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Langages, Discours, Mythes en psychanalyse

Introduction au séminaire

Nicolas Koreicho – Octobre 2023

« Une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rapport à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. »
Socrate, Phédon

« L’idée profonde de Parain est une idée d’honnêteté : la critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde. » 
Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », Poésie 44, janvier-février 1944

Dante Gabriel Rossetti, Astarte Syriaca, 1877, Delaware Art Museum, Wilmington, Delaware.

Sommaire

  • Préambule
  • Langages
    . Qu’est-ce qu’un langage ?
    . Le signe – La logique
    . Le signal
    . Le langage chez l’humain
    . Origine du langage
    . Le langage dans le discours psychanalytique
    . Sémantique
  • Discours
    . Qu’est-ce qu’un discours ?
    . Difficulté posée par le discours populaire ou familier dans la compréhension du discours professionnel
    . Discours psychanalytique et jargon
    . Discours « psychanalytique » et détournement de concepts. La structure en psychanalyse
  • Mythes
    . Le discours mythique
    . Récits originels et mythes de la Création
    . Mythes et sagesses orientales
    . Mythologie celte
    . Mythologie germanique, balte, slave
    . Mythes fondateurs de la psychanalyse : Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos

Préambule

De nos jours, l’importance du bon emploi et de la bonne compréhension des mots s’impose, dans la mesure où les tendances péjoratives actuelles, telle le courant du wokisme qui draine un grand nombre de doctrines approximatives ou ineptes, brouille les limites entre les communautarismes et l’obscurantisme totalitaire[1], le second réalisant sur un mode « fratriciel » pour le moins abusif, paradoxe aporétique révélateur, ce que les premiers dénoncent, et où les doxas, les convictions binaires, les communautés et les sectes se confondent en un seul manichéisme opposant dominants et minorités, la plupart du temps en la raison superficielle qu’une couleur de peau, un dogme, un genre ou une sexualité définiraient une identité, à prise rapide.

Ce faisant,  alors que ces discours militants, réfugiés dans la fierté ou dans la honte, composent seulement autant de discours sociaux sommaires, et qui font tout sauf constituer des personnes dignes de ce nom, remplacent le simple courage et le bon sens qui consisteraient à tenter de se comprendre soi-même, non au travers d’une identité factice proposée à bon compte intellectuel, mais selon la construction de la personnalité même, laquelle est au cœur cette fois des environnements physico-psychiques d’importance première, puisant leurs fondations dans les mythes fondateurs, parmi lesquels Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos, qui nous demanderont un travail approfondi, tels qu’ils ont été validés par la psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie.

L’objet du thème tripartite consiste en un tour d’horizon de ce qui parait aujourd’hui indispensable à la réalisation raisonnée en formation continue des métiers de psychothérapeute (psychologue, psychiatre, psychanalyste), à partir de l’utilisation du triptyque – Langages Discours Mythes -, ceci grâce à l’étude des fondations formelles des systèmes indispensables à l’exercice de la psychothérapie.

L’idée principale du thème, son « fil rouge », est de pouvoir s’appuyer sur des modes de raisonnement précis et étayés – dont les modes de raisonnement par analogie, inductif, déductif, hypothético-déductif – ainsi que par des concepts développés par les trois grands systèmes du triptyque précité, pour interpréter, comprendre et développer au plus juste une pratique théorico-clinique basée sur des principes fiables, intellectuellement et éthiquement.

L’objectif est de revisiter les fondations épistémiques, quasi grammaticales, de nos systèmes de pensée en psychopathologie, à commencer par reprendre la définition des mots que nous employons, des syntagmes et des paradigmes que nous utilisons dans le cadre du travail intellectuel et du soin personnel. Il s’agit ensuite de reconnaître, non pas la structure de l’inconscient qui est tout sauf structuré, mais les compositions, agencements, constructions, dispositions, ordonnancements, systèmes, schèmes, formes des expressions en développement, au travers des grandes entités nosologiques habituelles, dans les interactions entre systèmes (Ics, Cs, Pcs) et instances (Ça, Moi, Surmoi) constitutifs de l’inconscient.

Enfin il est question, last but not least, de consolider nos cultures générales et, de la sorte, de pouvoir disposer de concepts langagiers, discursifs, mythologiques, les plus exacts possible, analysables et synthétisables susceptibles de composer une cohérence vers une certaine scientificité pour comprendre, analyser, interpréter les phénomènes de l’inconscient qui, la plupart du temps, s’organisent dans leur détail comme des signes, des figures, des tropes, des types de discours décrits dans la littérature qu’il nous revient de saisir et de se représenter.

Langages

Qu’est-ce qu’un langage ?

Au sens large, c’est un système de signes permettant la communication. Dans un sens étroit, c’est la capacité d’exprimer une pensée et de communiquer au moyen d’un système de signes – un signe étant l’unité d’expression d’un langage, que ce langage soit olfactif, tactile, gestuel, vocal, graphique – doté d’une sémantique – consistant en l’étude des signifiés (unités de sens) et des signifiants (unités d’expression) et le plus souvent d’une syntaxe – représentant la manière dont les mots se combinent pour former des phrases ou des énoncés dans une langue donnée –, mais pas systématiquement (la cartographie utilise un langage non syntaxique). En tous les cas, le langage est le fruit d’une acquisition, et la langue est une des nombreuses manifestations du langage.
Nous pourrons sans doute tenter de concevoir et de décrire des langages du psychotique ou des psychoses, des langages du névrosé ou des névroses, des langages du pervers ou des perversions, ce qui sera sans doute plus malaisé, mais qui demandera plus de précision, avec les personnalités limites, puisqu’elles empruntent plusieurs langages conjointement. Nous serons à même de concevoir les langages distincts correspondant aux pathologies et troubles mentaux, les langages du corps et/ou vis-à-vis du corps aussi bien.

Le signe – La logique[2]

L’évolution du signe démarre probablement avec la linguistique hindoue, puis se poursuit avec les philosophes grecs, jusqu’à la forme déjà complète de la théorie du signe d’Augustin d’Hippone au IVe siècle, puis à celle du signe indépendant au XIIIe siècle (modi essendi, modi intellegendi, modi significandi[3]). C’est le premier linguiste moderne le Suisse Ferdinand de Saussure qui proposera des lois stables sur la nature du signe (arbitraire, signifiant linéaire, immutabilité synchronique, mutabilité diachronique[4]), ces derniers concepts étant parfois encore discutés, ce qui annoncera le logicien allemand et philosophe du langage Gottlob Frege, au XIXe (sens, référence – dénotation, connotation, représentation – unité mentale subjective et individuelle), puis Charles Sanders Peirce, sémiologue et pragmaticien américain (le signe est une triade et comprend reprentamen, object, interpretant[5]).
La classification des signes se détermine aujourd’hui selon les catégories de :
l’archétype (en psychologie analytique jungienne, différente de la psychanalyse) qui est une matrice de symboles, une sorte d’image primordiale ;
l’allégorie, qui est la figuration d’un être abstrait ;
l’emblème, qui est un objet matériel représentant un ensemble de valeurs ;
l’icône, qui est un signe où le représentant ressemble au représenté ;
l’image, qui est une forme concrète reproduisant une réalité concrète ;
l’indice, qui indique un rapport causal ;
l’insigne, qui est un objet matériel indiquant l’appartenance à une institution ;
le logo, qui est un nom dans un graphisme typographique spécial ;
la métaphore, qui réside en l’emploi d’un terme auquel on substitue un autre qui lui est assimilé après la suppression des mots introduisant la comparaison, tels que « comme » ;
le nom, le substantif, mot désignant les objets, les phénomènes, les qualités, les sentiments, les personnes, les peuples, etc. ;
le schème, qui représente sur le plan mental une figure simplifiée ;
le signal, qui est un signe fait pour déclencher une réaction ;
le symbole, signe naturel, qui est un substitut non conventionnel d’une réalité ou d’une partie du réel. Il est le résultat d’un code défini par une communauté[6];
le symptôme, qui, terme médical, est un phénomène visible qui témoigne d’un état ou d’une évolution.

Le signal

Le signal est un message envoyé à qui peut le recevoir, généralement à un ou plusieurs congénères, quelquefois à soi-même, et nous pouvons par exemple distinguer :
des signaux visuels, comme chez les abeilles ;
des signaux acoustiques, comme chez les oiseaux, les baleines ;
des signaux chimiques, probablement les plus anciens dans le développement des êtres vivants, les plus obscurs (l’olfaction), comme chez les fourmis ou les plantes ;
des signaux tactiles (extéroception), ainsi qu’il en est des caresses, le plus souvent pour que naisse et se développe un plaisir, voire une jouissance ;
des signaux électriques, comme chez la chauve-souris.

Le langage chez l’humain

Le langage est chez l’homme l’ensemble des activités mises en œuvre par un individu lorsqu’il parle, écoute, réfléchit, essaie de comprendre, lit et écrit, lorsqu’il pense. Les langages constituent, de manière intrinsèque, des systèmes de sens relativement spécifiques.

On distingue le langage formel (langage construit selon un ensemble de termes, symboles ou lexèmes, comme en mathématiques, en informatique, en linguistique), le langage naturel (le langage parlé), le langage de programmation, le langage juridique, le langage des fleurs, etc.
Selon Roman Jakobson, il existe six fonctions du langage. Tout acte de parole ou de communication, correspond à une de ces six fonctions :
la fonction expressive (expression des sentiments du locuteur ;
la fonction conative (fonction relative au récepteur) ;
la fonction phatique (mise en place et maintien de la communication) ;
la fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message) ;
la fonction référentielle (le message renvoie au monde extérieur) ;
la fonction poétique (la forme du texte devient l’essentiel du message).

Origine du langage

L’origine du langage peut être induite d’abord en fonction de la créativité archaïque des mythes (par exemple le mythe de la tour de Babel[7], le mythe de Mnémosyne[8]), et déduite de l’anthropologie (étude des formes du pharynx et du larynx de l’homo erectus permettant de dater l’origine du langage des environs de 250 000 ans).
Du point de vue neuronal, le langage provient d’une extension des gestes (les zones cervicales du geste et de la parole – Wernicke, Broca – sont interconnectées ; cf. aussi les neurones miroirs).
L’étude du langage se développe principalement en linguistique (descriptive) et en grammaire (prescriptive) selon les disciplines suivantes :
Phonétique – Phonologie – Morphologie – Syntaxe – Sémantique – Stylistique – Pragmatique (actes d’énonciation) – Logique (cohérence) – Étymologie – Lexicologie.

Le langage dans le discours psychanalytique

La compréhension métapsychologique peut gagner en précision par l’intermédiaire de disciplines d’étude du langage qui sont les plus à même de proposer des clés de compréhension et d’analyse des procédés, des dispositifs, des organisations de l’inconscient et de ses troubles.
Il s’agit en premier lieu de :
la sémiotique, qui étudie les systèmes de relation entre les plans du signe (signifiant, signifié) et les corrélats du signe (concept, référent) ;
la sémiologie[9], qui étudie le sens des signes (dans les différents langages) ;
la sémantique, qui étudie le sens des systèmes de signes) ;
la rhétorique (figures[10], tropes[11], types de discours[12], argumentation).

Sémantique

La sémantique est l’étude de la signification des mots, simples ou composés. Elle étudie à ce titre les rapports de sens entre les mots (relations d’homonymie, de paronymie, de synonymie, d’antonymie, de polysémie, d’hyperonymie, d’hyponymie, etc.) ainsi que :
la distribution des actants au sein d’un énoncé ;
les conditions de vérité d’un énoncé ;
l’analyse critique du discours ;
la pragmatique[13], en tant qu’elle est considérée comme une branche de la sémantique ;
les descriptions.

Nous étudierons, grâce à ces multiples formes, les langages utiles pour nous en ce qu’ils nous donnent des systèmes de compréhension des processus mentaux, figés, en mouvement, conjugables, modifiables, segmentables, substituables.

Discours

Qu’est-ce qu’un discours ?

Selon l’acception la plus courante, un discours consiste en un développement oral devant une audience. Il se rapporte aux différents genres d’éloquence : tribune politique ; éloquence judiciaire du barreau ; éloquence de la chaire académique (épidictique : démonstratif, apologétique) ; rhétorique (exorde, proposition ou narration, division, confirmation, réfutation, péroraison ou conclusion) ; exposé ; traité ; homélie ; dithyrambe ; réquisitoire ; galimatias ; propos ; conversation ; dialogue ; entretien ; anamnèse ; monologue associatif ; etc…
En linguistique, un discours est aussi, simplement, une production textuelle écrite ou orale. On y peut décrire un certain nombre d’éléments du discours.
On distingue différents types de discours et, en particulier les discours narratif, descriptif, explicatif et argumentatif.

La grammaire des discours pourrait concourir à garantir une scientificité à la psychanalyse. Les unités de segmentation du texte ne sont alors plus forcément des phrases, mais des propositions, des énoncés, des situations d’énonciation, des ensembles sémiotiques, sémiologiques, sémantiques, rhétoriques, des formes, des figures, des tropes, des expressions précisément descriptibles correspondant à des entités nosographiques.

Difficulté posée par le discours populaire ou familier dans la compréhension du discours professionnel

Dans l’utilisation du vocabulaire psychanalytique à des fins réductrices et parfois militantes, les termes trauma, transfert, symptôme, Surmoi (celui-ci n’est pas tellement utilisé dans les cancel cultures !), etc. impliquent approximation et, souvent, contre-sens et sont rentrés dans les mœurs langagières associatives néoféministe, indigéniste, décolonialiste, racialiste, LGBTQIA+iste, inclusiviste, etc. avec beaucoup d’incertitude et de flottement. Dans ces cas, on peut catégoriser les utilisations de vocables et de concepts psychanalytiques comme l’imposture involontaire de ceux qui voudraient percevoir une allocation de reconnaissance narcissique à bon compte idéologique, pour éviter toute sublimation, toute créativité, toute production et, plus grave, tout travail personnel réel qui éclaircirait la cause de leurs difficultés et quelquefois de leur violence, ce qui bien souvent précipite vers des symptômes plus profonds, inscrits en perversion, en addiction, en psychopathie, en état limite.

Ceci posé, ces discours seront susceptibles d’être compris en fonction de l’utilité qu’ils peuvent avoir dans une perspective de distinction psychanalytique et psychothérapeutique, et pour éviter l’embourbement des patients dans des travers idéologiques facilement séducteurs mais vains.

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de considérer la pertinence d’un discours psychothérapeutique (psychiatrique, psychologique, psychanalytique), la question de la hiérarchie des concepts, des normes nosologiques, de la hiérarchie de l’abord des pathologies, et de situer ces ensembles dans une perspective allant de la morale à l’éthique.

Discours psychanalytique et jargon

« […] l’homme, tout en étant déterminé par un destin, peut se libérer de ses chaînes pulsionnelles grâce à une exploration de lui-même […] Cette discipline étrange a été injuriée autant par les religieux fanatiques que par les régimes totalitaires ou les scientistes forcenés, soucieux de réduire l’homme à une somme de circonvolutions cérébrales.
Mais elle a été aussi tristement adulée par ses adeptes qui ont souvent contribué à son abaissement à force de jargon. »
Elisabeth Roudinesco, Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, 2017.

Dans la pratique psychanalytique elle-même d’abord, en termes de courants sociologiques et militants pour échapper (c’est au mieux une résistance, au pire une défense, rempart ou forteresse) à la confrontation avec son propre inconscient, nous pouvons croiser :
La « schizo-analyse » (Deleuze, Guatari) a fait long feu mais le wokisme revendique à présent l’inexistence des pathologies mentales, l’invalidité de la médecine, de la psychiatrie, des mathématiques, etc[14]. qui ne seraient que des constructions patriarcales inadaptées, tout comme dans les théories et « techniques » exposées dans leur livre Anti-Œdipe. Des générations de post soixante-huitards ont voulu déconstruire, après la psychiatrie (« l’anti-psychiatrie ») la psychanalyse tout entière à commencer par déconstruire Freud, puis son approche des mythes fondateurs. (Il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans les tentatives de déconstruction. Quelquefois c’est la sexualité perverse (Foucault), quelquefois c’est l’imposture (Deleuze), c’est, quoi qu’il en soit, souvent une tentative pour « tuer le père » (et d’abord, vouloir se mettre à sa hauteur, ainsi qu’il en est dans les nombreuses associations de psychanalyse qui se réclament (mais mal, souvent de façon à le réciter, sans distance, sans exégèse) de Jacques Lacan[15] » et laissant rares les instituts freudiens, Dieu merci encore influents, sauf à l’université[16] qui les a placés au second plan, au profit des « luttes intersectionnelles » wokistes.
Il ne faut pas confondre ces laborations approximatives avec les développements littéraires proposés en tant que tels comme par exemple « la méthode paranoïaque critique » de Dali qui a eu plus de succès sur le plan de la créativité (sublimation) et de l’interprétation (cela lui a permis de comprendre la dimension inconsciente de chefs d’œuvre de la peinture mondiale, comme l’Angélus de Millet[17]) dont la pertinence a été avérée[18] se plaçant ainsi dans le sillage de Freud (Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus[19]).
Nous retrouvons quelques de ces tentatives dans les termes usités ensuite dans un certain nombre de pseudo-psychanalyses, « psychanalyse interpersonnelle », « psychanalyse jungienne », « psychanalyse inclusive », « psychanalyse féministe », « Daseinanalyse », « Queer analyse » (ne riez pas, ça existe !), etc. et dans de très nombreuses « psychothérapies[20] », au point qu’il suffit d’exciper du substantif psychanalyse pour jeter le voile  sur les incomplétudes conceptuelles des pratiques et de ce qu’elles révèlent de résistances et de défenses individuelles.

Discours « psychanalytique » et détournement de concepts. La structure en psychanalyse

L’inconscient n’est pas structuré. Il est instable, d’expression multiple, mouvant, polysémique, multiforme, « limite ». Une construction molle, mixte, évolutive, heurtée, chaotique.
Cette idée de structure est, dans les disciplines du psychique, la résultante erronée des développements d’un mouvement d’idées, le structuralisme, suivant en cela la filiation du positivisme et à la suite de l’existentialisme (Sartre), en vogue dans les années 60 d’abord en linguistique (Saussure), précisément en phonologie, puis dans les sciences sociales, en anthropologie (Lévi-Strauss), en critique littéraire (Barthes), en philosophie (Althusser), et rejetant la pensée diachronique, historique, temporelle, au profit d’une dimension synchronique, constructiviste, temporaire.
Peu d’auteurs (Piaget, en psychologie ; Petitot, en épistémologie) ont replacé le structuralisme dans le contexte plus large de l’histoire des idées. Il a été appliqué aux phénomènes psychiques une grille structurante qui n’a fonctionné que pour les discours univoques, formels, descriptibles dans certaines officines[21].
Nous avons eu le structuralisme, à présent nous avons le wokisme, aussi puissant sur le point de la contamination universitaire, mais bien moins pertinent sur le plan des fondations conceptuelles.
Le résultat c’est, par le biais d’une dépersonnalisation des individus au profit de minorités, l’enfermement dans un statut social militant et borné, plus grave, l’empêchement pour eux d’accéder à leurs motivations inconscientes les plus justes qui s’ensuit.
Par conséquent, l’autonomie intellectuelle devient impossible pour les wokistes[22], et la fermeture psychique, puisqu’auto-référentielle, selon le dogme dominant-dominé, devient la règle. Dès lors, les personnes, pour se soumettre à la doxa séparatiste, et pour dénier à quiconque le droit de les dominer intellectuellement, à l’occasion d’une nouvelle « anti-psychiatrie », d’un « anti-œdipe », d’un « anti-capitalisme », « anti-bourgeois », « anti-patriarcat », revendiquent d’appartenir à des groupes « psys » spécifiques valorisés, « non psychiatrisables », d’humains dominés « souffrant de handicaps » sociaux (« HPI » pour ne pas dire paresseux ou impolis, « TDAH » pour ne pas dire hystériques ou mal élevés, « bipolaires » pour ne pas dire maniaco-dépressif, « Asperger » pour ne pas dire schizophrène, etc.).
Les phénomènes sectaires (et communautaires) nous intéressent en ce que des individus créent ou dirigent des organisations collectives restreintes qui font en sorte de donner une forme officielle à leurs communautés et tentent d’imposer dans la société des idéologies particulières, intellectuellement perverses ou physiquement violentes. Le wokisme développe ceci à l’envi. Le déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, reconnu, redevable, éminent) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.
Notre idée est, comme de juste, que ces élaborations déconstructionnistes sont tout simplement des résistances/défenses qui évitent d’y aller : dans les méandres de son propre inconscient.
Et plus vous adhérez à ces communautés, plus vous vous éloignez de vous-même. Le principe en est le même que pour les perversions, les addictions, les psychopathies, les états limite.

