le sens premier est celui de prodige (cf. précédemment à propos de la neutralité du mot), miracle (ici aussi, terme neutre, religieux, désignant un « fait ne s’expliquant pas par des causes naturelles et qu’on attribue à une intervention divine », un événement magique donné à voir dans le réel, sens encore bien attesté au 16e, puis action monstrueuse, criminelle, chose prodigieuse, incroyable et, par hyperbole, chose mal ordonnée, mal faite. Cet emploi général a progressivement décliné par rapport aux emplois, ultérieurs, où monstre désignera des êtres mythologiques, de légende.
Dès le 14e, l’adjectif monstrueux est employé avec une idée morale au sens de « bizarre, extraordinaire, prodigieux » appliqué à une action contraire aux lois de la nature, sens qui vient compléter la signification religieuse, c’est-à-dire contraire à la volonté divine, et qui va augurer des usages scientifiques relatifs à la question de l’anomalie. Depuis le 16e on relève dans l’expression encore usuelle monstre marin appliqué par exemple à la baleine puis au 17e aux gros poissons que l’on servait à table (carpes, brochets, saumons, turbots). Racine dans Phèdre l’emploie pour parler d’un animal féroce. Son application parallèle à un être humain remonte au 12e siècle.
À partir de cette époque on parle de monstre à propos d’un homme au physique et aux mœurs étranges, comme à propos d’un homme défiguré par la lèpre ou contrefait de corps ou de visage, d’un castrat, parfois d’un impie, et, par hyperbole, depuis le 17e, d’un homme très laid. Le mot témoigne également d’une appréciation morale, au 13e, en parlant d’un païen (sens propre au Moyen Âge) et d’un être repoussant, au physique et surtout au moral, dans la locution un monstre de femme à propos de Messaline que le 17e semble avoir prisée : monstre de cruauté, monstre d’avarice, mais également parfois en contexte positif comme dans monstre de mémoire. Son emploi antiphrastique comme terme affectueux date du 18e, époque où l’on commence à dire d’une chose c’est un monstre au sens de « c’est adorable ».
L’emploi adjectivé du mot (monstrueux) a valeur intensive pour « énorme, immense » dans l’usage familier et n’est pas attesté avant le 19e. Depuis le 16e il est également employé avec un sens voisin de « prodigieux, extraordinaire », même si le sens biologique « qui a les caractéristiques d’un monstre » s’applique à un animal ou un enfant. L’emploi substantivé du mot à valeur de neutre (le monstrueux) date de l’époque romantique et de la remise à l’honneur d’une esthétique du chaos (Hugo), puis du bizarre (Baudelaire).
Dès la 2ème moitié du 16e on trouvera : « action monstrueuse, criminelle ». Au 17e : on verra « faire un monstre » (de quelque chose), « la représenter de manière monstrueuse, périlleuse », mais aussi « ce qui est mal fait, mal ordonné ». Au 18e, par antiphrase, on trouvera « une femme constante est un monstre nouveau », mais également le terme sera employé pour dire de quelqu’un qu’il est adorable « c’est un monstre ». Au 19e, au sens d’extraordinaire, on rencontrera « un effet monstre », directement emprunté au latin monstrum de monere « avertir, éclairer, inspirer », du vocabulaire religieux « prodige qui avertit de la volonté des dieux », par suite « objet de caractère exceptionnel, de caractère surnaturel » (démon) du 12e au 16e, jusqu’à l’acception actuelle, jusqu’à, finalement, « acte monstrueux, contre nature ».
Notons que l’analogie – incorrecte selon la lexicographie – avec le latin monstrare (montrer) nous indique nonobstant que le monstre est celui qui se montre, qui s’expose, qui s’exhibe en tant que tel. Elle indique que le monstre est celui qui rompt avec la norme, provoquant la terreur (le violeur, le criminel, le terroriste) ou l’admiration (la merveille : le monstre sacré, la star, l’enfant adoré).
Nous pouvons considérer avec bénéfice les différentes acceptions socio-culturelles du monstre entre l’Antiquité et la fin du 17e, période qui fait de lui un mystère parmi d’autres, et dont il faut cependant se défier, la littérature l’apparentant préférentiellement au démon. Au siècle des Lumières, le monstre est un objet d’étude savante, qui s’appuie en particulier sur la médecine et la biologie, voire l’anatomie. Au 19e, c’est surtout la dimension romanesque, littérature et poésie, et artistique, en peinture notamment, qui sera à l’honneur. Au 19e, le monstre est spécifié selon sa dimension biologique qui fait de lui un « raté de fabrication » ou de conception, où la sémantique de l’anomalie va se confirmer. L’étude raisonnée des monstres, la tératologie, qui se veut La science des monstres (Wolff), s’attache à classer les monstres et les anomalies, malformations, monstruosités qui s’y rattachent. Dans l’acception générique actuelle, le monstre est le plus souvent un sujet que l’on soumet à la faculté de la science, normée et classifiée, anatomique, biologique et embryologique le plus souvent (tératogenèse), mais aussi psychiatrique. Ainsi en est-il par exemple de l’intersexualité avec une quarantaine de caractères pathologiques ou d’anomalies, qualifiants choisis selon les partis pris des chercheurs, décrits par l’endocrinologie et l’hormonologie mais qu’il est bien entendu nécessaire de ne pas discriminer en tant que critère sociologique (1,7% de la population, trop souvent relégués dans les oubliettes de la prostitution).
De nos jours, la littérature, le théâtre et surtout le cinéma illustrent le thème du monstre, de manière variée, profonde et spectaculaire.
II Le Sphinx et la Chimère
Dans ce tableau intitulé « Le Sphinx et la Chimère », réalisé en 1906, le peintre Louis Welden Hawkins se livre à une interprétation symboliste de la figure du monstre hybride. Il puise ses références dans la mythologie antique, et réunit en un seul deux animaux composites : depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat. Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts), figure de puissance, de protection et de vigile contre les forces malfaisantes. La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en le sujet, sous les formes des processus primaires métaphoriques (par déplacement), métonymiques (par condensation), substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie[1].
La chimère est, selon les mythes, un animal à trois têtes – une de lion, une de chèvre et une de serpent. Fille de Typhon et d’Échidna, elle ravageait la région de Lycie (en Asie Mineure), quand le héros Bellérophon reçut du roi Iobatès l’ordre de la tuer. Il y parvint en chevauchant le cheval ailé Pégase. La symbolique de la chimère est vaste et son nom a été repris pour désigner, dans un sens étendu, toutes les créatures composites possédant les attributs de plusieurs animaux ainsi qu’elles apparaissent dans les rêves, les fantasmes ou encore dans les utopies impossibles.
Le sphinx, selon le principe de réalité, pourrait représenter le questionnement – les fameuses énigmes – sur les origines du fantasme, principe de plaisir, pour élucider les références du sujet avec l’Œdipe, le narcissisme, la castration. En effet, rappelons-nous que la sphinge est le fruit de monstres et de l’inceste – Echidna et Orthros, son fils. La chimère, quant à elle, pourrait représenter la pulsion à maîtriser, l’impossible réalisation du fantasme, s’affirmant comme polymorphique, comme les animaux qu’elle incarne, sous peine de mort, de maladie, de souffrance.
Le but de cette composition Sphinx-Chimère étant de sauvegarder l’intégrité du sujet contre les tentations perverses, psychotiques, psychopathiques en intégrant le système de l’Œdipe : selon Claude Lévi-Strauss, l’énigme principal de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’ « une difficulté à marcher droit ». La chimère pourrait représenter une illusion, celle d’un mystère facile à élucider sans le truchement de l’analyse, c’est-à-dire le fantasme pur, la pulsion – le passage à l’acte – et le sphinx, au contraire, l’explication de ce qui nous constitue, mais qui nous ralentit – qui nous empêche – le questionnement qui nous permettra de se rapprocher d’une vérité personnelle.
Ainsi, le tableau Le sphinx et la Chimère proposerait l’alliance, précaire, active, vécue en mouvement, de la coalition indispensable à prendre en compte, naturelle pourrait-on dire, entre la tentation fantasmatique et l’équilibre toujours à trouver induit par un questionnement existentiel vers l’allant, la réalisation de soi, et, pourquoi pas, l’épanouissement.
Cependant Hawkins s’inspire aussi de l’imaginaire médiéval – Moyen-Âge, entre-deux, pour la constitution de la personnalité – pour ce tableau à la fois sombre et lumineux, oxymore intrigant et ravissant : le monstre hybride semble ne faire qu’un avec la colonne de pierre sur laquelle il s’adosse – comme à la certitude d’un socle –, et rappelle que les gargouilles, barbacanes et chimères des cathédrales gothiques nous invitent à la vigilance sur l’équilibre instable des toujours possibles basculements du côté de la pulsion de vie – densité, santé, intégrité, selon la nature et la morale qui considèrent le sujet, aussi bien soi que l’autre, ou du côté de la pulsion de mort, dans les passages à l’acte et la condamnation de soi et l’ignorance de l’autre. La lumière qui illumine le visage féminin apporte paradoxalement une dimension divine à ce monstre infernal et inquiétant, ouvrant à la fois sur la foi, l’amour, l’espérance, la certitude et l’humilité. L’époque et le geste mettent en valeur, entre damnation éventuelle et rédemption souhaitée, mythologie antique et imaginaire gothique, la symbolique des êtres polymorphes et des monstres : côté sombre et dangereux de la vie psychique lorsqu’elle est sans limite, et côté éclairant de l’intellection, goût pour le surnaturel de l’inconscient et pour le naturel de sa résolution[2].
III Des monstres et des corps
« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Charles Peguy, Notre Jeunesse
Il est nécessaire de garder toujours le sens du 1er degré, dans l’idée du soin, de la santé, de l’équilibre. Le monstre c’est ce qui se voit et qui nous semble monstrueux (sauf pour les monstres eux-mêmes et d’autres si affinités). Qu’est-il fait des corps, de son propre corps, du corps de l’autre. Un écrivain, homme de théâtre, engagé dans sa propre sublimation, en a eu la géniale intuition :
« Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps. » Antonin Artaud
Et cependant, ce n’est simple qu’en apparence. Le sujet n’est-il pas à la fois Sphinx et Chimère et à plus forte raison, last but not least, en psychopathologie et en psychanalyse ? Le monstre, à l’occasion d’une réalisation projective, est celui qui veut abolir les corps ou, au contraire, exhiber les corps, mais des corps modifiés, d’une manière ou d’une autre. Nous posons l’hypothèse que l’abolition et l’effacement des corps proviennent du refoulé sexuel.
Les crimes et meurtres sexuels représentent l’aboutissement de la conjonction, irrégulière, complexe, asymétrique, de psychopathologies (perversion, psychose, psychopathie) décrites dans la littérature et excipées par les avocats, agies en leurs pulsions brutes, non transformées et totalement exemptes de créativité – tout le monde n’est pas Donatien de Sade[3], Gérard de Nerval, Antonin Artaud, Salvador Dali –, dans la modification complète, c’est-à-dire par le truchement de la sublimation[4] des pulsions concernées en œuvres de création artistique, intellectuelle (scientifique, littéraire, analytique) et/ou, éventuellement socialisée (affective, spirituelle). Sans cette condition, elles sont donc, en la forme de passages à l’acte, la destruction et, à terme, la mort incarnées (non représentées).
D’abord in absentia. Représentation des corps : inexistence de tableaux, sculptures, images représentant des corps d’êtres humains, naturels ou suggestifs, d’érotisme, d’actions, de scènes, de pensées, d’allégories, du quotidien, réalistes ou figuratifs…, dans certaines cultures et, par voie de conséquence, émergence de monstres chez les adeptes de la frustration, à partir du refoulé, suscitant meurtres, viols, terrorisme, violence et barbarie, les passages à l’acte reproduisant ce qui pourrait exister dans l’art, dans la littérature, à travers les systèmes de représentation qui permettraient de médier le réel. Photos, vidéos d’humains et d’animaux, après la musique, les cerfs-volants (!), les salons de beauté, viennent d’être interdits dans certaine idéologie religieuse ; élimination des corps – destruction de l’adversaire politique, du juif, du chrétien, de l’athée, du laïc, de la femme, de la fillette, de la jeune fille, de l’artiste – prétendument inférieurs (ou dégénérés), dans les totalitarismes les plus meurtriers – déportation des corps, effacement photographiques et médiatiques – au cœur du national-socialisme, du stalinisme, du marxisme-léninisme, du maoïsme, du guévarisme, de l’islamisme… En Iran, on dénombre 853 exécutions capitales depuis le début de l’année, dont 5 enfants (aux Maldives, on exécute les enfants à partir de 7 ans) et de nombreuses femmes qui n’ont pourtant pas le droit de cité – Ainsi en est-il par exemple des salons de beauté féminins interdits dans les aires les plus reculées de l’intellection, qui sont victimes des deux systèmes dans la volonté d’effacer les corps des impies et de la beauté, – féminité et corps féminins -, d’avilir la pensée féminine : interdiction pour les filles d’accéder à une quelconque visibilité et interdiction pour les filles d’accéder à une quelconque formation, criminalisation de l’homosexualité. Ce qui rapproche les deux radicalités, sous-culture wokiste de l’ignorance (histoire, littérature, théâtre, musique catalogués comme « masculinistes » (le soi-disant patriarcat) et terrorisme islamiste obscurantiste, c’est d’une part pour le wokisme la théorisation et d’autre part pour l’islamisme le choix, par identitarisme ou par refoulement, de l’effacement des corps sur le plan de l’intégrité, en premier lieu grâce à la tyrannie de minorités paresseuses. Seuls comptent la jouissance dans la disparition des corps ordinaires – alors que, depuis la révolution, « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune[5]. » Les corps sains, ordinaires, hétérosexuels et blancs n’ont pas leur place (ou sont volontairement secondarisés) dans les grandes messes wokistes et dans certaines grandes écoles et universités occidentales. C’est la question dans laquelle se rejoignent islamisme et wokisme : l’abolition des corps ordinaires. Les talibans veulent abolir, après les corps féminins, les corps dans les médias. Les wokistes veulent abolir les corps blancs masculins au profit des corps marqués (racisés, genrisés[6], obèses, intersectés, sectarisés).
Puis in praesentia. Il en fut ainsi lors de l’exhibition de corps diminués à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris : cérémonie d’ouverture, paralympiques. La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. La cène, à un moment pivot, en serait une lecture possible. Peu importe. La distinction christique n’y étant certes pas est singée par des travestis obèses, hirsutes, obscènes dans une exposition des corps, où la vulgarité et la lourdeur s’imposent comme éléments de spectacle. Sans remettre en question la question du genre, nous apprécierons que les « tableaux » représentent la mise en valeur de corps malades, ou monstrueux d’irrespect (le respect des morts n’est-il pas, dans toute civilisation qui s’honore de ce titre, la règle essentielle ?) : Marie-Antoinette tenant dans ses mains sa tête sanguinolente, en la fête – atroce – du féminicide le plus célèbre de l’histoire. L’obésité est, pour tous les praticiens de la médecine et du soin, un symptôme évident de gravité pathologique, cependant qu’en tête de gondole, représentant éminent de la maladie érigée en dogme, Philippe Katerine se prélasse et lasse en vieux chérubin gras cyanosé. Disons-le, en psychopathologie, la santé, et donc avec, le traitement des corps sont essentiels. À cet égard, Angèle, Kavinsky et Phœnix ont sauvé les meubles d’une esthétique, soignée et humble à la fois, lors de la cérémonie de clôture, en un certain geste d’élégance et de respect des corps.
Entre la présence et l’absence. Ainsi en est-il de la déconstruction du masculin occidental. Selon ce dogme wokiste, l’homme au masculin est un monstre qu’il faut déconstruire. Il serait le dominant dans la simpliste appréhension de ce mouvement axé sur l’ignorance (ignorant par exemple le véritable patriarcat à l’œuvre dans une partie de la culture islamiste). En revanche, le masculin « racisé » a le droit de s’imposer, jusqu’à la culture du viol[7], culture alors susceptible de compréhension, en particulier pour les néo-féministes, malgré parfois dans ces cultures la destruction physique ou symbolique des femmes (invisibilité, assignation à un rôle défini par les hommes), des temples (les djihadistes, les salafistes, les talibans), du roman des origines de l’Occident (gauchisme indulgent pour les coups donnés à la civilisation gréco-judéo-chrétienne dans les écoles, les hôpitaux, les universités), des particularités sexuelles. « Du passé faisons table rase. » Mais hélas, c’est du rien que naissent les monstres. Plutôt que confiner au passé une prérogative de la table rase – pensons au National-Socialisme issu du Parti des travailleurs hitlérien, au Parti national fasciste issu du Parti socialiste italien –, et, comme la nature a horreur du vide, elle peut enfanter de monstres, en leur ultime et atroce adaptation[8]aux grands mouvements d’élimination de l’autre.
À ce titre, nous assistons, désolés, à un exemple de tentative de normalisation par le sous-discours politique et/ou médiatique voulant réhabiliter les paraphilies. C’est ce que nous lisons, sidérés, lorsque d’aucuns – nous aimons ce pronom indéfini apposé à ce type de militantisme – affirment que Jeanne d’Arc était avant tout un travesti[9]. C’est l’exemple d’une quadruple faute correspondant à : – Une lacune historique, car elle était un chef de guerre, une figure politique du royaume, protectrice de Charles VII. – Un slogan négationniste (le Christ n’a pas existé, la terre est plate, les chambres à gaz sont un détail de l’histoire, le 11 Septembre est un attentat des Américains par eux-mêmes). C’était une femme, reconnue comme telle par toutes les instances judiciaires de l’époque. – Une injure personnelle, car personnalité spirituelle éminente. Elle respectait les dogmes de la religion qui autorisait « quand on y a recours par nécessité », par exemple « pour se cacher aux yeux des ennemis », de porter des habits d’homme. – Un refus de l’égalité et de l’importance des femmes dans la guerre comme dans la paix. Elle est habillée en homme tant pour être acceptée comme chef de guerre par l’armée royale française – et pour porter l’armure – que pour être considérée comme interlocutrice par les Anglais, l’ennemi d’alors. Dans le même ordre d’idée, Jeanne a jusqu’à la fin voulu rester habillée en homme pour éviter d’être violée par ses geôliers.
[3] « Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. » DAF de Sade, Aline et Valcour, La pléiade.
[4] Nicolas Koreicho, La sublimation, mars 2022, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/
[5] Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791
[6] Eugénie Bastié, « On peut changer de genre mais pas de sexe » : les leçons oubliées de la génétique », Juillet 2023, en ligne, Figaro Vox, lefigaro.fr/vox/societe/on-peut-changer-de-genre-mais-pas-de-sexe-les-lecons-oubliees-de-la-genetique-20230725
[7] Il existe dans nos contrées des « salles de shoot ». Pourquoi ne pas ouvrir des salles de viol pour les adeptes/addicts de cette pratique ? Mais parce que cela existe déjà : en ligne.
[8] Pensons aux monstres d’arrogance, d’inculture et de grossièreté qui sévissent au sein de notre hémicycle.
[9] Thomas Jolly pour le journal Le Monde : « Jeanne d’Arc, une des plus grandes travesties de notre histoire, n’a-t-elle pas été condamnée parce qu’elle était vêtue en homme ? »
Presque rien à dire de ce texte sorti de l’esprit, de l’âme pourrait-on dire, d’un homme espérant indéfectiblement que l’écriture, à travers le prisme de la beauté et de la poésie, transcrira non seulement, des vertus théologales, peut-être la plus déraisonnable, savoir l’espérance – la charité étant sûrement de l’amour la forme la plus paradoxale, puisque donnant ce que l’on a à quelqu’un qui en veut bien, et la foi qui, elle, serait la plus folle, puisque rétive à toute compréhension intellectuelle -, mais aussi cette idée de l’espérance, dans laquelle vertu, par ce biais de la beauté et de la poésie, donnera enfin une forme intentionnelle à la jouissance, et dira quelque chose de l’inconscient supposé, vainqueur des énigmes de la souffrance rendue explicite dans un parfum obsolète.
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, Tu sillonnes gayement l’immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l’air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, – Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes !
Charles Baudelaire, « Spleen et Idéal » in Les Fleurs du Mal, 1857
« Pour les artistes purs, le charme suprême de l’être féminin réside précisément dans ces sinuosités incertaines et dangereuses de caractère. Ils sont ravis que le sphinx dissimule si profondément son énigme, parce que cette énigme double d’infini les prunelles de l’inaccessible créature… » Paul Bourget, Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1885
Le Sphinx puis la Sphinge
Le Sphinx (emprunt étymologique au grec Σφίγξ / Sphígx, provenant du verbe « étrangler », d’où ensuite larynx, pharynx, sphincter..), représente le plus ordinairement depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat. Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts). La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en nous, sous des formes métaphoriques, métonymiques, substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations psychanalytiques. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie. Baudelaire est peut-être l’auteur qui a saisi discrètement et humblement à la fois la puissance et le mystère du monstre fascinant[1].
Le Sphinx
Pour l’Égypte ancienne, le sphinx est une figure-symbole de puissance et de vigile. Il est le plus souvent représenté en corps de lion à tête humaine (androcéphale). Sa plus ancienne représentation est le sphinx de Gizeh, à l’est de la pyramide de Khephren, en Égypte, que l’on date habituellement de 2500 ans avant Jésus-Christ. Cette œuvre représente un lion couché monumental (73 mètres de long et 20 mètres de haut pour un poids de plus de 20 000 tonnes). Sa tête est celle du souverain Khephren ou de son père Khéops, coiffé du nemes, la coiffe royale. Il est ici le gardien de la nécropole, chargé de défendre les rois et les reines morts contre les possibles assaillants et contre les forces malfaisantes[2].
Principe de plaisir et principe de réalité
Nous pouvons proposer d’emblée un lien entre deux missions divines du sphinx originel avec deux principes de la psychanalyse en ce que nous devons, dans la mesure du possible, nous occuper, d’une part, de la réalité (plus exactement du principe de réalité) et d’en comprendre l’organisation chez les patients, puisque le sphinx est chargé de défendre les composantes les plus éminentes de la personne, rois et reines morts et immortels à la fois – contre les possibles assaillants – dans le réel, et en ce que nous devons, dans la mesure du souhaitable, nous occuper, d’autre part, du plaisir (plus exactement du principe de plaisir) et d’en comprendre la nature chez les patients, ce qui fait référence à la seconde mission du sphinx, puisqu’il est chargé, a fortiori si le symptôme est pathologique, d’en éloigner la « tentation » chez les patients pour la sauvegarde de l’intégrité de la personne – contre les forces malfaisantes – c’est-à-dire psychopatiques, psychotiques, perverses[3] lorsque celles-ci n’ont pas atteint une forme de sublimation.
Une divinité solaire
Le sphinx est le symbole d’une force souveraine, ou d’un accompagnement insigne, à la fois protecteur et puissance redoutable pour les influences funestes dans le réel et dans le symptôme. Du reste, plusieurs pharaons ont associé leur nom, leur titre et leur pouvoir à des sphinx (la reine Hatchepsout a accolé son visage sur un sphinx de granit aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art (MOMA) de New York. De même, les liens des sphinx avec les divinités solaires sont, dans l’ancienne Égypte, avérés (Khéprie, Rê, Atoum, Sekhmet). A partir du Nouvel Empire (vers 1580 avant Jésus-Christ), les dieux s’incarnent couramment en représentations de sphinx afin d’assurer la sauvegarde physique des temples et la pérennité des pouvoirs qui leur sont conférés et pour leur assurer à leurs occupants sagesse et fécondité. On trouve donc dans les sanctuaires dédiés à Amon, notamment à Karnak et à Louqsor, de longues allées bordées de multiples sphinx à tête de bélier (dits sphinx criocéphales) – répétition et défense névrotique oblige –, l’animal sacré d’Amon. Le sphinx de Gizeh a été conjoint au dieu soleil sous de nom de Harmakhis, nom qui signifie « Horus dans l’horizon ».
Origine du sphinx callipyge
C’est donc un dieu sphinx, puissant et éclairant, bon et protecteur, masculin dans toutes les représentations les plus anciennes, qui va parfois se féminiser sous le Nouvel Empire, en référence probablement aux reines égyptiennes, qui est explicitement et fondamentalement différent de la cruelle sphinge grecque, divinité féminine infernale, au beau visage et à la poitrine vaillante. D’après Marie Delcourt[4], cette représentation de la sphinge est originaire de la vallée de l’Euphrate, puis, plus tardivement, la figure divine féminine a migré de récits en récits vers la Crète et Mycènes. Sphinx et sphinge disposent d’une immuabilité – dont on peut inférer qu’elle est le lieu éminent (et questionnant) de la mémoire[5], susceptible d’être transmutée – que représente bien la profonde majesté de leur croupe pleine, féconde et souveraine[6]. Il faut cependant distinguer le sphinx, divinité du dieu solaire et emblème du pouvoir royal, de la sphinge, figure éminemment menaçante et dangereuse.
La Sphinge
Selon la Théogonie d’Hésiode[7], la sphinge est de la sorte une humaine redoutable d’entre les redoutables, descendante de parents monstrueux et incestueux. Elle est en effet la fille de l’union incestueuse d’Échidna, elle aussi humaine, épouvantable monstre à jambes serpentaires et du fils de celle-ci, Orthros, le chien bicéphale de Géryon. Dans une autre version[8], moins courue, elle est fille de Typhon, lui-même issu de l’inceste, puisqu’il est né de Gaïa et du fils aîné de celle-ci, Pontos. La sphinge en aurait gardé la queue de serpent rappelant son origine maternelle. D’après Pierre Legendre[9], son nom provient donc de « sphiggô », qui signifie « serrer, lier étroitement, nouer ». Elle serait littéralement « l’Étrangleuse ». Malheur à vous si vous la rencontrez, et bonheur pendant le temps qu’elle vous laisse la vie et la conscience. Elle est, en ce sens, relative à l’angoisse. Sa fratrie n’est guère plus recommandable : Hydre de Lerne à neuf têtes, Ladon le lion de Némée, l’aigle du Caucase (le chien ailé de Zeus, rapace qui dévore indéfiniment le foie de Prométhée), Orthros, donc, Cerbère, Phaéa la Laie de Crommyon, et la Chimère, au corps de lion recouvert d’écailles, avec pour queue une tête de serpent et, dans son dos, bien plantée, une tête de chèvre. Quant à ses sœurs, les harpies, elles partagent avec la sphinge des ailes de rapace. Les énigmes sphingiennes
La sphinge avait été déléguée en Béotie par Héra afin de punir la cité du crime de son roi, Laïos, le père d’Œdipe[10], qui avait violé le jeune Chryssipos, fils de Pélops, ce qui le poussa à se suicider. Bien campé sur le mont rocheux, le monstre, inspiré par les Muses, posait une question à tous les voyageurs qui passaient. Ceux qui ne parvenaient pas à résoudre une de ses énigmes, étaient par elle tués et dévorés. Seul Œdipe, lors de sa dernière épreuve avant d’arriver à Thèbes – après les incestes, les crimes, les culpabilités, l’incompréhension analytique ? – donna la bonne réponse à l’énigme de la sphinge : « Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir[11] ? » L’homme, bien sûr. L’homme Œdipe ? Son inconscient ? Deuxième énigme proposée par la sphinge, et qui est très rarement mentionnée : « Il y a deux sœurs : l’une donne naissance à l’autre et elle, à son tour, donne naissance à la première. Qui sont les deux sœurs[12] ? » Le jour et la nuit, évidemment. La vérité ? La conscience ? Vaincue, la sphinge se suicida. Dès lors, Créon tenant sa promesse, Œdipe, après avoir tué son père, devint l’époux de Jocaste, sa mère.
Influence artistique de la sphinge
La légende mythologique fut un sujet très prisé par les artistes, des céramistes grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ aux grands peintres français du XIXe. La figure biblique de Salomé, comme tentatrice et femme fatale, était pendant cette deuxième moitié du XIXe, associée à la sphinge, tout comme, auparavant, les grands peintres de la Renaissance. Cependant, c’est en particulier Gustave Moreau qui présenta un magistral Œdipe et le Sphinx[13] au Salon de 1864 à Paris. Il est commun d’associer la Sphinge, tenante d’une profonde et énigmatique sagesse, avec la luxure et l’opposition du vice et de la vertu. L’œuvre y fut éreintée par la critique. Marie Delcourt a étudié très précisément les compositions plastiques et picturales, bas-reliefs, statues, statuette, vases, de son iconographie antique, jusqu’à en inférer la dimension prépondérante d’une sphinge soumettant des hommes à une position de succubes, faisant d’elle une femme incube, dominatrice, à la sexualité violente. Les prostituées de l’antiquité, adeptes de ces plaisirs forcés et rémunérés, étaient ainsi appelées des sphinges, vocable coexistant avec le qualificatif d’hétaïres, qui, lui, désignait les prostituées sacrées en Grèce antique (culte d’Aphrodite, particulièrement). Quoi qu’il en soit, le lien entre l’effet-mère et la prostituée est indissociable de fantasmes adolescents fréquents particulièrement chez les futurs éventuels transsexuels.
Le sphinx androgyne
Il y a dans ces différentes évocations psychanalytiques du sphinx sans doute un sème, littéralement archaïque, de l’androgyne originel (Platon, le Banquet) en référence au mythe selon lequel Zeus punît la vanité des hommes en séparant l’androgyne en deux moitiés, les hommes et les femmes, dans ce mouvement qu’Aristophane nomme erôs. Dans le mythe, Zeus réattribue et spécifie sas ambiguïté les organes génitaux afin qu’hommes et femmes soient compatibles et que la race ne s’éteigne pas. Dans l’antiquité grecque, les choses étaient assez simples : les nouveau-nés qui présentaient des signes d’hermaphrodisme étaient tués aussitôt. Seule l’androgynie comme rituel de travestissement était tolérée[14], jusqu’à l’antiquité romaine ou, progressivement, les travestis trouvaient l’emploi unique de la prostitution[15]. En réalité, le sphinx n’est androgyne d’une part, qu’en référence à certains développements artistiques, littéraire, ainsi en est-il avec le dandy, pictural, selon l’indécision d’un certain ésotérisme en peinture. Au XIXe, l’androgynie est valorisée et/car assimilée à la figure du dandy (Baudelaire, Constantin Guys, Barbey d’Aurevilly, Georges Brummel, Balzac, Woolf) et, finalement à celle de l’ange – dont, comme chacun sait, l’on ne connait pas le sexe. Au XXe, c’est particulièrement la peinture (Duchamp, Chagall, Cocteau) qui met en valeur les spécificités « des natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis[16] », le plus souvent en se référant à la Kabbale[17]. Au XXIe, c’est le monde de la musique pop rock – et celui de la prostitution – qui revendique l’apparence androgyne comme élément décisif de la personnalité, en tout cas pour ce qui concerne la dimension économique de ces métiers. Aujourd’hui, le terme androgyne s’oppose à tout ce qui concerne, d’une part, l’orientation sexuelle, d’autre part l’identité de genre ou le transgenrisme et naturellement aux autres revendications idéologiques, et, enfin, l’intersexuation (ou intersexualité[18]) et les autres troubles de la sexualité. Le terme concerne spécifiquement l’apparence vestimentaire et cosmétique, renouant en cela avec les courants littéraires du XIXe siècle y afférents (dont les décadents).
Signification psychanalytique du sphinx
La sphinge, selon la psychanalyse, même si la tradition et le bon usage donnent de l’appeler le sphinx, a fourni plusieurs dimensions à son mystère. Le sphinx pourrait représenter, non seulement l’inconscient d’Œdipe, mais encore l’inconscient de chacun de nous, la disparition de la sphinge ouvrant la possibilité de la conscience des choses de notre organisation psycho-affective et de la subjectivation de la personne, alors rendue possible. Freud, que les journalistes de l’époque comparaient à un sphinx[19], en a donné la toute première interprétation psychanalytique en considérant que l’énigme revenait à poser la question « D’où viennent les enfants ? », dans une allusion à la scène primitive, puis en le rapprochant d’une figure paternelle, puisque tuer le sphinx permet à Œdipe de copuler avec la reine-mère. La question que la sphinge pose à Œdipe, en l’occurrence celle qui consiste à savoir d’où viennent les enfants, en ferait, a contrario, une figure maternelle. Une autre hypothèse donnerait à voir la question de la soumission au/du père, et/ou celui de la soumission à/de la mère. Dans cette optique, Mélanie Klein traduit l’idée de l’ambigüité parentale du sphinx en parlant de la « figure des parents combinés » construite sur l’hostilité présumée – où l’on retrouve le fantasme ambivalent de la scène primitive –, des parents l’un envers l’autre. André Green (1969), quant à lui, poursuit cette idée en évoquant une « figure de condensation », idée poursuivie par Didier Anzieu (2000) selon l’idée d’une acception de soumission aux parents (mère phallique). Dans la mesure où le sphinx pourrait être, en définitive et au-delà de ces développements, une métaphore de la bisexualité psychique[20], enjeu d’une correspondance[21] entre Freud et Fliess pour comprendre si la bisexualité est d’origine psychique (Freud) ou biologique (Fliess), il nous faudra considérer le concept dans la compréhension identificatoire qu’il offre, intrinsèquement, de la possibilité d’accès à l’autre sexe selon une séduction naturelle, puis une érotique tempérée (non réalisée), afin d’appréhender la figure maternelle et la figure paternelle, dans une perspective œdipienne de liaison comme solution à notre incomplétude – et notre défense en terme de refoulement – originelle.
Le sphinx comme résolution œdipienne
Dès lors, la question de l’ambiguïté sexuelle du sphinx égyptien et/ou de la sphinge grecque se pose, permettant à Œdipe d’envisager une forme élaborée de scène primitive dans laquelle l’enfant est impliqué. Ainsi, nous pouvons proposer que la rencontre avec le sphinx soit une forme réelle de l’Œdipe, en ce que le concept complet admet des relations croisées de natures différentes, voire opposées : désir pour le père et pour la mère, désir du père et de la mère, haine pour le père et pour la mère, haine du père et de la mère, place du couple dans l’imaginaire de l’enfant, place de l’enfant dans l’imaginaire du couple, organisation psycho-affective de la fratrie. À cet égard, la question de l’inceste se pose, et, particulièrement, celle de l’incestuel, c’est-à-dire du devenir formel de l’inceste (Œdipe a eu quatre enfants de Jocaste, sa mère : Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone, ce qui fait de lui à la fois leur père et leur frère). La sphinge, dans cette perspective, aurait tout particulièrement l’Œdipe dans sa sphère d’influence. En effet, l’idée avancée par Claude Lévi-Strauss (1953) selon laquelle l’énigme de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’« une difficulté à marcher droit » se peut mesurer à l’aune de l’équilibre psychique. Dans les premières représentations du personnage, c’est quasiment toujours avec un bâton, en guise de canne, qu’il apparaît. En cela il serait le tripède du mythe, apparaissant comme aboutissement processuel inachevé puisqu’estropié et de fait inapte à stabiliser une évolution déniée puisque sans mémoire, c’est-à-dire sans la possibilité essentielle de se remémorer sa prime enfance puis son âge d’homme[22]. Ainsi, de cette manière, la sphinge pourrait représenter l’inconscient d’Œdipe, et le nôtre, conséquemment.
[3] Le propre de la perversion comporte le basculement, possiblement temporaire (perversité), dans le « hors limites », le propre de la psychose inclue la destruction du réel psychique, le propre de la psychopathie intègre l’avilissement du réel physique et corporel. Dans les trois pôles (pervers, psychotique, psychopathique) considérés, le prix à payer pour la victime, et quelquefois, selon ce qui sera éventuellement considéré du point de vue du Droit et de la psychologie commune, pour le responsable, est démesuré.
[4] Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Les Belles Lettres, 1981
[5] « Me voilà devant le colossal sphinx de granit rose de l’entrée, devant cette puissante image de la royauté, soudant une tête d’homme à un corps de lion, dont les pattes reposent sur un anneau, symbole d’une longue succession de siècles (Edmond Goncourt, Journal, 1891).
[6] « Deux obélisques […] marquaient le commencement de cette prodigieuse allée de deux mille sphinx à corps de lion et à tête de bélier, se prolongeant du palais du nord au palais du sud ; sur les piédestaux l’on voyait s’évaser les croupes énormes de la première rangée de ces monstres tournant le dos au Nil (Théophile Gautier, Le Roman de la momie, 1858).
[17] La pierre philosophale comme réponse à l’existence du sphinx et à ses énigmes.
[18] Anomalies des caractères sexuels biologiques : hormonologie (organes génitaux, gonades, hormones, chromosomes. Environ 1,7% des naissances), hypertrophie ou au contraire atrophie de certains organes génitaux ou des gonades (testicules et ovaires), présence partielle d’attributs à la fois masculins et féminins ou, dans une acception plus large, malformations congénitales (absence de descente des testicules, ouverture inappropriée de l’urètre chez les garçons…). Sont recensés une vingtaine de syndromes décrits précisément dans la littérature.
[19] « Freud face au sphinx » : interview de Sigmund Freud par G.S. Viereck (1926)
[20] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905
[21] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à W. Fliess, 1897-1904
« Les effets des premières identifications, qui ont lieu au tout premier âge, garderont un caractère général et durable. Cela nous amène à la naissance de l’idéal du moi, car derrière se cache la première et la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle.C’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet. » Sigmund Freud – « Le Moi et le surmoi » inLe Moi et le ça
Le père c’est l’Autre. En opposition de place, et/ou en complément, à la mère qui, elle, conforte premièrement le narcissisme du sujet en lui offrant une sorte d’extension d’elle-même et de transfert de son amour – ce que fait aussi le père, mais la fonction maternelle en ce sens est de nourrir l’enfant, particulièrement sur le plan affectif –, le rôle du père est, deuxièmement, celui du Surmoi, toujours ambivalent, et consiste en la bonne répartition de l’instance interdictrice et de l’instance autorisante – ce que fait aussi la mère, mais la fonction paternelle en ce sens est de protéger l’enfant, particulièrement sur le plan adaptatif –. Il est avant tout, dans une large acception, ce qualificatif pris dans son la dimension la plus profonde, protecteur, cependant que la mère, là aussi, en profondeur, est nourricière.
Cette dimension protectrice de l’amour du père concerne une partie constituée par la résolution de la relation à l’autre, l’Œdipe, qui engage plus que tout autre la fonction paternelle symbolique, cependant que l’autre partie, non moins structurante, constituée par l’amour de la mère, réfère au narcissisme, dans l’établissement de la relation à soi, les deux dimensions allant proposer la construction psychique de l’enfant, laquelle se joue de manière édifiante avant l’âge de sept ans. L’enfant passe d’une relation duelle symbiotique (Mère/Enfant) à une relation d’objet triadique positivement ambivalente (Père/Mère/Enfant), laquelle est incarnée par chacun des deux parents et l’enfant dans une élaboration complexe et croisée. Par l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, l’enfant soumis à cette partie de la Loi symbolique passe de la nature à la culture à l’occasion de l’intériorisation et de l’apprentissage des interdits parentaux et sociétaux, ceci lui ouvrant la voie, par identification, à la subjectivation puis à la sublimation.
Il accède à la différence des sexes et des générations grâce à l’identification au parent du même sexe et à la distinction au parent de l’autre sexe, et apprend à reconnaitre la différence de l’Autre et à respecter cette altérité, qui tient, troisièmement, à la question naturelle des sexes et des âges, deux domaines permettant identification, donc, puis aussi subjectivation. A partir du modèle que lui propose le couple parental, l’enfant va se construire un idéal du Moi[1], instance narcissique que le petit d’homme va plus ou moins essayer de dépasser en fonction de son propre potentiel.
Le Surmoi[2], héritier du complexe d’Œdipe, est l’instance, ambivalente, qui va intérioriser les interdits mais aussi les exigences parentales, culturelles et sociétales. Le Surmoi remplacera les parents quand l’enfant sera devenu adulte, tout en se maintenant dans l’incarnation puis dans le souvenir parental, Surmoi qui entrera en conflit avec le Moi et les pulsions, et, dans le cas d’une trop grande influence, freinera l’épanouissement de l’individu en produisant un surplus de culpabilité ; dans le cas d’une influence insuffisante, il composera frustration avec soumission. Cependant, le Surmoi, ambivalent donc, est également porteur d’une motion d’acceptation, d’indulgence, pour peu qu’il soit nanti d’un puissant intérêt pour l’enfant, idéalement sans l’ombre de la négligence.
Il est, comme nous l’avons esquissé, le représentant le plus important du Surmoi. Il est aussi l’incarnation la plus marquante de l’Idéal du Moi.
Le père est de sexe masculin. En l’idée de savoir si une femme peut le remplacer ou, à tout le moins, en proposer ou en offrir une figure, le débat existe, inconsistant et spécieux. La biologie est implacable : le père est un mâle, la mère est une femelle. Plus absurde encore, plus tendancieux, avoir « deux pères » ou avoir « deux mères », constitue une approximation idéologique qui conduit l’enfant à démarrer sa vie de manière ambigüe et sous le jour de la confusion, laquelle se répercutera dans le développement de sa personnalité et, en particulier, le développement de sa composition narcissique et relationnelle, qui nécessite à tout le moins un modèle pour prendre consistance et, par suite, offrir la possibilité de sa liberté, sexuelle tout aussi bien.
À partir d’un plan métaphysique, dans une première acception, la fonction du père est de transmettre les termes d’une Loi symbolique[3] : . Proscription du meurtre et de l’inceste, pour le respect des normes « sanitaires ». . Nomination de la parenté, pour le respect des générations. . Prohibition du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, pour le respect de l’autre. . Prescription de la différence des sexes, pour le respect de l’équilibre de soi et du monde. La fonction paternelle est de protéger, mais aussi de valoriser, de guider et de permettre l’indépendance et les compétences relationnelles, grâce à l’ambivalence, non développée dans la littérature, du Surmoi. C’est enfin d’autoriser la résolution de l’Œdipe, de permettre le transfert vers le sujet en développement une partie du narcissisme secondaire, de poser les bases de l’indispensable différenciation, dans la suite du processus non moins essentiel de l’identification, comme cela doit s’imposer après une épreuve, un choc, une répulsion, un abandon[4].
La fonction paternelle est aussi d’autoriser l’identification – paternelle en l’occurrence –, au totem, au phallus, lequel est l’apanage autant de la fille que du fils. Il s’agit ici de faire le lien du désir et de la loi sous le signe dans un premier temps de la révolte et de la rencontre avec le tiers, la tiercéité, qui rappellera l’ordre équilibré des choses. Nous pouvons pour appréhender cette compétence, nous référer au mythe de la horde primitive[5]. Comme pour la mère, l’identification se fera par « incorporation », par la dévoration métaphorique, après celles de la mère, de certaines des qualités du père dont on « ingère » certaines « spécificités », celles, à l’instar de celles de la mère, du modèle en particulier. Le « meurtre » du père traduit la nature ambivalente du désir sexuel des fils exclus de la possession des femmes, prêts par là à le tuer et à le dévorer. La culpabilité qui s’en suit, conformément aux règles de l’ambivalence, donne l’idée d’un cadre symbolique qui organise le clan des fratries : c’est ainsi que naît la socialité totémique. Dans la perspective freudienne, scientifique et biologique donc, l’évolution des liens sociaux se décline, par sentiment de culpabilité, du totémisme à la religion, puis du monothéisme à la science. Ainsi, après la possibilité d’un tiers, la Loi symbolique se partage. Avec le repas totémique, l’idée du cannibalisme selon Totem et tabou[6], au détriment, apparemment, du père, concrétise le meurtre du père et l’amour du père, dans un dépassement nécessaire et symbolique d’appropriation de ses qualités. L’incorporation psychique du père autorise l’identification en substituant les fils à la perte de l’objet. Le père symbolique est ensuite maintenu grâce aux totems. Dans cette sorte de roman familial prototypique, la scène primitive inaugure ce qui deviendra une possibilité d’organiser la différence des sexes et celle des générations, en particulier dans la contradiction ultérieure de la version sado-masochique fantasmée de la scène primitive. La fille, d’ailleurs, comprendra la nécessité d’en prendre toute la mesure et l’ampleur de son potentiel phallique sans, bien évidemment, omettre d’intégrer le sens de la réceptivité-passivité de la résonnance féminine de la scène primitive pour accéder à la pleine féminité.
Ainsi, le père incarne et transmet à l’enfant les règles et les conditions de ces règles qui lui permettront d’acquérir à la fois force de caractère, phallique, pouvoir de contrôle, sens moral et désir d’affirmation de soi, modulés par l’ambivalence évoquée précédemment et le report de cette ambivalence dans l’accueil de la nécessaire passivité, condition sine qua non de la féminité. La figure du père se situe donc du côté d’une autorité affirmée et joue un rôle dans la socialisation, sur le plan de la conservation et de l’édification de la mémoire des principes qui permettent de transmettre valeurs et régulation des conditions de l’accord et de l’équilibre entre les sexes, de la maîtrise de la pulsion de destructivité et d’auto destruction, de la compréhension des différences entre les générations, de la possibilité de transformation des pulsions, cependant que la figure de la mère se trouve du côté de la confirmation pulsionnelle subtile et nuancée des composantes de mise en œuvre sensible de ces principes et de l’instauration d’une dimension narcissisme-passivité au sein du couple parental.
Les incidences d’un père absent, ou négligent, les répercussions d’une fonction paternelle défaillante sur le développement des enfants, se font sentir dans l’impact que ces manques produiront.
Les enfants sans père présenteront des problèmes de comportement et des troubles de l’anxiété tels que l’agressivité, l’inquiétude, la dépressivité, des difficultés dans l’assimilation des limites, et ce dans plusieurs domaines. Cette symptomatologie a pour conséquence des dysfonctionnements comportementaux et d’intégration particulièrement dans l’idée d’équilibre, d’évaluation des principes de plaisir et de réalité, ainsi que dans la nécessité de la norme.
Le manque de présence – autorité, attention, compréhension – d’un père aura des retentissements négatifs, et quelquefois durables, significativement sur le développement comportemental, psychologique et émotionnel d’un enfant. Ce défaut, l’absence du père, est observable également dans les questions qui découlent de la négligence, aux comportements pouvant être inappropriés (gestes déplacés, châtiments corporels), à l’éducation à la violence (agressivité verbale, physique, irrespect vis-à-vis des aînés et des femmes, maltraitance à l’égard des plus faibles et des animaux).
Une des raisons, et non la moindre, au contraire de la défaillance de la référence au père, symboliquement cette fois, est la nécessité pour l’enfant de se distancier du désir maternel et de son désir pour elle, sans pour autant que cette distanciation équivaille stricto sensu à une castration, ce qui lui permettra de pouvoir choisir des possibilités de relations amoureuses à l’endroit de personnes de l’autre sexe et de se diriger vers des options pouvant déboucher sur la fondation d’un couple, d’une famille, d’une descendance.
L’abandon de la référence au père dit symbolique, celle qui permet à l’enfant de se détacher de la toute-puissance du désir maternel en tant que posé comme interdit fondateur de la proscription de l’inceste, ne peut avoir que des effets funestes sur le destin personnel et corporel de ces enfants. Il en est de même de la nécessaire distance par rapport au père qui s’adjugerait un pouvoir par trop important sur l’enfant à modeler en fonction de traumas refoulés que celui-là n’aurait pas intégrés.
Dès lors, si l’indispensable castration symbolique, précise et modérée, n’est pas réalisée, l’homme retrouve une sorte de subordination métaphorique pouvant l’éloigner de tout libre arbitre et le réduire à des croyances en un prophète, un chef de parti, un gourou, tous pouvant représenter des idéologies plus ou moins assujétissantes. Il en est de même, dans cette forme d’inaboutissement de la castration, de la substitution par d’autres figures de remplacement du père, dans le désir de le rencontrer et, par le biais de l’incendie, du crime, de l’acte de délinquance, en rencontrant l’autorité paternelle et de sa Loi, en la personne du juge, du commissaire, du policier, apparaît comme réclamée en réalité par le malfaiteur, le criminel, le délinquant. La sanction est, au moins dans un premier temps, rapide, la meilleure réponse à apporter au malfaiteur qui désire, mutatis mutandis, rencontrer le Père pourvoyeur de limite et de contenance.
Il sera loisible de retrouver, conséquemment à la présence négligente, défaillante ou en l’absence du père, des figures paternelles avec un autre membre de la famille, un professeur, une figure d’autorité, un ami, avec la nécessité de s’inspirer de ce qui, positivement, va nous permettre de développer ce que le traumatisme du père, son défaut ou son absence ont limité, empêché, inhibé. Il en sera alors de la responsabilité de chacun – ou grâce à celle de l’analyse – d’en faire un récit, de vie ou de fiction.
Ces différents possibles, directement ou par personne interposée, devraient permettre au père de cette relation idéale, de proposer l’accès aux possibilités offertes par : l’amour, au moins autant, peut-être, que celui que peut offrir la mère, et qui peut présenter une issue – une résolution – à une logique strictement fermée du système œdipien, la distanciation, qui distingue solitude, isolement, respect, liberté, la rencontre de Thanatos, en l’autre ombrageux, à l’esprit, au signe, à la mémoire. Entre Éros et Thanatos, par le truchement d’une ambivalence intellectuelle ou amicale, l’analyste va pouvoir représenter, transférentiellement, à certains moments de la psychothérapie et de l’analyse, le père et/ou la mère.
Bibliographie : Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1972 Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949
À suivre : La fonction maternelle
[1] Nicolas Koreicho, Moi idéal et idéal du moi, 2018, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/moi-ideal-et-ideal-du-moi/
[2] Nicolas Koreicho, Ça, Moi, Surmoi – 2ème topique, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/ca-moi-surmoi-2eme-topique/
[3] Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/
[4] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/
« J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela apparemment n’a pas de sens. Et pourtant, tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. » Roland Barthes, Roland Barthes par lui-même, 1975
« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit » Charles Péguy, Notre Jeunesse, 1910
« La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement. » Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, 1929
« Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps. » Antonin Artaud, 1948
Sommaire
Introduction
IDans l’actualité Langage de l’événement. Démonstration par l’actualité. Les corps féminins.
II En psychopathologie et en psychanalyse Discours psychopathologique. Les psychopathologies et le corps. Les troubles paraphiliques. Impression du corps. Image du corps.
III Dans la civilisation et les cultures Mythe des humanités. Éléments d’épistémologie du traitement des corps dans les religions, les aires civilisationnelles, les conflits personnels. Éclairage psychanalytique.
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Introduction
Notre propos ne prendra pas en compte la dimension politique, sociale ou idéologique du devenir des corps humains, afin, à la lumière d’un événement récent qui a provoqué une indéniable répercussion sur différentes sphères d’observation du monde, de tenter de comprendre à la lumière des motions de la théorie de l’inconscient ce qui a été considéré comme une conséquence majeure de l’attentat du 7 octobre, savoir la manière dont les corps ont été montrés et traités. Si l’on excepte la dimension politique de cet événement, l’actualité du massacre islamiste[1] du 7 octobre 2023 entraîne une certaine difficulté pour en comprendre le sens, si ce n’était la double acception qualitative et quantitative pulsionnelle du traitement des corps, le corps étant considéré ici comme trope organisateur de son propre devenir, par le langage de l’image, par le discours psychopathologique et par une mythique de l’événement.