Aujourd’hui de multiples « thérapies[23] » – Le terme psychothérapeute est à présent protégé – : « écopsychothérapie », « psychothérapie existentielle », « psychanalyse interpersonnelle », « psychanalyse humaniste », « psychanalyse intégrative », « psychanalyse relationnelle », « analyse psycho-organique », « psychosomatoanalyse », « queer-analyse » (!), etc., tous descendants tératologiques de la « schizo-analyse », des « marges » foucaldiennes, d’idéologies en mal de piliers conceptuels fiables, ont dépassé la simple extension dans le respect des principes de la psychanalyse pour tenter de normaliser les communautés militantes exemptes de justification argumentée raisonnablement et dénier l’inaccomplissement personnel de ses membres. Les composantes des phénomènes sectaires obéissent bien aux principes de ces dogmes construits la plupart du temps, à l’instar des minorités wokistes, sur une conception du monde dominant/dominé (racialisme, indigénisme, sexualisme, transgenrisme, intersectionisme, inclusivisme[24]), conception reposant sur la dualité actif/passif, comme par hasard, à l’œuvre dans les perversions.

Mythes

« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants[25]. »
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles ».

À ce sujet, l’intention de conférer aux pulsions humaines des motivations bestiales, ou tératologiques, dans une sorte de refoulé primitif, se retrouve dans la bête mythique, sous ses multiples formes[26].

Le discours mythique

« Un mythe se rapporte toujours à des événements passés « avant la création du monde » ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. »
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale.

« Il y a longtemps ». On pourrait dire « il y a profond ».

Le mythe (en grec ancien : « la parole », puis « le discours[27] ») est constitué d’une forme : un récit, d’un socle : une adhésion, d’une fonction : éclairer un mystère.
Le mythe est un récit en ce qu’il suppose une continuité narrative. À ce titre elle propose un cadre, des personnages, une action, une psychologie.
Généralement, une ou plusieurs entités sont personnifiées de manière allégorique ou symbolique. Aphrodite, qui représente l’amour, Psyché, qui représente l’âme, Arès, qui représente la guerre, Gaïa, qui représente la terre, etc.
Ces divinités, dieux, demi-dieux, animaux, monstres parois, possèdent une ascendance et des descendants, et s’inscrivent dans une lignée. C’est la notion d’environnement, qui rejoint celui développé par la psychanalyse et axé sur la génétique, ou l’épigénétique et sur la dimension familiale des problématiques psychiques, qui se joue là.
Dans le mythe, la narration est fixée ou résumée, à travers les systèmes de l’allégorie ou du symbolique, cependant que le mythe peut toujours se déplier en la forme narrative d’un conte, d’une légende, d’une épopée, d’un épisode.
La dimension religieuse du mythe, si elle ne peut être éludée, ne le fait pas s’apparenter à une croyance religieuse à proprement parler. Par contre, la profondeur, psychique et affective, du mythe, le dote d’une puissance sacrée indéniable. Dans certains cas, les récits, contes et légendes les rapprochent de cet aspect sacré dans la mesure où leur signification dure à travers les siècles, même si les tentatives de réécriture wokiste tentent de réduire leur portée universelle en les rapportant à des phénomènes sociaux limités à un regroupement selon une couleur de peau, un genre, une sexualité, une particularité physique ou psychique.

Par ailleurs, ces récits, ces formes multisémiques de fictions, sont baignés de dimensions fabuleuse, symbolique, magique, d’une inquiétante étrangeté, merveilleuse, fantastique, qui font représenter les personnages, les objets, les actants qui apparaissent alors nantis d’une apparence, d’un pouvoir, d’une épaisseur extraordinaire où, par excellence, l’ordre de succession chronologique se résorbe dans une construction matricielle atemporelle et cependant marquée spatialement. Ceci nous amène à considérer, après leur profondeur, la permanence des mythes, en particulier dans leur propension à faire se coordonner le monde des hommes et le monde des dieux, proposant une explication du monde universelle, et révélant dès lors, et en nous-même, un espace mental caché commun mais dont l’appropriation est personnelle. C’est ainsi que les principes du réel sont clairement constitutifs des mythes qui sont riches d’une étiologie : du feu prométhéen demeure le feu, de Gaia demeure la terre, de Jupiter la foudre, d’Icare une île, d’Éros la vie, de Thanatos la destruction. La fiction mythique est non seulement un aboutissement d’un récit dans la réalité, mais elle révélatrice de composantes entières de la personne, ce qui en fait des écritures primordiales, non littérales mais littéraires, au sens premier, issues du commencement des temps et des êtres.

Homère, au VIIIe siècle av. J.-C., Pindare, au Ve siècle av. J.-C., Apollonios de Rhodes, au IIIe siècle av. J.-C., Aristophane, au Ve av. J.-C., Platon, au IVe siècle av. J.-C., conjuguent la tragédie, la poésie, la philosophie, la morale avec le mythe, voire le mythe avec le verbe, et, en relisant la distinction faite par ce dernier entre muthos et logos, c’est-à-dire entre l’évocation imaginaire, subtile et reconstruisant une vérité profonde et le verbe raisonné, déduit et ouvert à une vérité discursive, argumentée, nous pouvons ainsi comprendre Virgile (L’Énéide), au 1er siècle av. J.-C., comme une cohérence articulant le destin d’un héros à la naissance de la Rome civilisationnelle, et Tite-Live, au 1er siècle après J.-C., qui revient au texte historique pour conférer une lecture exacte au mythe historique, jusqu’à Ovide, au 1er siècle avant et après J.-C., selon qui les êtres changent de forme au gré de leur caractère, ce qu’illustreront Catulle, au 1er siècle avant J.-C. Sénèque, au 1er siècle et Apulée, au 2e siècle.
Avant ces développements, au temps de l’âge archaïque de la Grèce, on ne discerne pas d’opposition réelle entre muthos et logos. Dans les deux cas le récit est sacré, qui s’applique aux dieux et aux héros, et retrace des généalogies dans le mouvement desquels on augure les développements freudiens, lui-même grand helléniste, et qui concernent les environnements, familiaux et psychiques, évoqués précédemment.

Nous pouvons penser que mythe et discours sont parfois figés, le plus souvent en mouvement, et sont conjugables, et, dans un certain mode d’interprétation, segmentables et substituables.
En effet, les sciences des religions abrahamiques et l’anthropologie ont élaboré une compréhension du mythe en adéquation avec la raison. Mythe et discours sont deux manières d’obtenir un ensemble cohérent dirigeant vers un travail, sinon d’interprétation personnelle, du moins de conceptualisation. Cette dimension entraîne la considération dans les textes fondateurs de la civilisation gréco-judéo-chrétienne de mythes détachables des ensembles religieux proprement dits.

Récits originels[28] et mythes de la Création

Les « récits originels» sont des récits, scientifiques ou mythologiques, se rapportant aux mythes des origines, qui relatent les débuts d’un peuple, les débuts de l’humanité, la naissance de la terre, le début de la vie même, le commencement de l’univers en un récit cosmogonique. Ces récits mythiques peuvent provenir de recherches scientifiques (Big Bang), de découvertes archéologiques (Jéricho, Babel), de croyances religieuses (Création).

Entre le Xe siècle avant J.-C. et le début de notre ère, dans la Thora écrite et dans la Bible, figurent les cinq livres du Pentateuque : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome, puis le livre de Josué, le livre des Juges, le livre de Ruth, reconstituant l’histoire du peuple juif, dont la composition d’ensemble inclut des raccords, des interventions, des commentaires intégrés à une trame initiale. Dans ces textes, quelques chapitres ressortissent au récit mythique. Le récit du Déluge et de Noé, le récit de la tour de Babel, comme source de la diversité des langues, développent des dispositifs allégoriques impliquant la responsabilité, et, éventuellement, la culpabilité des hommes, dans leurs décisions et dans leurs actions.
Le livre de Josué, récit épique impliquant Yahvé exerçant son pouvoir sur les murailles de Jéricho donne la préséance de la foi sur la force, ce à quoi, à l’instar de la réalité historique, les faits donnent une certaine épaisseur historique (une ville fut retrouvée sur le site de la Jéricho biblique, dont les remparts s’écroulèrent au XIVe siècle avant J.-C., à la suite d’un tremblement de terre).
Le texte juif de la Thora, rédigé au Ier siècle après J.-C. à partir de la tradition orale, ne présente pas de mythes. Il en est ainsi du Nouveau Testament chrétien, qui retrace la vie de Jésus et de ses apôtres ou décline les épîtres adressées aux premières communautés chrétiennes. L’Apocalypse de Saint Jean se déroule en cohérence avec quelques mythes eschatologiques, même s’il s’agit de ressemblances qui tiennent au sujet de la fin du monde terrestre et de l’établissement du royaume de Dieu. Les textes musulmans du Coran ne comportent pas non plus de mythes à proprement parler.

Mythes et sagesses orientales

Les sagesses orientales mettent en valeur les mythes indiens, d’origine antique, issus de la littérature indienne, avec les Védas et deux célèbres épopées : le Râmâyana (la « geste de Râma ») et le Mahâbhârata (la « guerre des Bhârata »), lesquelles se déroulent entre le Ve siècle avant J.-C. et le IVe siècle de l’ère actuelle et qui font apparaître des divinités que l’on peut qualifier de mythiques, telles Ganéshâ, qui a une tête d’éléphant et un corps de petit garçon, Hanoumâ, le dieu-singe, Dourgâ, qui a dix bras, Brahmâ, qui montre quatre visages. Ces divinités peuvent évoluer et changer d’apparence, tel Vishnou qui, lorsqu’il descend dans notre monde, modifie sa forme et revêt une expression concrète temporaire (avatar[29]).
L’originalité de ces sagesses hindouistes repose en grande partie sur l’idée de la mobilité des divinités sur le plan de l’apparence, corps, membres, visages, sur celle des changements des aspects et des noms en fonction des régions, sur celle des transmigrations (réincarnations mélioratives ou péjoratives, dans un corps d’animal, d’homme, de caste), en fonction du comportement des personnes sur terre, sur celle de différents mondes. Le mythe pourrait représenter une forme de stabilité et de continuité par rapport à la multiplicité sémantique de cette sagesse religieuse.

Entre 3200 avant J.-C. et le IVe siècle de notre ère, la mythologie égyptienne magnifie le rôle et la densité mythique et religieuse des animaux : divinités à tête de chat, de chacal, de vautour, de cobra, de vache, de bélier, constituent un panthéon animal composite, célébré par le pharaon. La littérature sacrée ou les inscriptions religieuses consignent rites et prières (Le Livre des morts développe les bons arguments pour permettre à l’individu de s’adjuger l’indulgence des juges de l’enfer). Peu de mythes, hormis ceux de la puissance animale, s’expriment dans les cycles organisés autour d’un dieu majeur, tels le cycle solaire, le cycle horien, le cycle osirien.

Mythologie celte

Comme précédemment, les mythes celtes sont obscurs car la transmission du savoir mythologique et religieux des druides était, à l’instar de ceux-là, orale, et il est nécessaire de se référer à des témoignages grecs et romains, qui n’étaient pas prompts à les mettre en valeur, en apposant des noms méditerranéens sur ces divinités étranges et peut-être négligeables pour eux.

Malgré un immense territoire qui s’étendait avant notre ère de l’Irlande à la mer Noire et des Orcades à l’Espagne, les mythes celtes se sont en grande partie éteints mais, partiellement, transmis, oralement, en poésies ou en chansons, dont la mémoire, grâce aux moines d’Irlande, d’Écosse, du Pays de Galles, de Bretagne, se maintient.

Mythologie germanique, balte, slave

Enfin, la mythologie des Germains et les croyances germaniques sont perçus par le biais de Wagner et de ses opéras, et grâce à des textes des XIIe et XIIIe siècles (le Danois Saxo Grammaticus, 1140 ? -1206, l’Islandais Snorri Storluson, 1178-1241, qui ont pu se référer à des récits très anciens (monde sacré appartenant à des géants, comme Thor, des dieux, comme Odin) se combinant avec les ancêtres et les grands patriarches à l’occasion de l’écriture de textes sacrés, de sagas historiques, avec une marquante exceptionnalité pour les mythes des Baltes et des Slaves, complexes et mystérieux.

Mythes fondateurs de la psychanalyse : Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos

Cette large thématique de la concordance des deux plus puissants mythes, complexes et concepts de la psychanalyse fait l’objet d’un développement à suivre en séminaire, dans lequel nous ferons apparaître les corrélations logiques des deux systèmes, Narcisse et Œdipe, les deux antonomases les plus fameuses de tous les temps et des deux pulsions, Éros, pulsion de vie et Thanatos, pulsion de mort, les plus importantes de la métapsychologie freudienne et de la psychanalyse.

Pour se familiariser avec l’actualité des mythes en psychanalyse, voici de courtes lectures :

Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos, 2020, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

Guy Decroix, Éros et Thanatos, Quelques repères mythologiques à l’usage de la psychanalyse, 2020, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-quelques-reperes-mythologiques-a-lusage-de-la-psychanalyse/

Nicolas Koreicho, Narcisse et narcissisme, 2021, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/i-de-narcisse-au-narcissisme/

Nicolas Koreicho, 2023, L’Œdipe, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

Nicolas Koreicho – Octobre 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Cf. Carine Azzopardi, Quand la peur gouverne tout, 2023, qui démontre comment wokisme et islamisme s’utilisent l’un l’autre pour détruire les fondements de la démocratie et des Lumières.

[2] Le livre de chevet de Freud, travaillé et annoté plus que tout autre ouvrage, était le traité de logique de John Stuart Mill : Système de logique déductive et inductive, Exposé des Principes de la Preuve Et des Méthodes de Recherche Scientifique, 1843.

[3] Les modi essendi représentent ce que sont réellement les choses, c’est le sujet de la métaphysique et de la physique ;
les modi intellegendi représentent les choses telles qu’elles sont représentées dans l’intellect ;
les modi significandi représentent les choses de manière signifiée, selon le mode qui est le sujet de la grammaire.

[4] Saussure distingue quatre caractéristiques du signe linguistique :
L’arbitraire du signe : le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire (c’est-à-dire immotivé), car un même concept peut être associé à des images acoustiques différentes selon les langues.
Le caractère linéaire du signifiant : « le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps ». Les éléments des signifiants se présentent donc obligatoirement les uns après les autres, selon une succession linéaire : ils forment une chaîne.
L’immutabilité synchronique du signe : le signifiant associé à un concept donné s’impose à la communauté linguistique : un locuteur ne peut décider de le modifier arbitrairement.
La mutabilité diachronique du signe : les signes linguistiques peuvent néanmoins être modifiés par le temps, par l’évolution linguistique (cf. l’historique de la phonétique et les modifications du signifiant, du signifié ou de leur rapport).

[5] Un representamen (signe matériel) dénote un object, un objet (un objet de pensée) grâce à un interpretant, un interprétant (une représentation mentale de la relation entre le representamen et l’objet, un sens).

[6] Loi symbolique : code du totem et du tabou non écrits défini de manière universelle. Cf. Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014. Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/

[7] Le mythe : Le mythe de la tour de Babel, allégorie biblique sur la vanité humaine, est basé en partie sur des faits historiques. Cette histoire de la genèse de l’ancien testament témoigne de l’orgueil des babyloniens qui, en voulant atteindre les cieux, ne purent que provoquer le chaos sur terre. Pour punir les hommes de leur vanité, Dieu créa les langues différentes qui les empêchèrent de communiquer entre eux et aboutit à la dispersion des descendants de Noé à travers le globe.
En ligne : https://toutelaculture.com/actu/la-tour-de-babel-lhistoire-derriere-le-mythe/
Cf. Babel, film réalisé par Alejandro González Iñárritu avec Brad Pitt et Cate Blanchett, 2006. En plein désert marocain, deux jeunes garçons tirent un coup de feu en direction d’un car de touristes. Le coup de fusil va déclencher toute une série d’événements qui impliqueront un couple d’américains en difficulté relationnelle, les deux jeunes Marocains auteurs du crime plus ou moins accidentel, une nourrice qui voyage illégalement avec deux enfants américains, une adolescente japonaise rebelle, sourde et muette, dont le père est recherché par la police à Tokyo pour résoudre l’affaire. Séparés par leurs cultures, leurs modes de vie, leurs motivations, chacun de ces quatre groupes de personnes va cependant connaître une même destinée d’isolement et de douleur, avec un point commun : le fusil.

[8] Cf. supra

[9] La sémiologie psychiatrique est celle qui, pour notre propos, est allée le plus loin dans l’idée d’une juste description des troubles.

[10] Une figure de style, du latin figura, est un procédé d’écriture qui s’écarte de l’usage ordinaire de la langue et donne une expressivité particulière au propos. On parle également de figure rhétorique ou de figure du discours.
De manière générale, les figures de style mettent en jeu : soit le sens des mots (figures de substitution comme la métaphore ou la litote, l’antithèse ou l’oxymore), soit leur sonorité (allitération, paronomase par exemple) soit enfin leur ordre dans la phrase (anaphore, gradation parmi les plus importantes). Elles se caractérisent par des opérations de transformation linguistique complexes, impliquant la volonté stylistique de l’énonciateur, l’effet recherché et produit sur l’interlocuteur, le contexte et l’univers culturel de référence également.
La linguistique moderne a renouvelé l’étude de ces procédés d’écriture en introduisant des critères nouveaux, d’identification et de classement, se fondant tour à tour sur la stylistique, la psycholinguistique ou la pragmatique. Les mécanismes des figures de style sont en effet l’objet de recherches neurolinguistiques et psychanalytiques.

[11] Un trope (du grec τρόπος, tropos, ‘direction’, ‘tourner’, du verbe trépo, ‘faire tourner’) est une figure de style ou de rhétorique par laquelle se produit un changement de sens, qui peut être interne (au niveau de la pensée) ou externe (au niveau des mots). Dans le premier cas et lorsqu’il n’y a qu’une seule association d’idées, on l’appelle périphrase ; si l’association d’idées est de nature comparative, une métaphore se produit, qui est le trope par excellence. La rhétorique classique, selon Lausberg, ne classe comme tropes que la synecdoque, l’antonomase, l’emphase, la litote, l’hyperbole, la métonymie, la métaphore, la périphrase, l’ironie et la métalepse (un type rare de métonymie que nous aimons bien. Ex. Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte).
Tropes majeurs : La métaphore, trope par ressemblance ; la métonymie, trope par correspondance ; la synecdoque, trope par connexion (Ex. jeter un œil) ; l’ironie, voisine de l’antiphrase.
Tropes mineurs : la comparaison ; le symbole ; l’allégorie ; la parabole ; la périphrase (Ex. le grand timonier) et l’hypallage (Ex. Ça sent le propre).

[12] Narratif, descriptif, argumentatif, explicatif, injonctif.

[13] La pragmatique est une branche de la linguistique qui s’intéresse aux éléments du langage dont le sens ne peut être compris qu’en connaissant le contexte de leur emploi.

[14] Colloque en Sorbonne – Janvier 2022 : « La multiplicité des domaines abordés a permis de comprendre l’étendue de la pensée décoloniale qui ne se contente plus de contaminer les sciences humaines, mais s’attaque aussi à la musique, aux mathématiques, à la physique. Après tout, pourquoi le discours de Newton, symbole de la science blanche occidentalo-centrée, aurait-il plus de poids que la tradition chamanique sur l’explication du phénomène de la lumière ? Tout se vaut ! Le colloque égrène les perles de la culture woke. La métaphore supposée devient science : un sonnet de Ronsard est interprété comme expression de la culture du viol, des tapisseries de la villa Médicis à Rome sont dénoncées comme des symboles de l’esclavage, les premières notes de l’Allegro con brio de la Ve symphonie de Beethoven (le célèbre pom pom pom pom) sont considérées comme une métaphore du viol… »

[15] Cf. Derrière la controverse entre Henri Ey et Jacques Lacan autour du concept de liberté, nous sommes confrontés à une opposition de conception anthropologique. Le système de pensée de Henri Ey, pour qui l’homme normal est libre et autodéterminé, inscrit dans l’humanisme philosophique, un autre système de Jacques Lacan, pour lequel l’homme reçoit ses déterminations essentielles de l’extérieur et pour qui l’individu normal est aliéné dans le langage, ce qui constitue un supplément au matérialisme historique. De ce fait la folie constitue pour l’un une insulte à la Raison, une entrave à la Liberté, et pour l’autre la libération des contraintes constituantes de la norme oppressive.

[16] Cf. Michel Onfray, cependant excellent intellectuel, qui, à peu près seul philosophe à tenir ces propos, nie la validité des thèses freudiennes et nie l’existence du Christ. Si ce n’est pas vouloir « tuer le père » (et le retrouver) par auteurs interposés (et prestigieux : ils tiennent une place éminente dans l’inconscient), nous ne savons pas ce que c’est.

[17] Salvador Dali, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, 1963.

[18] Selon Dali, le thème inconscient prépondérant de l’Angélus est la mort du fils. Dali postule que le couple figurant sur le tableau n’était pas simplement en prière au moment de l’angélus, mais qu’il se recueillait devant le petit cercueil de leur fils décédé. En 1963, sous l’insistance du Maître, le musée du Louvre décida de faire analyser le tableau aux rayons X. La radiographie révéla en effet que, à la place du panier, figurait un caisson noir confirmant l’intuition du peintre surréaliste, et qui représentait le cercueil d’un enfant que Millet avait voulu peindre dans un premier temps.