Notre ligne directrice sera de replacer le traitement des corps dans des logiques formelles descriptives pour ne pas laisser l’intuition, même si elle y a sa part, et l’émotion, dont il est difficile de s’abstraire – humain, trop humain – prendre le dessus sur l’intellection, la compréhension et l’analyse du discours[2] pour aller plus en profondeur dans la compréhension de l’événement.
Notre problématique consistera à tenter de faire la part des choses, du point de vue de l’inconscient (pulsion de vie – pulsion de mort ; sexe et mort ; corps totem et corps tabou), dans les relations qui s’instaurent entre les sujets. Il s’agira de montrer que la réalité des conflits appartient d’abord au sujet, tout en s’inscrivant, nonobstant, dans une société, et que les contextes, historique, géographique, sociologique, politique, doivent, certes, être pris en compte a minima, mais les points de vue pour comprendre ce qui a pu se passer ce jour-là en resteront à la « rencontre », sous l’angle de la pulsion, de personnes, de sujets, de corps.
Notre développement concernera donc, dans un premier temps, l’actualité récente, pour tenter de cerner les motions en cause dans ce qu’il advint des corps des victimes, puis des assaillants, pour ensuite essayer de décrire ce qui se joue par les mouvements en jeu dans ce que la responsabilité personnelle et, éventuellement, les troubles de la personnalité, temporaires ou définitifs, font des corps, corps du sujet, corps de l’objet, pour enfin tâcher d’examiner ce qui est involu aux corps dans les aires civilisationnelles de notre quelquefois étrange, souvent mystérieuse et maintes fois inquiétante planète.
I. Dans l’actualité
À cet égard, il parait important de souligner que, par-delà la guerre, le conflit, les massacres récents (massacre : meurtre d’un grand nombre d’êtres sans défense), il nous faut tenter, au travers des éléments connus – puisque la plupart des témoins ont été tués ou sont encore otages – de l’attaque qui a inauguré l’ébranlement mondial du 7 octobre 2023, de comprendre la configuration qui a fait que les agresseurs s’en sont pris aux corps, et, singulièrement, aux corps des filles, des femmes, évanouies ou agonisantes, jetées nues dans les voitures et les pickups, violées et mutilées (sur certains corps retrouvés, les os du bassin auraient été fracassés, indiquant des viols multiples ou une violence inouïe, les organes sexuels arrachés, les seins découpés), quelquefois, semble-t-il, violées mourantes, dans les maisons, les basses fosses et les hangars des assaillants[3]. Victimes et otages, dans la mesure où les corps étaient trop abîmés, les témoignages étant potentiellement accablants, ont été massivement brûlés, les suppliciées retrouvées nues, souvent les mains liées, dans des positions obscènes[4].
Souffrance et torture choquent l’imagination. Cependant, malgré la désagrégation morale et/ou mentale des responsables, et, nonobstant les convictions qui pourraient sous-tendre refoulements et corollaires passages à l’acte, il faudra s’efforcer de comprendre ce qui, dans l’hypothèse d’une pulsion sexuelle modifiée, crée, selon les cas, dépassement et sublimation ou, en l’occurrence ici a contrario, transgression et perversion. À cet égard, il nous faut rappeler que le propre de la perversion comporte le basculement, possiblement temporaire (perversité), dans le « hors limites », le propre de la psychose inclue la destruction du réel psychique[5], le propre de la psychopathie intègre l’avilissement du réel physique et corporel. Dans les trois pôles (pervers, psychotique, psychopathique) considérés, le prix à payer pour la victime, et quelquefois, selon ce qui sera éventuellement considéré du point de vue du Droit, pour le responsable, est démesuré.
Les supplices infligés, les mutilations perpétrées, peuvent en effet, en des métaphores pour l’instant artificielles, renvoyer au démembrement psychotique, à la perversion sadique, à la négation psychopathique de l’altérité ainsi que, traditionnellement, à la soumission forcée consécutive à la pulsion d’emprise. Ces observations inclinent à penser ce type de configuration en fonction de ce que la psychanalyse peut nous apprendre sur les états limite. À travers l’événement observé, prétexte à une compréhension plus précise des violences de la nature de celles qu’on a dû découvrir ce jour-là, dans le traitement des corps, un environnement idéique paroxystique a pu favoriser la décompensation des sujets aux limites du pôle psychotique, illustré par le morcellement des corps, du côté du pôle pervers (sadisme et exhibition), du côté du pôle psychopathique, contraire à toute idée d’altérité. La confusion, mise en abyme dans les contextes historique, géographique, sociologique, politique évoqués, chez les sujets assaillants, des pulsions de vie et des pulsions de mort, à l’encontre du principe de liaison, a pu être favorisée par l’existence de ces cercles environnementaux concentriques précités mortifères entourant le sujet, impliquant le principe de déliaison. Cependant, le sujet et sa responsabilité, consciente et, dans une certaine mesure, inconsciente, sont à l’origine de ses actes, souvent irrémédiablement[6].
La perversion sadique exhibée, les décompensations psychotique et psychopathique manifestes, confortées par le partage viril des exactions, détruisent non seulement l’apparence et l’intégrité des corps suppliciés[7], mais annihile en le sujet actant, et en leurs commanditaires – le Droit commun a quelque chose sans doute à en dire en termes de « crime contre l’humanité » –, toute idée même d’une quelconque idéalité, a fortiori d’une quelconque spiritualité. Peut-être plus sévères encore et, à terme, plus définitifs, les actes, qui parlent mieux que tous les mots, toutes les justifications, toutes les causes, ont tué en les tortionnaires toute idée du bien, dans leur exhibition d’une folie jouissante, et toute idée du bon, en détruisant des organes majeurs du plaisir et de la maternité chez les femmes, c’est-à-dire les lieux par excellence de la pulsion de vie. L’agression physique, de la simple tape, en passant par l’intentionnalité de nuire et jusqu’au point où le corps peut être abimé, voire détruit, représente déjà, par définition, une forme d’effraction manifeste et dont la personne – et son corps – conservera la mémoire la vie durant[8].
Pour illustrer ce qui peut prendre l’ascendant sur toute raison, au cœur d’une forme de massacre, dans l’itération sadique d’une destructivité pathologique, ici individuelle, d’un corps, Inass, petite fille de 4 ans retrouvée morte dans un fossé le 11 août 1987, le corps découvert le long de l’autoroute A10[9] dans le Loir-et-Cher a subi un paroxysme d’agression barbare, qui peut représenter une sorte de métonymie ici individuelle de ce qui a pu se passer mutatis mutandis le 7 octobre, là dans un contexte de destruction collective. L’agression, le vol, le viol, l’abus de pouvoir[10], provoquent ordinairement un retentissement qui concerne, si la vie de la personne est sauvegardée, d’un côté la peur générée par les atteintes à l’intimité profonde[11] du corps, à son intégrité, et de l’autre l’angoisse qui prend racine sur cette effraction (une perte fondamentale du schéma corporel ordinaire). La répercussion de tels actes sur la vie des personnes concerne, compte tenu de la complexité des retentissements de l’atteinte à l’intégrité et en raison du dépassement des normes relationnelles qui caractérise les passages à l’acte, la question des limites, les accomplissements pervers intégrant supplémentairement une double dimension psychotique et psychopathique.
Dans les événements qui proposent les interrogations présentes, La problématique à saisir concerne tout d’abord la signification de ce que des humains ont été capables de faire des corps, et, singulièrement, du corps des femmes, donc, et, en second lieu, selon les déplacements psychopathologiques mentionnés, dont on peut observer l’abolition des systèmes pare-excitation, concerne ensuite la satisfaction qui a découlé de la destruction des corps, vivants ou morts. Depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, qui n’a pourtant pas impliqué du point de vue sexuel un traitement des corps identique à celui du massacre du 7 octobre, l’histoire occidentale ne fait pas état d’un assassinat de masse comprenant un traitement des corps équivalent, particulièrement sur le corps des fillettes, jeunes filles, femmes, femmes enceintes, femmes âgées. Cependant, de telles exactions ont été documentées, ailleurs qu’en Occident, sur des victimes moins nombreuses. En effet, les meurtres sexuels (conjonction de viols et d’actes de barbarie sur les mêmes personnes) sont rares dans l’histoire, même s’ils existent, rares en tous cas sont les crimes sexuels de masse – inexistants dans le monde libre. Ils ont lieu, pour les horreurs les plus impossibles à décrire et à mettre en mots, au Congo, en Chine (Nankin), au Liberia, au Salvador, en ex-Yougoslavie, en Libye, en Syrie, au Rwanda, et ils réalisent la pulsion de destruction non dans l’immédiateté du crime sexuel, mais pour nier la dignité d’un passé, d’une descendance, et pour saper tout droit à aller vers la vie, d’un avenir, compte tenu de la volonté illimitée d’annihiler l’existence de l’autre – le plus souvent la femme, source de fécondation, désormais impure et symbole de honte – comme humain et, en fin de compte, d’en faire un corps-chose. Notons que le Droit international acte qu’une vingtaine de pays n’a pas encore ratifié la définition même de « viol de guerre[12] ». Les survivantes devront sans doute, ultérieurement, et pour sauvegarder un équilibre – social, familial, personnel – mis à mal, réaliser sur le plan psychique des protections dissociatives, et, peut-être se taire et ne pas témoigner, afin de ne pas consolider en elles-mêmes le syndrome de la femme attouchée, violentée, violée, autant vis-à-vis de leurs proches, que par rapport à leur image interne. Elles pourront justement utiliser, pour cela, les réseaux sociaux et amicaux pour recréer du lien.
II. En psychopathologie
Dans un souci de compréhension des agressions et crimes sexuels, précisons qu’un meurtre sexuel (meurtre sexuel sadique, ou meurtre sadique) caractérise un homicide dans lequel est recherchée une satisfaction sexuelle par le meurtre d’un individu. Le meurtre sexuel dénote une perversion, synonyme du terme « paraphilique » préféré par les manuels d’obédience américaine. Communément, ce type de crime se réalise par un meurtre se confondant avec un rapport sexuel ou une mutilation sexuelle (organes génitaux ou zones érogènes du corps de la victime). La mutilation de la victime peut impliquer éventration ou arrachement de l’appareil génital ou reproducteur, introduction d’objets coupants ou de projectiles, ce qui d’ailleurs se serait passé le 7 octobre. Cela inclut souvent des activités comme déchirer les vêtements de la victime, placer le corps dans différentes positions, souvent sexualisées, insertion d’objets dans des orifices du corps, actes d’anthropophagie ou encore de nécrophilie.
Une sollicitation par trop aisément accessible du marché de la pornographie, qui laisse la possibilité à certains esprits faibles et/ou soumis de s’enfermer dans une sexualité fantasmatique laquelle, conjuguée à la frustration d’une discrimination homosexualisée rendue obligatoire par une séparation soi-disant ontologique hommes-femmes (tenues, places sociales, habitus discriminants), va dans certaines circonstances (mots d’ordre politiques datés, usage de drogues, milieux dogmatiques aliénants, environnements sociaux frustes) entraîner aux passages à l’acte (pulsion de destruction) en raison supplémentairement d’un terrain de pensées sommaires, stéréotypées, répétitives, d’une notable faiblesse intellectuelle et culturelle, imperméables à la sublimation (pulsion de vie).
Afin d’avoir à notre disposition des références théorico-cliniques schématiques mais communément admises pour situer ce qui peut se passer dans les cas de mise en actes fantasmatiques dans la réalité, passons rapidement en revue les rubriques qui concernent les perversions, dans la mesure où elles autorisent des réalisations psychotiques et/ou psychopatiques. De nos jours donc, le DSM a remplacé le terme de « perversion » par celui de « paraphilie ».
Le DSM-IV-TR (1994) retenait la classification des troubles sexuels pour les paraphilies, mais ajoutait également la catégorie « troubles de l’identité sexuelle et des genres ». Le DSM-IV retient les mêmes types de paraphilies listés dans le DSM-III-R (1980), incluant les exemples non spécifiés et introduisant certains changements aux définitions de types spécifiques. Les paraphilies étaient définies par le DSM-IV-TR comme troubles sexuels caractérisés par des « comportements intenses et récurrents sexuellement fantaisistes, de grandes « envies » sexuelles impliquant généralement (1) objets inanimés, (2) souffrance et humiliation de soi ou d’un partenaire (3) enfants ou autre personne non consentante durant une période de plus de 6 mois (Critère A), qui peut « cliniquement causer une détresse sociale, d’occupation, ou autre zone importante du fonctionnement » (Critère B). Le DSM-IV-TR décrivait huit troubles spécifiques de ce type (exhibitionnisme, fétichisme, frotteurisme, pédophilie, masochisme sexuel, sadisme sexuel, voyeurisme et travestissement fétichiste) et une neuvième catégorie (paraphilie non spécifiée). Le Critère B diffère de l’exhibitionnisme, du frotteurisme et de la pédophilie pour inclure l’acte provenant de ses besoins, et du sadisme, acte provenant de ses besoins sur une personne non consentante. Certaines paraphilies pouvant interférer lors de relations sexuelles avec des partenaires « consentants », pour le DSM, « les paraphilies ne sont presque jamais diagnostiquées chez les femmes », cependant qu’un certain nombre d’études sur les femmes ayant une ou plusieurs paraphilies ont été publiées récemment, suite à des événements d’actualité.
Le DSM-5 (2013) introduit une distinction (après le remplacement du terme « pervers », jugé péjoratif par la culture américaine toujours déjà wokiste et les firmes pharmaceutiques, par le terme « paraphilique »), entre la « paraphilie » (symptôme consolidé et relativement permanent) et le « trouble paraphilique » (fantasmes et besoins sexuels atypiques ponctuels et/ou, sous certaines conditions, répétitifs). La première acception du terme « pervers[13] », qualifie le plus souvent des dysfonctionnements sexuels à retentissements comportementaux, relationnels et sur la santé (sociaux, professionnels, familiaux, corporels).
Le DSM-5 décrit toujours huit catégories de troubles « paraphiliques » : l’exhibitionnisme, le fétichisme, le frotteurisme, la pédophilie, le masochisme et le sadisme, le voyeurisme, le transvestisme, les troubles paraphiliques non spécifiés[14]. Les comorbidités en sont les troubles de la personnalité (environ la moitié des cas) de type psychopathique, antisocial, schizoïde, schizotypique, « narcissique », à fondement d’abus d’alcool ou de substances toxiques (50 à 83 % des cas), trouble déficit attentionnel avec ou sans hyperactivité (30 % des cas), troubles dépressifs actuels ou passés (61 à 81 % des cas), troubles anxieux (31 à 64 % des cas), déficience intellectuelle ou lésions cérébrales acquises (10 à 15 % des cas), comorbidités psychiatriques sévères (4 %)[15].
Il serait presque amusant de constater que dans l’idéologie wokiste, degré zéro de la pensée réactionnaire, établie en réaction par mots d’ordre primaires à ce que les wokistes comprennent des activités humaines complexes, le manichéisme grossier d’un champ lexical fruste dénature dans les qualificatifs le colonialisme (« esclavagisme »), le racisme (« occidental »), la science (« paternaliste »), la musique, la peinture, la sculpture classiques (« masculines »), l’art et la culture en général (« patriarcaux »), l’oppresseur (« blanc »), sous le sème de la « domination » (forcément gréco-judéo-chrétienne). La nuance et la compréhension ne sont pas de leur monde et, en cette idéologie inepte qui fait de la dialectique binaire « dominant-dominé » son dogme principal, certains lobbies défendent le droit, entre autres, aux pratiques perverses, criminelles, dégradantes (happenings) où les mises en scène dominant-dominé (soumission, sexisme, destructivité virile, saccage d’œuvres) se donnent libre cours, en autant de formes théâtralisées, au fond, du rejet de l’autre, pour eux, incompréhensible. Ceci, pour ce qui est de notre exemple princeps dans l’actualité, laisse évidemment toute la place à la pulsion de destruction, exempte de pare-excitation et composée de frustration, de sexualité virtuelle et de violence, qui, dès lors, envahit la scène sociale, les bandes[16], les « quartiers », les mouvements politiques. Au passage, dans cette même idéologie wokiste, comme autrefois en « antipsychiatrie » et aujourd’hui encore en phénoménologie psychiatrique, notons que les psychiatres sont considérés comme des « dominants », les malades comme des « dominés » !
Après le modèle, en référence à la criminalistique sexuelle, d’une conjonction de la perversion (« je t’aime, je te tue »), d’une forme psychotique de la relation à l’autre (« tu ne m’aimes pas, je te tue ») et de la solution[17] psychopathique, dont les sèmes principaux sont la domination de l’autre, la destruction de l’autre, l’avilissement de l’autre, qui semble en représenter le troisième terme conclusif, nous aurions l’aboutissement radical, apparaissant comme une synthèse des logiques perverse, psychotique et psychopathique, du meurtre archétypique du « Retour à la horde primitive[18] », brute et archaïque, particulièrement avec le viol, « violence des violences » selon le mot de Paul-Laurent Assoun[19], le terme « viol » se trouvant à la racine même du mot « violence ».
Il est par ailleurs loisible d’observer que le traitement du corps du sujet tient une place et prend une importance toute particulières dans les syntagmes psychopathologiques, ceci d’après le ressenti subjectif que le sujet lui-même peut en avoir, à la fois par l’attitude, le discours, la polysémie des langages de la personne, place et importance variant selon les pathologies. Ainsi, nous trouverons, dans les troubles psychiques, le traitement inconscient du corps par le sujet comme représentant un enjeu symptomatique majeur du Moi dans :
La dépression – le corps pesant, qui tire en arrière
L’anxiété – le corps sous tension, comme menacé
L’hystérie – le corps comme objet d’attention et d’observation
L’obsession – le corps comme objet d’un soin jaloux
L’addiction – le corps inassouvi, en perdition
La perversion – le corps soumis soumettant
La paranoïa – le corps sous observation agressive
La schizophrénie – le corps impossible, morcelé, revendiquant
La psychopathie – le corps de l’autre nié, à abîmer.
Notons également, afin d’insister sur le traitement du corps propre et du corps – fantasmé – de l’autre dans les psychopathologies, que celui-ci varie en fonction des troubles de l’image de soi de manière manifeste dans :
La somatoparaphrénie (complication du S. de Cottard et du S. de Korsakov, avec sous-attribution ou sur-attribution d’organes)
La schizophrénie
La phobie sociale
L’onychophagie (un plaisir et une punition)
Les tocs (et les tics)
L’éreutophobie (peur de rougir en public)
L’émétophobie (peur de vomir, la peur de manger en public se rencontrant également)
L’anorexie
La boulimie
La toxicomanie.
À l’orée des limites des psychopathologies et les cultures, nous avions décrit, en partant des principes de liaison et de déliaison[20], des pulsions de vie et des pulsions de mort[21], l’étrange et fascinant phénomène, entre psychopathologie et Histoire, du mouvement sectaire des Convulsionnaires[22].
Entre les psychopathologies perverses (masochique, sadique) et le phénomène sectaire, la place du sujet occupa dans cette unique configuration historique une situation très particulière, dans la mesure où le rôle laissé à la dimension mortifère de la sexualité fut poussé à un paroxysme d’ambivalent balancement entre un environnement passif et actif et des sujets soumis et soumettant.
III. Dans la civilisation et les cultures
Le traitement des corps est lié tout d’abord intimement à la biologie et aux pulsions. « Le concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique par suite de sa liaison au corporel[23]. » Les pulsions sont de plusieurs ordres, pulsions sexuelles et du Moi ou d’autoconservation, pulsions de vie, donc, et pulsions de destruction, pulsions de mort. Leur destin est conditionné, selon les démonstrations développées par Freud, par trois principes fondamentaux : le principe de constance, en fonction duquel la quantité de sollicitations somatiques et psychiques oblige le sujet au maintien de l’appareil psychique à un minimum d’« excitations » régulées par les « décharges » pour éviter un trop plein de déplaisir, le principe de plaisir, qui vise à la décharge immédiate, grâce à la satisfaction, réelle ou fantasmatique, le principe de réalité, qui contribue à ajourner la satisfaction et à poser les limites nécessaires à l’équilibre, avec soi-même et avec l’Autre, lesquels déterminent les principes de liaison et de déliaison[24]. Jean Laplanche et André Green, chacun à leur façon, ont mis en évidence la pulsion sexuelle de mort, radicalement hostile au Moi (Laplanche) qui postule l’existence d’un dualisme au cœur de la pulsion sexuelle rigoureusement inconciliable avec le développement du Moi[25]. Ainsi, destruction et déliaison sont les deux dimensions par lesquelles se pourrait considérer l’impasse mortelle de la nature, en partie mortifère donc, de la pulsion sexuelle non du tout appréhendée en fonction d’une idée de responsabilité du Moi vis-à-vis de lui-même, mais au contraire dans une forme de débordement funeste – et éphémère – d’un sujet réduit à une implosion pulsionnelle. André Green, de son côté, développera la possibilité d’une sorte de cas limite théorique dans sa conception de narcissisme de vie – narcissisme de mort[26]. À ce propos, l’auteur suggère de rendre compte « […] des ensembles dans lesquels s’insèrent hystérie et cas limites, les différences qui les séparent ainsi que le cadre conceptuel qui peut les réunir[27] […] », ce qui peut correspondre en plus schématique à notre idée de la conjonction du corps (hystérique par définition) avec les confins d’une expression complexe limite des perversion, psychose et psychopathie. À cet égard, notons pour l’instant que, dans ce conflit instable des trois modalités pathologiques, la perversion s’applique au débordement du corps, de manière intrasubjective sur soi-même et de façon intersubjective sur le corps de l’autre, que la psychose s’applique à l’envahissement du corps par le délire et, quelquefois, par le passage à l’acte, que la psychopathie s’applique à la destruction, meurtrière, du corps de l’autre. André Green utilise d’ailleurs, pour dénoter les courants psychiques en jeu dans ces motions, le terme « chiasme » afin de « […] traiter la zone d’intersection entre hystérie et cas limites […] » ce qui est étayé par le fait que dans l’hystérie les conflits qui concernent le corps sont liés à l’Éros et dominent, cependant que dans les états limites, c’est la destructivité qui l’emporte. Cependant, à l’inverse de ce dernier possible, nous pouvons affirmer que, contrairement à cette « intersection » mortifère, mais bien plutôt dans la possibilité du choix, trivial en quelque façon, la liaison est la condition même de la sublimation et, par conséquent, de la civilisation. La déliaison, réalisation sous une forme ou sous une autre de la pulsion de destruction ou pulsion de mort, marque l’échec de la sublimation[28], qui elle, se développe dans les œuvres de transformation à composante artistique, sociale (affective, spirituelle), et intellectuelle, dans ses déclinaisons scientifique, littéraire, analytique.
La civilisation gréco-judéo-chrétienne montre les corps, dans la rue, dans les médias, dans les arts, à tel point que l’on peut parler de corps exposés, érotisés, tout de même sublimés[29] sous une forme ou sous une autre, antique, abstraite, réaliste, figurative, hyperréaliste, baroque, classique, impressionniste, surréaliste, moderne, naïve, cubiste, expressionniste, symboliste, fauviste, pointilliste, romantique, rococo, maniériste, gothique… À l’inverse, parfois, dans des cultures non occidentales, particulièrement par le biais des corps drapés, voilés, cachés, un sentiment de honte[30] entraîne le refoulement de ce que ce corps implique de plaisir, de vie et d’expansion, et, de la sorte, dans des religiosités qui peuvent maintenir une confusion et une régression entre croyance, politique et refoulement sexuel, la représentation des corps n’existe tout simplement pas. L’équation, punitive, qui conduit honte (un sentiment de culpabilité), refoulement et frustration vers la violence, le viol (à la racine disions-nous même du mot « violence ») et le déchainement sadique sont d’autant plus forts que les corps féminins occidentaux ou occidentalisés, qui s’exposent sur les réseaux sociaux dans un érotisme puissant, quasi explicite, et, parfois, par le biais de systèmes de transition – de la suggestion jusqu’à l’hypersexualisation quasi charcutière, vers une pornographie peu ragoutante – relativisés sur les réseaux sociaux, cette thématique pouvant devenir mouvement transgressif jusqu’à l’annihilation du sujet et entrainer de plus en plus fortement vers la destructivité, ces corps, donc, visibles par le plus reculé des habitants de notre planète, n’appartiendront concrètement jamais aux individus des hordes terroristes[31] ni, a fortiori, aux populations maintenues dans un obscurantisme d’inculture et de soumission, qui ne peuvent agir à l’endroit de ces corps que par écran interposé, ceci autorisant le développement vis-à-vis des sociétés libérales un souci de revanche, récupérant la frustration de leur sexualité inassouvie, fantasmée dans un au-delà putatif, mais la réalisant parfois dans la violence et le crime. Nous en avons un exemple manifeste dans la répugnante « police des mœurs » iranienne qui moleste, agresse sexuellement, tue parfois les jeunes femmes qui porteraient le voile imparfaitement, laissant apparaître une mèche de cheveux, séduction charmante insupportable à la vue des ignobles marâtres chargées de faire respecter honte et soumission féminine. Compte tenu de la dimension inconsciente qui conduit à repousser les résultats immédiatement criminogènes de l’insatisfaction, avec pour conséquence de retarder et de répartir la menace délinquante, la frustration est détournée vers la solution catastrophique, moins immédiate nonobstant, d’une démographie exponentielle irresponsable, qui ne peut malgré tout parvenir à enrayer par ce truchement le développement de la criminalité, sexuelle en particulier. La liaison, elle, se constitue dans la création, l’intellection, la sublimation, donc, tout en sachant qu’elle peut, en perdant le sens de limites éthiques nécessaires, basculer dans la pornographie commerciale, la marchandisation des corps (GPA), et les déplacements économiquement organisés des populations, lesquels orientent vers une dévalorisation, plus ou moins acceptée (puisque remplacée par une pseudo valorisation progressiste), des corps. La déliaison, quant à elle, s’impose ainsi dans l’ignorance, la frustration et, par conséquent, dans des formes policées de transgression (cf. les ennemis de la civilisation gréco-judéo-chrétienne, de la culture des Lumières et les inégalités ou les erreurs, assumées ou non, sur le genre dans l’idéologie islamiste en contiguïté avec l’escroquerie wokiste[32] ainsi que dans le commerce mondialisé de la pornographie, de la gestation pour autrui et du déplacement massif de la démographie). Dans certaines doctrines de certaines religions et religiosités[33], le corps féminin est voilé, discriminé par les hommes et discriminant à l’égard des autres femmes, le corps masculin est tyrannique (pas de liberté vis-à-vis des autres croyances dont les tenants sont apostats, pas d’égalité vis-à-vis des femmes, inférieures dans certaines basses strates sociales, à plus forte raison vis-à-vis des femmes occidentales – inaccessibles comme on l’a vu – considérées au mieux comme des demi-mondaines, au pire comme des prostituées, pas de fraternité vis-à-vis des hommes non croyants, infidèles, ou croyants et implicitement rabaissés au statut d’obsédés sexuels (ce qu’ils peuvent d’ailleurs devenir, dans la pulsion qui se retourne contre soi, puis frustrés, puis violents[34]). Soumission, pseudo pudeur ou prostitution et pornographie, GPA et commercialisation des corps, banalisation des paraphilies et spécialisation dogmatique dans la violence et, en certaines aires, norme de la domination patriarcale ou du commerce amoral, tel celui du transgenrisme[35] dont le marché mondial de la réassignation sexuelle atteindra en 2028 près de 600 millions de dollars[36], celui de la réassignation hormonale ayant atteint 1,6 milliard de dollars en 2022, et qui autorise, dans certains hôpitaux occidentaux dénués parfois d’éthique, prescriptions de bloqueurs de puberté, d’hormones contraires au sexe quelquefois nocives et à effets irréversibles, ablation des seins et des organes génitaux, perte de tout plaisir sexuel, cicatrices ineffaçables, infertilité, dépressivité, dont les nombreuses victimes – même si les pays qui étaient dans ce domaine « en pointe » font aujourd’hui marche arrière (Royaume Uni, Suède) – sont atteints, sous prétexte d’« identité de genre », à près de 75%, de troubles mentaux[37]. Au passage, un seul critère (moral) pour valider ou invalider les comportements sexuels : le « consentement » (« C’est un peu court jeune homme, on pouvait dire, oh Dieu, bien des choses en somme »), lequel fait courir le risque d’une faute de compréhension par l’innocence, qui, elle, peut consentir, dans l’ignorance des conséquences qu’un détournement sentimental ou un effet de mode peut engendrer. En ces différents abus, dans l’insuffisance du sexuel ou dans son extension illimitée, où le danger réside dans la violence, la dégradation, l’annihilation de l’imaginaire érotique chez l’enfant et l’adolescent, et dans la nécessité d’augmenter les doses (dopamine, « dope », exacerbée par le biais de fantasmes de plus en plus transgressifs et violents, ce qui conduit sans coup férir au passage à l’acte sexo-criminel par l’intermédiaire du darknet ou des conflits armés) chez l’adulte, jusqu’à la pathologie physique, mais aussi dans l’extinction du désir entre un sexe et un autre, dans la commercialisation et la dénaturation du sentiment amoureux, dans l’absence d’effet cathartique (le militantisme wokiste entretenant l’illusion du « tout est possible » dès lors qu’il y a plaisir). En toutes ces acceptions d’une sexualité dénuée de sentiment amoureux, l’idée d’un quelconque Surmoi a disparu.
Pour illustrer ce phénomène de prévalence de la destructivité et, dans certains cas, de l’intégration de la pulsion de destruction au sein même de la sexualité refoulée, et pour boucler sur notre introduction, concluons sur la manière dont les corps sont traités dans certaines contrées et au cœur même de l’Europe, avec quelquefois une lueur d’espoir têtue et, forcément, sublime. En certaines aires à présent reculées du monde, le traitement du corps des femmes et des filles (meurtres, viols, pendaisons, lapidations) témoigne de l’emprise du refoulé dans le sadisme social, cependant que l’Espérance accompagne, venant une fois encore des femmes et d’hommes de plus en plus nombreux, et la pulsion de vie voilée, violée, refoulée resurgit du néant par les voix des femmes et des hommes qui chantent, qui dansent et qui rient, qui se battent partout dans le monde pour montrer que la vie est là, toute proche, derrière l’immonde scandale d’une fille tuée pour un voile mal porté, redonnant de la couleur à la vie. Une déclinaison du refoulement pulsionnel et de ses effets dans une population fruste confrontée à la liberté occidentale des corps féminins a donné en Europe les événements inédits de viols de masse, le 31 décembre 2015 à Cologne (1 088 plaintes déposées, 470 concernant des agressions sexuelles, viols et agressions, attouchements sous contrainte, et 618 des vols, des coups et blessures), et dans toute l’Allemagne avec 1500 plaintes, dont 513 pour agression sexuelle, viol, exclusivement commis par des groupes d’hommes (entre 2 et 40), immigrés, illégaux et demandeurs d’asile du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, sur des femmes et de très jeunes filles[38]), mais aussi notablement en Autriche, en Finlande, en Suède et en Suisse[39]. Aujourd’hui, en France, les agressions sexuelles déclarées en commissariat (crimes, viols, violences sexuels) commis par des hommes seuls, souvent mineurs ou déclarés tels par les associations, sur des femmes, quel que soit leur âge, et parfois sur des homosexuels[40], seraient au nombre de 120 par jour[41], et les attaques au couteau, piètre phallus, se multiplient.
Il y a lieu, avant de conclure, de reconnaître que le corps et l’image du corps sont à la fois les représentants et le moteur de la civilisation chrétienne, autorisant ainsi de multiples formes de sublimation. En effet, le corps est au centre des développements et des questionnements du christianisme – religion de l’incarnation –, le calendrier du monde, heureuse métaphore, prenant pour point de départ la naissance du Christ[42]. Il en est de même de l’image du corps, sous toutes ses formes, symboliques et, comme on l’a vu, artistiques, qui, au contraire du judaïsme et de l’islamisme, se trouve au cœur même de la civilisation chrétienne.
Pour finir cette présentation, en des questionnements quelque peu douloureux, du traitement des corps dans l’actualité, en psychopathologie et dans une optique civilisationnelle, l’importance décisive du rôle tenu par les systèmes Ics-Pcs-Cs, les instances Ça-Moi-Surmoi et les motions psychiques qui produisent liaison et déliaison dans les élaborations, plus ou moins abouties, de la réalisation pulsionnelle du sujet et de l’objet, demeure éminemment complexe et contradictoire. Dans le meilleur des cas, la considération du nécessaire équilibre entre principe de plaisir et principe de réalité autorise l’expression de la sublimation, artistique, sociale (affective, amoureuse, spirituelle), intellectuelle, jusque dans ses déclinaisons scientifique, littéraire, analytique[43], et implique que les contradictions pulsionnelles, originellement destructrices, puissent devenir, préférentiellement, créatives, afin de se résoudre, non dans l’univers cauchemardesque de passages à l’acte limites, mais au contraire dans la réalisation sublimée de ces contradictions qui peuvent alors être porteuses de vie.
[1] Au XXIe siècle, le terrorisme islamiste a dépassé par ses tueries de masse les divers assassinats collectifs touchant une population civile, avec les attentats de New-York (2001 : 2753 morts), Madrid (2004 : 191 morts), Londres (2005 : 56 morts), Bombay (2008 : 188 morts), Moscou (2020 : 39 morts), Nairobi (2013 : 68 morts), Paris (2015 : 130 morts), Bruxelles (2016 : 32 morts), Orlando (2016 : 49 morts), Nice (2016 : 86 morts), Quetta, Pakistan (2018 : 149 morts), Sri Lanka (2019 : 269 morts), Kaboul, Afghanistan (2020 : 22 morts), Bagdad, Irak (2021 : 32 morts), Israël (2023 : 1160 morts), Kerman, Iran (2024 : 94 morts), Moscou (2024 : 143 morts). Pourtant, ce qu’il est advenu des corps le 7 octobre 2023 en Israël et à Gaza est inédit. Cf. https://www.fondapol.org/etude/les-attentats-islamistes-dans-le-monde-1979-2021/. Notons que quelques des derniers attentats de masse se sont précisément attaqué à des lieux de spectacle, de musique, de fête, de rencontre, de culture, de vie, ce dernier terme pris au sens ordinaire etpulsionnel.
[2] Qui consiste, dans l’ordre d’apparition locutoire, en : descriptif, narratif, explicatif, argumentatif, injonctif.
[3] Rapport de Pramila Patten, Représentante spéciale des Nations unies sur la violence sexuelle dans les conflits.
[5] La « déconstruction », souvent définitive, est une des caractéristiques des psychoses, puisque son principe est une réalité hallucinatoire (pour les exégètes : non symbolisable) qui a pris toute la place dans l’économie psychique du sujet.
[6] Nicolas Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, 2014. En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/agressivite-violence-ambivalence-pulsion-de-vie-pulsion-de-mort/
[7] Le respect de l’intégrité physique assure la protection du corps humain et de la vie humaine. En France, la protection du corps humain est assurée notamment par les lois « Bioéthique» de 1994 (réformées en 2004), qui ont introduit dans le Code civil les articles 16 et suivants. Ainsi, l’article 16 du Code civil dispose que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinteà la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».
[8]On a pu déceler les traces des traumatismes sur l’ADN de nos cellules en observant la modification de la forme des gènes impliqués dans les circuits du stress et, plus encore, les modifications épigénétiques induites qui, selon certains chercheurs, se transmettent au travers des générations, dans certaines conditions. Les traumatismes, les expériences, les événements s’inscrivent sur l’ADN des cellules, constituant ainsi une sorte de mémoire physico-chimique. Par suite, l’expression des gènes impliqués dans les divers circuits neuronaux est influencée, voire modifiée par ces différents traumatismes, expériences, événement (épigénétique). Ces inscriptions complexes (méthylation, compaction, ouverture, petits ARN non codants…) épigénétiques, sont proportionnellement plus nombreuses et marquées si les traumatismes, les expériences, les événements ont été répétés, plus précoces ou plus violents. Ces modifications épigénétiques sont lisibles en imagerie dans certains états de stress. Elles sont possiblement transmissibles sous une certaine forme à la descendance.
[9] Seul son corps a été retrouvé et, il y a peu, plus de trente ans après les faits, les coupables ont été retrouvés : « La petite fille est habillée d’un short et d’un tee-shirt, avec une robe de chambre à carreaux bleus et blancs. Une simple couverture dissimule les traces des sévices qu’elle a subis. Les expertises révèlent des traces de brûlures dues à un fer à repasser, des fractures non consolidées, ainsi que des cicatrices et des plaies. L’enquête démontrera que ces dernières ont pu être provoquées par une petite mâchoire, qui pourrait être celle d’une femme. Le juge d’instruction de Blois, chargé à l’époque du dossier, estime alors qu’il s’agit « pratiquement d’un cas d’anthropophagie avec prélèvement de chair ». L’arrestation, fin 2016, d’un homme de 34 ans après une bagarre survenue l’été précédent à Villers-Cotterêts (Aisne), n’ayant a priori pas de rapport avec l’enquête, relance l’affaire. Les « parents » tortionnaires, dont la pitié nous incite à ne pas citer le nom, ont été traduits devant laCour d’assises pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, tortures et actes de barbarie » pour la mère et « complicité » pour le père, aujourd’hui sexagénaires, qui ont eu sept enfants, trois filles et quatre garçons. Parmi eux, une petite fille, Inass, née le 3 juillet 1983 à Casablanca. »
[11] La peau et le cerveau ont la même origine embryologique, l’ectoblaste, et se forment au même moment le vingt et unième jour du développement de l’embryon créant à la fois le système nerveux et l’épiderme.
[12] Depuis 1950, jusqu’en 1990 (ex-Yougoslavie), les viols de guerre ont lieu en Afrique, en Amérique latine, dans le sous-continent indien, mais ce n’est qu’en 1995 qu’ils sont punissables en tant qu’infraction grave (crime de guerre et crime contre l’humanité). Aujourd’hui encore, ces actes sont tenus comme dommages collatéraux par une partie de la classe politique.
[13] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905. Comme nous le savons depuis sa description par Freud, le pervers est en conflit avec la loi du père. Originellement, le petit d’homme se construit en passant par les divers plaisirs d’organe (objets partiels) et il a pu être apporté, métaphoriquement, par Sigmund, l’idée selon laquelle l’enfant passe par cette phase d’une « prédisposition perverse polymorphe », préalable à l’instauration de limites (« digues animiques »). Ceci implique que le pervers est resté fixé à l’un ou plusieurs épisodes du développement psycho-sexuel de l’enfance. Une fois adulte, le pervers reconnait, sur la forme, et dénie, sur le fond, la réalité de sa perversion. À l’origine, la perversion est un mécanisme de défense provisoire et temporaire, potentiellement à la disposition de chacun, sous forme de jeux tolérés dans certaines circonstances. Néanmoins, chez le pervers en tant que tel, non guéri, ce mécanisme s’installe comme un fonctionnement constant (« fixation »), qui donne l’impression au sujet de pouvoir éviter la souffrance psychique, les limites, les séparations et la remise en question du sujet lui-même et du caractère mortifère de ses pratiques qui, dans des environnements aliénants, peuvent d’une part être contagieux et, d’autre part, constituer de véritables addictions (pornographie spécialisée).
[14] Les paraphilies non spécifiées incluent scatologie, y compris téléphonique, nécrophilie, partialisme, zoophilie, coprophilie, klysmaphilie, urophilie, émétophilie. Les paraphilies non spécifiées du DSM sont équivalentes à la section des « troubles sexuels non spécifiés » du CIM-9. Cf. les aberrations sexuelles décrites par Krafft-Ebing, Havelock Ellis, Moll, Bloch et de manière scientifique, en fonction de la nature des déviations (quant au but, à l’objet, à la zone corporelle, à la satisfaction) par Freud dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle.
[15] P. Blachère, F. Cour, Pratiques sexuelles déviantes, paraphilies, perversions. En ligne, site de l’Association Française d’Urologie. https://www.urofrance.org/fileadmin/documents2/data/PU/2013/v23i9/S1166708712006306/main.pdf
[16] Ainsi qu’en attestent, aujourd’hui, les assassinats adolescents de collégiens et de collégiennes qui n’obéissent pas à certains dogmes.
[17] Solution étant pris ici comme réponse, sommaire et brutale, à un conflit interne.
[18] Nicolas Koreicho, L’affaire Sharon Tate. Psychopathie et complexe fraternel, 2023. En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/laffaire-sharon-tate-psychopathie-et-complexe-fraternel/
[19] Paul-Laurent Assoun, « Du préjudice au ressentiment », in D’où vient la violence ? Ses racines et ses débordements, 2022
[20] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920
[21] Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir.
[22] Nicolas Koreicho, Psychopathologie historique : Éros et Thanatos – Les convulsionnaires, 2021, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/psychopathologie-historique-eros-et-thanatos-les-convulsionnaires/
[23] Sigmund Freud, Pulsions et destin des pulsions, 1915
[24] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – les deux théories des pulsions, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/
[25] Jean Laplanche, « La pulsion de mort dans la théorie de la pulsion sexuelle », La Révolution copernicienne inachevée, 1984.
[26] André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, 1983
[27] André Green, La pensée clinique, Odile Jacob, 2002
[28] Nicolas Koreicho, la Sublimation, 2022. En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/
[29] Y compris dans les œuvres catholiques de toile, de bois et de marbre, ainsi qu’il en est plus qu’ailleurs en Italie : Canova, Le Bernin, Corregio, Motelli, Corradini.
[30] « La pudeur, c’est ce qui donne les mauvaises pensées » réplique Bourvil dans Le Corniaud, Film de Gérard Oury, 1965.
[31] Dans le viol, les meurtriers prennent ce qui ne leur appartient pas et qui ne leur appartiendra jamais : l’amour.
[32] Cf. La montée en puissance de l’islamisme woke dans le monde occidental, 2022. En ligne, Site de la Fondapol, https://www.fondapol.org/etude/la-montee-en-puissance-de-lislamisme-woke-dans-le-monde-occidental/
[33] Les mutilations sexuelles, dans les traditions juive et musulmane, pour les hommes (circoncision) et pour les femmes, représentent bien ce refoulé obligatoire de la pulsion non maîtrisée jusque dans la métaphore abjecte du sacrifice d’animaux égorgés sans étourdissement. Ajoutons que 27 pays africains, plus le Yémen, l’Irak et l’Indonésie pratiquent infibulation, excision, ablation du clitoris (source : UNICEF).
[34] Iran : filles et femmes violées, fouettées, mariées de force, pendues. Trois noms parmi cent : Roya Heshmati a reçu 74 coups de fouet pour non-port du voile. Qui frappe ? Un homme ? Quelle est la vie du tortionnaire ? A-t-il une femme ? Des enfants ? Comment passe-t-il d’une expérience telle à une vie ordinaire ? Quelle est la conséquence du refoulé ? Des filles, des jeunes femmes, des femmes y sont tuées, certaines pour avoir été violées (« relations sexuelles hors mariage »). Mahsa Amini (22 ans) a été tuée pour un voile mal porté », Hadis Najafi (20 ans) pour participation à une manifestation hostile au régime.
[35] D’après Dora moutot et Marguerite Stern, Transmania, 2024
[39] Cf. “New Year’s Eve sex assaults also reported in Finland, Switzerland and Austria”, sur news.com.au, News Corp Australia Network.
[40] Le traitement mortel du corps des homosexuels, au Burundi, en Afghanistan, au Pakistan (les précipiter du haut d’immeubles puis les lapider ou bien les exécuter) s’est réalisé récemment (Irak, Syrie), les sacrifices humains (hindouisme : cadre religieux, 120 cas en Inde entre 2014 et aujourd’hui) montrent que la déliaison entre les corps et leur prise en compte comme Autre n’est pas encore faite.
[41] Source : ONDRP (Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales).
« Une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rapport à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. » Socrate, Phédon
« L’idée profonde de Parain est une idée d’honnêteté : la critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde. » Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », Poésie 44, janvier-février 1944
Sommaire
Préambule
Langages . Qu’est-ce qu’un langage ? . Le signe – La logique . Le signal . Le langage chez l’humain . Origine du langage . Le langage dans le discours psychanalytique . Sémantique
Discours . Qu’est-ce qu’un discours ? . Difficulté posée par le discours populaire ou familier dans la compréhension du discours professionnel . Discours psychanalytique et jargon . Discours « psychanalytique » et détournement de concepts. La structure en psychanalyse
Mythes . Le discours mythique . Récits originels et mythes de la Création . Mythes et sagesses orientales . Mythologie celte . Mythologie germanique, balte, slave . Mythes fondateurs de la psychanalyse : Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos
Préambule
De nos jours, l’importance du bon emploi et de la bonne compréhension des mots s’impose, dans la mesure où les tendances péjoratives actuelles, telle le courant du wokisme qui draine un grand nombre de doctrines approximatives ou ineptes, brouille les limites entre les communautarismes et l’obscurantisme totalitaire[1], le second réalisant sur un mode « fratriciel » pour le moins abusif, paradoxe aporétique révélateur, ce que les premiers dénoncent, et où les doxas, les convictions binaires, les communautés et les sectes se confondent en un seul manichéisme opposant dominants et minorités, la plupart du temps en la raison superficielle qu’une couleur de peau, un dogme, un genre ou une sexualité définiraient une identité, à prise rapide.
Ce faisant, alors que ces discours militants, réfugiés dans la fierté ou dans la honte, composent seulement autant de discours sociaux sommaires, et qui font tout sauf constituer des personnes dignes de ce nom, remplacent le simple courage et le bon sens qui consisteraient à tenter de se comprendre soi-même, non au travers d’une identité factice proposée à bon compte intellectuel, mais selon la construction de la personnalité même, laquelle est au cœur cette fois des environnements physico-psychiques d’importance première, puisant leurs fondations dans les mythes fondateurs, parmi lesquels Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos, qui nous demanderont un travail approfondi, tels qu’ils ont été validés par la psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie.
L’objet du thème tripartite consiste en un tour d’horizon de ce qui parait aujourd’hui indispensable à la réalisation raisonnée en formation continue des métiers de psychothérapeute (psychologue, psychiatre, psychanalyste), à partir de l’utilisation du triptyque – Langages Discours Mythes -, ceci grâce à l’étude des fondations formelles des systèmes indispensables à l’exercice de la psychothérapie.
L’idée principale du thème, son « fil rouge », est de pouvoir s’appuyer sur des modes de raisonnement précis et étayés – dont les modes de raisonnement par analogie, inductif, déductif, hypothético-déductif – ainsi que par des concepts développés par les trois grands systèmes du triptyque précité, pour interpréter, comprendre et développer au plus juste une pratique théorico-clinique basée sur des principes fiables, intellectuellement et éthiquement.
L’objectif est de revisiter les fondations épistémiques, quasi grammaticales, de nos systèmes de pensée en psychopathologie, à commencer par reprendre la définition des mots que nous employons, des syntagmes et des paradigmes que nous utilisons dans le cadre du travail intellectuel et du soin personnel. Il s’agit ensuite de reconnaître, non pas la structure de l’inconscient qui est tout sauf structuré, mais les compositions, agencements, constructions, dispositions, ordonnancements, systèmes, schèmes, formes des expressions en développement, au travers des grandes entités nosologiques habituelles, dans les interactions entre systèmes (Ics, Cs, Pcs) et instances (Ça, Moi, Surmoi) constitutifs de l’inconscient.
Enfin il est question, last but not least, de consolider nos cultures générales et, de la sorte, de pouvoir disposer de concepts langagiers, discursifs, mythologiques, les plus exacts possible, analysables et synthétisables susceptibles de composer une cohérence vers une certaine scientificité pour comprendre, analyser, interpréter les phénomènes de l’inconscient qui, la plupart du temps, s’organisent dans leur détail comme des signes, des figures, des tropes, des types de discours décrits dans la littérature qu’il nous revient de saisir et de se représenter.
Langages
Qu’est-ce qu’un langage ?
Au sens large, c’est un système de signes permettant la communication. Dans un sens étroit, c’est la capacité d’exprimer une pensée et de communiquer au moyen d’un système de signes – un signe étant l’unité d’expression d’un langage, que ce langage soit olfactif, tactile, gestuel, vocal, graphique – doté d’une sémantique – consistant en l’étude des signifiés (unités de sens) et des signifiants (unités d’expression) et le plus souvent d’une syntaxe – représentant la manière dont les mots se combinent pour former des phrases ou des énoncés dans une langue donnée –, mais pas systématiquement (la cartographie utilise un langage non syntaxique). En tous les cas, le langage est le fruit d’une acquisition, et la langue est une des nombreuses manifestations du langage. Nous pourrons sans doute tenter de concevoir et de décrire des langages du psychotique ou des psychoses, des langages du névrosé ou des névroses, des langages du pervers ou des perversions, ce qui sera sans doute plus malaisé, mais qui demandera plus de précision, avec les personnalités limites, puisqu’elles empruntent plusieurs langages conjointement. Nous serons à même de concevoir les langages distincts correspondant aux pathologies et troubles mentaux, les langages du corps et/ou vis-à-vis du corps aussi bien.
L’évolution du signe démarre probablement avec la linguistique hindoue, puis se poursuit avec les philosophes grecs, jusqu’à la forme déjà complète de la théorie du signe d’Augustin d’Hippone au IVe siècle, puis à celle du signe indépendant au XIIIe siècle (modi essendi, modi intellegendi, modi significandi[3]). C’est le premier linguiste moderne le Suisse Ferdinand de Saussure qui proposera des lois stables sur la nature du signe (arbitraire, signifiant linéaire, immutabilité synchronique, mutabilité diachronique[4]), ces derniers concepts étant parfois encore discutés, ce qui annoncera le logicien allemand et philosophe du langage Gottlob Frege, au XIXe (sens, référence – dénotation, connotation, représentation – unité mentale subjective et individuelle), puis Charles Sanders Peirce, sémiologue et pragmaticien américain (le signe est une triade et comprend reprentamen, object, interpretant[5]). La classification des signes se détermine aujourd’hui selon les catégories de : l’archétype (en psychologie analytique jungienne, différente de la psychanalyse) qui est une matrice de symboles, une sorte d’image primordiale ; l’allégorie, qui est la figuration d’un être abstrait ; l’emblème, qui est un objet matériel représentant un ensemble de valeurs ; l’icône, qui est un signe où le représentant ressemble au représenté ; l’image, qui est une forme concrète reproduisant une réalité concrète ; l’indice, qui indique un rapport causal ; l’insigne, qui est un objet matériel indiquant l’appartenance à une institution ; le logo, qui est un nom dans un graphisme typographique spécial ; la métaphore, qui réside en l’emploi d’un terme auquel on substitue un autre qui lui est assimilé après la suppression des mots introduisant la comparaison, tels que « comme » ; le nom, le substantif, mot désignant les objets, les phénomènes, les qualités, les sentiments, les personnes, les peuples, etc. ; le schème, qui représente sur le plan mental une figure simplifiée ; le signal, qui est un signe fait pour déclencher une réaction ; le symbole, signe naturel, qui est un substitut non conventionnel d’une réalité ou d’une partie du réel. Il est le résultat d’un code défini par une communauté[6]; le symptôme, qui, terme médical, est un phénomène visible qui témoigne d’un état ou d’une évolution.