[19] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910.

[20] Alexandre Santeuil, La liste noire des thérapies, Site de l’IFP, 2012-2022. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-liste-noire-des-therapies/

[21] Lacan, qui n’était pas à une provocation près, a même tenté l’assertif (et prétentieux) « l’inconscient est structuré comme un langage », alors que, et même si l’on peut déceler dans l’inconscient des microstructures, temporaires le plus souvent et systématiquement instables, c’est l’interprétation de l’inconscient qui peut, sous certaines conditions, être structurée. Pour Freud, plus modeste – plus prudent – et plus scientifique, l’inconscient fonctionne comme un texte.

[22] Cf. Nora Bussigny, Les nouveaux inquisiteurs : L’enquête d’une infiltrée en terres wokes, 2023.
https://www.youtube.com/watch?v=mVLKL5QziSg

[23] Les thérapeutes sont à l’origine – ce qui tombe très bien pour notre propos – une secte juive hellénisée d’Alexandrie décrite par Philon d’Alexandrie, vouant un culte à la chasteté et à la contemplation.

[24] Cf. l’invraisemblable escroquerie de « la relecture en sensibilité » (Non-racisée Neige et les sept personnes de petite taille pour Blanche Neige et les sept nains !).

[25] Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14. Cf. le texte ici.

[26] Nicolas Koreicho, La Bête, en ligne sur le site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-bete/, 2022.

[27] Cf. Roland Barthes, Mythologies, 1954-56 : le mythe est d’abord une parole. La mythologie réunit le muthos, parole, en tant que discours simple et le logos, parole, en tant que discours logique.

[28] Récit sacré rendant compte du mystère des origines.

[29] Krishna est un avatar de Vishnou.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Marilyn

Nicolas Koreicho – Août 2023

« Seuls quelques fragments de nous toucheront un jour des fragments d’autrui. La vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça, la vérité de quelqu’un. On peut seulement partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre. Ainsi on est presque toujours seuls. »
Marilyn Monroe

« L’amour et le travail sont les deux seules choses vraies qui nous arrivent dans la vie. »
Marilyn Monroe

« Je ne sais pas qui je suis, mais je suis la blonde. »
Marilyn Monroe

Georges Barris, Marilyn Monroe’s final photo shoot, Santa Monica, Juillet 1962. Crédit Georges Barris©

Marilyn Monroe, de son vrai nom Marilyn Mortensen[1], est morte comme serait morte une divinité tragique, à la fois dans la vraie vie[2], selon la conséquence d’un réseau de circonstances jouées par « des hommes manipulateurs et des femmes opportunistes » – une destinée – et morte en scène, mise en lumière par elle, pour le mythe – un destin -, par l’autre et pour l’autre toujours absent, sauf la nuit de sa mort pendant laquelle, subitement, un grand nombre de personnes se sont intéressées à elle.
Jusqu’à sa dernière heure, pourtant, c’est « Marilyn Monroe » dont on s’est préoccupé, pas d’elle.
La particularité du désir, celui qu’elle a suscité sans cesse, est qu’il ne fonctionne que dans l’absence de l’objet désiré. Désirer de de-siderare : l’étoile qui manque. Mais quel était la nature de son désir à elle ? « Être merveilleuse », disait-elle. Contentez-vous de cela.
Elle était trop belle pour les autres, mais ce n’est pas le « trop » que l’on entend aujourd’hui et qui veut dire « vraiment ». Elle était trop belle car son œuvre et son art existaient d’abord de manière manifeste dans et par sa beauté et son sex-appeal et parce que les autres ne voyaient que ceci. Trop, car c’était pour elle une question de survie que de se reconstruire dans et par-delà un narcissisme originel, et que celui-ci, par le biais de son image – dans un premier temps : son image était un refuge, non déceptif –, soit reconnu, puisque ses parents n’ont fait que détruire, avant même qu’il existât, dans un développement ordinaire de l’Œdipe, son Moi, et le cœur de celui-ci, c’est-à-dire son narcissisme originel (rien à voir avec la pathologie du même nom ni avec le vocable ordinaire), l’un des deux socles de la personnalité, avec l’Œdipe (idem), si tôt anéanti.
Père non connu, parti quelque temps après sa naissance, mère partie depuis toujours dans la maltraitance et la folie. Pour Marilyn, ce que l’on appelle les objets primaires n’ont existé que sous leur pire aspect, nullement, donc. Elle vécut au sein de douze familles d’accueil, pour l’abandon compulsif – malgré son sourire, un redoutable bouclier – souvent[3]. Elle : jetée au milieu des flots des projections et des profiteurs.
Elle a été aimée, quelquefois, mais à côté, ce qu’elle savait bien – elle était toujours en retard : savait-elle qu’elle voulait qu’on l’attende, qu’elle aurait voulu être attendue, c’est-à-dire désirée puisque le désir naît de ce que l’on n’a pas ? –, et ce qui était aimé, hélas pour elle, était son image, ou son empathie, rarement son intelligence, cependant qu’elle avait beaucoup plus à apprendre à ces célébrités, artistes, intellectuels, gouvernants qui avaient possédé son corps, sa notoriété, une image à peloter, un trophée dont jouir : « L’autre prend votre corps pour illustrer des fantasmes dont vous n’êtes pas, la tendresse en moins. » disait-elle.
Trop belle également car cette quête d’un Moi idéal devait demeurer inassouvi et la mener en enfer. La façon dont les hommes ont abusé d’elle – treize avortements/fausses couches/GEU/andométriose : elle n’a pu obtenir qu’elle fût mère – et sur quoi les femmes ont fermé les yeux, sans cesse, est à proprement parler infernale puisque, hormis dans son image peaufinée comme un tableau dont on ne voit pas la fin, dans ses lectures, dans ses notes, peut-être en partie dans son analyse[4], ils ne lui ont pas permis qu’elle trouve le bien de sa vie, qu’elle se trouve et se rétablisse.
Elle finira par prendre ce courant de l’abus d’elle-même, à travers les médicaments et les relations à corps perdu, et en mourra, c’est peut-être là que se trouvait, en partie, sa responsabilité, de n’avoir pas su résilier ce que l’on avait fait d’elle. On ne l’y aida point.
Une résilience a pourtant existé pour elle, difficile à réaliser puisque menaçant l’image qu’elle s’était construite. Mais c’est comme si sa quête du bien, et du bien qu’elle était et qu’elle voulait trouver, reconnaître et développer, s’annulait par la violence des hommes et la rivalité (et l’admiration) des femmes qui avaient croisé sa route. Il s’agissait pour eux de jouir, ou de s’approprier un peu, au passage, de cette quête absolue du bien et du beau que Marilyn avait dans sa construction, en une sublimation effective, de l’image étourdissante qu’elle montrait de ce désir, qu’à tort ils croyaient à eux destiné.
En effet, l’attirance sexuelle que Marilyn provoquait et l’envie qu’elle suscitait, qu’elle développait à l’envi dans la manière, unique, qu’elle avait de mettre en valeur et de transformer cette énergie d’Éros en pulsion de vie, n’était pas axée sur le sexe à proprement parler mais en représentait une ouverture, un possible chemin vers une amitié, vers une affection qu’elle attendait éperdument, ne l’ayant jamais eue avec ses parents, c’est-à-dire, nous y insistons, son œuvre cinématographique et photographique en témoigne, une forme particulière de sublimation.
Cependant, disait-elle avec humour, « Je peux vous l’affirmer ici et maintenant. La gloire est capricieuse. Elle a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. J’en suis consciente. Je t’ai connue, gloire ! Adieu. »
Cette sublimation, ambivalente, à la fois artistique et spirituelle, qu’elle a développée avec ce talent[5] singulier, s’exprimait – tout le monde s’y est engouffré – dans la puissance esthétique et sensuelle de sa personnalité mais aussi, dimension sombre de la brillante star qu’elle était, dans la sacrificialité de sa personne, porteuse et actrice, était-elle, de la culpabilité des autres, ce qui en fait, en ce sens, une personnalité christique.
Il s’agissait pour elle non seulement de se faire reconnaître, mais, plus encore, de se faire renaître, avec les autres. Co-renaître. Re-co-naître. De mauvaises rencontres en miroir aux alouettes, elle n’y parvint pas.
Une enfance en souffrance répétée (multiple familles de rencontres et de séparations plus ou moins traumatiques qu’il fallait réinvestir à chaque fois ou s’en faire accepter), mariée à 16 ans une première fois, c’est-à-dire pour retrouver un re-père, et/ou un « re-mède », à tout le moins une certaine sécurité.
Malheureusement, et c’est là comme une répétition de l’absence, du vide, auxquels elle aura été toute sa vie confrontée – et dans l’abandon ultérieur répété de la part des hommes – comme au manque essentiel, l’être en souffrance, c’est-à-dire égarée, perdue, en l’absence de parents qui auraient pu l’aimer inconditionnellement : « L’enfance de chacun se rejoue tout le temps » disait-elle. Hélas pour elle.
Cette naissance avec l’autre, elle la répétait[6] compulsivement et d’abord en donnant. En donnant aux hommes quand ils lui demandaient puisqu’elle pensait à chaque fois qu’ils allaient l’aimer, elle, d’une profonde amitié d’abord.
Marilyn – un prénom qui marquera le monde, comme les prénoms qui sont aujourd’hui, littéralement, adorés : Jésus, Marie –, une mère orpheline, une sainte sans sanctuaire, une martyre sans calendrier, quelque chose d’une divinité, maternelle et érotique, Marilyn était patriote.
Le fameux et à peine ambigu « Happy Birthday, Mr. President » du 19 mai 1962 pour l’anniversaire de John F. Kennedy, sa tournée dans les camps de soldats en pleine guerre de Corée lors de ce février 1954, où, sur scène, elle mourait littéralement de froid en lamé moulant, pour redonner de l’énergie aux GIs, de nombreux moments de sa vie sont une ode à l’Amérique, mère patrie non démente celle-ci, pensait-elle. Elle alla, selon certains courageux témoignages, jusqu’à coucher avec les deux frères Kennedy[7], et en même temps (les démocrates : l’éthique ? Les principes ? D’abord profiter ? La mort au tournant), pour ne pas les contrarier, ne pas les blesser, pour ne pas risquer d’affaiblir, par personnalités interposées, le pays. C’est cohérent.
Marilyn aimait les animaux dans le martyre desquels elle se reconnaissait. Son jeu de grande souffrance dans The Misfits[8] est un sacrifice complet de son image de la blonde écervelée et soumise de Bus Stop à l’avantage de sa révolte sincère pour la défense des chevaux sauvages, les mustangs, massacrés à l’époque pour servir de nourriture aux pets, les animaux domestiques des familles américaines.
D’ailleurs, sa démarche, sa présence était animale. Quiconque l’a vue entrer dans une pièce, sur un plateau, dans un jardin, témoigne de ce climat très particulier qui s’instaurait sitôt qu’elle pénétrait dans un espace empli de gens. Un silence, une qualité vibratoire, un chuchotement, un arrêt, imperceptible, sur image. Une autre célébrité faisant le même effet à qui en a été le témoin : Johnny, lorsqu’il entrait sur un plateau, au milieu des loges, dans un couloir, traversant une foule, laissait un sillage de sidération semblablement animal. Un autre point commun entre eux, était que souvent, avant de se produire, ils vomissaient, puis, soulagés et transfigurés, brillaient sur scène, forts et fragiles.
Sa vie était plus que d’une blessure narcissique, puisque de narcissisme, paradoxalement, elle n’avait pas été pourvue, étant littéralement partie de rien ni de personne, car elle ne fut pas aimée tout-à-fait, et elle n’a disposé pour se faire elle-même que de son travail : « Faire en sorte que la routine de mon travail soit plus continue et plus importante que mon désespoir. »
Il s’agît donc d’une construction narcissique singulière – dont elle ne put bénéficier d’emblée – et qu’il s’agissait de créer sans cesse, construction qu’elle ne devra qu’à elle-même, grâce à une grande intelligence, à une grande beauté, à une sincérité et une intégrité qui la condamnaient concomitamment à incarner un être sacrificiel.
Elle disait aussi : « l’enfance dure toute la vie ». L’impossible dépassement pour elle de sa condition affective lui coûta la répétition sans cesse réitérée des gouffres, et de l’angoisse y afférente, de son enfance.
Un père qui ne la reconnaît pas, une mère qui ne l’aime pas. Seule au monde, comme plus tard elle fut au figuré isolée par sa beauté et son intelligence, avec comme enjeu la construction à réaliser d’un monde original, unique. Elle échoua donc pendant toute son enfance et son adolescence dans ces multiples familles ersatiques. C’est dire qu’elle a vécu itérativement un abandon dont la puissance traumatique fut renouvelée durant toute la partie de sa vie qui aurait dû être édificatrice et, au contraire, qui fut par-là déconstructrice. C’est grâce à cette beauté et cette intelligence qu’elle parvint malgré tout à devenir, après Marie, la seconde femme la plus célèbre de tous les temps, mais au prix d’un véritable chemin de croix.
Dans Bus stop[9], elle incarne Cherie, une « inspiration divine », qui rêve de partir du minable cabaret des alentours de Phoenix en Arizona où elle chante pour rejoindre Hollywood et ses promesses de lendemains meilleurs. Jo, primaire et enthousiaste cow-boy, réussit à la convaincre de partir avec lui, ce qu’elle finit par accepter pour l’amour que le personnage lui portait.
Le grand repère fut pour elle d’abord sa propre image qu’elle croyait – et, en une sorte d’hallucination de désir, espérait a minima voir dans les yeux des hommes -, qu’elle devait réinvestir indéfiniment non pas pour plaire à ces hommes sexuellement, dans le regard desquels elle voulait en fait percevoir une amitié, cette affection, cette reconnaissance qui lui avaient tant manquée, quitte à développer une hypersexualité, qui la maintenait, mais aussi pour tenter de s’apercevoir dans ces miroirs aux alouettes que le regard des hommes lui tendait.
De la même manière, du côté du manque maternel cette fois, elle ré-investit compulsivement une génitalité (sexualisation par défaut) non comblée par l’objet primaire (« pri-mère »).
Dans l’absence de ces regards du père et de la mère, la seule issue pour elle fut dans un premier temps de construire sa propre image de manière suffisamment explosive (la beauté et la provocation, toutes deux peaufinées avec une intelligence pragmatique et une grande sensibilité – et comme une candeur d’enfant – afin qu’elle pût masquer une détresse intérieure archaïque provenant de ces deux manques initiaux.
C’est comme si Marilyn avait désinvesti l’intellection (à commencer par le langage articulé : elle ne pouvait prononcer sans une intense émotion et avec difficulté les débuts de phrase, en particulier les M), malgré une vive intelligence qui la fit lire quelques auteurs fameux, parfois difficiles, se rapprocher de bons intellectuels, prendre des cours de théâtre (Actors Studio), pourtant au faîte de sa gloire, entreprendre une analyse, malheureusement pour elle, avec de médiocres analystes, dont le principal, Ralph Greenson, à la fois psychiatre et, se disant tel, psychanalyste – a commis ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme une première faute professionnelle : prescrire et analyser en même temps – et se montra mal avisé dans la maîtrise des enjeux de son contre-transfert envers Marilyn qui était, en un moindre mal, consolée dans la famille de son analyste, ce qui compensait partiellement l’absence d’amour simple en sa simple personne et qu’elle retrouvait là mais aussi, d’une certaine façon, ce qui l’enfermait dans une dernière famille d’accueil.
Nous pouvons à présent considérer la mort violente de Marilyn comme conclusive – inéluctable pour ceux que cela arrangeait – de l’état et du contenu de ce qu’il reste du dossier des dernières heures de l’événement, en même temps que l’absence d’assassin direct – et unique – identifié. Cependant, la déflagration causée par sa mort reste, à ce jour, à la lettre, à la fois sacrificielle et déniée. Compte tenu de sa dépressivité et de son usage des toxiques, il fut aisé à l’époque de convaincre le monde entier, la presse en particulier, de son suicide « […] par surdosage, volontaire ou accidentel » (et, dans ce cas, de qui ?), contraire pourtant aux coups de téléphone, aux rendez-vous, aux projets, aux témoignages[10] relatifs aux tout derniers jours de sa vie et à ses toutes dernières heures. Tout était prêt, elle allait être heureuse.
Elle aurait, selon toute vraisemblance, été en quelque sorte effacée[11] de la société d’alors, consécutivement aux menaces qui pesaient sur les frères Kennedy, N°1 et N°2 des États-Unis, que pût être révélé leur comportement, spécialement en lien avec les relations physiques (et sexuelles) qu’ils avaient avec les femmes en général et Marilyn en particulier[12], ainsi que, incidemment, eu égard aux échanges qui se déroulaient en sa présence malgré l’état, sensible, du monde et de l’Amérique d’alors (Essais nucléaires, Missiles, Cuba, Castro), cependant pas comme on l’entend habituellement du seul geste d’un seul responsable.
Selon une dernière et complète enquête (cf. infra : Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes) la responsabilité de sa mort pourrait[13] être « partagée » entre plusieurs personnes : John et Robert Kennedy, président et procureur général des États-Unis[14], dont Marilyn, malgré leurs étroites relations, a reçu du jour au lendemain de la part de Bobby, immédiatement avant sa mort – une très forte dispute s’en est suivie entre elle et lui -, l’interdiction définitive de tout contact avec eux, ce qui l’a « […] blessée, terriblement blessée. » et lui laissa l’impression de n’avoir été « qu’un morceau de viande », John Edgar Hoover, homme lige du FBI, Ralph Greenson, le psychiatre-« psychanalyste », trop intéressé sur trop de plans, Peter Lawford, l’organisateur des parties fines pour les Kennedy, Arthur Jacobs, son public relations, Eunice Murray, au comportement particulièrement duplice, d’autres encore de l’entourage de Marilyn, toutes responsabilités délayées cette nuit-là, en un étrange et opportun commun accord, décelable dans l’inexactitude ou les correctifs des déclarations de ces hommes et de la gouvernante, du chauffeur et des employés d’ambulance, du pilote d’hélicoptère, des agents du FBI, du personnel médico-légal[15].

La nuit de la mort[16] de Marilyn, la participation de différents protagonistes – la chronologie est brouillée, incertaine, laissée volontairement dans le flou, le puzzle de la temporalité événementielle, des allers et retours des visiteurs, sont demeurés incohérents ou tus – est révélée par les silences et/ou les contradictions. La circulation des multiples personnes présentes à un moment ou à un autre, cependant que Marilyn était encore en vie et pendant son agonie[17], reste encore incomplète et imprécise, sans que l’on ait trop cherché, à cette époque de grande influence, à approfondir.
À partir, cependant, pour ce qui est de la densité personnelle de l’héroïne de cette histoire et sans se limiter à ceux-là, d’éléments dissociés (narcissisme exalté et environnement déceptif, quête d’un amour propre et amour d’une sexualité détachée – « Un baiser est une gourmandise qui ne fait pas grossir. » -, image sublimée dans le mythe et image abîmée dans la vie, incertitude et confiance en sa séduction en scène, intelligence brillante et absence de reconnaissance intellectuelle, urgence de montrer ses talents et retards devant les demandes de l’autre), s’organisant malgré tout dans une construction assumée tant bien que mal et sur le point de s’embellir et de se libérer encore, les constituants de sa personnalité n’ont été approchés que par objets (intellectuels, artistes, célébrités, livres, pensées, notes, chants et danses) interposés. Morte en scène[18], nourrie non d’affection mais de barbituriques, de narcotiques, de somnifères et d’alcool, de n’avoir pu être nourrie de l’affect indéfectible d’un père et d’une mère, aimée, comme il devrait toujours se devoir, inconditionnellement.

Nicolas Koreicho – Août 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Ce texte représente, à la lumière des derniers éléments de l’enquête, un approfondissement de notre ébauche d’octobre 2012.

Références :

Marilyn Monroe, Fragments, Seuil, 2010.

France-Culture (Radio), Michel Schneider, Moi Marilyn, Les Grandes Traversées, Juillet et Août 2012 :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-moi-marilyn?p=2

Netflix (Télé), Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), 2022 :
https://www.netflix.com/fr/title/81216491


[1] De manière révélatrice, on se trompe sur le nom, « Baker », qu’on lui attribue et qui vient du métier du premier mari de la mère de Marilyn, donné rapidement à l’occasion d’un malentendu sur le passeport du géniteur. Dans notre article, nous exceptons le prénom « Norma Jeane » qui l’enferme dans cette enfance.

[2] Dans la nuit du samedi 4 août 1962, à son domicile du 12305 Fifth Helena Drive à Los Angeles, Californie.

[3] Ayant été agressée sexuellement, à l’âge de huit ans, la femme de l’homme responsable de ces gestes ne supporta pas l’accusation et la gifla violemment. Elle bégaya incessamment depuis ce jour.