Le signal
Le signal est un message envoyé à qui peut le recevoir, généralement à un ou plusieurs congénères, quelquefois à soi-même, et nous pouvons par exemple distinguer : des signaux visuels, comme chez les abeilles ; des signaux acoustiques, comme chez les oiseaux, les baleines ; des signaux chimiques, probablement les plus anciens dans le développement des êtres vivants, les plus obscurs (l’olfaction), comme chez les fourmis ou les plantes ; des signaux tactiles (extéroception), ainsi qu’il en est des caresses, le plus souvent pour que naisse et se développe un plaisir, voire une jouissance ; des signaux électriques, comme chez la chauve-souris.
Le langage chez l’humain
Le langage est chez l’homme l’ensemble des activités mises en œuvre par un individu lorsqu’il parle, écoute, réfléchit, essaie de comprendre, lit et écrit, lorsqu’il pense. Les langages constituent, de manière intrinsèque, des systèmes de sens relativement spécifiques.
On distingue le langage formel (langage construit selon un ensemble de termes, symboles ou lexèmes, comme en mathématiques, en informatique, en linguistique), le langage naturel (le langage parlé), le langage de programmation, le langage juridique, le langage des fleurs, etc. Selon Roman Jakobson, il existe six fonctions du langage. Tout acte de parole ou de communication, correspond à une de ces six fonctions : la fonction expressive (expression des sentiments du locuteur ; la fonction conative (fonction relative au récepteur) ; la fonction phatique (mise en place et maintien de la communication) ; la fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message) ; la fonction référentielle (le message renvoie au monde extérieur) ; la fonction poétique (la forme du texte devient l’essentiel du message).
Originedu langage
L’origine du langage peut être induite d’abord en fonction de la créativité archaïque des mythes (par exemple le mythe de la tour de Babel[7], le mythe de Mnémosyne[8]), et déduite de l’anthropologie (étude des formes du pharynx et du larynx de l’homo erectus permettant de dater l’origine du langage des environs de 250 000 ans). Du point de vue neuronal, le langage provient d’une extension des gestes (les zones cervicales du geste et de la parole – Wernicke, Broca – sont interconnectées ; cf. aussi les neurones miroirs). L’étude du langage se développe principalement en linguistique (descriptive) et en grammaire (prescriptive) selon les disciplines suivantes : Phonétique – Phonologie – Morphologie – Syntaxe – Sémantique – Stylistique – Pragmatique (actes d’énonciation) – Logique (cohérence) – Étymologie – Lexicologie.
Le langage dans le discours psychanalytique
La compréhension métapsychologique peut gagner en précision par l’intermédiaire de disciplines d’étude du langage qui sont les plus à même de proposer des clés de compréhension et d’analyse des procédés, des dispositifs, des organisations de l’inconscient et de ses troubles. Il s’agit en premier lieu de : la sémiotique, qui étudie les systèmes de relation entre les plans du signe (signifiant, signifié) et les corrélats du signe (concept, référent) ; la sémiologie[9], qui étudie le sens des signes (dans les différents langages) ; la sémantique, qui étudie le sens des systèmes de signes) ; la rhétorique (figures[10], tropes[11], types de discours[12], argumentation).
Sémantique
La sémantique est l’étude de la signification des mots, simples ou composés. Elle étudie à ce titreles rapports de sens entre les mots (relations d’homonymie, de paronymie, de synonymie, d’antonymie, de polysémie, d’hyperonymie, d’hyponymie, etc.) ainsi que : la distribution des actants au sein d’un énoncé ; les conditions de vérité d’un énoncé ; l’analyse critique du discours ; la pragmatique[13], en tant qu’elle est considérée comme une branche de la sémantique ; les descriptions.
Nous étudierons, grâce à ces multiples formes, les langages utiles pour nous en ce qu’ils nous donnent des systèmes de compréhension des processus mentaux, figés, en mouvement, conjugables, modifiables, segmentables, substituables.
Discours
Qu’est-ce qu’un discours ?
Selon l’acception la plus courante, un discours consiste en un développement oral devant une audience. Il se rapporte aux différents genres d’éloquence : tribune politique ; éloquence judiciaire du barreau ; éloquence de la chaire académique (épidictique : démonstratif, apologétique) ; rhétorique (exorde, proposition ou narration, division, confirmation, réfutation, péroraison ou conclusion) ; exposé ; traité ; homélie ; dithyrambe ; réquisitoire ; galimatias ; propos ; conversation ; dialogue ; entretien ; anamnèse ; monologue associatif ; etc… En linguistique, un discours est aussi, simplement, une production textuelle écrite ou orale. On y peut décrire un certain nombre d’éléments du discours. On distingue différents types de discours et, en particulier les discours narratif, descriptif, explicatif et argumentatif.
La grammaire des discours pourrait concourir à garantir une scientificité à la psychanalyse. Les unités de segmentation du texte ne sont alors plus forcément des phrases, mais des propositions, des énoncés, des situations d’énonciation, des ensembles sémiotiques, sémiologiques, sémantiques, rhétoriques, des formes, des figures, des tropes, des expressions précisément descriptibles correspondant à des entités nosographiques.
Difficulté posée par le discours populaire ou familier dans la compréhension du discours professionnel
Dans l’utilisation du vocabulaire psychanalytique à des fins réductrices et parfois militantes, les termes trauma, transfert, symptôme, Surmoi (celui-ci n’est pas tellement utilisé dans les cancel cultures !), etc. impliquent approximation et, souvent, contre-sens et sont rentrés dans les mœurs langagières associatives néoféministe, indigéniste, décolonialiste, racialiste, LGBTQIA+iste, inclusiviste, etc. avec beaucoup d’incertitude et de flottement. Dans ces cas, on peut catégoriser les utilisations de vocables et de concepts psychanalytiques comme l’imposture involontaire de ceux qui voudraient percevoir une allocation de reconnaissance narcissique à bon compte idéologique, pour éviter toute sublimation, toute créativité, toute production et, plus grave, tout travail personnel réel qui éclaircirait la cause de leurs difficultés et quelquefois de leur violence, ce qui bien souvent précipite vers des symptômes plus profonds, inscrits en perversion, en addiction, en psychopathie, en état limite.
Ceci posé, ces discours seront susceptibles d’être compris en fonction de l’utilité qu’ils peuvent avoir dans une perspective de distinction psychanalytique et psychothérapeutique, et pour éviter l’embourbement des patients dans des travers idéologiques facilement séducteurs mais vains.
Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de considérer la pertinence d’un discours psychothérapeutique (psychiatrique, psychologique, psychanalytique), la question de la hiérarchie des concepts, des normes nosologiques, de la hiérarchie de l’abord des pathologies, et de situer ces ensembles dans une perspective allant de la morale à l’éthique.
Discours psychanalytique et jargon
« […] l’homme, tout en étant déterminé par un destin, peut se libérer de ses chaînes pulsionnelles grâce à une exploration de lui-même […] Cette discipline étrange a été injuriée autant par les religieux fanatiques que par les régimes totalitaires ou les scientistes forcenés, soucieux de réduire l’homme à une somme de circonvolutions cérébrales. Mais elle a été aussi tristement adulée par ses adeptes qui ont souvent contribué à son abaissement à force de jargon. » Elisabeth Roudinesco, Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, 2017.
Dans la pratique psychanalytique elle-même d’abord, en termes de courants sociologiques et militants pour échapper (c’est au mieux une résistance, au pire une défense, rempart ou forteresse) à la confrontation avec son propre inconscient, nous pouvons croiser : La « schizo-analyse » (Deleuze, Guatari) a fait long feu mais le wokisme revendique à présent l’inexistence des pathologies mentales, l’invalidité de la médecine, de la psychiatrie, des mathématiques, etc[14]. qui ne seraient que des constructions patriarcales inadaptées, tout comme dans les théories et « techniques » exposées dans leur livre Anti-Œdipe. Des générations de post soixante-huitards ont voulu déconstruire, après la psychiatrie (« l’anti-psychiatrie ») la psychanalyse tout entière à commencer par déconstruire Freud, puis son approche des mythes fondateurs. (Il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans les tentatives de déconstruction. Quelquefois c’est la sexualité perverse (Foucault), quelquefois c’est l’imposture (Deleuze), c’est, quoi qu’il en soit, souvent une tentative pour « tuer le père » (et d’abord, vouloir se mettre à sa hauteur, ainsi qu’il en est dans les nombreuses associations de psychanalyse qui se réclament (mais mal, souvent de façon à le réciter, sans distance, sans exégèse) de Jacques Lacan[15] » et laissant rares les instituts freudiens, Dieu merci encore influents, sauf à l’université[16] qui les a placés au second plan, au profit des « luttes intersectionnelles » wokistes. Il ne faut pas confondre ces laborations approximatives avec les développements littéraires proposés en tant que tels comme par exemple « la méthode paranoïaque critique » de Dali qui a eu plus de succès sur le plan de la créativité (sublimation) et de l’interprétation (cela lui a permis de comprendre la dimension inconsciente de chefs d’œuvre de la peinture mondiale, comme l’Angélus de Millet[17]) dont la pertinence a été avérée[18] se plaçant ainsi dans le sillage de Freud (Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus[19]). Nous retrouvons quelques de ces tentatives dans les termes usités ensuite dans un certain nombre de pseudo-psychanalyses, « psychanalyse interpersonnelle », « psychanalyse jungienne », « psychanalyse inclusive », « psychanalyse féministe », « Daseinanalyse », « Queer analyse » (ne riez pas, ça existe !), etc. et dans de très nombreuses « psychothérapies[20] », au point qu’il suffit d’exciper du substantif psychanalyse pour jeter le voile sur les incomplétudes conceptuelles des pratiques et de ce qu’elles révèlent de résistances et de défenses individuelles.
Discours « psychanalytique » et détournement de concepts. La structure en psychanalyse
L’inconscient n’est pas structuré. Il est instable, d’expression multiple, mouvant, polysémique, multiforme, « limite ». Une construction molle, mixte, évolutive, heurtée, chaotique. Cette idée de structure est, dans les disciplines du psychique, la résultante erronée des développements d’un mouvement d’idées, le structuralisme, suivant en cela la filiation du positivisme et à la suite de l’existentialisme (Sartre), en vogue dans les années 60 d’abord en linguistique (Saussure), précisément en phonologie, puis dans les sciences sociales, en anthropologie (Lévi-Strauss), en critique littéraire (Barthes), en philosophie (Althusser), et rejetant la pensée diachronique, historique, temporelle, au profit d’une dimension synchronique, constructiviste, temporaire. Peu d’auteurs (Piaget, en psychologie ; Petitot, en épistémologie) ont replacé le structuralisme dans le contexte plus large de l’histoire des idées. Il a été appliqué aux phénomènes psychiques une grille structurante qui n’a fonctionné que pour les discours univoques, formels, descriptibles dans certaines officines[21]. Nous avons eu le structuralisme, à présent nous avons le wokisme, aussi puissant sur le point de la contamination universitaire, mais bien moins pertinent sur le plan des fondations conceptuelles. Le résultat c’est, par le biais d’une dépersonnalisation des individus au profit de minorités, l’enfermement dans un statut social militant et borné, plus grave, l’empêchement pour eux d’accéder à leurs motivations inconscientes les plus justes qui s’ensuit. Par conséquent, l’autonomie intellectuelle devient impossible pour les wokistes[22], et la fermeture psychique, puisqu’auto-référentielle, selon le dogme dominant-dominé, devient la règle. Dès lors, les personnes, pour se soumettre à la doxa séparatiste, et pour dénier à quiconque le droit de les dominer intellectuellement, à l’occasion d’une nouvelle « anti-psychiatrie », d’un « anti-œdipe », d’un « anti-capitalisme », « anti-bourgeois », « anti-patriarcat », revendiquent d’appartenir à des groupes « psys » spécifiques valorisés, « non psychiatrisables », d’humains dominés « souffrant de handicaps » sociaux (« HPI » pour ne pas dire paresseux ou impolis, « TDAH » pour ne pas dire hystériques ou mal élevés, « bipolaires » pour ne pas dire maniaco-dépressif, « Asperger » pour ne pas dire schizophrène, etc.). Les phénomènes sectaires (et communautaires) nous intéressent en ce que des individus créent ou dirigent des organisations collectives restreintes qui font en sorte de donner une forme officielle à leurs communautés et tentent d’imposer dans la société des idéologies particulières, intellectuellement perverses ou physiquement violentes. Le wokisme développe ceci à l’envi. Le déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, reconnu, redevable, éminent) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde. Notre idée est, comme de juste, que ces élaborations déconstructionnistes sont tout simplement des résistances/défenses qui évitent d’y aller : dans les méandres de son propre inconscient. Et plus vous adhérez à ces communautés, plus vous vous éloignez de vous-même. Le principe en est le même que pour les perversions, les addictions, les psychopathies, les états limite.
Aujourd’hui de multiples « thérapies[23] » – Le terme psychothérapeute est à présent protégé – : « écopsychothérapie », « psychothérapie existentielle », « psychanalyse interpersonnelle », « psychanalyse humaniste », « psychanalyse intégrative », « psychanalyse relationnelle », « analyse psycho-organique », « psychosomatoanalyse », « queer-analyse » (!), etc., tous descendants tératologiques de la « schizo-analyse », des « marges » foucaldiennes, d’idéologies en mal de piliers conceptuels fiables, ont dépassé la simple extension dans le respect des principes de la psychanalyse pour tenter de normaliser les communautés militantes exemptes de justification argumentée raisonnablement et dénier l’inaccomplissement personnel de ses membres. Les composantes des phénomènes sectaires obéissent bien aux principes de ces dogmes construits la plupart du temps, à l’instar des minorités wokistes, sur une conception du monde dominant/dominé (racialisme, indigénisme, sexualisme, transgenrisme, intersectionisme, inclusivisme[24]), conception reposant sur la dualité actif/passif, comme par hasard, à l’œuvre dans les perversions.
Mythes
« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants[25]. » Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles ».
À ce sujet, l’intention de conférer aux pulsions humaines des motivations bestiales, ou tératologiques, dans une sorte de refoulé primitif, se retrouve dans la bête mythique, sous ses multiples formes[26].
Le discours mythique
« Un mythe se rapporte toujours à des événements passés « avant la création du monde » ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale.
« Il y a longtemps ». On pourrait dire « il y a profond ».
Le mythe (en grec ancien : « la parole », puis « le discours[27] ») est constitué d’une forme : un récit, d’un socle : une adhésion, d’une fonction : éclairer un mystère. Le mythe est un récit en ce qu’il suppose une continuité narrative. À ce titre elle propose un cadre, des personnages, une action, une psychologie. Généralement, une ou plusieurs entités sont personnifiées de manière allégorique ou symbolique. Aphrodite, qui représente l’amour, Psyché, qui représente l’âme, Arès, qui représente la guerre, Gaïa, qui représente la terre, etc. Ces divinités, dieux, demi-dieux, animaux, monstres parois, possèdent une ascendance et des descendants, et s’inscrivent dans une lignée. C’est la notion d’environnement, qui rejoint celui développé par la psychanalyse et axé sur la génétique, ou l’épigénétique et sur la dimension familiale des problématiques psychiques, qui se joue là. Dans le mythe, la narration est fixée ou résumée, à travers les systèmes de l’allégorie ou du symbolique, cependant que le mythe peut toujours se déplier en la forme narrative d’un conte, d’une légende, d’une épopée, d’un épisode. La dimension religieuse du mythe, si elle ne peut être éludée, ne le fait pas s’apparenter à une croyance religieuse à proprement parler. Par contre, la profondeur, psychique et affective, du mythe, le dote d’une puissance sacrée indéniable. Dans certains cas, les récits, contes et légendes les rapprochent de cet aspect sacré dans la mesure où leur signification dure à travers les siècles, même si les tentatives de réécriture wokiste tentent de réduire leur portée universelle en les rapportant à des phénomènes sociaux limités à un regroupement selon une couleur de peau, un genre, une sexualité, une particularité physique ou psychique.
Par ailleurs, ces récits, ces formes multisémiques de fictions, sont baignés de dimensions fabuleuse, symbolique, magique, d’une inquiétante étrangeté, merveilleuse, fantastique, qui font représenter les personnages, les objets, les actants qui apparaissent alors nantis d’une apparence, d’un pouvoir, d’une épaisseur extraordinaire où, par excellence, l’ordre de succession chronologique se résorbe dans une construction matricielle atemporelle et cependant marquée spatialement. Ceci nous amène à considérer, après leur profondeur, la permanence des mythes, en particulier dans leur propension à faire se coordonner le monde des hommes et le monde des dieux, proposant une explication du monde universelle, et révélant dès lors, et en nous-même, un espace mental caché commun mais dont l’appropriation est personnelle. C’est ainsi que les principes du réel sont clairement constitutifs des mythes qui sont riches d’une étiologie : du feu prométhéen demeure le feu, de Gaia demeure la terre, de Jupiter la foudre, d’Icare une île, d’Éros la vie, de Thanatos la destruction. La fiction mythique est non seulement un aboutissement d’un récit dans la réalité, mais elle révélatrice de composantes entières de la personne, ce qui en fait des écritures primordiales, non littérales mais littéraires, au sens premier, issues du commencement des temps et des êtres.
Homère, au VIIIe siècle av. J.-C., Pindare, au Ve siècle av. J.-C., Apollonios de Rhodes, au IIIe siècle av. J.-C., Aristophane, au Ve av. J.-C., Platon, au IVe siècle av. J.-C., conjuguent la tragédie, la poésie, la philosophie, la morale avec le mythe, voire le mythe avec le verbe, et, en relisant la distinction faite par ce dernier entre muthos et logos, c’est-à-dire entre l’évocation imaginaire, subtile et reconstruisant une vérité profonde et le verbe raisonné, déduit et ouvert à une vérité discursive, argumentée, nous pouvons ainsi comprendre Virgile (L’Énéide), au 1er siècle av. J.-C., comme une cohérence articulant le destin d’un héros à la naissance de la Rome civilisationnelle, et Tite-Live, au 1er siècle après J.-C., qui revient au texte historique pour conférer une lecture exacte au mythe historique, jusqu’à Ovide, au 1er siècle avant et après J.-C., selon qui les êtres changent de forme au gré de leur caractère, ce qu’illustreront Catulle, au 1er siècle avant J.-C. Sénèque, au 1er siècle et Apulée, au 2e siècle. Avant ces développements, au temps de l’âgearchaïque de la Grèce, on ne discerne pas d’opposition réelle entre muthos et logos. Dans les deux cas le récit est sacré, qui s’applique aux dieux et aux héros, et retrace des généalogies dans le mouvement desquels on augure les développements freudiens, lui-même grand helléniste, et qui concernent les environnements, familiaux et psychiques, évoqués précédemment.
Nous pouvons penser que mythe et discours sont parfois figés, le plus souvent en mouvement, et sont conjugables, et, dans un certain mode d’interprétation, segmentables et substituables. En effet, les sciences des religions abrahamiques et l’anthropologie ont élaboré une compréhension du mythe en adéquation avec la raison. Mythe et discours sont deux manières d’obtenir un ensemble cohérent dirigeant vers un travail, sinon d’interprétation personnelle, du moins de conceptualisation. Cette dimension entraîne la considération dans les textes fondateurs de la civilisation gréco-judéo-chrétienne de mythes détachables des ensembles religieux proprement dits.
Les « récits originels» sont des récits, scientifiques ou mythologiques, se rapportant aux mythes des origines, qui relatent les débuts d’un peuple, les débuts de l’humanité, la naissance de la terre, le début de la vie même, le commencement de l’univers en un récit cosmogonique. Ces récits mythiques peuvent provenir de recherches scientifiques (Big Bang), de découvertes archéologiques (Jéricho, Babel), de croyances religieuses (Création).
Entre le Xe siècle avant J.-C. et le début de notre ère, dans la Thora écrite et dans la Bible, figurent les cinq livres du Pentateuque : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome, puis le livre de Josué, le livre des Juges, le livre de Ruth, reconstituant l’histoire du peuple juif, dont la composition d’ensemble inclut des raccords, des interventions, des commentaires intégrés à une trame initiale. Dans ces textes, quelques chapitres ressortissent au récit mythique. Le récit du Déluge et de Noé, le récit de la tour de Babel, comme source de la diversité des langues, développent des dispositifs allégoriques impliquant la responsabilité, et, éventuellement, la culpabilité des hommes, dans leurs décisions et dans leurs actions. Le livre de Josué, récit épique impliquant Yahvé exerçant son pouvoir sur les murailles de Jéricho donne la préséance de la foi sur la force, ce à quoi, à l’instar de la réalité historique, les faits donnent une certaine épaisseur historique (une ville fut retrouvée sur le site de la Jéricho biblique, dont les remparts s’écroulèrent au XIVe siècle avant J.-C., à la suite d’un tremblement de terre). Le texte juif de la Thora, rédigé au Ier siècle après J.-C. à partir de la tradition orale, ne présente pas de mythes. Il en est ainsi du Nouveau Testament chrétien, qui retrace la vie de Jésus et de ses apôtres ou décline les épîtres adressées aux premières communautés chrétiennes. L’Apocalypse de Saint Jean se déroule en cohérence avec quelques mythes eschatologiques, même s’il s’agit de ressemblances qui tiennent au sujet de la fin du monde terrestre et de l’établissement du royaume de Dieu. Les textes musulmans du Coran ne comportent pas non plus de mythes à proprement parler.
Mythes et sagesses orientales
Les sagesses orientales mettent en valeur les mythes indiens, d’origine antique, issus de la littérature indienne, avec les Védas et deux célèbres épopées : le Râmâyana (la « geste de Râma ») et le Mahâbhârata (la « guerre des Bhârata »), lesquelles se déroulent entre le Ve siècle avant J.-C. et le IVe siècle de l’ère actuelle et qui font apparaître des divinités que l’on peut qualifier de mythiques, telles Ganéshâ, qui a une tête d’éléphant et un corps de petit garçon, Hanoumâ, le dieu-singe, Dourgâ, qui a dix bras, Brahmâ, qui montre quatre visages. Ces divinités peuvent évoluer et changer d’apparence, tel Vishnou qui, lorsqu’il descend dans notre monde, modifie sa forme et revêt une expression concrète temporaire (avatar[29]). L’originalité de ces sagesses hindouistes repose en grande partie sur l’idée de la mobilité des divinités sur le plan de l’apparence, corps, membres, visages, sur celle des changements des aspects et des noms en fonction des régions, sur celle des transmigrations (réincarnations mélioratives ou péjoratives, dans un corps d’animal, d’homme, de caste), en fonction du comportement des personnes sur terre, sur celle de différents mondes. Le mythe pourrait représenter une forme de stabilité et de continuité par rapport à la multiplicité sémantique de cette sagesse religieuse.
Entre 3200 avant J.-C. et le IVe siècle de notre ère, la mythologie égyptienne magnifie le rôle et la densité mythique et religieuse des animaux : divinités à tête de chat, de chacal, de vautour, de cobra, de vache, de bélier, constituent un panthéon animal composite, célébré par le pharaon. La littérature sacrée ou les inscriptions religieuses consignent rites et prières (Le Livre des morts développe les bons arguments pour permettre à l’individu de s’adjuger l’indulgence des juges de l’enfer). Peu de mythes, hormis ceux de la puissance animale, s’expriment dans les cycles organisés autour d’un dieu majeur, tels le cycle solaire, le cycle horien, le cycle osirien.
Mythologie celte
Comme précédemment, les mythes celtes sont obscurs car la transmission du savoir mythologique et religieux des druides était, à l’instar de ceux-là, orale, et il est nécessaire de se référer à des témoignages grecs et romains, qui n’étaient pas prompts à les mettre en valeur, en apposant des noms méditerranéens sur ces divinités étranges et peut-être négligeables pour eux.
Malgré un immense territoire qui s’étendait avant notre ère de l’Irlande à la mer Noire et des Orcades à l’Espagne, les mythes celtes se sont en grande partie éteints mais, partiellement, transmis, oralement, en poésies ou en chansons, dont la mémoire, grâce aux moines d’Irlande, d’Écosse, du Pays de Galles, de Bretagne, se maintient.
Mythologie germanique, balte, slave
Enfin, la mythologie des Germains et les croyances germaniques sont perçus par le biais de Wagner et de ses opéras, et grâce à des textes des XIIe et XIIIe siècles (le Danois Saxo Grammaticus, 1140 ? -1206, l’Islandais Snorri Storluson, 1178-1241, qui ont pu se référer à des récits très anciens (monde sacré appartenant à des géants, comme Thor, des dieux, comme Odin) se combinant avec les ancêtres et les grands patriarches à l’occasion de l’écriture de textes sacrés, de sagas historiques, avec une marquante exceptionnalité pour les mythes des Baltes et des Slaves, complexes et mystérieux.
Mythes fondateurs de la psychanalyse : Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos
Cette large thématique de la concordance des deux plus puissants mythes, complexes et concepts de la psychanalyse fait l’objet d’un développement à suivre en séminaire, dans lequel nous ferons apparaître les corrélations logiques des deux systèmes, Narcisse et Œdipe, les deux antonomases les plus fameuses de tous les temps et des deux pulsions, Éros, pulsion de vie et Thanatos, pulsion de mort, les plus importantes de la métapsychologie freudienne et de la psychanalyse.