[4] Tous ses analystes se sont fait piéger, avec cependant moins de zèle que le psychiatre Greenson, tant son image (imago : en biologie désigne le stade imaginal – terminal – de la créature) les éblouissait.

[5] Du vieux français talent « inclination, disposition, volonté, désir » (XIIe siècle), du latin médiéval talenta, pluriel de talentum « inclination, penchant, volonté, désir » (XIe siècle) et du latin classique « balance, poids ; somme d’argent », du grec talanton « une balance, une paire de balances », d’où « poids, poids défini, tout ce qui est pesé ». Dès lors, se rapproche du poids, de l’investissement que l’on met dans les choses.

[6] Hormis sur scène ou lors de ses séances analytiques, Marilyn bégayait depuis l’enfance.

[7] Les frères Kennedy, en toute arrogance, et selon les témoignages de leur entourage, avaient des « mœurs dissolues ». Il est difficile d’imaginer qu’ils ne soient pas impliqués dans la fin tragique de l’actrice. À peu près tous les documents, photos, enregistrements dans lesquels ils apparaissaient avec Marilyn furent saisis et détruits. Son dossier à la CIA fut presque totalement expurgé.

[8] John Huston, The Misfits (Les Désaxés), États-Unis, 1961.

[9] Joshua Logan, Bus stop, L’Arrêt d’autobus, États-Unis, 1956.

[10] Georges Barris, dernier photographe de Marilyn, trois semaines avant sa mort, sur la plage de Santa Monica, révèle le coup de tonnerre qu’a provoqué sur lui l’inimaginable : « Ce fut l’événement le plus effroyable de toute ma vie […] Elle ne voulait pas être enterrée, car elle avait peur des vers de terre. » ‘‘France-Culture, Moi Marilyn, Épisode 11’’, et sur la planète l’annonce de la mort de Marilyn.

[11] Le détail des circonstances de sa mort, la disparition de photos, de notes et journaux intimes, l’identité des personnes présentes, leur rôle précis n’ont pas été, jusqu’à aujourd’hui, élucidés.

[12] Les Kennedy, Robert en particulier, craignaient notamment que Jimmy Hoffa (responsable du tout puissant syndicat des camionneurs co-dirigé officieusement par la mafia) ne révèle les turpitudes des gouvernants démocrates avec l’actrice.

[13] Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), Netflix, 2022.

[14] Le procureur général des États-Unis Robert Kennedy était en ville cette nuit-là et a pris un hélicoptère pour l’aéroport vers 3h.

[15] Sur l’improbable déroulement des faits et leur étrange chronologie : Peter Lawford, à partir de la fin d’après-midi s’inquiète comme jamais de son état physique. Arthur Jacobs, le public relations de Marilyn aurait été prévenu à 22h30 que « quelque chose de grave s’était passé chez Marilyn Monroe » ce dont témoigne sa veuve. Il serait allé chez Marilyn à 23h (témoignage de son assistante). Eunice Murray gouvernante de Marilyn et du Dr Greenson dit s’être aperçue de la mort de Marilyn à 3h. Elle aurait prévenu Ralph Greenson qui serait venu aussitôt. Les secours ont été appelé à 4h25 du matin (archives de la police). Entre 22h30 et 4h25, un grand nombre de personnes sont allées chez Marilyn. De nombreuses anomalies ont depuis lors été relevées (rôle et témoignages des protagonistes, objets, pièces, documents, chronologie, toxicologie, autopsie).
Les éléments concernant la position du corps ne correspondent pas non plus entre les témoins, celui-ci ayant été déplacé un grand nombre de fois.

[16] Officiellement : « suicide par surdose médicamenteuse ». A priori, surdose de barbituriques administrés par lavement. Syndicat des médecins généralistes (en ligne) : https://lesgeneralistes-csmf.fr/2014/03/07/histoire-marilyn-monroe-les-mysteres-de-son-autopsie/. « Bizarrement, dans le cas de Marilyn, nous ne disposons que de résultats d’examens dans le sang et le foie, alors que, d’après le compte rendu de toxicologie, d’autres avaient été demandés. »

[17] Lorsqu’on l’a transportée aux urgences de l’hôpital Saint Johns de Santa Monica, accompagnée de Ralph Greenson, elle était apparemment encore vivante. L’ambulance aurait fait demi-tour « avec le corps ».

[18] Marilyn Monroe est morte dans la nuit du 4 au 5 août 1962, et, sans que l’on pût disposer d’une heure exacte, malgré la quantité des protagonistes présents à un moment ou à un autre de cette nuit-là, entre 22h30 et 3h du matin.

La Passion

La Passion

Religion et psychanalyse

Nicolas Koreicho – Juillet 2023

Michele da Verona, Il commiato di Cristo dalla sua casa, 1390-1430, con San Giovanni Evangelista e la Madonna, Galleria Giorgo Franchetti, Ca’ d’Oro, Venezia.

« Ecce homo »
« Voici l’homme »

Sommaire

  • Préambule
  • La religion pour Freud
  • Dieu et le Père
  • Rituels et névroses
  • La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils
  • Abolition des corps, perversion et sublimation
  • Les Femmes et la Mère et deux trinités
  • Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe

Préambule

Au terme de la passion, parmi les différentes acceptions du mot, demeurera La Passion. C’est elle qui restera dans l’histoire, sans doute comme point de départ, pourtant incompréhensible si l’on s’en tient à un point de vue uniquement intellectuel, de la civilisation.
Sont exposés ici quelques éléments métapsychiques inscrits dans un courant logique fonction des attendus historico-politiques de la Passion, la plus édifiante et la plus mystérieuse des passions, qui ne prendront évidemment pas la forme d’une psychopathologie du message christique ni d’une théologie de son Mystère. Nous tenterons simplement et avec très grande humilité de comprendre à l’aune d’un point de vue psychanalytique quelques idées génériques que sous-tendent les très nombreuses études – croisées et démontrées par les chercheurs reconnus dans à peu près toutes les disciplines scientifiques – réalisées à partir des récits de certains évangiles, singulièrement celui de Jean[1], l’observateur minutieux, spécialement apprécié de Jésus, ceux des historiens et des hommes politiques du début de l’ère civilisationnelle[2], dès lors qu’ils ont été confirmés par des scientifiques reconnus comme tels, identifiés par nom, par discipline, par institution, scientifiques expressément attestés dans la biographie de la vie de Jésus la plus rigoureuse qui soit publiée[3].
On n’entre pas dans cet épisode de cette dimension de la vie de notre monde facilement. Nous sommes confrontés ici, ce n’est rien de le dire, à une histoire paroxystique de la planète, laquelle histoire nous dépasse infiniment. Il est immodeste de vouloir établir des liens, aussi pertinents et/ou scientifiques soient-ils, avec cette histoire-là. Malgré cela, peut-être parviendrons-nous à poser quelques jalons, théogonie globale, unité trinitaire religion-psychanalyse, liens avec la constitution de la personnalité, pour tenter de comprendre comment, à partir de la Passion, se rejoignent quelques concepts logiquement agencés de la psychanalyse et de la religion.

La religion pour Freud

Sigmund Freud n’était pas à proprement parler empreint de religion. Cependant, l’homme était respectueux de sa culture juive, dans les limites d’un parti pris de non-confessionnalité – sa foi étant d’abord en la science -, tout en procédant au long de sa carrière d’intellectuel à la conception d’une cohérence judéo-chrétienne, d’une part, et à l’inscription de cette dimension dans la civilisation gréco-latino-judéo-chrétienne, d’autre part.
L’ouverture au catholicisme se fait par l’intermédiaire intime de sa nourrice, Nania, très croyante et très pieuse, ainsi que par le biais hautement représentatif du don, transmis par son père, d’une Bible illustrée[4] dont il ne se sépara jamais.
La singularité de la conception freudienne de la religion tient d’abord à une approche conjointe du fait religieux, de sa liturgie, de ses pratiques, objectivement observées et des liens pouvant être établis entre celles-ci et les raisonnements hypothético-déductifs susceptibles d’être déclinés des caractéristiques des névroses, en une conjonction établissant les rapprochements développés entre préhistoire de la horde humaine, établissement religieux et construction civilisationnelle.
Ainsi en est-il, dans Totem et Tabou[5], des premières élaborations censées décrire l’origine de la civilisation et de ses prescriptions à partir des relations entre les hommes et leurs croyances, singulièrement entre la vie psychique des « sauvages » et celle des névrosés dans l’idée de conférer leur juste place aux désirs infantiles.
En effet, Freud développe qu’il existe un rapport d’analogie entre la psychopathologie et la psychologie individuelle des névroses, d’une part, et la phénoménologie religieuse des croyances caractérisant une conception collective des reliances des peuples, d’autre part, arguant d’événements censés donner un sens aux symptômes (Totem et Tabou) par le biais de la relation au meurtre véritable du Père de la horde primitive et de sa quasi vénération en tant que Dieu le Père, représentation sublimée du Surmoi.
Freud semble ce faisant  éluder notablement, d’un côté la place éminente de la Déesse-Mère originelle, celle-ci ne représentant pour lui qu’un apogée de la vie sensorielle, et aussi n’existant en tant que déesse que par le biais de ses multiples agrégats polythéistes, ainsi que, d’un autre côté, celle, pourtant prodigieuse, du Fils, au profit de la position éminemment surmoïque du Dieu (Père) unique de la religion monothéiste, fruit premier d’une perfection toute spirituelle.

Dieu et le Père

Selon la démonstration réalisée dans Totem et Tabou, l’ouvrage princeps de notre auteur sur le sujet, Dieu est le substitut inconscient du père, omnipotent, dont il faut à la fois se débarrasser et qu’il faut honorer, par le truchement de l’imposition des interdits de l’inceste et du parricide, ceci constituant les origines de la culture, de la morale et de la religion.
La horde est originellement organisée à partir de la domination du chef, le père, à l’instar du mâle alpha chez les loups, qui, dans son idéal de toute puissance, en même temps qu’il dispose du pouvoir absolu sur les mâles et la possession des femelles, s’attire la haine des fils. La mise à mort qui s’ensuit du père[6] par les fils institue l’idée d’une culpabilité de ceux qui ne peuvent faire autrement que le considérer dans toute sa puissance originelle ainsi que l’idée d’une alliance afin de ne pas reproduire la tyrannie paternelle qui pourrait naître chez l’un d’eux et, également, de protéger la tribu de l’inceste, compte tenu de l’indéfectible et éminente place des femmes au sein des anciennes socialités. Ainsi, castration symbolique induite de ceux qui s’interdisent de nouveaux meurtres et sublimation socialisante de ceux qui doivent s’entendre pour ne pas commettre l’interdit de l’inceste peuvent conduire, grâce à des répétitions ritualisées – qui préservent de la compulsion de répétition spécifique à l’obsessionalité –, dans la religion chrétienne en particulier, lesquelles représentent le sacrifice du Fils prenant lieu et place du Père, dans l’effectivité de sa puissance incarnée, mais aussi le repas totémique dans sa célébration eucharistique, à œuvre, grâce au monothéisme, de civilisation.

Rituels et névroses

Dans un article de 1907[7], Freud, de l’impertinente hauteur de ses 18 ans, va auparavant opérer un rapprochement entre les rites religieux et la compulsion de répétition observable dans la névrose obsessionnelle. Ainsi, les rites religieux préservent-ils de l’angoisse à l’instar des rituels obsessionnels qui proposent un cadre limitant à l’étreinte problématique, qui prémunit de la propension des humains à céder aux puissances pulsionnelles de leur inconscient.
Dans cette idée, il est nécessaire, comme dans toute bonne analyse, que le dialogisme qui s’instaure entre réel et psychisme ait pour fonction non seulement d’apaiser les affres, et parfois l’inutilité, de l’angoisse et d’en rappeler, en tant que de besoin, la possibilité pour l’analysant d’en saisir les causes.
Par suite, dans L’avenir d’une illusion[8], Freud démontre la prévalence à l’âge adulte de la possibilité pour le croyant de s’adosser à la fidélité envers un Dieu tout-puissant et protecteur afin de pouvoir bénéficier d’une sauvegarde (Espérance) paternelle, fût-elle elle-même appuyée sur l’amour (Charité) si possible partagé, ou la croyance profonde (Foi), à un moment de l’histoire du sujet.
Le pacte inconscient qui réside dans cette alliance-là se fait au prix du respect d’un certain nombre de préceptes, moraux en particulier, cependant que la culture civilisationnelle s’étaye nécessairement à tout le moins d’une dimension religieuse pour se construire dans la transformation et la désexualisation de la pulsion, ainsi qu’il en est dans la sublimation, contraire à l’effectivité de la pulsion sexuelle[9].
Enfin, dans Malaise dans la culture[10], Sigmund souhaite (cf. sa correspondance[11]) convaincre Romain Rolland de la limite de la thèse de celui-ci sur le sentiment océanique[12], selon laquelle le désir d’osmose de l’humain avec le cosmique serait premier, cependant que Freud, lui, défend la primarité des dogmes religieux dans leur rôle de prolongement des désirs infantiles évoqués plus haut.
Nous pouvons à ce point de notre développement proposer l’amorce d’une jonction logique entre la conception rollandienne du religieux, fusion souhaitée entre l’infini cosmique et l’humain avec l’éternel comme résolution, certes connotée religieusement, et celle freudienne, issue d’une phase archaïque du sentiment du Moi dans la confrontation avec une certaine détresse vis-à-vis du père, et qu’on pourrait qualifier de narcissique prototypique, dénotée originellement comme consolatrice à l’angoisse.
Nous tenterons plus loin d’établir, sous l’égide d’une logique triadique, la possibilité d’une structuration conjonctive entre le sentiment religieux incluant le Père et la Mère avec l’Enfant et le développement psychique y afférent et incluant ses aléas.  

La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils.

Rappelons l’étymologie de passion. Elle se fait du latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati (pâtir), « souffrir, supporter, endurer ».
Un deuxième sens (IIe siècle, Apulée) nous intéresse dans la mesure où celui-ci indique « fait de subir, d’éprouver » relatif à une « action de subir de l’extérieur », c’est-à-dire à ce qui advient d’on ne sait où.
Le troisième sens qui nous éclairera concerne son acception d’à partir de la fin du IIIe siècle, passio, qui connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin).
Ceci fait directement référence à la passion en tant que processus transcendantal, à savoir la Passion du Christ.
Enfin, le mot « patience » référé à son étymon, indique que patior signifie souffrir longuement, ainsi qu’il peut en être cependant d’une lettre en souffrance, qui doit être découverte, ouverte et déchiffrée, comme ici partiellement et avec modestie.
La Passion du Christ relate le déroulement des dernières heures de la vie de Jésus et inclut respectivement une crise, l’« agonie psychosomatique », en l’espèce  l’angoisse, violente et intense, proprement humaine, qui submerge[13] Jésus à Gethsémani – le Jardin des oliviers –, espace clos appartenant à Jean, eu égard à l’effroi qu’il éprouve devant l’inéluctabilité des épreuves qui l’attendent : « Mon âme, leur dit-il, est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi[14]», cependant que les disciples à qui il s’adresse dans un premier temps (Pierre, Jacques et Jean) dorment[15] lorsqu’il revient les voir après s’être isolé pour pleurer[16] ; son arrestation[17] ; son informel « procès » juif[18], pendant lequel Jésus, mains attachées, tient tête au chef moral de la religion juive[19], en réclamant par exemple un vrai procès, ce qui lui est refusé, et devant ce qui est perçu comme de l’insolence[20], débutent les humiliations physiques et symboliques infligées par les gardes et les exclaves des hiérarques (barbe partiellement arrachée, crachats, vêtements déchirés, gifles, coups) ; son procès romain[21] contre l’agitateur politique menaçant l’ordre public de l’imperium ; la flagellation à la romaine[22] ; le couronnement d’épines[23] ; les sévices[24] ; l’abandon par les disciples – hormis Jean, l’évangéliste lettré –, et quelques femmes, dont sa mère, qui l’accompagneront jusqu’à la mort ; le reniement de Pierre ; le portage du patibulum jusqu’au golgotha[25] ; la crucifixion[26] ; la mort ; la mise au tombeau.
Le négationnisme qui s’attaque encore parfois à l’authenticité du Saint Suaire de Turin[27], quelquefois encore, mais d’un point de vue a-scientifique, à l’existence même de Jésus (cf. la dénégation en psychopathologie, ainsi que, en contradiction avec le réel historique, l’intention délibérée de falsifier ou d’ignorer les faits – « la terre est plate », « les chambres à gaz n’ont pas existé », « l’attentat du 11 septembre a été perpétré par les américains », etc. -, le négationnisme représente, sur un plan général, une « subversion du doute cartésien » qui consiste à « […] profiter, sous l’égide de quelque pulsion inavouée, de l’éloignement temporel des événements pour manipuler et en faire douter […] », André Jacob, En quête d’une philosophie pratique : De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007) semble bien indiquer la difficile acceptation (une parfaite et clinique résistance, politique et inconsciente) pour le commun de l’entendement humain d’abord (politique) de l’extraordinaire déroulement et de l’accélération inexorable des faits, ensuite (inconsciente) de la transmission assumée de l’enseignement de Jésus jusqu’à sa mort paroxystique.
Selon également le double point de vue historique et psychanalytique, le thème fondateur de l’expérience chrétienne est l’incarnation. Le Christ est d’abord Jésus, c’est-à-dire un homme.