Pour se familiariser avec l’actualité des mythes en psychanalyse, voici de courtes lectures :
[1] Cf. Carine Azzopardi, Quand la peur gouverne tout, 2023, qui démontre comment wokisme et islamisme s’utilisent l’un l’autre pour détruire les fondements de la démocratie et des Lumières.
[2] Le livre de chevet de Freud, travaillé et annoté plus que tout autre ouvrage, était le traité de logique de John Stuart Mill : Système de logique déductive et inductive, Exposé des Principes de la Preuve Et des Méthodes de Recherche Scientifique, 1843.
[3] Les modi essendi représentent ce que sont réellement les choses, c’est le sujet de la métaphysique et de la physique ; les modi intellegendi représentent les choses telles qu’elles sont représentées dans l’intellect ; les modi significandi représentent les choses de manière signifiée, selon le mode qui est le sujet de la grammaire.
[4] Saussure distingue quatre caractéristiques du signe linguistique : L’arbitraire du signe : le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire (c’est-à-dire immotivé), car un même concept peut être associé à des images acoustiques différentes selon les langues. Le caractère linéaire du signifiant : « le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps ». Les éléments des signifiants se présentent donc obligatoirement les uns après les autres, selon une succession linéaire : ils forment une chaîne. L’immutabilité synchronique du signe : le signifiant associé à un concept donné s’impose à la communauté linguistique : un locuteur ne peut décider de le modifier arbitrairement. La mutabilité diachronique du signe : les signes linguistiques peuvent néanmoins être modifiés par le temps, par l’évolution linguistique (cf. l’historique de la phonétique et les modifications du signifiant, du signifié ou de leur rapport).
[5] Un representamen (signe matériel) dénote un object, un objet (un objet de pensée) grâce à un interpretant, un interprétant (une représentation mentale de la relation entre le representamen et l’objet, un sens).
[7] Le mythe : Le mythe de la tour de Babel, allégorie biblique sur la vanité humaine, est basé en partie sur des faits historiques. Cette histoire de la genèse de l’ancien testament témoigne de l’orgueil des babyloniens qui, en voulant atteindre les cieux, ne purent que provoquer le chaos sur terre. Pour punir les hommes de leur vanité, Dieu créa les langues différentes qui les empêchèrent de communiquer entre eux et aboutit à la dispersion des descendants de Noé à travers le globe. En ligne : https://toutelaculture.com/actu/la-tour-de-babel-lhistoire-derriere-le-mythe/ Cf. Babel, film réalisé par Alejandro González Iñárritu avec Brad Pitt et Cate Blanchett, 2006. En plein désert marocain, deux jeunes garçons tirent un coup de feu en direction d’un car de touristes. Le coup de fusil va déclencher toute une série d’événements qui impliqueront un couple d’américains en difficulté relationnelle, les deux jeunes Marocains auteurs du crime plus ou moins accidentel, une nourrice qui voyage illégalement avec deux enfants américains, une adolescente japonaise rebelle, sourde et muette, dont le père est recherché par la police à Tokyo pour résoudre l’affaire. Séparés par leurs cultures, leurs modes de vie, leurs motivations, chacun de ces quatre groupes de personnes va cependant connaître une même destinée d’isolement et de douleur, avec un point commun : le fusil.
[9] La sémiologie psychiatrique est celle qui, pour notre propos, est allée le plus loin dans l’idée d’une juste description des troubles.
[10] Une figure de style, du latin figura, est un procédé d’écriture qui s’écarte de l’usage ordinaire de la langue et donne une expressivité particulière au propos. On parle également de figure rhétorique ou de figure du discours. De manière générale, les figures de style mettent en jeu : soit le sens des mots (figures de substitution comme la métaphore ou la litote, l’antithèse ou l’oxymore), soit leur sonorité (allitération, paronomase par exemple) soit enfin leur ordre dans la phrase (anaphore, gradation parmi les plus importantes). Elles se caractérisent par des opérations de transformation linguistique complexes, impliquant la volonté stylistique de l’énonciateur, l’effet recherché et produit sur l’interlocuteur, le contexte et l’univers culturel de référence également. La linguistique moderne a renouvelé l’étude de ces procédés d’écriture en introduisant des critères nouveaux, d’identification et de classement, se fondant tour à tour sur la stylistique, la psycholinguistique ou la pragmatique. Les mécanismes des figures de style sont en effet l’objet de recherches neurolinguistiques et psychanalytiques.
[11] Un trope (du grec τρόπος, tropos, ‘direction’, ‘tourner’, du verbe trépo, ‘faire tourner’) est une figure de style ou de rhétorique par laquelle se produit un changement de sens, qui peut être interne (au niveau de la pensée) ou externe (au niveau des mots). Dans le premier cas et lorsqu’il n’y a qu’une seule association d’idées, on l’appelle périphrase ; si l’association d’idées est de nature comparative, une métaphore se produit, qui est le trope par excellence. La rhétorique classique, selon Lausberg, ne classe comme tropes que la synecdoque, l’antonomase, l’emphase, la litote, l’hyperbole, la métonymie, la métaphore, la périphrase, l’ironie et la métalepse (un type rare de métonymie que nous aimons bien. Ex. Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte). Tropes majeurs : La métaphore, trope par ressemblance ; la métonymie, trope par correspondance ; la synecdoque, trope par connexion (Ex. jeter un œil) ; l’ironie, voisine de l’antiphrase. Tropes mineurs : la comparaison ; le symbole ; l’allégorie ; la parabole ; la périphrase (Ex. le grand timonier) et l’hypallage (Ex. Ça sent le propre).
[13] La pragmatique est une branche de la linguistique qui s’intéresse aux éléments du langage dont le sens ne peut être compris qu’en connaissant le contexte de leur emploi.
[14] Colloque en Sorbonne – Janvier 2022 : « La multiplicité des domaines abordés a permis de comprendre l’étendue de la pensée décoloniale qui ne se contente plus de contaminer les sciences humaines, mais s’attaque aussi à la musique, aux mathématiques, à la physique. Après tout, pourquoi le discours de Newton, symbole de la science blanche occidentalo-centrée, aurait-il plus de poids que la tradition chamanique sur l’explication du phénomène de la lumière ? Tout se vaut ! Le colloque égrène les perles de la culture woke. La métaphore supposée devient science : un sonnet de Ronsard est interprété comme expression de la culture du viol, des tapisseries de la villa Médicis à Rome sont dénoncées comme des symboles de l’esclavage, les premières notes de l’Allegro con brio de la Ve symphonie de Beethoven (le célèbre pom pom pom pom) sont considérées comme une métaphore du viol… »
[15] Cf. Derrière la controverse entre Henri Ey et Jacques Lacan autour du concept de liberté, nous sommes confrontés à une opposition de conception anthropologique. Le système de pensée de Henri Ey, pour qui l’homme normal est libre et autodéterminé, inscrit dans l’humanisme philosophique, un autre système de Jacques Lacan, pour lequel l’homme reçoit ses déterminations essentielles de l’extérieur et pour qui l’individu normal est aliéné dans le langage, ce qui constitue un supplément au matérialisme historique. De ce fait la folie constitue pour l’un une insulte à la Raison, une entrave à la Liberté, et pour l’autre la libération des contraintes constituantes de la norme oppressive.
[16] Cf. Michel Onfray, cependant excellent intellectuel, qui, à peu près seul philosophe à tenir ces propos, nie la validité des thèses freudiennes et nie l’existence du Christ. Si ce n’est pas vouloir « tuer le père » (et le retrouver) par auteurs interposés (et prestigieux : ils tiennent une place éminente dans l’inconscient), nous ne savons pas ce que c’est.
[17] Salvador Dali, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, 1963.
[18] Selon Dali, le thème inconscient prépondérant de l’Angélus est la mort du fils. Dali postule que le couple figurant sur le tableau n’était pas simplement en prière au moment de l’angélus, mais qu’il se recueillait devant le petit cercueil de leur fils décédé. En 1963, sous l’insistance du Maître, le musée du Louvre décida de faire analyser le tableau aux rayons X. La radiographie révéla en effet que, à la place du panier, figurait un caisson noir confirmant l’intuition du peintre surréaliste, et qui représentait le cercueil d’un enfant que Millet avait voulu peindre dans un premier temps.
[19] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910.
[21] Lacan, qui n’était pas à une provocation près, a même tenté l’assertif (et prétentieux) « l’inconscient est structuré comme un langage », alors que, et même si l’on peut déceler dans l’inconscient des microstructures, temporaires le plus souvent et systématiquement instables, c’est l’interprétation de l’inconscient qui peut, sous certaines conditions, être structurée. Pour Freud, plus modeste – plus prudent – et plus scientifique, l’inconscient fonctionne comme un texte.
[23] Les thérapeutes sont à l’origine – ce qui tombe très bien pour notre propos – une secte juive hellénisée d’Alexandrie décrite par Philon d’Alexandrie, vouant un culte à la chasteté et à la contemplation.
[24] Cf. l’invraisemblable escroquerie de « la relecture en sensibilité » (Non-racisée Neige et les sept personnes de petite taille pour Blanche Neige et les sept nains !).
[25] Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14. Cf. le texte ici.
[26] Nicolas Koreicho, La Bête, en ligne sur le site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-bete/, 2022.
[27] Cf. Roland Barthes, Mythologies, 1954-56 : le mythe est d’abord une parole. La mythologie réunit le muthos, parole, en tant que discours simple et le logos, parole, en tant que discours logique.
[28] Récit sacré rendant compte du mystère des origines.
« La nuit dernière, je suis encore restée éveillée toute la nuit. Parfois je me demande à quoi sert le temps de la nuit. Pour moi, il n’existe presque pas, et tout me semble n’être qu’un long et affreux jour sans fin. Enfin, j’ai essayé de profiter de mon insomnie pour être constructive et j’ai commencé à lire la correspondance de Sigmund Freud. En ouvrant le livre pour la première fois, j’ai vu la photographie de Freud et j’ai éclaté en sanglots : il avait l’air très déprimé (cette photo a dû être prise peu de temps avant sa mort), comme s’il était mort en homme désabusé… Mais le Dr Kris m’a dit qu’il souffrait énormément physiquement, ce que j’avais appris dans le livre de Jones. Mais je pense avoir raison aussi, je fais confiance à mon intuition car je sens une triste lassitude sur son doux visage. » Marilyn Monroe
« Seuls quelques fragments de nous toucheront un jour des fragments d’autrui. La vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça, la vérité de quelqu’un. On peut seulement partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre. Ainsi on est presque toujours seuls. » Marilyn Monroe
« L’amour et le travail sont les deux seules choses vraies qui nous arrivent dans la vie. » Marilyn Monroe
« Je ne sais pas qui je suis, mais je suis la blonde. » Marilyn Monroe
Marilyn Monroe, de son vrai nom Marilyn Mortensen[1], est morte comme serait morte une divinité tragique, à la fois dans la vraie vie[2], selon la conséquence d’un réseau de circonstances jouées par « des hommes manipulateurs et des femmes opportunistes » – une destinée – et morte en scène, mise en lumière par elle, pour le mythe – un destin -, par l’autre et pour l’autre toujours absent, sauf la nuit de sa mort pendant laquelle, subitement, un grand nombre de personnes se sont intéressées à elle. Jusqu’à sa dernière heure, pourtant, c’est « Marilyn Monroe » dont on s’est préoccupé, pas d’elle. La particularité du désir, celui qu’elle a suscité sans cesse, est qu’il ne fonctionne que dans l’absence de l’objet désiré. Désirer de de-siderare : l’étoile qui manque. Mais quel était la nature de son désir à elle ? « Être merveilleuse », disait-elle. Contentez-vous de cela. Elle était trop belle pour les autres, mais ce n’est pas le « trop » que l’on entend aujourd’hui et qui veut dire « vraiment ». Elle était trop belle car son œuvre et son art existaient d’abord de manière manifeste dans et par sa beauté et son sex-appeal et parce que les autres ne voyaient que ceci. Trop, car c’était pour elle une question de survie que de se reconstruire dans et par-delà un narcissisme originel, et que celui-ci, par le biais de son image – dans un premier temps : son image était un refuge, non déceptif –, soit reconnu, puisque ses parents n’ont fait que détruire, avant même qu’il existât, dans un développement ordinaire de l’Œdipe, son Moi, et le cœur de celui-ci, c’est-à-dire son narcissisme originel (rien à voir avec la pathologie du même nom ni avec le vocable ordinaire), l’un des deux socles de la personnalité, avec l’Œdipe (idem), si tôt anéanti. Père non connu, parti quelque temps après sa naissance, mère partie depuis toujours dans la maltraitance et la folie. Pour Marilyn, ce que l’on appelle les objets primaires n’ont existé que sous leur pire aspect, nullement, donc. Elle vécut au sein de douze familles d’accueil, pour l’abandon compulsif – malgré son sourire, un redoutable bouclier – souvent[3]. Elle : jetée au milieu des flots des projections et des profiteurs. Elle a été aimée, quelquefois, mais à côté, ce qu’elle savait bien – elle était toujours en retard : savait-elle qu’elle voulait qu’on l’attende, qu’elle aurait voulu être attendue, c’est-à-dire désirée puisque le désir naît de ce que l’on n’a pas ? –, et ce qui était aimé, hélas pour elle, était son image, ou son empathie, rarement son intelligence, cependant qu’elle avait beaucoup plus à apprendre à ces célébrités, artistes, intellectuels, gouvernants qui avaient possédé son corps, sa notoriété, une image à peloter, un trophée dont jouir : « L’autre prend votre corps pour illustrer des fantasmes dont vous n’êtes pas, la tendresse en moins. » disait-elle. Trop belle également car cette quête d’un Moi idéal devait demeurer inassouvi et la mener en enfer. La façon dont les hommes ont abusé d’elle – treize avortements/fausses couches/GEU/andométriose : elle n’a pu obtenir qu’elle fût mère – et sur quoi les femmes ont fermé les yeux, sans cesse, est à proprement parler infernale puisque, hormis dans son image peaufinée comme un tableau dont on ne voit pas la fin, dans ses lectures, dans ses notes, peut-être en partie dans son analyse[4], ils ne lui ont pas permis qu’elle trouve le bien de sa vie, qu’elle se trouve et se rétablisse. Elle finira par prendre ce courant de l’abus d’elle-même, à travers les médicaments et les relations à corps perdu, et en mourra, c’est peut-être là que se trouvait, en partie, sa responsabilité, de n’avoir pas su résilier ce que l’on avait fait d’elle. On ne l’y aida point. Une résilience a pourtant existé pour elle, difficile à réaliser puisque menaçant l’image qu’elle s’était construite. Mais c’est comme si sa quête du bien, et du bien qu’elle était et qu’elle voulait trouver, reconnaître et développer, s’annulait par la violence des hommes et la rivalité (et l’admiration) des femmes qui avaient croisé sa route. Il s’agissait pour eux de jouir, ou de s’approprier un peu, au passage, de cette quête absolue du bien et du beau que Marilyn avait dans sa construction, en une sublimation effective, de l’image étourdissante qu’elle montrait de ce désir, qu’à tort ils croyaient à eux destiné. En effet, l’attirance sexuelle que Marilyn provoquait et l’envie qu’elle suscitait, qu’elle développait à l’envi dans la manière, unique, qu’elle avait de mettre en valeur et de transformer cette énergie d’Éros en pulsion de vie, n’était pas axée sur le sexe à proprement parler mais en représentait une ouverture, un possible chemin vers une amitié, vers une affection qu’elle attendait éperdument, ne l’ayant jamais eue avec ses parents, c’est-à-dire, nous y insistons, son œuvre cinématographique et photographique en témoigne, une forme particulière de sublimation. Cependant, disait-elle avec humour, « Je peux vous l’affirmer ici et maintenant. La gloire est capricieuse. Elle a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. J’en suis consciente. Je t’ai connue, gloire ! Adieu. » Cette sublimation, ambivalente, à la fois artistique et spirituelle, qu’elle a développée avec ce talent[5] singulier, s’exprimait – tout le monde s’y est engouffré – dans la puissance esthétique et sensuelle de sa personnalité mais aussi, dimension sombre de la brillante star qu’elle était, dans la sacrificialité de sa personne, porteuse et actrice, était-elle, de la culpabilité des autres, ce qui en fait, en ce sens, une personnalité christique. Il s’agissait pour elle non seulement de se faire reconnaître, mais, plus encore, de se faire renaître, avec les autres. Co-renaître. Re-co-naître. De mauvaises rencontres en miroir aux alouettes, elle n’y parvint pas. Une enfance en souffrance répétée (multiple familles de rencontres et de séparations plus ou moins traumatiques qu’il fallait réinvestir à chaque fois ou s’en faire accepter), mariée à 16 ans une première fois, c’est-à-dire pour retrouver un re-père, et/ou un « re-mède », à tout le moins une certaine sécurité. Malheureusement, et c’est là comme une répétition de l’absence, du vide, auxquels elle aura été toute sa vie confrontée – et dans l’abandon ultérieur répété de la part des hommes – comme au manque essentiel, l’être en souffrance, c’est-à-dire égarée, perdue, en l’absence de parents qui auraient pu l’aimer inconditionnellement : « L’enfance de chacun se rejoue tout le temps » disait-elle. Hélas pour elle. Cette naissance avec l’autre, elle la répétait[6] compulsivement et d’abord en donnant. En donnant aux hommes quand ils lui demandaient puisqu’elle pensait à chaque fois qu’ils allaient l’aimer, elle, d’une profonde amitié d’abord. Marilyn – un prénom qui marquera le monde, comme les prénoms qui sont aujourd’hui, littéralement, adorés : Jésus, Marie –, une mère orpheline, une sainte sans sanctuaire, une martyre sans calendrier, quelque chose d’une divinité, maternelle et érotique, Marilyn était patriote. Le fameux et à peine ambigu « Happy Birthday, Mr. President » du 19 mai 1962 pour l’anniversaire de John F. Kennedy, sa tournée dans les camps de soldats en pleine guerre de Corée lors de ce février 1954, où, sur scène, elle mourait littéralement de froid en lamé moulant, pour redonner de l’énergie aux GIs, de nombreux moments de sa vie sont une ode à l’Amérique, mère patrie non démente celle-ci, pensait-elle. Elle alla, selon certains courageux témoignages, jusqu’à coucher avec les deux frères Kennedy[7], et en même temps (les démocrates : l’éthique ? Les principes ? D’abord profiter ? La mort au tournant), pour ne pas les contrarier, ne pas les blesser, pour ne pas risquer d’affaiblir, par personnalités interposées, le pays. C’est cohérent. Marilyn aimait les animaux dans le martyre desquels elle se reconnaissait. Son jeu de grande souffrance dans TheMisfits[8] est un sacrifice complet de son image de la blonde écervelée et soumise de Bus Stop à l’avantage de sa révolte sincère pour la défense des chevaux sauvages, les mustangs, massacrés à l’époque pour servir de nourriture aux pets, les animaux domestiques des familles américaines. D’ailleurs, sa démarche, sa présence était animale. Quiconque l’a vue entrer dans une pièce, sur un plateau, dans un jardin, témoigne de ce climat très particulier qui s’instaurait sitôt qu’elle pénétrait dans un espace empli de gens. Un silence, une qualité vibratoire, un chuchotement, un arrêt, imperceptible, sur image. Une autre célébrité faisant le même effet à qui en a été le témoin : Johnny, lorsqu’il entrait sur un plateau, au milieu des loges, dans un couloir, traversant une foule, laissait un sillage de sidération semblablement animal. Un autre point commun entre eux, était que souvent, avant de se produire, ils vomissaient, puis, soulagés et transfigurés, brillaient sur scène, forts et fragiles. Sa vie était plus que d’une blessure narcissique, puisque de narcissisme, paradoxalement, elle n’avait pas été pourvue, étant littéralement partie de rien ni de personne, car elle ne fut pas aimée tout-à-fait, et elle n’a disposé pour se faire elle-même que de son travail : « Faire en sorte que la routine de mon travail soit plus continue et plus importante que mon désespoir. » Il s’agît donc d’une construction narcissique singulière – dont elle ne put bénéficier d’emblée – et qu’il s’agissait de créer sans cesse, construction qu’elle ne devra qu’à elle-même, grâce à une grande intelligence, à une grande beauté, à une sincérité et une intégrité qui la condamnaient concomitamment à incarner un être sacrificiel. Elle disait aussi : « l’enfance dure toute la vie ». L’impossible dépassement pour elle de sa condition affective lui coûta la répétition sans cesse réitérée des gouffres, et de l’angoisse y afférente, de son enfance. Un père qui ne la reconnaît pas, une mère qui ne l’aime pas. Seule au monde, comme plus tard elle fut au figuré isolée par sa beauté et son intelligence, avec comme enjeu la construction à réaliser d’un monde original, unique. Elle échoua donc pendant toute son enfance et son adolescence dans ces multiples familles ersatiques. C’est dire qu’elle a vécu itérativement un abandon dont la puissance traumatique fut renouvelée durant toute la partie de sa vie qui aurait dû être édificatrice et, au contraire, qui fut par-là déconstructrice. C’est grâce à cette beauté et cette intelligence qu’elle parvint malgré tout à devenir, après Marie, la seconde femme la plus célèbre de tous les temps, mais au prix d’un véritable chemin de croix. Dans Bus stop[9], elle incarne Cherie, une « inspiration divine », qui rêve de partir du minable cabaret des alentours de Phoenix en Arizona où elle chante pour rejoindre Hollywood et ses promesses de lendemains meilleurs. Jo, primaire et enthousiaste cow-boy, réussit à la convaincre de partir avec lui, ce qu’elle finit par accepter pour l’amour que le personnage lui portait. Le grand repère fut pour elle d’abord sa propre image qu’elle croyait – et, en une sorte d’hallucination de désir, espérait a minima voir dans les yeux des hommes -, qu’elle devait réinvestir indéfiniment non pas pour plaire à ces hommes sexuellement, dans le regard desquels elle voulait en fait percevoir une amitié, cette affection, cette reconnaissance qui lui avaient tant manquée, quitte à développer une hypersexualité, qui la maintenait, mais aussi pour tenter de s’apercevoir dans ces miroirs aux alouettes que le regard des hommes lui tendait. De la même manière, du côté du manque maternel cette fois, elle ré-investit compulsivement une génitalité (sexualisation par défaut) non comblée par l’objet primaire (« pri-mère »). Dans l’absence de ces regards du père et de la mère, la seule issue pour elle fut dans un premier temps de construire sa propre image de manière suffisamment explosive (la beauté et la provocation, toutes deux peaufinées avec une intelligence pragmatique et une grande sensibilité – et comme une candeur d’enfant – afin qu’elle pût masquer une détresse intérieure archaïque provenant de ces deux manques initiaux. C’est comme si Marilyn avait désinvesti l’intellection (à commencer par le langage articulé : elle ne pouvait prononcer sans une intense émotion et avec difficulté les débuts de phrase, en particulier les M), malgré une vive intelligence qui la fit lire quelques auteurs fameux, parfois difficiles, se rapprocher de bons intellectuels, prendre des cours de théâtre (Actors Studio), pourtant au faîte de sa gloire, entreprendre une analyse, malheureusement pour elle, avec de médiocres analystes, dont le principal, Ralph Greenson, à la fois psychiatre et, se disant tel, psychanalyste – a commis ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme une première faute professionnelle : prescrire et analyser en même temps – et se montra mal avisé dans la maîtrise des enjeux de son contre-transfert envers Marilyn qui était, en un moindre mal, consolée dans la famille de son analyste, ce qui compensait partiellement l’absence d’amour simple en sa simple personne et qu’elle retrouvait là mais aussi, d’une certaine façon, ce qui l’enfermait dans une dernière famille d’accueil. Nous pouvons à présent considérer la mort violente de Marilyn comme conclusive – inéluctable pour ceux que cela arrangeait – de l’état et du contenu de ce qu’il reste du dossier des dernières heures de l’événement, en même temps que l’absence d’assassin direct – et unique – identifié. Cependant, la déflagration causée par sa mort reste, à ce jour, à la lettre, à la fois sacrificielle et déniée. Compte tenu de sa dépressivité et de son usage des toxiques, il fut aisé à l’époque de convaincre le monde entier, la presse en particulier, de son suicide « […] par surdosage, volontaire ou accidentel » (et, dans ce cas, de qui ?), contraire pourtant aux coups de téléphone, aux rendez-vous, aux projets, aux témoignages[10] relatifs aux tout derniers jours de sa vie et à ses toutes dernières heures. Tout était prêt, elle allait être heureuse. Elle aurait, selon toute vraisemblance, été en quelque sorte effacée[11] de la société d’alors, consécutivement aux menaces qui pesaient sur les frères Kennedy, N°1 et N°2 des États-Unis, que pût être révélé leur comportement, spécialement en lien avec les relations physiques (et sexuelles) qu’ils avaient avec les femmes en général et Marilyn en particulier[12], ainsi que, incidemment, eu égard aux échanges qui se déroulaient en sa présence malgré l’état, sensible, du monde et de l’Amérique d’alors (Essais nucléaires, Missiles, Cuba, Castro), cependant pas comme on l’entend habituellement du seul geste d’un seul responsable. Selon une dernière et complète enquête (cf. infra : Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes) la responsabilité de sa mort pourrait[13] être « partagée » entre plusieurs personnes : John et Robert Kennedy, président et procureur général des États-Unis[14], dont Marilyn, malgré leurs étroites relations, a reçu du jour au lendemain de la part de Bobby, immédiatement avant sa mort – une très forte dispute s’en est suivie entre elle et lui -, l’interdiction définitive de tout contact avec eux, ce qui l’a « […] blessée, terriblement blessée. » et lui laissa l’impression de n’avoir été « qu’un morceau de viande », John Edgar Hoover, homme lige du FBI, Ralph Greenson, le psychiatre-« psychanalyste », trop intéressé sur trop de plans, Peter Lawford, l’organisateur des parties fines pour les Kennedy, Arthur Jacobs, son public relations, Eunice Murray, au comportement particulièrement duplice, d’autres encore de l’entourage de Marilyn, toutes responsabilités délayées cette nuit-là, en un étrange et opportun commun accord, décelable dans l’inexactitude ou les correctifs des déclarations de ces hommes et de la gouvernante, du chauffeur et des employés d’ambulance, du pilote d’hélicoptère, des agents du FBI, du personnel médico-légal[15].
La nuit de la mort[16] de Marilyn, la participation de différents protagonistes – la chronologie est brouillée, incertaine, laissée volontairement dans le flou, le puzzle de la temporalité événementielle, des allers et retours des visiteurs, sont demeurés incohérents ou tus – est révélée par les silences et/ou les contradictions. La circulation des multiples personnes présentes à un moment ou à un autre, cependant que Marilyn était encore en vie et pendant son agonie[17], reste encore incomplète et imprécise, sans que l’on ait trop cherché, à cette époque de grande influence, à approfondir. À partir, cependant, pour ce qui est de la densité personnelle de l’héroïne de cette histoire et sans se limiter à ceux-là, d’éléments dissociés (narcissisme exalté et environnement déceptif, quête d’un amour propre et amour d’une sexualité détachée – « Un baiser est une gourmandise qui ne fait pas grossir. » -, image sublimée dans le mythe et image abîmée dans la vie, incertitude et confiance en sa séduction en scène, intelligence brillante et absence de reconnaissance intellectuelle, urgence de montrer ses talents et retards devant les demandes de l’autre), s’organisant malgré tout dans une construction assumée tant bien que mal et sur le point de s’embellir et de se libérer encore, les constituants de sa personnalité n’ont été approchés que par objets (intellectuels, artistes, célébrités, livres, pensées, notes, chants et danses) interposés. Morte en scène[18], nourrie non d’affection mais de barbituriques, de narcotiques, de somnifères et d’alcool, de n’avoir pu être nourrie de l’affect indéfectible d’un père et d’une mère, aimée, comme il devrait toujours se devoir, inconditionnellement.
Netflix (Télé), Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), 2022 : https://www.netflix.com/fr/title/81216491
[1] De manière révélatrice, on se trompe sur le nom, « Baker », qu’on lui attribue et qui vient du métier du premier mari de la mère de Marilyn, donné rapidement à l’occasion d’un malentendu sur le passeport du géniteur. Dans notre article, nous exceptons le prénom « Norma Jeane » qui l’enferme dans cette enfance.
[2] Dans la nuit du samedi 4 août 1962, à son domicile du 12305 Fifth Helena Drive à Los Angeles, Californie.
[3] Ayant été agressée sexuellement, à l’âge de huit ans, la femme de l’homme responsable de ces gestes ne supporta pas l’accusation et la gifla violemment. Elle bégaya incessamment depuis ce jour.
[4] Tous ses analystes se sont fait piéger, avec cependant moins de zèle que le psychiatre Greenson, tant son image (imago : en biologie désigne le stade imaginal – terminal – de la créature) les éblouissait.
[5] Du vieux français talent « inclination, disposition, volonté, désir » (XIIe siècle), du latin médiéval talenta, pluriel de talentum « inclination, penchant, volonté, désir » (XIe siècle) et du latin classique « balance, poids ; somme d’argent », du grec talanton « une balance, une paire de balances », d’où « poids, poids défini, tout ce qui est pesé ». Dès lors, se rapproche du poids, de l’investissement que l’on met dans les choses.
[6] Hormis sur scène ou lors de ses séances analytiques, Marilyn bégayait depuis l’enfance.
[7] Les frères Kennedy, en toute arrogance, et selon les témoignages de leur entourage, avaient des « mœurs dissolues ». Il est difficile d’imaginer qu’ils ne soient pas impliqués dans la fin tragique de l’actrice. À peu près tous les documents, photos, enregistrements dans lesquels ils apparaissaient avec Marilyn furent saisis et détruits. Son dossier à la CIA fut presque totalement expurgé.
[8] John Huston, The Misfits (Les Désaxés), États-Unis, 1961.
[9] Joshua Logan, Bus stop, L’Arrêt d’autobus, États-Unis, 1956.
[10] Georges Barris, dernier photographe de Marilyn, trois semaines avant sa mort, sur la plage de Santa Monica, révèle le coup de tonnerre qu’a provoqué sur lui l’inimaginable : « Ce fut l’événement le plus effroyable de toute ma vie […] Elle ne voulait pas être enterrée, car elle avait peur des vers de terre. » ‘‘France-Culture, Moi Marilyn, Épisode 11’’, et sur la planète l’annonce de la mort de Marilyn.
[11] Le détail des circonstances de sa mort, la disparition de photos, de notes et journaux intimes, l’identité des personnes présentes, leur rôle précis n’ont pas été, jusqu’à aujourd’hui, élucidés.
[12] Les Kennedy, Robert en particulier, craignaient notamment que Jimmy Hoffa (responsable du tout puissant syndicat des camionneurs co-dirigé officieusement par la mafia) ne révèle les turpitudes des gouvernants démocrates avec l’actrice.
[13] Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), Netflix, 2022.
[14] Le procureur général des États-Unis Robert Kennedy était en ville cette nuit-là et a pris un hélicoptère pour l’aéroport vers 3h.
[15] Sur l’improbable déroulement des faits et leur étrange chronologie : Peter Lawford, à partir de la fin d’après-midi s’inquiète comme jamais de son état physique. Arthur Jacobs, le public relations de Marilyn aurait été prévenu à 22h30 que « quelque chose de grave s’était passé chez Marilyn Monroe » ce dont témoigne sa veuve. Il serait allé chez Marilyn à 23h (témoignage de son assistante). Eunice Murray gouvernante de Marilyn et du Dr Greenson dit s’être aperçue de la mort de Marilyn à 3h. Elle aurait prévenu Ralph Greenson qui serait venu aussitôt. Les secours ont été appelé à 4h25 du matin (archives de la police). Entre 22h30 et 4h25, un grand nombre de personnes sont allées chez Marilyn. De nombreuses anomalies ont depuis lors été relevées (rôle et témoignages des protagonistes, objets, pièces, documents, chronologie, toxicologie, autopsie). Les éléments concernant la position du corps ne correspondent pas non plus entre les témoins, celui-ci ayant été déplacé un grand nombre de fois.
[16] Officiellement : « suicide par surdose médicamenteuse ». A priori, surdose de barbituriques administrés par lavement. Syndicat des médecins généralistes (en ligne) : https://lesgeneralistes-csmf.fr/2014/03/07/histoire-marilyn-monroe-les-mysteres-de-son-autopsie/. « Bizarrement, dans le cas de Marilyn, nous ne disposons que de résultats d’examens dans le sang et le foie, alors que, d’après le compte rendu de toxicologie, d’autres avaient été demandés. »
[17] Lorsqu’on l’a transportée aux urgences de l’hôpital Saint Johns de Santa Monica, accompagnée de Ralph Greenson, elle était apparemment encore vivante. L’ambulance aurait fait demi-tour « avec le corps ».
[18] Marilyn Monroe est morte dans la nuit du 4 au 5 août 1962, et, sans que l’on pût disposer d’une heure exacte, malgré la quantité des protagonistes présents à un moment ou à un autre de cette nuit-là, entre 22h30 et 3h du matin.
La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils
Abolition des corps, perversion et sublimation
Les Femmes et la Mère et deux trinités
Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe
Préambule
Au terme de la passion, parmi les différentes acceptions du mot, demeurera La Passion. C’est elle qui restera dans l’histoire, sans doute comme point de départ, pourtant incompréhensible si l’on s’en tient à un point de vue uniquement intellectuel, de la civilisation. Sont exposés ici quelques éléments métapsychiques inscrits dans un courant logique fonction des attendus historico-politiques de la Passion, la plus édifiante et la plus mystérieuse des passions, qui ne prendront évidemment pas la forme d’une psychopathologie du message christique ni d’une théologie de son Mystère. Nous tenterons simplement et avec très grande humilité de comprendre à l’aune d’un point de vue psychanalytique quelques idées génériques que sous-tendent les très nombreuses études – croisées et démontrées par les chercheurs reconnus dans à peu près toutes les disciplines scientifiques compétentes : archéologie (écritures, gravures, manuscrits, stèles, imagerie multispectrale), philologie, histoire – réalisées à partir des récits de certains évangiles, singulièrement celui de Jean[1], l’observateur minutieux, spécialement apprécié de Jésus, ceux des historiens, des hommes politiques, des écrivains du début de l’ère civilisationnelle[2], dès lors qu’ils ont été confirmés par des scientifiques reconnus comme tels, identifiés par nom, par discipline, par institution, scientifiques expressément attestés dans la biographie de la vie de Jésus (Jean-Christian Petitfils) la plus rigoureuse qui soit publiée à ce jour[3]. On n’entre pas dans cet épisode de cette dimension de la vie de notre monde facilement. Nous sommes confrontés ici, ce n’est rien de le dire, à une histoire paroxystique de la planète, laquelle histoire nous dépasse infiniment. Il est immodeste de vouloir établir des liens, aussi pertinents et/ou scientifiques soient-ils, avec cette histoire-là. Malgré cela, peut-être parviendrons-nous à poser quelques jalons, théogonie globale, unité trinitaire religion-psychanalyse, liens avec la constitution de la personnalité, pour tenter de comprendre comment, à partir de la Passion, se rejoignent quelques concepts logiquement agencés de la psychanalyse et de la religion.
La religion pour Freud
Sigmund Freud n’était pas à proprement parler empreint de religion. Cependant, l’homme était respectueux de sa culture juive, dans les limites d’un parti pris de non-confessionnalité – sa foi étant d’abord en la science -, tout en procédant au long de sa carrière d’intellectuel à la conception d’une cohérence judéo-chrétienne, d’une part, et à l’inscription de cette dimension dans la civilisation gréco-latino-judéo-chrétienne, d’autre part. L’ouverture au catholicisme se fait par l’intermédiaire intime de sa nourrice, Nania, très croyante et très pieuse, ainsi que par le biais hautement représentatif du don, transmis par son père, d’une Bible illustrée[4] dont il ne se sépara jamais. La singularité de la conception freudienne de la religion tient d’abord à une approche conjointe du fait religieux, de sa liturgie, de ses pratiques, objectivement observées et des liens pouvant être établis entre celles-ci et les raisonnements hypothético-déductifs susceptibles d’être déclinés des caractéristiques des névroses, en une conjonction établissant les rapprochements développés entre préhistoire de la horde humaine, établissement religieux et construction civilisationnelle. Ainsi en est-il, dans Totem et Tabou[5], des premières élaborations censées décrire l’origine de la civilisation et de ses prescriptions à partir des relations entre les hommes et leurs croyances, singulièrement entre la vie psychique des « sauvages » et celle des névrosés dans l’idée de conférer leur juste place aux désirs infantiles. En effet, Freud développe qu’il existe un rapport d’analogie entre la psychopathologie et la psychologie individuelle des névroses, d’une part, et la phénoménologie religieuse des croyances caractérisant une conception collective des reliances des peuples, d’autre part, arguant d’événements censés donner un sens aux symptômes (Totem et Tabou) par le biais de la relation au meurtre véritable du Père de la horde primitive et de sa quasi vénération en tant que Dieu le Père, représentation sublimée du Surmoi. Freud semble ce faisant éluder notablement, d’un côté la place éminente de la Déesse-Mère originelle, celle-ci ne représentant pour lui qu’un apogée de la vie sensorielle, et aussi n’existant en tant que déesse que par le biais de ses multiples agrégats polythéistes, ainsi que, d’un autre côté, celle, pourtant prodigieuse, du Fils, au profit de la position éminemment surmoïque du Dieu (Père) unique de la religion monothéiste, fruit premier d’une perfection toute spirituelle.
Dieu et le Père
Selon la démonstration réalisée dans Totem et Tabou, l’ouvrage princeps de notre auteur sur le sujet, Dieu est le substitut inconscient du père, omnipotent, dont il faut à la fois se débarrasser et qu’il faut honorer, par le truchement de l’imposition des interdits de l’inceste et du parricide, ceci constituant les origines de la culture, de la morale et de la religion. La horde est originellement organisée à partir de la domination du chef, le père, à l’instar du mâle alpha chez les loups, qui, dans son idéal de toute puissance, en même temps qu’il dispose du pouvoir absolu sur les mâles et la possession des femelles, s’attire la haine des fils. La mise à mort qui s’ensuit du père[6] par les fils institue l’idée d’une culpabilité de ceux qui ne peuvent faire autrement que le considérer dans toute sa puissance originelle ainsi que l’idée d’une alliance afin de ne pas reproduire la tyrannie paternelle qui pourrait naître chez l’un d’eux et, également, de protéger la tribu de l’inceste, compte tenu de l’indéfectible et éminente place des femmes au sein des anciennes socialités. Ainsi, castration symbolique induite de ceux qui s’interdisent de nouveaux meurtres et sublimation socialisante de ceux qui doivent s’entendre pour ne pas commettre l’interdit de l’inceste peuvent conduire, grâce à des répétitions ritualisées – qui préservent de la compulsion de répétition spécifique à l’obsessionalité –, dans la religion chrétienne en particulier, lesquelles représentent le sacrifice du Fils prenant lieu et place du Père, dans l’effectivité de sa puissance incarnée, mais aussi le repas totémique dans sa célébration eucharistique, à œuvre, grâce au monothéisme, de civilisation.
Rituels et névroses
Dans un article de 1907[7], Freud, de l’impertinente hauteur de ses 18 ans, va auparavant opérer un rapprochement entre les rites religieux et la compulsion de répétition observable dans la névrose obsessionnelle. Ainsi, les rites religieux préservent-ils de l’angoisse à l’instar des rituels obsessionnels qui proposent un cadre limitant à l’étreinte problématique, qui prémunit de la propension des humains à céder aux puissances pulsionnelles de leur inconscient. Dans cette idée, il est nécessaire, comme dans toute bonne analyse, que le dialogisme qui s’instaure entre réel et psychisme ait pour fonction non seulement d’apaiser les affres, et parfois l’inutilité, de l’angoisse et d’en rappeler, en tant que de besoin, la possibilité pour l’analysant d’en saisir les causes. Par suite, dans L’avenir d’une illusion[8], Freud démontre la prévalence à l’âge adulte de la possibilité pour le croyant de s’adosser à la fidélité envers un Dieu tout-puissant et protecteur afin de pouvoir bénéficier d’une sauvegarde (Espérance) paternelle, fût-elle elle-même appuyée sur l’amour (Charité) si possible partagé, ou la croyance profonde (Foi), à un moment de l’histoire du sujet. Le pacte inconscient qui réside dans cette alliance-là se fait au prix du respect d’un certain nombre de préceptes, moraux en particulier, cependant que la culture civilisationnelle s’étaye nécessairement à tout le moins d’une dimension religieuse pour se construire dans la transformation et la désexualisation de la pulsion, ainsi qu’il en est dans la sublimation, contraire à l’effectivité de la pulsion sexuelle[9]. Enfin, dans Malaise dans la culture[10], Sigmund souhaite (cf. sa correspondance[11]) convaincre Romain Rolland de la limite de la thèse de celui-ci sur le sentiment océanique[12], selon laquelle le désir d’osmose de l’humain avec le cosmique serait premier, cependant que Freud, lui, défend la primarité des dogmes religieux dans leur rôle de prolongement des désirs infantiles évoqués plus haut. Nous pouvons à ce point de notre développement proposer l’amorce d’une jonction logique entre la conception rollandienne du religieux, fusion souhaitée entre l’infini cosmique et l’humain avec l’éternel comme résolution, certes connotée religieusement, et celle freudienne, issue d’une phase archaïque du sentiment du Moi dans la confrontation avec une certaine détresse vis-à-vis du père, et qu’on pourrait qualifier de narcissique prototypique, dénotée originellement comme consolatrice à l’angoisse. Nous tenterons plus loin d’établir, sous l’égide d’une logique triadique, la possibilité d’une structuration conjonctive entre le sentiment religieux incluant le Père et la Mère avec l’Enfant et le développement psychique y afférent et incluant ses aléas.
La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils.
Rappelons l’étymologie de passion. Elle se fait du latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati (pâtir), « souffrir, supporter, endurer ». Un deuxième sens (IIe siècle, Apulée) nous intéresse dans la mesure où celui-ci indique « fait de subir, d’éprouver » relatif à une « action de subir de l’extérieur », c’est-à-dire à ce qui advient d’on ne sait où. Le troisième sens qui nous éclairera concerne son acception d’à partir de la fin du IIIe siècle, passio, qui connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin). Ceci fait directement référence à la passion en tant que processus transcendantal, à savoir la Passion du Christ. Enfin, le mot « patience » référé à son étymon, indique que patior signifie souffrir longuement, ainsi qu’il peut en être cependant d’une lettre en souffrance, qui doit être découverte, ouverte et déchiffrée, comme ici partiellement et avec modestie. La Passion du Christ relate le déroulement des dernières heures de la vie de Jésus et inclut respectivement une crise, l’« agonie psychosomatique », en l’espèce l’angoisse, violente et intense, proprement humaine, qui submerge[13] Jésus à Gethsémani – le Jardin des oliviers –, espace clos appartenant à Jean, eu égard à l’effroi qu’il éprouve devant l’inéluctabilité des épreuves qui l’attendent : « Mon âme, leur dit-il, est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi[14]», cependant que les disciples à qui il s’adresse dans un premier temps (Pierre, Jacques et Jean) dorment[15] lorsqu’il revient les voir après s’être isolé pour pleurer[16] ; son arrestation[17] ; son informel « procès » juif[18], pendant lequel Jésus, mains attachées, tient tête au chef moral de la religion juive[19], en réclamant par exemple un vrai procès, ce qui lui est refusé, et devant ce qui est perçu comme de l’insolence[20], débutent les humiliations physiques et symboliques infligées par les gardes et les exclaves des hiérarques (barbe partiellement arrachée, crachats, vêtements déchirés, gifles, coups) ; son procès romain[21] contre l’agitateur politique menaçant l’ordre public de l’imperium ; la flagellation à la romaine[22] ; le couronnement d’épines[23] ; les sévices[24] ; l’abandon par les disciples – hormis Jean, l’évangéliste lettré –, et quelques femmes, dont sa mère, qui l’accompagneront jusqu’à la mort ; le reniement de Pierre ; le portage du patibulum jusqu’au golgotha[25] ; la crucifixion[26] ; la mort ; la mise au tombeau. Le négationnisme qui s’attaque encore parfois à l’authenticité du Saint Suaire de Turin[27], quelquefois encore, mais d’un point de vue a-scientifique, à l’existence même de Jésus (cf. la dénégation en psychopathologie, ainsi que, en contradiction avec le réel historique, l’intention délibérée de falsifier ou d’ignorer les faits – « la terre est plate », « les chambres à gaz n’ont pas existé », « l’attentat du 11 septembre a été perpétré par les américains », etc. -, le négationnisme représente, sur un plan général, une « subversion du doute cartésien » qui consiste à « […] profiter, sous l’égide de quelque pulsion inavouée, de l’éloignement temporel des événements pour manipuler et en faire douter […] », André Jacob, En quête d’une philosophie pratique : De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007) semble bien indiquer la difficile acceptation (une parfaite et clinique résistance, politique et inconsciente) pour le commun de l’entendement humain d’abord (politique) de l’extraordinaire déroulement et de l’accélération inexorable des faits, ensuite (inconsciente) de la transmission assumée de l’enseignement de Jésus jusqu’à sa mort paroxystique. Selon également le double point de vue historique et psychanalytique, le thème fondateur de l’expérience chrétienne est l’incarnation. Le Christ est d’abord Jésus, c’est-à-dire un homme.
Abolition des corps, perversion et sublimation
L’idée de détruire sauvagement et radicalement et de toutes les façons imaginables le corps – athlétique avant le calvaire (environ : un mètre quatre-vingts, soixante-dix-sept kilos) –, et la conscience d’un homme, de l’humilier et d’exposer à la fois son corps dévasté et son humiliation, suit à la lettre l’idée précédemment évoquée de la dénégation et du geste mental de dénier la réalité – à commencer par celle du corps puis de celle de l’existence même de Jésus) n’a pas d’équivalent dans l’histoire, véritablement insensée, du traitement d’un humain, sauf peut-être dans le sort que des humains (!) réservent aux animaux dans maints contextes, d’élevage, de déportation, de torture, d’abattage, de chasse (« L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà. » Victor Hugo, attr.). C’est une des caractéristiques de la Passion que d’avoir été instituée d’une complétude temporelle, sans un instant de répit pour le supplicié, afin de parfaire l’idée (la pulsion de destruction dans son paroxysme) d’anéantissement, compte tenu de la persévérance obstinée à l’égard de la destruction d’un corps (la sociologie sadienne fait exception pour ce qui est de l’histoire littéraire, mais sans jamais que son œuvre pousse la représentation de la torture ni surtout l’acharnement à ce point de persistance), car c’est bien le Sujet lui-même qu’on a voulu littéralement annihiler au fur et à mesure de son abolition, tant qu’il restait au corps supplicié un tant soit peu de lucidité. Lié à la dénégation corporelle et historique, le culmen de la culpabilité implicite de la représentation de la Passion semble bien être le moment où Jésus, réduit en une loque poisseuse et ensanglantée, malgré un royal manteau blanc donné à l’accusé par Hérode Antipas (pourquoi ? Toujours dans le dessein de le ridiculiser, par pudeur, par un sentiment refoulé de honte ? Plus probablement, à l’instar du pari de Pascal et du doute : « au cas où Jésus dirait vrai », c’est-à-dire par réel sentiment de culpabilité), remplacé ensuite par la toge pourpre (pour cacher le sang, pour lui conférer l’humiliation supplémentaire de la tenue royale, pour ne pas voir, encore une fois, le corps de l’homme, par acte compulsionnel ?) est conduit par Pilate sur l’estrade du jugement, au terme du procès romain, afin que celui-ci pût s’abstraire de sa responsabilité devant les juifs, le fait asseoir face à eux sur la chaise curule, vêtu de « l’accoutrement royal » et coiffé de la couronne d’épines (un casque d’épines en réalité), en énonçant « Voilà votre roi[28] ». Malheureusement, Pilate, pris à ses propres mots, et pour éviter la plainte qui n’aurait pas manqué de s’ensuivre de la part des prêtres juifs auprès de Tibère, lequel aurait attribué directement à Pilate la responsabilité d’avoir libéré l’usurpateur galiléen se prétendant Fils de Dieu – autrement dit l’égal d’un Tibère (« le fils d’Auguste divinisé ») brutal et imprévisible –, dont la faute en fût retombée sur ses épaules, n’aura pas le courage de renoncer à laisser Jésus aux soldats romains, soumis et dépassés, comme si à présent la Passion et son incommensurable leçon avait dépassé l’Autre, la Ville et le Monde. Le chemin de Croix est une succession d’indicibles souffrances, la lourde croix déchirant les chairs déjà réduites à une couverture sanglante. Épuisement, chutes, déshydratation, anémie, œdèmes multiples, plaies, ecchymoses, arrachements dermatologiques témoignèrent de l’invraisemblable calvaire de Jésus, pendant lequel l’homme fût aidé quelques instants par Simon de Cyrène lequel, également dépassé, au prix de sa pureté – et donc de son salut – du moment de la Pâque, reléguera ainsi sa croyance de juif au second plan, et accompagné par des femmes en pleurs, pourtant interdits, jusqu’au Golgotha (« lieu du Crâne »), actuel lieu de la basilique du Saint-Sépulcre. La crucifixion est, selon les historiens et les responsables politiques de l’époque, le supplice le plus cruel qui soit[29]. Crampes, tétanies, stress cardio-respiratoires, pour ne faire qu’allusion aux modifications organiques, ne constituent qu’un aspect symptomatique de l’ignoble exhibition (méthode d’exécution lente d’origine perse adoptée par la plupart des peuples de l’antiquité), ont été une partie du fond de souffrance de celui dont le culte, qui sera au commencement de la religion chrétienne, fixée définitivement en ce corps par l’enclouage des poignets et des talons regroupés, souffrance aggravée par des douleurs neuropathiques indicibles projetées sur le corps entier de l’homme ligoté par les bras pour que dure le supplice qui ne sera achevé qu’après trois heures d’une terrible agonie abondamment décrite par les exégètes, pendant laquelle sa lucidité restée intacte ne permit pas (non plus qu’une brisure de ses jambes qui ne lui fut pas prodiguée, laquelle aurait accéléré son décès[30]), au milieu d’un « phénomène irréversible d’acidose métabolique et respiratoire, asphyxiant peu à peu les cellules[31] », de soulager ses souffrances qui se conclurent par une ischémie cardiaque terminale de causes multiples. Le corps souffrant – cf. L’Esclave mourant de Michel-Ange, en arrière-plan de plusieurs portraits photographiques de Freud – est la forme fixée de la pulsion de destruction, à la fois incroyablement humiliée et, après-coup, infiniment glorifiée, dépassant les perversions des hommes, manipulatoire, sadique, d’emprise, de déni, d’intimité forcée, au commencement de la Sublimation spirituelle que l’on sait puis, à travers l’esthétique qui s’en déploiera pour les siècles des siècles, dans une continuité infinie d’innombrables sublimations artistiques de la civilisation : « Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique.[32]» Pour la première fois dans l’histoire, bien avant que Freud ne la décline dans la deuxième théorie des pulsions[33], la pulsion de mort trouve son acception exactement employée et décrite par lui en la pulsion de destruction, à propos de l’existence d’ « […] impulsions primitives, sauvages et mauvaises de l’humanité […] » persistant dans l’inconscient « […] et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité.[34]». Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[35] » -, soit au contraire se manifestent dans les développements de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[36] », c’est-à-dire non sexualisés effectivement, mais apparaissant dans les œuvres – de sublimation donc – scientifique, littéraire, intellectuelle, artistique, sociale (affective, politique) et spirituelle [37]. En effet, la pulsion de destruction, pulsion de mort, instinct de mort, tous synonymes dans l’œuvre freudienne, se manifeste, pour ce qui concerne la Passion, principalement et entre autres dans le sadisme : « C’est dans le sadisme, où il [l’instinct de mort] détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l’Éros.[38]» Le projet de destructivité des corps vise, et visera encore, également collectivement au gré d’une irresponsable et stupide démographie de la part de certaines peuplades, la destruction (persécution) de personnes en devenir dans ce qu’elles signifient de la lignée d’une continuité civilisatrice – redécouverte, conservation, perpétuation – du passé des hommes et de ses grands mythes perpétuellement questionnables, et, par ce biais, vise une destructivité de la civilisation[39]. Ainsi, il n’est pas innocent que les lieux de la religion chrétienne, qui, de ce monde, en représentent a minima un accomplissement philosophique, aient été, de tous temps, attaqués et incendiés, particulièrement ceux où se trouvent les reliques[40] : « Je suis passionné par l’histoire secrète de l’Église, ses contradictions, et surtout par la haine très étrange, très spéciale, qu’elle déclenche.[41]» C’est peut-être la raison pourquoi l’église secrète est en partie représentée par la souveraine mythologie mariale, irréductible.