Abolition des corps, perversion et sublimation

L’idée de détruire sauvagement et radicalement et de toutes les façons imaginables le corps – athlétique avant le calvaire (environ : un mètre quatre-vingts, soixante-dix-sept kilos) –, et la conscience d’un homme, de l’humilier et d’exposer à la fois son corps dévasté et son humiliation, suit à la lettre l’idée précédemment évoquée de la dénégation et du geste mental de dénier la réalité – à commencer par celle du corps puis de celle de l’existence même de Jésus) n’a pas d’équivalent dans l’histoire, véritablement insensée, du traitement d’un humain, sauf peut-être dans le sort que des humains (!) réservent aux animaux dans maints contextes, d’élevage, de déportation, de torture, d’abattage, de chasse (« L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà. » Victor Hugo, attr.).
C’est une des caractéristiques de la Passion que d’avoir été instituée d’une complétude temporelle, sans un instant de répit pour le supplicié, afin de parfaire l’idée (la pulsion de destruction dans son paroxysme) d’anéantissement, compte tenu de la persévérance obstinée à l’égard de la destruction d’un corps (la sociologie sadienne fait exception pour ce qui est de l’histoire littéraire, mais sans jamais que son œuvre pousse la représentation de la torture ni surtout l’acharnement à ce point de persistance), car c’est bien le Sujet lui-même qu’on a voulu littéralement annihiler au fur et à mesure de son abolition, tant qu’il restait au corps supplicié un tant soit peu de lucidité.
Lié à la dénégation corporelle et historique, le culmen de la culpabilité implicite de la représentation de la Passion semble bien être le moment où Jésus, réduit en une loque poisseuse et ensanglantée, malgré un royal manteau blanc donné à l’accusé par Hérode Antipas (pourquoi ? Toujours dans le dessein de le ridiculiser, par pudeur, par un sentiment refoulé de honte ? Plus probablement, à l’instar du pari de Pascal et du doute : « au cas où Jésus dirait vrai », c’est-à-dire par réel sentiment de culpabilité), remplacé ensuite par la toge pourpre (pour cacher le sang, pour lui conférer l’humiliation supplémentaire de la tenue royale, pour ne pas voir, encore une fois, le corps de l’homme, par acte compulsionnel ?) est conduit par Pilate sur l’estrade du jugement, au terme du procès romain, afin que celui-ci pût s’abstraire de sa responsabilité devant les juifs, le fait asseoir face à eux sur la chaise curule, vêtu de « l’accoutrement royal » et coiffé de la couronne d’épines (un casque d’épines en réalité), en énonçant « Voilà votre roi[28] ».
Malheureusement, Pilate, pris à ses propres mots, et pour éviter la plainte qui n’aurait pas manqué de s’ensuivre de la part des prêtres juifs auprès de Tibère, lequel aurait attribué directement à Pilate la responsabilité d’avoir libéré l’usurpateur galiléen se prétendant Fils de Dieu – autrement dit l’égal d’un Tibère (« le fils d’Auguste divinisé ») brutal et imprévisible –, dont la faute en fût retombée sur ses épaules, n’aura pas le courage de renoncer à laisser Jésus aux soldats romains, soumis et dépassés, comme si à présent la Passion et son incommensurable leçon avait dépassé l’Autre, la Ville et le Monde.
Le chemin de Croix est une succession d’indicibles souffrances, la lourde croix déchirant les chairs déjà réduites à une couverture sanglante. Épuisement, chutes, déshydratation, anémie, œdèmes multiples, plaies, ecchymoses, arrachements dermatologiques témoignèrent de l’invraisemblable calvaire de Jésus, pendant lequel l’homme fût aidé quelques instants par Simon de Cyrène lequel, également dépassé, au prix de sa pureté – et donc de son salut – du moment de la Pâque, reléguera ainsi sa croyance de juif au second plan, et accompagné par des femmes en pleurs, pourtant interdits, jusqu’au Golgotha (« lieu du Crâne »), actuel lieu de la basilique du Saint-Sépulcre.
La crucifixion est, selon les historiens et les responsables politiques de l’époque, le supplice le plus cruel qui soit[29]. Crampes, tétanies, stress cardio-respiratoires, pour ne faire qu’allusion aux modifications organiques, ne constituent qu’un aspect symptomatique de l’ignoble exhibition (méthode d’exécution lente d’origine perse adoptée par la plupart des peuples de l’antiquité), ont été une partie du fond de souffrance de celui dont le culte, qui sera au commencement de la religion chrétienne, fixée définitivement en ce corps par l’enclouage des poignets et des talons regroupés, souffrance aggravée par des douleurs neuropathiques indicibles projetées sur le corps entier de l’homme ligoté par les bras pour que dure le supplice qui ne sera achevé qu’après trois heures d’une terrible agonie abondamment décrite par les exégètes, pendant laquelle sa lucidité restée intacte ne permit pas (non plus qu’une brisure de ses jambes qui ne lui fut pas prodiguée, laquelle aurait accéléré son décès[30]), au milieu d’un « phénomène irréversible d’acidose métabolique et respiratoire, asphyxiant peu à peu les cellules[31] », de soulager ses souffrances qui se conclurent par une ischémie cardiaque terminale de causes multiples.
Le corps souffrant – cf. L’Esclave mourant de Michel-Ange, en arrière-plan de plusieurs portraits photographiques de Freud – est la forme fixée de la pulsion de destruction, à la fois incroyablement humiliée et, après-coup, infiniment glorifiée, dépassant les perversions des hommes, manipulatoire, sadique, d’emprise, de déni, d’intimité forcée, au commencement de la Sublimation spirituelle que l’on sait puis, à travers l’esthétique qui s’en déploiera pour les siècles des siècles, dans une continuité infinie d’innombrables sublimations artistiques de la civilisation : « Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique.[32]»
Pour la première fois dans l’histoire, bien avant que Freud ne la décline dans la deuxième théorie des pulsions[33], la pulsion de mort trouve son acception exactement employée et décrite par lui en la pulsion de destruction, à propos de l’existence d’ « […] impulsions primitives, sauvages et mauvaises de l’humanité […] » persistant dans l’inconscient « […] et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité.[34]». Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[35] » -, soit au contraire se manifestent dans les développements de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[36] », c’est-à-dire non sexualisés effectivement, mais apparaissant dans les œuvres – de sublimation donc – scientifique, littéraire, intellectuelle, artistique, sociale (affective, politique) et spirituelle [37].
En effet, la pulsion de destruction, pulsion de mort, instinct de mort, tous synonymes dans l’œuvre freudienne, se manifeste, pour ce qui concerne la Passion, principalement et entre autres dans le sadisme : « C’est dans le sadisme, où il [l’instinct de mort] détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l’Éros.[38]»
Le projet de destructivité des corps vise, et visera encore, également collectivement au gré d’une irresponsable et stupide démographie de la part de certaines peuplades, la destruction (persécution) de personnes en devenir dans ce qu’elles signifient de la lignée d’une continuité civilisatrice – redécouverte, conservation, perpétuation – du passé des hommes et de ses grands mythes perpétuellement questionnables, et, par ce biais, vise une destructivité de la civilisation[39]. Ainsi, il n’est pas innocent que les lieux de la religion chrétienne, qui, de ce monde, en représentent a minima un accomplissement philosophique, aient été, de tous temps, attaqués et incendiés, particulièrement ceux où se trouvent les reliques[40] : « Je suis passionné par l’histoire secrète de l’Église, ses contradictions, et surtout par la haine très étrange, très spéciale, qu’elle déclenche.[41]»
C’est peut-être la raison pourquoi l’église secrète est en partie représentée par la souveraine mythologie mariale, irréductible.

Les Femmes et la Mère et deux trinités.

Les femmes (Marie, la mère de Jésus [42], qui le soutint inconditionnellement et à chaque instant de sa vie dans la réalisation de son destin, Salomé, Marie de Magdala (Marie Madeleine), Marie mère de Jacques et de Joseph) et Jean, présent en toutes circonstances, témoin précis, discret et historien rigoureux, assisteront à la fin de l’Homme. Les nominations proférées alors auront la puissance symbolique de la Loi, outre la demande de Jésus de confier à Jean la sécurité physique de sa mère, moment extrêmement riche d’alliances et de lois futures, retour matriciel d’une sublimation spirituelle primordiale.
La présence constante et compréhensive de la Mère[43], incluse dans la Trinité, ainsi que l’accompagnement des femmes, se conjuguent dans l’adoption d’une forme édificatrice du dénouement œdipien, le fils étant mort dans l’inconditionnel Amour donné et hérité de sa mère ainsi que dans l’indéfectible Pardon du fils, malgré l’abandon et l’incompréhension qui en résulta[44], accordé au Père.
Dès lors, cette dernière équation autorise l’idée conférée à la sainte triade d’assumer la rédemption de la culpabilité des hommes – au-delà des péchés, ne sont-ce pas les perversions, les lâchetés, les compromissions, les ignorances et les passions, ces deux dernières étant les deux plus grandes hypothèques infligées à la liberté humaine, selon l’éthique des Lumières, que la Passion devra subsumer ? –, afin de prendre enfin en compte la Loi symbolique et d’accueillir les deux mythes sans doute fondateurs de la civilisation[45], c’est-à-dire la Trinité et l’Œdipe.
C’est dans cette intégration ultime des femmes et de la mère dans la Passion, à la mesure de l’élaboration civilisationnelle qui s’ensuivra, que nous pouvons avancer l’hypothèse d’une grande théogonie, pouvant se décliner sous la forme d’une évolution religieuse incluant quatre périodes, avec, pour origine fondamentale, un « polythéisme illimité », caractérisé premièrement par l’ascendance matricielle d’idoles féminines, les déesses-mères[46] – éludées par Freud[47], au bénéfice du père de la horde primitive, lequel est pour lui à l’origine de la religion –, à partir desquelles on peut retrouver la généalogie d’une mère originelle mystique (d’origine indienne chez Romain Rolland), puis avec, deuxièmement, en archétype du polythéisme, et vers le monothéisme, la période intermédiaire des dieux-pères, anciennement divinités naturelles desquelles émergera la personnalisation de l’idée du dieu unique, Yahvé, divinité volcanique et orageuse, antérieure au XIVe siècle av. J.-C., puis avec, troisièmement, un monothéisme prototypique patriciel mosaïque, imposé par Akhénaton, à partir du XIVe siècle av. J.-C., roi mystique qui instaura le culte solaire d’un seul dieu, Aton, le dieu unique étant le substitut du père pour Freud, enfin avec, quatrièmement, pour aboutissement, la religion du fils, Jésus, incarnation (kénose) du Saint-Esprit, double instance à la fois moïque et surmoïque sublimée, infiniment dans sa dimension spirituelle, et indéfiniment sur les plans intellectuel et artistique.
Freud a semblé souhaiter établir une analogie, sans parvenir toutefois qu’à un rapport de ressemblance externe, c’est-à-dire sur le plan de l’énonciation symptomatique, entre, tout d’abord, une phylogénèse de la religion en tant que délire partagé (donc échappant à la psychose, par définition) et, ensuite, une ontogénèse de la religion en tant que vérité historique du passage de la magie et de la mystique vers la sublimation et le spirituel.
Il relève également l’influente permanence d’un sentiment de culpabilité primordial (péché originel) dont le sacrifice du Fils serait au centre de l’idée de rédemption (sauver l’humanité) sous l’égide de Marie, toujours bienveillante à l’endroit du projet, de complexes profondeur et envergure, de Jésus.
Dans le 3ème essai de son Moïse, Freud oppose ainsi radicalement, d’une part, le « morceau de vérité oubliée » contenu dans la folie délirante des psychoses, laquelle finit par dénaturer et par falsifier le réel du monde et de la personne, puisque, de « morceau de vérité » elle prend la dimension durablement figée d’une scission psychopathologique et, d’autre part, le dogme religieux, qui est également métaphore de vérité, mais ici issue d’un développement exégétique unifiant la croyance, sans commun rapport avec la biographie du psychotique, pour la raison que la religion, à l’inverse de celui-ci, si l’on se tient à la lettre de l’étymologie de « religion » laquelle relie, relate et relit, partageant en cela le principe de liaison de la psychanalyse, se soustrait à la « malédiction de l’isolement » convaincu de la psychose.
L’opposition freudienne entre psychose et religion fait ainsi un sort définitif à l’idée du religieux comme « délire » particulièrement sophistiqué, ce qui serait une lecture naturellement superficielle, cliniquement inexacte et scientifiquement infondée, des formations signifiantes et des attendus signifiés des deux concepts.
Nous pouvons admettre avec Sigmund, en schématisant et en ôtant les proportions qu’il attribue aux différents domaines isolés et soulignés par nous, d’une théogonie globale, et selon son intuition initiale du phénomène religieux, qu’à l’observation selon laquelle le monothéisme a d’abord succédé à la vénération de la Nature (Mère fructueuse, féconde, féminine) induite dans le mystère des déesses-mères, puis transformé peu à peu le polythéisme judaïque des dieux-pères (Yahvé, Aton) en monothéisme, et s’est prolongé, en majesté, dans l’omnipotence du Dieu chrétien en permettant au Père primitif de reprendre la dimension d’un dieu tout puissant, tout en reconnaissant à la Mère un rôle trinitaire éminent – ce que Freud semble relativiser du point de vue du bon juif fils de famille qu’il était, peut-être en lien transférentiel chez lui avec l’apogée de la religion du Fils, qu’il élude également, dans l’allusion étrange qu’il fait à l’égard d’un « degré de spiritualisation » plus élevé du judaïsme –, conférant ainsi à celle-ci (Mère, Marie, partie éminente de la Trinité chrétienne) une place élevée au même rang que celui du Père.

Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe

La relation d’une mère avec son fils a des conséquences affectives et développementales inouïes sur celui-ci et, par conséquent, sur la descendance du fils devenant homme, savoir les fruits, sociétaux, amicaux, amoureux, de son narcissisme. Il est logique d’en inférer des processus équivalents dans la relation père – fille.
Freud postule que le destin du fils, sa place dans le monde, sa position dans la société, les relations qu’il développera avec les autres, dépendent de l’amour reçu de la part de sa mère à son égard, idéalement indéfectible, parfaitement inconditionnel et, paradoxalement, subtilement équilibré sur le plan de l’Œdipe du fait de la sorte de « good enough mother » (Winnicott, 1953) qu’elle doit être pour lui : « Quand on a été favori incontesté de sa mère, on en garde pour la vie ce sentiment conquérant, cette assurance du succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès.[48]»
On peut assurément émettre l’hypothèse et en déduire que l’amour que la mère aura pour sa fille, à la différence de celle du père pour le fils, qui est plus radicale en certain de ses termes (castration), à condition que l’amour de la mère soit, lui, soigneusement tempéré[49], pourra être aussi fécond dans ses conséquences que la rigueur du père à l’endroit du fils, modérée par un amour paternel bienveillant, sera édifiante.
Ainsi, lorsque Freud se verra attribuer une patiente (Anna O.) par Breuer qui ne voulait plus recevoir la violence des projections de celle-ci – elle l’accusait de l’avoir mise enceinte, sans relation sexuelle d’ailleurs –, Sigmund s’inquiéta, à l’instar de la question que pose Faust à Méphistophélès (« Tu m’envoies vers le vide[50] ? »), de ce que du féminin il allait rencontrer[51]. Cet épisode marqua la naissance de la psychanalyse, rien moins, précisément en le passage irréversible de la connaissance de la « psychologie des profondeurs » au savoir, éminemment éthique, de la dimension symptomatique et, ipso facto, thérapeutique de la psychanalyse.
Le « notre père », qui résonne de la dénotation d’une délivrance psychique, développe en quelques mots l’ambivalence de l’un des messages christiques de Jésus en tant qu’enseignant, c’est-à-dire de sa position respectueuse vis-à-vis du Surmoi, de son humilité face à la leçon donnée par la fragilité des affects liés à l’honneur patriarcal et à la nécessité d’investir avec respect une position impérieuse :
« Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du Mal.[52]»
Le père de la loi et de la castration symbolique est ainsi à la fois d’abord – dans une certaine mesure seulement puisque la nourriture matérielle et la nourriture affective sont l’apanage de la mère, même si en certaines circonstances elle doit s’avérer éducatrice et protectrice – l’éducateur et le protecteur de l’enfant jusqu’à l’âge adulte, qui pourra être, ici également, en certaines circonstances, nourricier, père et mère étant mus dans leur fonction respective par le souci d’une compréhension de la descendance, en particulier dans l’attention faite à la souffrance (attente, sensibilité) et au sentiment de culpabilité de l’enfant.
En dernière analyse, la castration, qui est, dans la civilisation, un important facteur de subsidiarité à la grande règle œdipienne, elle-même un des deux piliers, avec le narcissisme, de la psychanalyse, s’impose comme une condition sine qua non de la subjectivité – du devenir sujet – laquelle se rendra apte à une juste appréhension des limites, et par l’accession à la fonction symbolique du complexe, et selon le biais de la transformation ainsi créée, du sujet par lui-même qui peut dès lors mettre l’Œdipe et le narcissisme à distance.
Ainsi il n’est nulle sublimation sans la souffrance de la limite imposée par la castration symbolique (« Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon…[53] »), et par conséquent il ne peut y avoir de création, individuante et subjectivante, en dehors d’au moins une forme de sublimation[54].
Nous pouvons à ce stade avancer la possibilité d’une conclusion à l’axiome hypothético-déductif évoqué en liminaire selon lequel c’est bien en conformité avec la complétude[55] de la Trinité chrétienne, par principe apte à sublimer le narcissisme du sujet pour soi (intra-subjectivité), puis pour l’autre (intersubjectivité) – à la fois en plein accord[56] avec la trinité œdipienne dans la relation à l’autre, puis à soi – qu’une réalisation civilisationnelle faisant se conjoindre la logique de l’Œdipe et le socle de Narcisse, tous deux ensemble mythes fondateurs du sujet de la psychanalyse et de la personne de la civilisation, conformément avec la théogonie explicitée ici en quatre périodes – Mère initiale/déesses-mères, dieux-pères/divinités naturelles, dieu unique/Dieu le père, incarnation théologale/Dieu le fils –, peut permettre une approche coïncidente des deux trinités civilisatrices, narcissique–œdipienne et chrétienne–en gloire car, si l’on se réfère à l’infinité des œuvres d’art, de musique et de littérature issue de la civilisation latino-gréco-judéo-chrétienne de ces deux mille dernières années, cette approche est apte à proposer une adéquation raisonnée et créatrice d’un dogme (Trinité) et d’une psychanalyse (trinité), selon, ceci dit avec humilité, la souveraine majesté d’un homme fait Dieu.

Nicolas Koreicho – Juillet 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Lettré de haut niveau, athée (« Au commencement était le Verbe ») et juif, puis converti à la religion chrétienne, vivant à Jérusalem et proche de la famille du Grand Prêtre, « disciple que Jésus aimait », Jean est le seul apôtre à ne l’avoir pas quitté un seul instant de son arrestation jusqu’à la croix et à la mort. Jésus, juste avant de mourir, lui confia sa mère.

[2] Pour ne citer que les plus anciens : Tacite, gouverneur de la province d’Asie, Pline le Jeune, proconsul de Bithynie, Suétone, chef du bureau des correspondances de l’empereur Hadrien, Flavius Josèphe, écrivain juif romanisé, Celse, philosophe platonicien, etc.

[3] Jean-Christian Petitfils, Jésus, 2011.

[4] Bible de Philipsson. Voir à ce sujet l’intéressante et complète étude de Lydia Flem : https://lydia-flem.com/2019/05/11/s-freud-un-judaisme-des-lumieres/

[5] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913.

[6] Meurtre du père présent également selon Freud dans le judaïsme. Cf. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[7] Sigmund Freud, « Actions compulsionnelles et exercices religieux » in Névrose, psychose et perversion, 1907.

[8] Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, comme dans toute bonne analyse, 1927.

[9] Cf. notre article « La sublimation », ici : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[10] Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1929.

[11] Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936.

[12] La conception du « sentiment océanique » est datée d’un courrier du 5 décembre 1927 adressé à Freud.

[13] Luc, médecin, rapporte une hématidrose, une exsudation de sang. Cf. l’expression « suer sang et eau ».

[14] Matthieu 26, 38.

[15] « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, l’esprit est ardent, mais la chair est faible », Matthieu, 26, 41.

[16] « La peur naît d’une illusion, car elle prescrit à l’activité humaine de s’occuper de la mort, dont l’inéluctable nécessité lui demeure cependant étrangère. La peur nous révolte contre la nécessité. » Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, 1949.

[17] L’arrestation de Jésus, dénoncé par Judas, est organisée par les autorités juives, sur ordre du Sanhédrin (assemblée législative et tribunal suprême d’Israël chargés de codifier la loi juive) qui l’accuse de blasphème (Jésus se dit le fils de Dieu) mais qui n’a plus la possibilité de faire exécuter les apostats. À ce moment de la domination de Rome, les condamnations à mort sont perpétrées par les autorités romaines.

[18] Séance expéditive – en cette avant-veille de la Pâque, il faut faire vite et exécuter rapidement le trublion – improvisée sous l’autorité de Hanne, le grand prêtre, et de Caïphe, curieux de rencontrer le célèbre Nazôréen à qui, devant son « insolence », un coup de bâton au visage lui est asséné qui provoque une importante tuméfaction de la joue et lui fracture le nez.

[19] Un des principaux reproches que les autorités juives firent à Jésus est le blasphème, car se disant « le fils de Dieu ». La divinité de Jésus est exprimée aussi bien dans les synoptiques que chez Jean : Jésus se conçoit lui-même comme la Torah, comme la Parole de Dieu en personne. Le prologue de l’Évangile de Jean – « Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » reproduit ce qu’affirme Jésus dans le sermon sur la montagne et dans les Évangiles synoptiques.

[20] « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? », Jean 18, 20-23.

[21] À l’occasion duquel Jésus est conduit au palais d’Hérode, devant le préfet de Judée, Ponce Pilate, faible et brutal, défenseur maladroit du paganisme romain.

[22] Cent-vingt coups furent donnés provoquant des blessures doubles, creusant le derme jusqu’à cinq millimètres de profondeur, liées à l’instrument utilisé : le flagrum taxilatum, double fouet dont les lanières sont prolongées par des phalères de métal.

[23] Les spécialistes d’anatomie topographique dénombrent à partir des reliques attestées une cinquantaine de blessures profondes dans le cuir chevelu des différentes régions du crâne dues à l’imposition de branches de gundelia tounefortii, arbuste aux épines de 4 à 6 centimètres de long poussant dans la région syro-palestinienne. Le cercle de paille tressée qui a servi à fixer les branches épineuses se trouve aujourd’hui encore, de justesse, à Notre-Dame de Paris.

[24] Petitfils, Jésus, op. cit. : Les études des chirurgiens, médecins, biologistes, physiciens et légistes ont indiqué en détail le résultat du travail des tortionnaires « […] tuméfaction des deux sourcils, arrachement d’une partie de la barbe et de la moustache, déchirure de la paupière droite, ecchymose sous l’œil droit, blessure triangulaire sur la joue droite, tuméfaction de la joue gauche, enflure du côté gauche du menton. Le sadisme des soldats s’explique [selon cet auteur] par leur origine. Recrutés parmi les non-juifs de Palestine, ils détestent les juifs ».

[25] Il a, contrairement à la tradition, dû porter lui-même et traîner une croix d’environ 75 kilos, la crux sublimis, (la croix haute), ainsi qu’en atteste les analyses des différentes reliques, en particulier celle du Pr André Marion, physicien à l’Institut d’optique théorique et appliquée d’Orsay.

[26] C’est l’exécution de la peine : In necem ibis (« À la mort violente tu iras »). Sur la pancarte clouée sur la croix, en trois langues, « Jésus le Nazöréen, le roi des juifs » (INRI) – ultime reconnaissance à sens également ironique et pardoxal –, pour quoi il sera puni le plus sévèrement possible du crime de haute trahison, condamnation politique donc.

[27] Malgré l’enquête non protocolaire scientifiquement « au carbone 14 » de 1988, totalement réfutée en 2019, le Saint Suaire est effectivement le linge qui a enveloppé le corps de Jésus après sa mort.

[28] Petitfils, Jésus, op. cit. « Le chrétien aura compris : Jésus siège en majesté au tribunal suprême. Il est roi et juge et, en même temps, l’agneau pascal offert en holocauste, l’Agneau de Dieu. »

[29] La crucifixion : « scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs ». Le supplice est pour le condamné une marque d’opprobre, d’infamie et de honte.

[30] Petitfils, Jésus, op. cit.

[31] Ibid.

[32] Philippe Sollers, « Pourquoi je suis catholique », Propos recueillis par Aurélie Godefroy et Frédéric Lenoir, in Le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17, site personnel : http://www.philippesollers.net/catholique.html

[33] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, site de l’IFP, Octobre 2020 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[34] Sigmund Freud, Lettre à Frederik Van Eeden du 28 décembre 1914.

[35] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.

[36] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905.

[37] Nicolas Koreicho, La Sublimation, site de l’IFP, Mars 2022 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[38] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.

[39] Il en est ainsi des déplacements massifs de populations, de la dilution des frontières, de l’arasement des principes civilisationnels, du déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, redevable) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.

[40] Nicolas Koreicho, Notre-Dame et Quasimodo, site de l’IFP, Avril 2019 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/notre-dame-et-quasimodo/

[41] Sollers, op. cit.

[42] « Elle reçoit cette immense charge et dignité d’être la Mère du Fils de Dieu, et par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit, don d’une grâce exceptionnelle qui la met bien loin au-dessus de toutes les créatures dans le ciel et sur la terre. » (Vatican II, LG 53).

[43] « L’Amour secret de Marie pour la Trinité, pour le Père, le Fils et l’esprit sain avec toutes ses modulations les plus exquises demeurera toujours un mystère caché pour nous. […] L’amour divin, surnaturel de la Vierge a été en même temps le plus humain, le plus tendre, le plus concret qui puisse exister. Il s’est incarné et s’est développé à travers les gestes plus simples, les plus quotidiens. » Fr. Philippe de Jésus-Marie, o.c.d., Le secret du Carmel, le scapulaire et la vie mariale, Éditions du Carmel, Toulouse, 2010.

[44] « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné », Marc 15, 34 et Matthieu 27, 46.

[45] Celle du monde libre au sens où son éthique est garantie par la conscience d’une liberté non hypothéquée ni par l’ignorance, au contraire de la connaissance et de la clarté, ni par les passions, au contraire de l’éducation et de la maîtrise.

[46] Les déesses-mères semblent jouer un rôle religieux à partir du néolithique, de nombreuses statuettes féminines de 5 à 25 cm sculptées en pierre, en or ou en ivoire dont la « Vénus de Lespugue », statuette d’ivoire de 14,7 cm et la « Vénus de Willendorf », figurine de calcaire de 11cm ayant été découvertes dans les sites de la dernière période glaciaire, dans une aire géographique, du sud-ouest de la France jusqu’à Malte et au lac Baïkal en Sibérie, ainsi que du nord de l’Italie jusqu’au Rhin. Il s’agirait d’un phénomène culturel unitaire, nanti d’une signification religieuse.

[47] Deux petites pages sur le sujet des déesses-mères (« Grande est la Diane des Éphésiens », 1911 in Résultats, idées, problèmes) contre deux cents pages sur le père dans Totem et Tabou.

[48] Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de “Poésie et Vérité” », in L’inquiétante étrangeté, 1917.

[49] À comprendre selon l’organisation instinctive et rigoureusement composée de l’amour ainsi que dans Le Clavier bien tempéré (BWV 846-893), qui désigne deux cycles de 24 fois 2 préludes et fugues, composés par Jean-Sébastien Bach, les deux recueils étant l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique classique.

[50] Johann Wolfgang von Gœthe, « Galerie sombre », in Faust II, 1832.

[51] Ibid. : « […] À contrecœur je te révèle un grand secret. Des déesses, bien loin, trônent en solitude […] Les Mères paraîtront alors à sa clarté, Assises ou debout, marchant en liberté Formes se transformant au gré de leur nature, De l’éternelle cause entretien éternel […] ».

[52] Matthieu 6:9-13, Luc 11:2-4.

[53] Albert Camus, Le Premier homme, posthume, 1994.

[54] Ceci exclut toute tentative de dénaturation de la Loi symbolique et des concepts hiérarchisés de la psychanalyse depuis l’invention freudienne.

[55] « Tout est accompli » Jean, 19, 30.

[56] Freud en avait eu la brève révélation dans un petit écrit de 1928 : Un événement vécu de la vie religieuse, dans lequel il relate une expérience singulière vécue par lui-même, œdipienne et chrétienne.

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La Généalogie de la morale – Une généalogie du Moi

Friedrich NietzscheLa Généalogie de la morale, Avant-propos

Préface Nicolas Koreicho

Georg Janny, Spielende Nymphen (Scène sous-marine de nymphes jouant), 1920

Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire :
« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ».
Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes.
Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi.
La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné.
De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.

Nicolas Koreicho – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Avant-propos[3]

1.

Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.

Texte intégral, traduction par Henri Albert :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale


[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.

[2] Paul Verlaine, Parfums, couleurs, systèmes, lois, in Sagesse, 1902.

[3] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Avant-propos 1 (sur 8), 1887.

34RL1H3Copyright Institut Français de Psychanalyse

Manon Lescaut – L’innocence et la passion : une lutte sans merci

Préface Nicolas Koreicho

La rencontre de Manon Lescaut et de Des Grieux – Peinture de Evret (XIXème)

Dans le langage précis et sophistiqué de cette traditionnelle vérité discursive (lumineuse) du 18e – c’est en 1731 que l’abbé Prévost publie Manon Lescaut[1], roman de mœurs en abyme (récits enchâssés les uns dans les autres : le récit de Des Grieux est inclus dans le récit de Renoncour, qui appartient aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité[2] – le héros, Des Grieux, raconte au narrateur, Renoncour, « l’homme de qualité », comment un jeune homme de bonne famille, dirait-on aujourd’hui, sombre dans la déchéance à cause de sa passion pour une jeune femme, elle-même prise dans la jeunesse complexe, instable et innocente des conséquences de l’expérimentation et de ses errements. À partir de ce récit-roman-mémoire, nous assistons à la retranscription, par le biais de la relation des deux amoureux, de la force du destin, en réalité force de la passion, et à la naissance de la source d’un fleuve tourmenté d’une puissance qui deviendra extraordinaire, tant les événements qui découleront de la liaison entre ces deux-là seront empreints d’une détermination tumultueuse, laquelle ne cessera point jusqu’à son terme qu’on pressent déjà implacable.
D’emblée le narrateur se présente davantage guidé par l’amour que par un quelconque libre-arbitre, ce qui illustre la dimension initialement passive de celui qui est littéralement emporté par sa passion cependant qu’il en est de même pour Manon, alors qu’elle tente de prendre le pas sur sa destinée.
Dans le roman, nous ne sommes jamais sûr de la parole des héros Des Grieux et Manon, c’est le narrateur qui choisit ce que les héros disent et font[3], et l’on va jusqu’à douter de la sincérité – ou plutôt de l’intégrité – de leur personnalité, conséquemment à l’impression, conjointe, d’un côté du développement incertain d’une certaine jeunesse, voire d’innocente immaturité se cherchant, des personnages, et de l’autre du courage du sens de la responsabilité qui leur fait prendre des décisions irréversibles.
Apparente séductibilité des sujets en même temps que duplicité – imaginée – transparaissent dans leurs pérégrinations et dans la relation de celles-ci.
En tous les cas, il demeure de l’impression laissée dans le texte par la description des sentiments des protagonistes une incomplétude souvent contradictoire des héros du roman, une fragilité qui fait qu’ils peuvent dans le même mouvement inspirer de la passion et en être subjugués et finalement emportés.
Il est vrai que la rencontre, en annonce si l’on peut dire, un siècle avant Le Rouge et le Noir, de la magie de la cristallisation stendhalienne, n’est rien moins que la perspective d’une métamorphose : la surprise de l’amour qui nous enveloppe sans que l’on y prenne garde et de la manière la plus sensuelle et investie, pour preuve les larmes et la peau et la température des corps :

« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de son oreille :
– Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
– Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! »

Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, 6, 1830

Il faut dire que le retentissement public à travers les siècles du personnage féminin, Manon, provient probablement en grande partie du tragique de la passion. L’élan amoureux de Manon pourtant l’innocence même va passer par les limbes de la tromperie et se transformera en tragédie, dans sa représentation et dans son interprétation, comme toujours incertaine oscillation entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, entre le Ça, le Moi et le Surmoi.

Nicolas Koreicho – Mars 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Extrait initial du roman :

« J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, disje, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur. Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux. »

Extrait terminal du roman :

« J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le nom d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présentée à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre. Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un Cours de français Première Trimestre 1 – page195 enchantement. Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé. Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande donc ma vie, infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. »

Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut


[1] Si aujourd’hui le titre du roman s’est réduit à Manon Lescaut, c’est sans doute que la signification de l’extraordinaire mystère du destin de la jeune Manon reste entier.

[2] Abbé Prévost, « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » in Mémoires et aventures d’un homme de qualité, T. 7, 1731

[3] Toujours cette distance avec la passion des autres, toujours incompréhensible.

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Pulsion, passion, amour et crime

Nicolas Koreicho – Février 2023

« Les histoires d’A
Les histoires d’amour
Les histoires d’amour finissent mal
Les histoires d’amour finissent mal, en général »
Les Rita Mitsouko

« La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation

« Le corps est esclave de ses pulsions ; mais ce qui nous rend humains, c’est ce que nous pouvons contrôler ».
Grey’s Anatomy, série américaine

Henri-Pierre Picou, L’offrande à Priape, 1877, collection particulière

Résumé

À partir des liens existant entre la pulsion, la passion, l’amour et le crime, justement selon la mise en regard d’aspects ordinaires et d’acceptions métapsychologiques, nous observerons particulièrement les passages des uns et des autres phénomènes eu égard au concept de régression (références au affects du passé et à la violence des plus archaïques), d’altération (comme en musique le dièse et le bémol) et de chute (la fin des tendances, au contraire sombre du nirvana) que proposent ces quatre actualisations d’une chronologie inconsciente.
Pour ce faire, nous développerons les trois thématiques qui justifient notre propos d’un courant propre à la continuité de destins conjoints aux pulsions et aux passions y afférentes :
– Au début, un arrachement psychotique
– Ensuite, un dessaisissement pervers
– Enfin, une conflictualité psychopathique

Problématique

Existe-t-il un continuum, ou des liens logiques ou obligés, entre certaines des composantes – forclusion, morcellement, délire – des psychoses avec certaines des spécificités de la perversion, dont l’isolement amoral dans l’emprise étayée sur l’organe ou le fétiche qui la caractérisent[1] et avec certaines dimensions de la psychopathie, comme la chute perpétuelle vers la conflictualité, l’insensibilité et le déficit intellectuel ? Nous pouvons de la sorte tenter d’imaginer les liens topiques, économiques, dynamiques, entre les trois domaines, particulièrement instables, paraphiliques et/ou amoureux et/ou criminels, non pas selon une logique de comorbidité, comme il en est par exemple de la place et du rôle des addictions (drogues, alcool, anorexie-boulimie) dans certains troubles mentaux, mais dans une fonction facilitante des addictions pris comme des systèmes de liens précipitants entre pathologies, c’est-à-dire en fonction d’une dimension psychopathologique transformationnelle.

Sommaire

  • Avant-propos
  • L’excuse de la passion pour le crime
  • En premier, un arrachement
  • La pulsion dans la passion amoureuse
  • En deuxième, un dessaisissement
  • La passion comme tentative de réparation de la pulsion
  • En troisième, une formation réactionnelle
  • Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation

Avant-propos

Pour donner consistance à l’idée des liens qui pourraient exister entre passion et pulsion, il nous faut partir de la deuxième théorie freudienne des pulsions[2] (1920) en ce qu’elles illustrent par excellence les tendances fondamentales de la métapsychologie psychanalytique et qu’elles représentent dorénavant les pulsions principielles de la vie psychique.
Les pulsions, de vie et de mort, sont évidemment distinctes, même si, en certaines occurrences, elles partagent des sèmes communs comme le démontre celui du sentiment ambivalent amour-haine en correspondance paléoanthropologique avec les violences vitales des rôles eu égard au territoire, au couple, à la famille, à la répartition des rôles sexuels et générationnels, à la prédation, la chasse, la culture agraire[3]. Elles représentent pour l’une un principe de liaison, pour l’autre un principe de déliaison[4].
Les passions, quant à elles, sont ambivalentes[5] et polysémiques. Elles font courir le risque au sujet d’une disjonction, ce qui le fait s’interroger sur le gain et/ou la perte encourus par le fait que la raison puisse l’emporter sur le désir, arguant en cela que le désir est plus fort que son interprétation – et le réel, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment du sujet et, par conséquent, ce qui est détaché de toute subjectivité[6], plus puissant que le désir –, et qu’il est nécessaire d’éteindre la passion pour aller vers la raison[7] ou de faire taire la raison pour aller au bout de la pulsion passionnelle, ce qui peut équivaloir à épuiser celle-ci jusqu’à ses confins les plus ultimes et, partant, les plus mortifères.

L’excuse de la passion pour le crime

Un paradoxe apparaît d’emblée entre la passion pulsionnelle de vie qui fait tendre le sujet à vouloir rejoindre l’objet afin de réaliser la conjonction amoureuse tant souhaitée et la pulsion passionnelle de mort qui incite le sujet à ne pas pouvoir faire autrement que de confondre son désir avec l’objet du désir en déniant à celui-ci la moindre place dans cette configuration.
La gageure est certaine, car nous devons transformer un concept malaisé à cerner tant il a reçu de sèmes différents et variés, à commencer par ceux issus des développements opérés par les moralistes, les philosophes, les aliénistes, vers une conception qui doit nous permettre une transposition de l’ancienne notion en direction de processus mentaux plus vraisemblablement mus par les pulsions[8].
Une autre difficulté est la connotation positive dont jouit le mot passion (« crime passionnel ») et dont les avocats se saisissent pour proposer sous un jour favorable les crimes de certains psychotiques, des pervers[9] et des psychopathes en les montrant comme victimes d’élans passionnels irrépressibles pour tenter, à grand renfort d’experts, d’excuser ceux qui pourtant sont les plus éloignés de toute sagesse, de tout équilibre, de toute morale. Selon le psychiatre et criminologue Étienne de Greeff, « L’expérience nous apprend que les suicides et homicides par amour ne relèvent nullement de l’intensité de l’amour, ni de la qualité inouïe de la passion, mais uniquement d’insuffisances graves dans la personnalité du coupable[10] ».
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes s’essaient la plupart du temps à la modification sémantique et discursive de leur trouble mental pour le nimber des atours d’une « passion de l’âme », en le transformant en une production incomprise, regrettée ou assumée de leur esprit, voire même, par le truchement d’emplois lexicaux devenus incertains, à cause de l’usage commun des termes, de « délire » passager (voix, possession, bouffée délirante), de « jeu » érotico-sentimental excessif (perception par le pervers, chez la victime, d’un consentement), ou de « panique » pousse au crime ou d’« amnésie » (le criminel aurait eu peur ou été victime d’un trou de mémoire !), en des occurrences de créativité mentale, adaptative ou délirante. Ce faisant, non seulement ils confondent, sciemment y compris lorsqu’ils laissent parler en première instance l’inconscient de la pulsion, l’objet (la réalisation, la décharge) de leur désir avec la condition (l’effectivité, le passage à l’acte) de ce désir, dans le basculement dans l’agir, et non seulement encore ils consolident leurs symptômes et s’y enferment, mais de surcroit ils menacent gravement les membres de la horde à laquelle nous avons en l’espèce le douloureux privilège d’appartenir.

En premier, un arrachement

Ceci s’explique plus rationnellement par la profondeur des événements traumatiques ou des périodes contraignantes que les malades ont traversé et par le fait que leur sensibilité, éprouvée selon un versant dysphorique, leur apparait comme susceptibles de mettre en péril, s’ils étaient sommés d’accéder à leur mobile inconscient, leur intégrité narcissique. Ce faisant, ils peuvent s’attaquer à l’intégrité d’autrui, psychique ou physique, sans remords : sans état d’âme.
Ainsi, biographiquement, la réactualisation d’un arrachement premier, par lequel il est loisible de retrouver l’origine de la psychose, donne à la passion psychotique son socle protohistorique.
Dès lors, en s’imaginant contenu – justifié – par une pulsion qui ne trouve son indulgence que dans sa supposée dimension transcendantale, le passionné trompe deux fois : son désir, qui l’aliène à son histoire, et son objet, qu’il ignore.
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes ne sont évidemment pas toujours en mesure d’appréhender la réalité de leur pathologie. C’est pour la raison qu’ils ne veulent pas reconnaître (connaître à nouveau) l’origine de ce trouble que, d’après Freud, les psychotiques [il y a de la psychose dans la perversion et dans la psychopathie] restent rétifs au fondement même de l’analyse – dont le but est au contraire de connaître[11] l’origine des conflictualités du sujet – et c’est pour cela qu’il ne croyait pas en leur possibilité de guérison. Les pervers, quant à eux, sont empêchés de réaliser leur guérison en fonction, paradoxalement, de leur capacité, relative[12], d’adaptation. Les psychopathes, de leur côté, n’accèdent pas à la mise à l’épreuve de leur pathologie entre autres pour des raisons déficitaires[13].
Par conséquent, si l’on considère la passion comme contraire à l’intention (et à une quelconque intentionnalité) d’atteindre une stabilité – une réconciliation – de bon aloi et d’amour dans les perspectives psychiques de la pulsion de vie, envers une relation à l’objet disponible, alors la pulsion du rétif est d’abord de se satisfaire, et, par là-même, d’ignorer (de détruire, de « déconstruire », de mépriser) l’objet de son désir, ce qui fait d’elle une modalité, crime, transgression, négligence, de la pulsion de mort.

La pulsion dans la passion amoureuse

Les psychoses altèrent la relation du sujet avec la réalité et elles s’expriment par des désordres majeurs de la conduite. Ces désordres, dont l’origine est archaïque, sont dus à une dialectique insurmontable entre la difficulté de contrôle de soi et la difficulté de perception du réel. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui encore la « folie ». Elles sont régulièrement des tentatives de reconstruction d’une réalité – matérielle, psychique – hallucinatoire. À ce titre elles témoignent d’un envahissement plus ou moins permanent du Moi par le Ça ou/et le Surmoi.
C’est probablement ce que Freud avait en tête lorsqu’il avait classé les psychoses dans les « psychonévroses narcissiques », hormis certaines psychoses hallucinatoires qu’il réservait dans la catégorie des « psychonévroses de défense ».
Ici, l’investissement en l’autre est tel que l’on pourrait considérer dans un premier temps la passion comme une réalisation paranoïaque, en moins hostile, mais à peine dissimulée, de la projection vers l’autre. Dans un second temps, à regarder du côté des motivations inconscientes, il est loisible d’imaginer que la tentation passionnelle est forte puisque l’autre représente le lieu de tout bonheur concevable, autrement dit, ainsi le chantent les Beatles, que l’amour est la solution[14].
S’il y a solution, c’est-à-dire réparation, c’est déjà être prêt à considérer que la passion est un syndrome qui représente un écheveau de circonstances difficiles, réelles et affectives, auxquelles nous aurions été soumis. Ceci est audible, dans la mesure où le lien du sujet avec l’autre annihile, dans la passion amoureuse, toute pensée objective, toute formation intellectuelle logique, tout jugement cohérent en provenance d’un moi narcissiquement indépendant. Par conséquent, le risque est grand que le sujet, en cédant à sa passion, fasse le pari insensé – tout en plaçant subrepticement la dépendance comme principe de vie – que la vie de l’objet maintient la sienne, et que rien ne peut advenir sans le lien à l’autre. Pour autant, cela ne fait pas de ce lien un principe de liaison. C’est même le contraire.