Les Femmes et la Mère et deux trinités.
Les femmes (Marie, la mère de Jésus [42], qui le soutint inconditionnellement et à chaque instant de sa vie dans la réalisation de son destin, Salomé, Marie de Magdala (Marie Madeleine), Marie mère de Jacques et de Joseph) et Jean, présent en toutes circonstances, témoin précis, discret et historien rigoureux, assisteront à la fin de l’Homme. Les nominations proférées alors auront la puissance symbolique de la Loi, outre la demande de Jésus de confier à Jean la sécurité physique de sa mère, moment extrêmement riche d’alliances et de lois futures, retour matriciel d’une sublimation spirituelle primordiale. La présence constante et compréhensive de la Mère[43], incluse dans la Trinité, ainsi que l’accompagnement des femmes, se conjuguent dans l’adoption d’une forme édificatrice du dénouement œdipien, le fils étant mort dans l’inconditionnel Amour donné et hérité de sa mère ainsi que dans l’indéfectible Pardon du fils, malgré l’abandon et l’incompréhension qui en résulta[44], accordé au Père. Dès lors, cette dernière équation autorise l’idée conférée à la sainte triade d’assumer la rédemption de la culpabilité des hommes – au-delà des péchés, ne sont-ce pas les perversions, les lâchetés, les compromissions, les ignorances et les passions, ces deux dernières étant les deux plus grandes hypothèques infligées à la liberté humaine, selon l’éthique des Lumières, que la Passion devra subsumer ? –, afin de prendre enfin en compte la Loi symbolique et d’accueillir les deux mythes sans doute fondateurs de la civilisation[45], c’est-à-dire la Trinité et l’Œdipe. C’est dans cette intégration ultime des femmes et de la mère dans la Passion, à la mesure de l’élaboration civilisationnelle qui s’ensuivra, que nous pouvons avancer l’hypothèse d’une grande théogonie, pouvant se décliner sous la forme d’une évolution religieuse incluant quatre périodes, avec, pour origine fondamentale, un « polythéisme illimité », caractérisé premièrement par l’ascendance matricielle d’idoles féminines, les déesses-mères[46] – éludées par Freud[47], au bénéfice du père de la horde primitive, lequel est pour lui à l’origine de la religion –, à partir desquelles on peut retrouver la généalogie d’une mère originelle mystique (d’origine indienne chez Romain Rolland), puis avec, deuxièmement, en archétype du polythéisme, et vers le monothéisme, la période intermédiaire des dieux-pères, anciennement divinités naturelles desquelles émergera la personnalisation de l’idée du dieu unique, Yahvé, divinité volcanique et orageuse, antérieure au XIVe siècle av. J.-C., puis avec, troisièmement, un monothéisme prototypique patriciel mosaïque, imposé par Akhénaton, à partir du XIVe siècle av. J.-C., roi mystique qui instaura le culte solaire d’un seul dieu, Aton, le dieu unique étant le substitut du père pour Freud, enfin avec, quatrièmement, pour aboutissement, la religion du fils, Jésus, incarnation (kénose) du Saint-Esprit, double instance à la fois moïque et surmoïque sublimée, infiniment dans sa dimension spirituelle, et indéfiniment sur les plans intellectuel et artistique. Freud a semblé souhaiter établir une analogie, sans parvenir toutefois qu’à un rapport de ressemblance externe, c’est-à-dire sur le plan de l’énonciation symptomatique, entre, tout d’abord, une phylogénèse de la religion en tant que délire partagé (donc échappant à la psychose, par définition) et, ensuite, une ontogénèse de la religion en tant que vérité historique du passage de la magie et de la mystique vers la sublimation et le spirituel. Il relève également l’influente permanence d’un sentiment de culpabilité primordial (péché originel) dont le sacrifice du Fils serait au centre de l’idée de rédemption (sauver l’humanité) sous l’égide de Marie, toujours bienveillante à l’endroit du projet, de complexes profondeur et envergure, de Jésus. Dans le 3ème essai de son Moïse, Freud oppose ainsi radicalement, d’une part, le « morceau de vérité oubliée » contenu dans la folie délirante des psychoses, laquelle finit par dénaturer et par falsifier le réel du monde et de la personne, puisque, de « morceau de vérité » elle prend la dimension durablement figée d’une scission psychopathologique et, d’autre part, le dogme religieux, qui est également métaphore de vérité, mais ici issue d’un développement exégétique unifiant la croyance, sans commun rapport avec la biographie du psychotique, pour la raison que la religion, à l’inverse de celui-ci, si l’on se tient à la lettre de l’étymologie de « religion » laquelle relie, relate et relit, partageant en cela le principe de liaison de la psychanalyse, se soustrait à la « malédiction de l’isolement » convaincu de la psychose. L’opposition freudienne entre psychose et religion fait ainsi un sort définitif à l’idée du religieux comme « délire » particulièrement sophistiqué, ce qui serait une lecture naturellement superficielle, cliniquement inexacte et scientifiquement infondée, des formations signifiantes et des attendus signifiés des deux concepts. Nous pouvons admettre avec Sigmund, en schématisant et en ôtant les proportions qu’il attribue aux différents domaines isolés et soulignés par nous, d’une théogonie globale, et selon son intuition initiale du phénomène religieux, qu’à l’observation selon laquelle le monothéisme a d’abord succédé à la vénération de la Nature (Mère fructueuse, féconde, féminine) induite dans le mystère des déesses-mères, puis transformé peu à peu le polythéisme judaïque des dieux-pères (Yahvé, Aton) en monothéisme, et s’est prolongé, en majesté, dans l’omnipotence du Dieu chrétien en permettant au Père primitif de reprendre la dimension d’un dieu tout puissant, tout en reconnaissant à la Mère un rôle trinitaire éminent – ce que Freud semble relativiser du point de vue du bon juif fils de famille qu’il était, peut-être en lien transférentiel chez lui avec l’apogée de la religion du Fils, qu’il élude également, dans l’allusion étrange qu’il fait à l’égard d’un « degré de spiritualisation » plus élevé du judaïsme –, conférant ainsi à celle-ci (Mère, Marie, partie éminente de la Trinité chrétienne) une place élevée au même rang que celui du Père.
Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe
La relation d’une mère avec son fils a des conséquences affectives et développementales inouïes sur celui-ci et, par conséquent, sur la descendance du fils devenant homme, savoir les fruits, sociétaux, amicaux, amoureux, de son narcissisme. Il est logique d’en inférer des processus équivalents dans la relation père – fille. Freud postule que le destin du fils, sa place dans le monde, sa position dans la société, les relations qu’il développera avec les autres, dépendent de l’amour reçu de la part de sa mère à son égard, idéalement indéfectible, parfaitement inconditionnel et, paradoxalement, subtilement équilibré sur le plan de l’Œdipe du fait de la sorte de « good enough mother » (Winnicott, 1953) qu’elle doit être pour lui : « Quand on a été favori incontesté de sa mère, on en garde pour la vie ce sentiment conquérant, cette assurance du succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès.[48]» On peut assurément émettre l’hypothèse et en déduire que l’amour que la mère aura pour sa fille, à la différence de celle du père pour le fils, qui est plus radicale en certain de ses termes (castration), à condition que l’amour de la mère soit, lui, soigneusement tempéré[49], pourra être aussi fécond dans ses conséquences que la rigueur du père à l’endroit du fils, modérée par un amour paternel bienveillant, sera édifiante. Ainsi, lorsque Freud se verra attribuer une patiente (Anna O.) par Breuer qui ne voulait plus recevoir la violence des projections de celle-ci – elle l’accusait de l’avoir mise enceinte, sans relation sexuelle d’ailleurs –, Sigmund s’inquiéta, à l’instar de la question que pose Faust à Méphistophélès (« Tu m’envoies vers le vide[50] ? »), de ce que du féminin il allait rencontrer[51]. Cet épisode marqua la naissance de la psychanalyse, rien moins, précisément en le passage irréversible de la connaissance de la « psychologie des profondeurs » au savoir, éminemment éthique, de la dimension symptomatique et, ipso facto, thérapeutique de la psychanalyse. Le « notre père », qui résonne de la dénotation d’une délivrance psychique, développe en quelques mots l’ambivalence de l’un des messages christiques de Jésus en tant qu’enseignant, c’est-à-dire de sa position respectueuse vis-à-vis du Surmoi, de son humilité face à la leçon donnée par la fragilité des affects liés à l’honneur patriarcal et à la nécessité d’investir avec respect une position impérieuse : « Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du Mal.[52]» Le père de la loi et de la castration symbolique est ainsi à la fois d’abord – dans une certaine mesure seulement puisque la nourriture matérielle et la nourriture affective sont l’apanage de la mère, même si en certaines circonstances elle doit s’avérer éducatrice et protectrice – l’éducateur et le protecteur de l’enfant jusqu’à l’âge adulte, qui pourra être, ici également, en certaines circonstances, nourricier, père et mère étant mus dans leur fonction respective par le souci d’une compréhension de la descendance, en particulier dans l’attention faite à la souffrance (attente, sensibilité) et au sentiment de culpabilité de l’enfant. En dernière analyse, la castration, qui est, dans la civilisation, un important facteur de subsidiarité à la grande règle œdipienne, elle-même un des deux piliers, avec le narcissisme, de la psychanalyse, s’impose comme une condition sine qua non de la subjectivité – du devenir sujet – laquelle se rendra apte à une juste appréhension des limites, et par l’accession à la fonction symbolique du complexe, et selon le biais de la transformation ainsi créée, du sujet par lui-même qui peut dès lors mettre l’Œdipe et le narcissisme à distance. Ainsi il n’est nulle sublimation sans la souffrance de la limite imposée par la castration symbolique (« Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon…[53] »), et par conséquent il ne peut y avoir de création, individuante et subjectivante, en dehors d’au moins une forme de sublimation[54]. Nous pouvons à ce stade avancer la possibilité d’une conclusion à l’axiome hypothético-déductif évoqué en liminaire selon lequel c’est bien en conformité avec la complétude[55] de la Trinité chrétienne, par principe apte à sublimer le narcissisme du sujet pour soi (intra-subjectivité), puis pour l’autre (intersubjectivité) – à la fois en plein accord[56] avec la trinité œdipienne dans la relation à l’autre, puis à soi – qu’une réalisation civilisationnelle faisant se conjoindre la logique de l’Œdipe et le socle de Narcisse, tous deux ensemble mythes fondateurs du sujet de la psychanalyse et de la personne de la civilisation, conformément avec la théogonie explicitée ici en quatre périodes – Mère initiale/déesses-mères, dieux-pères/divinités naturelles, dieu unique/Dieu le père, incarnation théologale/Dieu le fils –, peut permettre une approche coïncidente des deux trinités civilisatrices, narcissique–œdipienne et chrétienne–en gloire car, si l’on se réfère à l’infinité des œuvres d’art, de musique et de littérature issue de la civilisation latino-gréco-judéo-chrétienne de ces deux mille dernières années, cette approche est apte à proposer une adéquation raisonnée et créatrice d’un dogme (Trinité) et d’une psychanalyse (trinité), selon, ceci dit avec humilité, la souveraine majesté d’un homme fait Dieu.
[1] Lettré de haut niveau, athée (« Au commencement était le Verbe ») et juif, puis converti à la religion chrétienne, vivant à Jérusalem et proche de la famille du Grand Prêtre, « disciple que Jésus aimait », Jean est le seul apôtre à ne l’avoir pas quitté un seul instant de son arrestation jusqu’à la croix et à la mort. Jésus, juste avant de mourir, lui confia sa mère.
[2] Pour ne citer que les plus anciens : Tacite, gouverneur de la province d’Asie, Pline le Jeune, proconsul de Bithynie, Suétone, chef du bureau des correspondances de l’empereur Hadrien, Flavius Josèphe, écrivain juif romanisé, Celse, philosophe platonicien, Philon d’Alexandrie, etc.
[4]Bible de Philipsson. Voir à ce sujet l’intéressante et complète étude de Lydia Flem : https://lydia-flem.com/2019/05/11/s-freud-un-judaisme-des-lumieres/
[15] « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, l’esprit est ardent, mais la chair est faible », Matthieu, 26, 41.
[16] « La peur naît d’une illusion, car elle prescrit à l’activité humaine de s’occuper de la mort, dont l’inéluctable nécessité lui demeure cependant étrangère. La peur nous révolte contre la nécessité. » Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, 1949.
[17] L’arrestation de Jésus, dénoncé par Judas, est organisée par les autorités juives, sur ordre du Sanhédrin (assemblée législative et tribunal suprême d’Israël chargés de codifier la loi juive) qui l’accuse de blasphème (Jésus se dit le fils de Dieu) mais qui n’a plus la possibilité de faire exécuter les apostats. À ce moment de la domination de Rome, les condamnations à mort sont perpétrées par les autorités romaines.
[18] Séance expéditive – en cette avant-veille de la Pâque, il faut faire vite et exécuter rapidement le trublion – improvisée sous l’autorité de Hanne, le grand prêtre, et de Caïphe, curieux de rencontrer le célèbre Nazôréen à qui, devant son « insolence », un coup de bâton au visage lui est asséné qui provoque une importante tuméfaction de la joue et lui fracture le nez.
[19] Un des principaux reproches que les autorités juives firent à Jésus est le blasphème, car se disant « le fils de Dieu ». La divinité de Jésus est exprimée aussi bien dans les synoptiques que chez Jean : Jésus se conçoit lui-même comme la Torah, comme la Parole de Dieu en personne. Le prologue de l’Évangile de Jean – « Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » reproduit ce qu’affirme Jésus dans le sermon sur la montagne et dans les Évangiles synoptiques.
[20] « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? », Jean 18, 20-23.
[21] À l’occasion duquel Jésus est conduit au palais d’Hérode, devant le préfet de Judée, Ponce Pilate, faible et brutal, défenseur maladroit du paganisme romain.
[22] Cent-vingt coups furent donnés provoquant des blessures doubles, creusant le derme jusqu’à cinq millimètres de profondeur, liées à l’instrument utilisé : le flagrum taxilatum, double fouet dont les lanières sont prolongées par des phalères de métal.
[23] Les spécialistes d’anatomie topographique dénombrent à partir des reliques attestées une cinquantaine de blessures profondes dans le cuir chevelu des différentes régions du crâne dues à l’imposition de branches de gundelia tounefortii, arbuste aux épines de 4 à 6 centimètres de long poussant dans la région syro-palestinienne. Le cercle de paille tressée qui a servi à fixer les branches épineuses se trouve aujourd’hui encore, de justesse, à Notre-Dame de Paris.
[24] Petitfils, Jésus, op. cit. : Les études des chirurgiens, médecins, biologistes, physiciens et légistes ont indiqué en détail le résultat du travail des tortionnaires « […] tuméfaction des deux sourcils, arrachement d’une partie de la barbe et de la moustache, déchirure de la paupière droite, ecchymose sous l’œil droit, blessure triangulaire sur la joue droite, tuméfaction de la joue gauche, enflure du côté gauche du menton. Le sadisme des soldats s’explique [selon cet auteur] par leur origine. Recrutés parmi les non-juifs de Palestine, ils détestent les juifs ».
[25] Il a, contrairement à la tradition, dû porter lui-même et traîner une croix d’environ 75 kilos, la crux sublimis, (la croix haute), ainsi qu’en atteste les analyses des différentes reliques, en particulier celle du Pr André Marion, physicien à l’Institut d’optique théorique et appliquée d’Orsay.
[26] C’est l’exécution de la peine : In necem ibis (« À la mort violente tu iras »). Sur la pancarte clouée sur la croix, en trois langues, « Jésus le Nazöréen, le roi des juifs » (INRI) – ultime reconnaissance à sens également ironique et pardoxal –, pour quoi il sera puni le plus sévèrement possible du crime de haute trahison, condamnation politique donc.
[27] Malgré l’enquête non protocolaire scientifiquement « au carbone 14 » de 1988, totalement réfutée en 2019, le Saint Suaire est effectivement le linge qui a enveloppé le corps de Jésus après sa mort.
[28] Petitfils, Jésus, op. cit. « Le chrétien aura compris : Jésus siège en majesté au tribunal suprême. Il est roi et juge et, en même temps, l’agneau pascal offert en holocauste, l’Agneau de Dieu. »
[29] La crucifixion : « scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs ». Le supplice est pour le condamné une marque d’opprobre, d’infamie et de honte.
[32] Philippe Sollers, « Pourquoi je suis catholique », Propos recueillis par Aurélie Godefroy et Frédéric Lenoir, in Le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17, site personnel : http://www.philippesollers.net/catholique.html
[33] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, site de l’IFP, Octobre 2020 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/
[34] Sigmund Freud, Lettre à Frederik Van Eeden du 28 décembre 1914.
[35] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.
[36] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905.
[37] Nicolas Koreicho, La Sublimation, site de l’IFP, Mars 2022 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/
[38] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.
[39] Il en est ainsi des déplacements massifs de populations, de la dilution des frontières, de l’arasement des principes civilisationnels, du déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, redevable) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.
[40] Nicolas Koreicho, Notre-Dame et Quasimodo, site de l’IFP, Avril 2019 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/notre-dame-et-quasimodo/
[42] « Elle reçoit cette immense charge et dignité d’être la Mère du Fils de Dieu, et par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit, don d’une grâce exceptionnelle qui la met bien loin au-dessus de toutes les créatures dans le ciel et sur la terre. » (Vatican II, LG 53).
[43] « L’Amour secret de Marie pour la Trinité, pour le Père, le Fils et l’esprit sain avec toutes ses modulations les plus exquises demeurera toujours un mystère caché pour nous. […] L’amour divin, surnaturel de la Vierge a été en même temps le plus humain, le plus tendre, le plus concret qui puisse exister. Il s’est incarné et s’est développé à travers les gestes plus simples, les plus quotidiens. » Fr. Philippe de Jésus-Marie, o.c.d., Le secret du Carmel, le scapulaire et la vie mariale, Éditions du Carmel, Toulouse, 2010.
[44] « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné », Marc 15, 34 et Matthieu 27, 46.
[45] Celle du monde libre au sens où son éthique est garantie par la conscience d’une liberté non hypothéquée ni par l’ignorance, au contraire de la connaissance et de la clarté, ni par les passions, au contraire de l’éducation et de la maîtrise.
[46] Les déesses-mères semblent jouer un rôle religieux à partir du néolithique, de nombreuses statuettes féminines de 5 à 25 cm sculptées en pierre, en or ou en ivoire dont la « Vénus de Lespugue », statuette d’ivoire de 14,7 cm et la « Vénus de Willendorf », figurine de calcaire de 11cm ayant été découvertes dans les sites de la dernière période glaciaire, dans une aire géographique, du sud-ouest de la France jusqu’à Malte et au lac Baïkal en Sibérie, ainsi que du nord de l’Italie jusqu’au Rhin. Il s’agirait d’un phénomène culturel unitaire, nanti d’une signification religieuse.
[47] Deux petites pages sur le sujet des déesses-mères (« Grande est la Diane des Éphésiens », 1911 in Résultats, idées, problèmes) contre deux cents pages sur le père dans Totem et Tabou.
[48] Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de “Poésie et Vérité” », in L’inquiétante étrangeté, 1917.
[49] À comprendre selon l’organisation instinctive et rigoureusement composée de l’amour ainsi que dans Le Clavier bien tempéré (BWV 846-893), qui désigne deux cycles de 24 fois 2 préludes et fugues, composés par Jean-Sébastien Bach, les deux recueils étant l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique classique.
[50] Johann Wolfgang von Gœthe, « Galerie sombre », in Faust II, 1832.
[51] Ibid. : « […] À contrecœur je te révèle un grand secret. Des déesses, bien loin, trônent en solitude […] Les Mères paraîtront alors à sa clarté, Assises ou debout, marchant en liberté Formes se transformant au gré de leur nature, De l’éternelle cause entretien éternel […] ».
[56] Freud en avait eu la brève révélation dans un petit écrit de 1928 : Un événement vécu de la vie religieuse, dans lequel il relate une expérience singulière vécue par lui-même, œdipienne et chrétienne.
Friedrich Nietzsche – La Généalogie de la morale, Avant-propos
Préface Nicolas Koreicho
Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire : « J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ». Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes. Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi. La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné. De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.
Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.
[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.
Dans le langage précis et sophistiqué de cette traditionnelle vérité discursive (lumineuse) du 18e – c’est en 1731 que l’abbé Prévost publie Manon Lescaut[1], roman de mœurs en abyme (récits enchâssés les uns dans les autres : le récit de Des Grieux est inclus dans le récit de Renoncour, qui appartient aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité[2] – le héros, Des Grieux, raconte au narrateur, Renoncour, « l’homme de qualité », comment un jeune homme de bonne famille, dirait-on aujourd’hui, sombre dans la déchéance à cause de sa passion pour une jeune femme, elle-même prise dans la jeunesse complexe, instable et innocente des conséquences de l’expérimentation et de ses errements. À partir de ce récit-roman-mémoire, nous assistons à la retranscription, par le biais de la relation des deux amoureux, de la force du destin, en réalité force de la passion, et à la naissance de la source d’un fleuve tourmenté d’une puissance qui deviendra extraordinaire, tant les événements qui découleront de la liaison entre ces deux-là seront empreints d’une détermination tumultueuse, laquelle ne cessera point jusqu’à son terme qu’on pressent déjà implacable. D’emblée le narrateur se présente davantage guidé par l’amour que par un quelconque libre-arbitre, ce qui illustre la dimension initialement passive de celui qui est littéralement emporté par sa passion cependant qu’il en est de même pour Manon, alors qu’elle tente de prendre le pas sur sa destinée. Dans le roman, nous ne sommes jamais sûr de la parole des héros Des Grieux et Manon, c’est le narrateur qui choisit ce que les héros disent et font[3], et l’on va jusqu’à douter de la sincérité – ou plutôt de l’intégrité – de leur personnalité, conséquemment à l’impression, conjointe, d’un côté du développement incertain d’une certaine jeunesse, voire d’innocente immaturité se cherchant, des personnages, et de l’autre du courage du sens de la responsabilité qui leur fait prendre des décisions irréversibles. Apparente séductibilité des sujets en même temps que duplicité – imaginée – transparaissent dans leurs pérégrinations et dans la relation de celles-ci. En tous les cas, il demeure de l’impression laissée dans le texte par la description des sentiments des protagonistes une incomplétude souvent contradictoire des héros du roman, une fragilité qui fait qu’ils peuvent dans le même mouvement inspirer de la passion et en être subjugués et finalement emportés. Il est vrai que la rencontre, en annonce si l’on peut dire, un siècle avant Le Rouge et le Noir, de la magie de la cristallisation stendhalienne, n’est rien moins que la perspective d’une métamorphose : la surprise de l’amour qui nous enveloppe sans que l’on y prenne garde et de la manière la plus sensuelle et investie, pour preuve les larmes et la peau et la température des corps :
« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de son oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question. – Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux. Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! »
Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, 6, 1830
Il faut dire que le retentissement public à travers les siècles du personnage féminin, Manon, provient probablement en grande partie du tragique de la passion. L’élan amoureux de Manon pourtant l’innocence même va passer par les limbes de la tromperie et se transformera en tragédie, dans sa représentation et dans son interprétation, comme toujours incertaine oscillation entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, entre le Ça, le Moi et le Surmoi.
« J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, disje, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur. Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux. »
∴
Extrait terminal du roman :
« J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le nom d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présentée à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre. Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un Cours de français Première Trimestre 1 – page195 enchantement. Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé. Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande donc ma vie, infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. »
[1] Si aujourd’hui le titre du roman s’est réduit à Manon Lescaut, c’est sans doute que la signification de l’extraordinaire mystère du destin de la jeune Manon reste entier.
[2] Abbé Prévost, « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » in Mémoires et aventures d’un homme de qualité, T. 7, 1731
[3] Toujours cette distance avec la passion des autres, toujours incompréhensible.