En deuxième, un dessaisissement

On peut tout-à-fait imaginer que la passion représente (présente à nouveau) la résurgence d’un manque ancien vécu sous l’ampleur d’un dessaisissement second – en une résurgence non plus seulement relative à l’arrachement premier évoqué précédemment qui ferait s’apparenter la passion à la résultante immédiate d’un traumatisme – mais conséquent à un processus de rupture d’un lien vital, comme de celui qui unit enfant et parent dans le système de l’Œdipe.
En effet, la passion ne constitue pas tout, loin s’en faut, du sentiment amoureux. Il semble même en être la composante narcissique (pulsionnelle) insatisfaite (l’objet n’est si séduisant que parce qu’il est frappé au sceau de l’érotomanie du sujet) même si, en apparence, toute son attention se porte sur l’absolue nécessité d’être avec l’autre. La preuve, c’est que si les conditions et l’effectivité de la passion amoureuse ne sont pas établies sur le registre minimal d’une certaine réciprocité, et dans une certaine temporalité[15], elle dévore, par l’intermédiaire de l’omnipotence de la pensée envers l’objet, ceux qui l’éprouvent[16]. Dès lors, le passionné redoute à la fois de perdre l’objet de sa passion comme il redoute de perdre sa passion elle-même, pourtant source de toutes les souffrances. Nous pourrions retrouver ici une composante masochique de la passion qui, en un même mouvement, unit, dans le plaisir, et qui désunit, dans la douleur.
« Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.[17] »

La passion comme tentative de réparation de la pulsion

Freud publie en 1905 le livre qui déterminera définitivement le caractère scandaleux de la psychanalyse[18], ouvrage qui propose une étiologie psychique des conduites perverses, lesquelles trouvent leur origine dans l’enfance. Les expériences corporelles paradoxales et les satisfactions qui seront recherchées indéfiniment dans les registres oral, anal, génital, constitueront autant de points de fixation possibles pour les personnalités perverses. Ce qui se manifeste de la sexualité chez les névrosés sous forme de fantasmes se transforme chez les pervers en actes, d’où la formule freudienne « la névrose est le négatif de la perversion » ; il faut ici comprendre négatif au sens du négatif photographique. En 1919, dans On bat un enfant, il démontrera l’origine œdipienne des perversions, et c’est en 1927, dans son article sur le fétichisme[19], qu’il va relier les perversions à la problématique d’une angoisse de castration insupportable en tant que telle et que le pervers transforme en déni, quitte à ce que sa pathologie lui inflige, du fait de son incapacité à la transformer, des blessures inaltérables.
La composante masochique n’est pas sans évoquer une manière d’exorciser les sentiments de culpabilité qui peuvent ponctuer arrachement préœdipien et dessaisissement œdipien.
Le masochisme primaire semble en tous cas à l’œuvre dans cette parfaite régression particulièrement placée sous le joug d’entrechoquements entre d’une part une motion narcissique, trophique, exaltante, et une motion œdipienne, dysphorique, déceptive et, d’autre part, entre une dimension phallique blessée, celle du sujet n’ayant pas été reconnu dans ses qualités propres, et une dimension féminine réprouvée, celle du sujet n’ayant pu faire valoir son consentement.
Les atours de la passion, invoquée ou ressentie, qui provoquent une sensation de resserrement du moi, pour le meilleur (l’élan que l’on projette) et pour le pire (la conséquence de cet élan), ne durent que ce que durent les roses, c’est-à-dire le temps du désir. La déception (et, dans le meilleur des cas l’altérité) est au programme comme peuvent l’être aussi l’indépendance (la liberté et la responsabilité).
Pour le pervers, seule la pulsion est au programme, dans l’excitation et dans la décharge, dans la douleur ou dans la souffrance, et le sujet compte sur l’autre comme sur un objet, quitte à le contraindre, pour l’accompagner dans son élation et dans son désarroi.

En troisième, une formation réactionnelle

Nous pouvons à présent avancer que la passion représente bel et bien une déclinaison paradoxale et instable de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, toutefois dénuée d’ambivalence, et singulièrement paranoïde. La conflictualité se fait alors dominante dans l’idée de l’amour – ou de l’innocence – qui divise le sujet en une partie aimante et potentiellement aimable, et qui place l’autre au premier plan de l’attention, et une partie insistante et significativement persécutrice, qui exclut l’autre comme pouvant incarner un être sensible[20]. Cette formation réactionnelle[21], en l’espèce formation réactionnelle de conflictualité et d’opposition à la conflictualité, prend la dimension d’abord de l’arrachement, propre à la psychose (la forclusion), de la part du parent contradicteur et au besoin contempteur, subi par l’enfant qui ne peut plus aimer ni être aimé, comme il ne conçoit même pas qu’il l’aurait souhaité, par le parent appréciateur et volontiers laudateur ; puis prend la suite du dessaisissement, propre à la perversion (le déni), en provenance des tentatives reconstructrices, dans le développement de talents parfois inouïs, jusqu’au faux-self, de l’enfant pour envisager une incompréhension profonde des parents mais aussi l’incompréhension dont il est victime ; puis prend la forme de la conflictualité, qui tente plus que de besoin (comme si ses efforts pour résoudre ses propres conflits ne suffisaient pas) de s’adapter aux conflits du couple parental, aux sentiments de culpabilité qui s’ensuivent, et aux impasses de l’extrême, propre à la psychopathie (le déficit).
Nous pouvons alors avancer que ces trois destins pulsionnels consistent précisément en un passion qui ne réussit pas, ni sur le plan de la sublimation, dans sa dimension intrasubjective éminemment créatrice, ni sur le plan de l’altérité, qui en est une forme intersubjective[22] dans l’établissement de l’accord sensible avec l’autre.

Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation

Philippe Pinel, le premier, observera en 1801[23] des « aliénés » qui présentaient « une manie sans délire ». Les malades, ne souffrant apparemment d’aucune lésion concernant le jugement, « […] sont dominés par une sorte d’instinct de fureur, comme si les facultés affectives avaient été seulement lésées ». Benjamin Rush, le père de la psychiatrie américaine, en 1812[24], mettra en question le « dérangement de la volonté et l’indécence » chez les patients décrits par Pinel. Il sera le premier à inclure dans son analyse des critères moraux pour caractériser ce que le psychiatre anglais James Cowles Pritchard appellera « folie morale » (moral insanity) en 1837[25].
Du côté de la théorie freudienne de la psychopathie, mis à part deux brefs articles et après une préface au travail d’August Aichhorn[26], qui fut le premier à tenter d’appliquer les théories analytiques aux délinquants, Freud n’a été rien moins que lapidaire sur la délinquance et le crime dans un bel apophtegme : « En s’appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience avec le ciel étoilé, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses comme le chef d’œuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal et négligent, car une grande majorité d’êtres humains n’en a reçu qu’une part modeste ou à peine assez pour qu’il vaille la peine d’en parler[27] ». Il considérait en effet que les personnes qui transgressent les lois, Loi symbolique et lois de la société, ne méritent pas que l’on s’en préoccupe, du point de vue de la thérapie : « Notre art analytique échoue devant de telles gens, notre perspicacité même n’est pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez eux.[28] »
Freud concluait, dans De la psychothérapie[29], que la « psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence psychopathique, c’est même là qu’elle se voit arrêtée »[30].
André Green, en 1990, résume l’opinion générale défavorable des professionnels concernant leur guérison putative, qui se trouvent avoir basculé de manière durable du côté de la pulsion de mort, et l’aversion des psychanalystes pour les personnages en question : « Pour ce qui est des délinquants, des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, on ne peut pas dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse[31]. »
Dès lors, nous percevons mieux à présent à quel point et selon quelles modalités les passages entre déterminants psychiques sont emprunts d’une porosité[32] effective – qui nous rappelle l’ambivalence d’Éros –, dont il nous reste à préciser les circuits, que ce soit les passages à l’acte, les passages d’une pathologie – psychotique, perverse, psychopathique – à une autre, les passages par une logique addictive précipitante, donnent libre cours au crime dans la facilité morbide qu’offrent l’usage des toxiques, l’indulgence de la loi des hommes et l’ignorance du bien-fondé des limites posées par la Loi symbolique.

Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Précédemment : L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel

À suivre : La Passion – Religion et psychanalyse


[1] À partir du déni de la différence des sexes et, secondairement, de la dénégation de la différence des générations

[2] Cf. ici : N. Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, 2020

[3] Cf. la chaire de paléoanthropologie du Collège de France. https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/17317

[4] Jean Cournut propose de constater que la passion témoigne du « […] toujours possible débordement pulsionnel au sein duquel l’appareil psychique travaille pour sauvegarder ses limites et le montre dans une pulsation de liaison-déliaison, qui constitue sans doute la vie même et sa nécessité d’adéquation, de rééquilibrage, à toujours recommencer. » Jean Cournut, « Les seuils d’intensité affective » in Revue Française de Psychanalyse, t. LVI, n° 3, 1992

[5] Il en est ainsi de la violence : « L’expression originaire de la violence – étymologiquement « violentia : abus de la force » -, dans sa polysémie, peut s’analyser en termes scientifiques et métapsychologiques. Elle est d’abord l’expression, issue d’une haine primaire, d’une action naturelle, l’agressivité, devant être orientée, voire élaborée, maîtrisée, voire interdite. Elle est en cela principe de déliaison. Le besoin et le droit à la sécurité de chacun est prééminent. Principe de liaison. » N. Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, ici, 2019

[6] La « réalité » du réel étant, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la biologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.

[7] En rhétorique, la passion est avant tout une altération.

[8] Les deux concepts, passion et pulsion, se rejoignent épistémologiquement dans le flou des notions et de leurs ensembles communs. Cf. Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915

[9] Il est nécessaire de faire la différence entre la perversion, qui utilise l’autre comme un objet, et la perversité, qui suppose un consentement. Dans cet article, nous parlons de perversion.

[10] Étienne de Greeff, Amour et crimes d’amour, 1942

[11] « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache. » André Malraux

[12] « Le pervers est un intelligent qui n’a pas réussi », Sophie de Mijolla-Mellor

[13] “ Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de La Rochefoucauld

[14] All you need is love, Lennon/McCartney

[15] Le fusionnel étant, dans la relation amoureuse, son début.

[16] « L’objet absorbe, dévore, pour ainsi dire, le moi », Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921

[17] Guilleragues, Lettres de la religieuse portugaise, 1669

[18] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[19] Sigmund Freud, « Le fétichisme », La Vie sexuelle, 1927

[20] L’animal, cet autre par excellence, chez les trois catégories de malades, est souvent le martyr, le fétiche vivant du criminel.

[21] Formation réactionnelle : attitude susceptible de se consolider en traits de caractère ou de comportement pour répondre à des contraintes pulsionnelles difficilement acceptables et ce d’autant qu’elles sont, pour leur plus large part, refoulées.

[22] Cf. Don Juan, qui, partant, si l’on peut dire, d’un bon sentiment, doit sans cesse répéter la conquête de ce qu’il désire, parce qu’il n’y arrive pas.

[23] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801

[24] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, Upon the Diseases of the Mind, 1812

[25] James Cowles Pritchard, A Treatise on Insanity and Other Disorders Affecting the Mind, 1837

[26] August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Préface de Sigmund Freud, 1925

[27] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

[28] Sigmund Freud, Correspondance avec Eduardo Weiss, 1922

[29] Sigmund Freud, De la psychothérapie in La technique psychanalytique, 1904

[30] En France, Morel en 1857, Magnan en 1884 puis Dupré en 1912, voyaient dans le déséquilibre psychopathique une des preuves de la théorie de la dégénérescence, en constatant que le milieu, comme l’hérédité, y étaient déterminants.

[31] André Green, La folie privée, 1990

[32] A propos de sa parenté platonicienne, Il est intéressant qu’Éros soit le fruit divin de Poros, qui représente la « porosité », le passage, l’échange, qui laisse toute la place à l’attirance, et de Pénia, qui représente la « pénurie », la pauvreté, le dénuement, qui laisse toute la place à l’absence. Attirance et absence, dans les deux cas, c’est en effet le désir, éminemment dialectique, qui s’impose.

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L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel

Nicolas Koreicho – Février 2023

Résumé

Mariage Roman Polanski – Sharon Tate – Crédit photo – Archives AFP

L’affaire Sharon Tate est celle de l’assassinat de cinq personnes : Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur, sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, précédé d’actes de barbarie, par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson », dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles.
Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, ont pénétré dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. Les tueurs se sont rendus coupables d’autres méfaits et d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à la prison à vie en 1972. C’est Charles Manson, le chef de la secte, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – principalement des femmes – de la communauté installée dans un ranch de Californie, au sein de laquelle passages à l’acte, drogues et esclavages sexuels avaient libre court.
Nous analyserons le « fait divers » à la lumière du contexte historique primitif, du concept et du complexe fraternel, du phénomène sectaire et de sa propension à conforter des « solutions » psychopathologiques désastreuses, sur le plan personnel et sur le plan collectif, vis-à-vis des individus. Enfin, nous ouvrirons notre propos sur les liens existant entre psychose et psychopathie pour terminer en perspective d’une future recherche sur passion/pulsion.

Sommaire

– Fait divers
– Tarantino. Il était une fois à Hollywood
Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques
– Freud et le fraternel
– Le chaudron sectaire
– « Solutions » psychopathologiques
– Psychose et/ou psychopathie
– Retour à la Horde primitive

Fait divers

L’affaire Sharon Tate est le « fait divers », qui fit grand bruit à l’époque, de l’assassinat tout d’abord de cinq personnes, Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur et sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, les meurtres et actes de barbarie ayant été perpétrés par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson » (Manson Family), dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles.
Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, pénètrent dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. À l’époque, dans les mois pendant lesquels se sont déroulés les faits, les tueurs se sont rendus coupables d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à mort en 1971, peine commuée en prison à vie en 1972.
C’est Charles Manson, le chef de la secte basée au Spahn Ranch, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – la secte est constituée presqu’exclusivement de filles (pourquoi ?) – de cette communauté installée dans un ranch de Californie, dans laquelle passages à l’acte, usage de drogues généralisé et esclavages sexuels ont libre court.
Il est pertinent dans un premier temps, pour la suite de notre développement, de noter que le terme « famille » est régulièrement employé pour nommer l’emprise sectaire d’un groupe d’individus qui partage, à des degrés divers, une même psychopathologie, ainsi que cela fut le cas pour les membres du mouvement sectaire des convulsionnaires[1]. D’un autre côté, il ne nous apparait pas utile de valoriser les assassins de Los Angeles en appelant par leur nom les membres de ce groupe qui n’ont jamais existé qu’à travers cette communauté d’appartenance à une pratique hors limite, folle, meurtrière, et, comme son chef, sans honneur, la question des limites imposées par la morale et par la loi ayant, dans la problématique psychopathique de cette affaire, sa place.
Les hôtes de la maison du 10050 Cielo Drive à Los Angeles – louée auparavant par le producteur Terry Melcher et son amie Candice Bergen, lequel avait refusé à Manson un contrat de musique, ceux-là étant les cibles visées par les meurtriers ce soir-là – sont bien en dehors de la médiocre « famille » Manson et comptent, lors de la fameuse soirée, l’actrice de cinéma et mannequin Sharon Tate, sur le point d’accoucher, femme du réalisateur Roman Polanski, l’ami et ex-amant de celle-ci Jay Sebring, coiffeur renommé, Wojciech Frykowski, ancien producteur, scénariste et garde du corps de Polanski, Abigail Folger, maîtresse de Frykowski, héritière de la fortune des cafés Folgers.
Sharon Tate avait laissé trois semaines auparavant Roman Polanski en Europe travailler sur un projet de film. Le producteur de musique Quincy Jones, ami de Jay Sebring, devait les rejoindre à cette soirée, et avait décommandé sa visite. Steve Mac Queen devait également s’y trouver. Autrement dit, c’est la crème des artistes, acteurs et producteurs en vogue qui étaient censés se retrouver ce soir-là[2].
L’ordre avait été donné par Manson de « […] détruire totalement tout le monde, aussi horriblement que possible ».
Le lendemain, trois des meurtriers ont, dans un second temps, assassiné Leno et Rosemary LaBianca, un couple argenté de Los Angeles. Les individus sectaire – nous n’osons pas dire les sujets tant ils sont loin d’eux-mêmes – ont été accusés d’avoir tué ce même été, toujours sous l’ordre de Manson, Gary Hinman, professeur de musique et Donald Shea, cascadeur.
 Nous verrons en quoi les adeptes de la secte, plutôt défavorisés physiquement et démunis intellectuellement, hormis l’effectivité brutale d’une banale pulsion de destruction, se sont attaqué, d’une manière ou d’une autre, à un grand nombre de jeunes gens, brillants quant à eux et qui avaient, à l’inverse des premiers, réussi.

Tarantino. Il était une fois à Hollywood

Tout au long du film de Tarantino, Once Upon a Time in Hollywood, film d’une qualité cinématographique tout américaine dans sa perfection, à des années lumières de la production française, mais aussi empreint d’un humour et d’une perception fine des inconscients en jeu, nous retrouvons les personnages de cette époque et de ce milieu, l’ensemble correspondant à l’intuition perceptive du cinéaste selon laquelle des transferts complexes, d’amour et de haine, se sont développés alors dans une sorte d’improbable pseudo-fratrie sociale. Le scénario décrit les contextes de lieu, de temps et de personnes en mettant en valeur les liens, à la fois largement inconscients et reposant sur le hasard des situations et des rencontres, qui présidèrent aux basculements à l’œuvre à cette époque et aux transferts dont les protagonistes furent les objets[3], les uns comme sujets de leur pathologie, les autres comme victimes de leurs agresseurs.
Au début du film de Tarantino, les hippies et les acteurs de second niveau sont placés en concurrence. Ainsi, les filles de la communauté établie dans un ranch de Californie font, écologistes avant l’heure, les poubelles des supermarchés sous les affiches tapageuses de ces acteurs de l’époque.
A contrario l’on voit passer, tout au long du film, Polanski et Sharon Tate, ceux-ci étant placés au-delà, au-dessus du quotidien des acteurs et des hippies, paraissant sortis d’une autre époque, avec leur allure singulière et à l’avant de leur MG T-Type vert anglais milieu de siècle.
Sharon bénéficie d’un traitement relativement sobre et néanmoins d’une insolente suggestion, au moins sur le plan esthétique, et Polanski, chemisier à jabot et redingote en velours bleu roi, apparaissent tous les deux vêtus comme des aristocrates d’un autre temps, pour l’un du nom et de la lignée, pour l’autre de la beauté et d’une élégante souveraineté, cependant que quasiment aucun dialogue ne s’exprime dans la bouche de ces deux célébrités d’alors. L’impression laissée par les deux créatures, quasi éthérées, est celle qui émane des vies dorées d’adolescents insouciants, inaccessibles et gentiment dépravés.
En opposition avec ces jeunes choisis par les dieux, ou par l’amour, les conflits fratricides ne paraissent intéresser à la bataille, outre les hippies déjà déclassés – négligés –, que les petits acteurs du peuple hollywoodien, ce qui suffit pour empêcher la première de ces deux catégories-là de devenir, et pour promettre à la seconde d’une lutte sans merci pour advenir, au moins en tant que sujets. Les vraies stars brillent, au-dessus des jaloux, et ne se préoccupent pas de rivalité. Ils sont, cependant que les délaissés font.

Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques

La question de la jalousie, secondaire à la rivalité, elle-même descendant de celle de la haine originaire fratricielle, se pose d’emblée dans les déboires qui avaient émaillé les relations de la secte avec ceux qui, dans ce monde du spectacle, avaient réussi.
Nous savons, depuis Totem et Tabou[4], que le lien fraternel est prototypique du lien social. C’est confirmer que ce lien se construit sur la Loi symbolique, ses proscriptions et ses prescriptions, et qu’il se constitue à partir d’un lien paradigmatique, émanation du système de l’Œdipe, fondateur de la relation d’objet et de l’altérité, du passage de la nature à la culture, dans la prise en compte de la différence des sexes et des générations, avec le développement de l’idéal du Moi et du Surmoi. Ce lien se constitue également à partir d’un lien syntagmatique, constitutif du système du narcissisme, charpenté pour une large part de la relation intersubjective au semblable et intrasubjective à soi-même, ainsi que du complexe de castration, qui, selon le registre de la différence des sexes, fait que la fille éprouve vis-à-vis du frère l’envie du pénis et, à ce titre, suscite l’hostilité de celle-ci, a fortiori si l’idée qui prévaut est de telle sorte que la fille considère que le fils est perçu comme l’objet favori – ou détesté – de la mère et du père. Cette envie représente d’ailleurs une source de persécution interne (Mélanie Klein) qui non seulement provoque une agressivité de tous les instants envers le frère aîné – et une déception envers le frère puiné – et une hostilité – forcenée chez les personnalités limite – vis-à-vis de celui qui est dans les deux cas le rival à éliminer, en tant qu’il présuppose l’apanage de l’attention parentale dans une préséance vis-à-vis des plaisirs autorisés et des interdits structurants, sous l’éclairage de l’ambivalence œdipienne dans la construction des affects et selon la possibilité développementale d’un idéal du moi (psychiquement bisexuel), et d’un moi idéal (accueillant sur le plan narcissique).
Le complexe fraternel nous aide à comprendre en quoi et par quels truchements la conflictualité traverse les relations narcissiques fratricielles (syntagmatiques) de manière d’ailleurs corrélative aux relations œdipiennes (paradigmatiques).
Le complexe fraternel témoigne non seulement d’un déplacement et d’un investissement secondaire du complexe d’Œdipe, mais il est en outre l’objet d’une configuration et d’une actualisation particulière des affects d’amour, de haine, d’envie, de jalousie, de rivalité, d’avidité et de gratitude, ainsi que, sur un autre versant plus modéré, et dans le meilleur des cas, d’ambivalence.
La question de la horde primitive[5] y tient une large place, et nous la pouvons résumer ainsi : le père ne partage pas les femmes, les frères s’allient pour l’éliminer, puis, comme pour s’en attribuer les qualités, ils le mangent, lequel réapparait en les frères sous le joug de l’autorité, pour permettre la survie de l’espèce, instituer les interdits du meurtre (du père, du frère) et de l’inceste (contre la mère, la sœur), l’animal totémique (représentant ces deux interdits fondateurs) devant être sacralisé, la création d’une alliance entre les frères ainsi que celle d’un Surmoi d’autorité légitime s’imposant alors.
En psychopathologie historique originaire, deux thèmes majeurs des mythes, l’inceste et le fratricide, influent considérablement sur les possibilités interprétatives du complexe fraternel. Dans le récit biblique, Caïn tue Abel car Dieu préfère ce dernier ; Absalom tue Amnon qui a violé leur sœur Tamar ; Jacob rachète le droit d’ainesse d’Esaü pour un plat de lentilles, en tentant par le mensonge d’obtenir la bénédiction du son père Isaac ; Joseph, vendu par ses frères jaloux, est celui qui malgré cela assurera la survie de sa famille et de sa lignée. L’interprétation selon laquelle la rivalité fraternelle est une déclinaison du complexe d’Œdipe par déplacement du père au frère et de la mère à la sœur s’impose dans un premier temps. Cependant, l’Œdipe complet oblige à considérer toute la complexité des relations de haine et d’amour de l’enfant vers chacun des parents, du parent vers chacun des enfants, et des relations parentales et fratricielles croisées complexes qui en découlent.

Freud et le fraternel

« L’observation attira mon attention sur plusieurs cas où dans la prime enfance des motions de jalousie particulièrement fortes, issues du complexe fraternel, s’étaient affirmées contre des rivaux, la plupart du temps des frères plus âgés. Cette jalousie conduisait à des attitudes intensément hostiles et agressives contre les frères et sœurs, attitudes qui purent aller jusqu’au désir de leur mort mais ne survécurent pas au développement. Sous l’influence de l’éducation, sans doute également par suite de leur impuissance persistante, ces motions en vinrent à être refoulées et il se produisit une transformation de sentiments si bien que les ci-devant rivaux devinrent les premiers objets d’amour homosexuels. Une telle issue de la liaison à la mère présente de multiples relations intéressantes avec d’autres processus que nous connaissons… »

Freud S. (1922), Sur quelques mécanismes névrotiques de la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.

Dans le complexe fraternel freudien, en partageant un développement de René Kaës[6] extrapolant à partir des positions freudiennes, les relations fratricielles se développent de deux façons entre les membres de la fratrie sous l’égide d’une part, archaïque, de l’objet partiel, en provenance du corps imaginée de la mère ou d’un des organes imaginaires du sujet, et d’autre part, de la rivalité préœdipienne et œdipienne.
On pourrait compléter cette idée en envisageant toute l’importance des dimensions incestuelles, comme indiqué plus haut, horizontales (syntagmatiques : proprement fratricielles) et verticales (paradigmatiques : proprement œdipiennes), les apports nécessaires de l’imitation, de l’identification et de l’individuation dans la constitution du Moi, et, dans la prise en considération de l’homosexualité comme référence obligée de la relation à l’autre, l’explication première de la bisexualité psychique.
L’accès à la complémentarité, difficile dans la fratrie, pourra d’ailleurs se développer plus aisément, nous le verrons, dans les groupes affinitaires.
Ainsi, les liens entre les affects fratriciels apparaissent négatifs dans un certain militantisme – pas très éloigné de la dynamique sectaire dans le recours à l’agir[7] par exemple, mais aussi dans l’absence de symbolisation de l’autorité (paternelle) et de figuration de la reconnaissance (maternelle) – , et positifs dans les institutions, où les liens sociaux sont d’ailleurs semble-t-il relativement étroits et corollaires aux héritages possibles d’une sorte d’auto-analyse familiale dialogique, impossible dans certaines aires culturelles (Cf. Emmanuel Todd) et limitée chez les personnes par trop aliénées d’affects, au premier desquels la rivalité induite par la haine, non distanciés.
Rappelons que les instances de projection sont, dans le registre paranoïaque, majeurs, inversement proportionnelles aux capacités introjectives, le militantisme n’échappant pas à cette option paranoïde, en tant qu’espace majeur de diversion projective. À l’inverse, les instances de coopération sont, dans le registre obsessionnel du travail précisément et scientifiquement développé et dans le registre hystérique du plaisir de montrer et de démontrer, fructueux dans certains groupes, écoles ou instituts[8].
En effet, le détour par la « lutte des classes » est la plupart du temps – sauf pour les ambitions quasi mégalomaniaques de certains dirigeants de ces mouvements, relativement peu distinguées – une manière admise de faire valoir la déconsidération dont les déclassés se sentent frappés et qui s’en servent malgré eux, dans les motions inhérentes à leur irrésolution inconsciente, comme prétexte à une forme de revanche existentielle sur les nantis (d’affect) en une sorte de piètre[9] rattrapage d’un héritage parental (détourné, spolié au grand dam de ces petites gens qui dans leurs méfaits perdent l’essentiel : comprendre la cause du mésamour parental et intégrer la possibilité de l’amour fraternel) mal évalué, non choisi et non compris.
Ainsi, les marginaux revendicatifs du mouvement hippie nommaient-ils les « autres » des fascists, ou plus gentiment des bourgeois, comme aujourd’hui un certain militantisme extrême nommera « bourgeois » et « fachos » ceux qui n’adhèreront pas à leur idéologie, c’est-à-dire ceux qui, pour ces contempteurs de l’autre toujours déjà rival, ont simplement l’ambition de réussir leur vie dans le respect de certains choix et principes d’héritage moral, et qui seront – sans la pertinence critique que donne un certain travail sur soi – taxés, dans le meilleur des cas, de conservateurs.
Pourrait-il s’agir du deuil impossible dans une version hétéro-agressive (le mépris, le méfait), laquelle n’est pas décrite par Freud selon les attendus de la mélancolie, à l’inverse de l’homo-agressivité caractéristique du trouble mélancolique, essentielle dans ce trouble culminant de l’humeur, particulièrement dans la dimension narcissique du désinvestissement et de l’ambivalence impossiblement appréhendée ?
À cet égard, une histoire des enfants d’Œdipe (Étéocle et Polynice pour les fils, Antigone et Ismène pour les filles) resterait à faire en fonction de leurs destinées et de leurs relations avec leurs fameux ascendants, dans la mesure ou toutes les questions de la distanciation ou des meurtres ou des retrouvailles s’exposent là.
La rivalité et la guerre aussi bien que la coopération et l’alliance ainsi que la distance et l’évitement peuvent s’actualiser des relations entre frères et sœurs ainsi qu’il en est classiquement de l’organisation œdipienne, fût-ce par les jeux approfondis du déplacement (métaphore) ou de la substitution (métonymie), au cours de transformations bien observables dans la cure analytique.

Le chaudron sectaire

C’est d’ailleurs en partie dans l’idée que les horribles assassinats de cette nuit d’été seraient interprétés comme pouvant précipiter une guerre fratricielle (fantasme racialiste avant l’heure), par laquelle, dans la rébellion des personnes de couleur qui auraient été, suite aux conclusions espérées de l’enquête, accusées, Manson s’imaginait pouvoir prendre la tête d’un mouvement afro-américain contre la domination blanche. Des inscriptions sanglantes, « pig », un dessin de patte de panthère « black panther », ont été retrouvées tracées sur les murs[10]. Et voici comment le militantisme, bien galvanisé et appuyé sur des passions fratricielles peut basculer vers le crime.

« Armé de l’album des Beatles dans une main, et de la Bible dans l’autre, Charlie a vu le futur et le futur c’est maintenant. Pour les Noirs, affirme-t-il [Manson], l’heure du karma a sonné. Après des siècles d’humiliation et d’exploitation, les Noirs se soulèveront enfin et commettront des crimes atroces contre les Blancs, déclenchant ainsi une guerre raciale, l’Oncle Sam contre les Black Panthers, la guerre des guerres qui conduira à Armageddon. Helter Skelter. Après tout, les émeutes de Watts en 1965, l’assassinat récent de Martin Luther King et la radicalisation des Panthers, qui prônent désormais la lutte armée, rendent plausible ce soulèvement grandiose qu’hallucine le gourou entre deux volutes de marijuana. Et lorsque l’Apocalypse aura eu lieu, les militants noirs iront chercher Manson au fond de son antre et le supplieront de rebâtir le monde. »

(Jean-Baptiste Thoret, « Charles Manson, Vernis rouge sang sur l’Amérique des sixties » in Libération, 20/11/2017)

Par ailleurs, Manson, enfermé en 1972 puis mort en prison en 2017, à 83 ans, avait été éconduit par les décideurs de l’époque, musiciens, producteurs, célébrités, dans ses tentatives avortées de faire quelque chose[11] sur le plan de la créativité. Comme chacun sait, pervers, certains psychotiques et les psychopathes n’ont pas su transformer les motions de destructivité qui les assaillent en possibilités de sublimation, et, dans le meilleur des cas, en œuvre, fût-elle d’adaptation.
Après une vie de délinquance, émaillée de séjours en prison pour de multiples affaires de droit commun, Manson, le sujet toujours déjà défait, héritier primaire d’un père alcoolique et d’une mère prostituée, tous deux délinquants, incarcéré pour voies de fait, tentative de meurtre, proxénétisme, viols hétéro- et homosexuels, ayant à son actif à 33 ans, déjà 17 ans de prison pour vol de voiture, attaque à main armée, une dernière condamnation à 7 ans de détention pour possession de marijuana, repris de justice ayant tenté de s’établir comme musicien, et qui s’est avéré artiste médiocre et agressif, sans jamais faire montre d’un quelconque talent ou originalité, ce qui au passage n’avait pas été le cas par exemple pour un Dennis Wilson des Beach Boys, à la fois musicien en vogue et adepte secondaire de Manson, personnalité limite malgré tout, dénotant la possibilité d’une sorte de porosité entre les milieux électifs et les milieux sectaires, auquel une chance semble avoir été, à un moment, conférée puis ôtée tragiquement.
La psychopathie patente du gourou – tour à tour « Christ », « messie », défenseur et chef d’une future nation noire souhaitant pouvoir déclencher une guerre entre les afro-américains et les blancs, (autre conflit fratriciel socialisé non élaboré), chef de la « famille » – témoigne à la fois de la dimension mégalomaniaque du tueur, et de sa soumission à une dimension psychotique, sans distanciation possible, comme c’est le cas dans certains aspects agissants (paranoïdes et mégalomaniaques) des catégories maniaco-dépressives et schizophréniques. Il était par ailleurs obsédé par deux titres de l’Album Blanc des Beatles, Piggies et Helter Skelter, dans lesquels il percevait des prédictions apocalyptiques d’affrontement et de retournement de fin du monde.
Nous pourrions à ce stade émettre l’hypothèse d’une psychose sans sublimation réelle, cette forme avortée de sublimation serait ici délirante et/ou interprétative. Pourrait-ce être là l’origine de la psychopathie ? Il nous faut encore avancer.

« Solutions » psychopathologiques

La mégalomanie est le délire le plus courant après le délire de persécution. Ces deux formes vont d’ailleurs naturellement ensemble dans la mesure où la persécution suppose chez le mégalomaniaque une focalisation surévaluée des autres vis-à-vis du sujet.
Selon les recherches effectuées par Appelbaum et al.[12], les délires mégalomaniaques sont les plus fréquents chez les patients atteints de trouble bipolaire (59%), puis chez les schizophrènes (29%), puis chez les dépressifs (21%). Dans l’exemple de Manson, la pathologie la plus proche de ce qui pourrait être une origine à sa psychopathie, catégorie encore aujourd’hui discutée, semble être la schizophrénie paranoïde, où le malade a une conscience de soi démesurée (valeur, personnalité, connaissances, autorité) incluant des délires religieux (se prendre pour Jésus-Christ, pour le Diable) et qui, ici, trouve sa solution délirante dans le crime.
Dans la nosologie freudienne, nous trouvons tout d’abord les références à la mégalomanie dans la description du cas du président Schreber concernant la psychose paranoïaque, puisque les formes de paranoïa peuvent être déduites des contradictions de l’idée, refoulant son homosexualité, « moi (un homme), je l’aime, lui (un homme) ». Ainsi, sont observables soit un délire de persécution (parent du délire de revendication), soit une érotomanie, soit un délire de jalousie[13]. Freud souligne une quatrième possibilité tout aussi contradictoire avec la phrase liminaire qui pourrait être énoncée comme « je n’aime rien ni personne » sous entendant que la libido va forcément quelque part et qu’elle va vers un soi sans mesure, vers un « je n’aime que moi », c’est-à-dire sous la forme d’une mégalomanie qui est bien selon Sigmund « une surestimation sexuelle de son propre Moi ». Les liens qu’il fait avec la paranoïa sont logiques dans l’idée que dans la paranoïa la libido devenue libre est ramenée vers le Moi et utilisée pour le surinvestir.
Nous trouvons ensuite dans Pour introduire le narcissisme[14] les conjonctions entre narcissisme et mégalomanie qui amènent à considérer celle-ci comme un narcissisme secondaire, dans la mesure où la mégalomanie est plus ou moins présente dans toutes les formes psychotiques, puisque la libido est retirée des objets du monde extérieur pour être convertie en une surestimation du Moi plus ou moins maîtrisée.
Enfin, dans son Introduction à la psychanalyse[15], Freud confirme l’idée de ce qu’il nomme alors « manie des grandeurs » et qui provient d’un « agrandissement du Moi », conséquence du résultat de la soustraction de l’énergie libidinale par rapport aux objets déceptifs, suivant en cela la thèse d’Abraham[16] qui proposait l’idée selon laquelle le détachement de la libido des objets comme étant une « contradiction avec le monde » conduisait le sujet à se considérer comme le seul objet, et seul objet sexuel, et seul univers qui vaille. En effet, le délire de persécution, logiquement, implique la présupposition d’un délire de grandeur.
Le théoricien post freudien Henri Ey a décrit[17] le sujet de la mégalomanie, l’envisageant en particulier comme une solution – une réparation délirante – pour l’homme qui chavirerait dans la folie sous le coup d’un « sentiment d’autoaccusation », nous dirions aujourd’hui de culpabilité. En effet, devenir le persécuteur permet à tout le moins d’esquiver la persécution.
Selon cet auteur, dans les mégalomanies des états chroniques des schizophrénies, les thèmes qui s’imposent sont des thèmes de « transformation corporelle, à la fois hypocondriaques, érotiques ou mystiques ». La paraphrénie (cf. Kahlbaum puis Emil Kraepelin puis, brillamment, Clérambault) en est une théorisation exemplaire.

Psychose et/ou psychopathie

Concernant le gourou, l’hésitation est légitime, dans la mesure de l’ambivalence mortifère du criminel, puisqu’à l’âge de 16 ans, Manson est diagnostiqué « agressivement antisocial » par des médecins et à 18, « traumatisé psychique » et d’une « sensibilité blessée par un manque d’amour et d’affection » selon un psychiatre[18] l’ayant examiné.
C’est une question déjà rencontrée pour l’établissement d’un diagnostic chez les terroristes, dans la personnalité desquels la mégalomanie entre pour une large part (c’est le cas mutatis mutandis dans certaines configurations militantes : certaines vêtures discriminantes sont par exemple des formes mineures de mégalomanie, fondamentalement différentes de tenues portées pour signifier une fonction dignitaire d’autres ordres religieux).
Si d’ailleurs l’on s’en tient à l’aspect criminalistique des deux psychopathologies, les passages à l’acte psychotiques relèvent du premier alinéa de l’article 122-1 du Code pénal selon lequel « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » ou du deuxième alinéa selon lequel « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable  (L. no 2014-896 du 15 août 2014, art. 17, en vigueur le 1er oct. 2014),  « Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime[19]. ».
Dans les deux cas, le psychotique n’aurait pas conscience, faute de cette faculté qui lie fantasme et réalité – permise par l’accès à la fonction symbolique[20] – des conséquences de ses actes. En revanche, le psychopathe serait en mesure de les évaluer, voire d’en éprouver du plaisir, dans la mesure où il n’agit pas sous l’emprise directe et immédiate de la pulsion[21].
La psychopathie est également substantiellement différente de la psychose[22] en ce que la psychopathie est une élaboration balbutiante de l’altérité sans l’autre (cf. le concept objet-non-objet de Racamier), une solution mal envisagée, plutôt davantage une résolution non intentionnellement construite ou limitée, même s’il y existe un caractère de préméditation ou d’obsessionalité, avec le pseudo choix d’une des composantes des psychoses, savoir le choix de la criminalité, mais en une réponse sommaire à un sentiment de culpabilité jamais pensé, lui-même probablement appuyé sur un héritage intersubjectif héréditaire « éducatif » sans règle, sans norme, sans limite, puisque jamais réalisé ni donc jamais dépassé.
Quoi qu’il en soit, nous tenterons de répondre à la question du « choix » entre psychose et psychopathie dans notre prochain texte en introduisant dans cette dialectique la question de la perversion.
Toujours est-il que la Psychopathy Checklist de Hare comprend vingt items (symptômes relationnels et affectifs) dont la corrélation constitue le syndrome : fausse désinvolture, séductivité, mensonge pathologique, tendances à l’escroquerie, manipulation, absence de remords et de sentiment de culpabilité, émotions superficielles, insensibilité, manque d’empathie, incapacité de reconnaître sa responsabilité. Le mode de vie et les attitudes antisociales du psychopathe sont : besoin de stimulation, forte propension à l’ennui, mode de vie parasitaire, absence d’objectifs réalistes et à long terme, nombreuses relations « amoureuses » de courte durée, impulsivité, agressivité, irresponsabilité, absence de contrôle du comportement, absences précoces de réparation, délinquance juvénile, révocation de la liberté conditionnelle, promiscuité sexuelle, versatilité criminelle.
Conscient de ses actes, capable de prudence et de préméditation, dénué de toute compassion, empathie ou affiliation, le psychopathe est également, aux dires de la psychiatrie, peu réceptif au caractère dissuasif de la sanction et, par conséquent, pour qui le risque de récidive est des plus élevés.
À ce titre, les législateurs doivent s’interroger sur la signification inconsciente de la récidive comme recherche réitérée des limites.

Retour à la Horde primitive

L’intrusion du groupe de meurtriers, sauvages et désorganisés, opérée par les portes et les fenêtres de la villa, les amenant à blesser et tuer un simple visiteur du gardien du lieu, se passe sous cet aspect de la frustration vengeresse, confortée par la contagion de Manson du délire mégalomaniaque aux criminels, ainsi qu’en témoigne la réponse d’un des adeptes interrogé par les occupants de la résidence : « Je suis le diable et je suis ici pour faire le travail du diable ».
La barbarie des criminels dénote à la fois la haine de la part des sœurs et frères frustrés – pris définitivement par les passions tristes : haine, jalousie, ressentiment – et la dimension rationnelle d’un point de vue psychopathologique de leurs passages à l’acte, dès lors que la déconstruction de la fratrie relègue ses esprits les plus frustes dans le basculement vers les pathologies limites et les comportements pseudo délinquants, vols, viols, amoralités et détournements d’héritage matériel et abandon d’héritage moral avec impossibilité d’accès  au fraternel, relais moral du surmoi paternel perdu, incestes refoulés, y compris dans l’intégration confortable aux idéologies totalitaires et, partant, à la secte[23]. Quoi qu’il en soit, la Loi symbolique n’est pas accessible, ni a fortiori les valeurs de respect, de loyauté, d’honneur, que l’on acquière principiellement dans la transformation vers le socius, tel que Freud le démontre dans ses écrits dits « sociologiques[24] » par lesquels il introduit les deux destins possibles à la fratrie : identification et consolidation de principes d’amour sublimé, développés en tant que de besoin dans certaines institutions d’autorité bienveillante ou bien, et c’est le cas pour la régression sectaire, union de sexualités s’éteignant dans une satisfaction brève fondée sur le crime et la culpabilité.
Ainsi, dans le film de Tarantino et donc dans la fiction, les héros (les gentils : les personnages principaux) remportent tous les combats contre les criminels (les méchants : ceux qui veulent entrer de force dans un destin qui ne sera jamais le leur), de manière expansive et quasi-épique. Le personnage joué par Brad Pitt déjoue et punit l’inceste, en cours dans le ranch Spahn, et, dans ce même lieu, prête allégeance au père. Ensuite, Brad déjoue et punit le crime, lors de l’intrusion dans la villa, et assure l’autre héros, incarné par Leo di Caprio, de leur alliance fraternelle. Dans un troisième temps, Leo fait alliance avec les personnages stars Sharon Tate et Polanski – emporté par les passions joyeuses, amour, puissance, satisfaction –, gagnant ainsi l’accès à l’autorité tranquille et sécure.
Dès lors, dans le réel, nous pouvons apprécier du point de vue de la métapsychologie freudienne le fait divers en la régression à la horde primitive, réalisée chez Manson à la fois par l’inceste à l’égard des sœurs et par le retour au crime vis-à-vis des frères.
Cet aspect du meurtre réel, ainsi décrit, et celui du meurtre symbolique, pertinemment relevé par Roman Polanski lui-même, coexistent, puisque sa femme, Sharon Tate, aurait selon lui été tuée deux fois : une fois par les adeptes de Charles Manson, la « Famille », une fois par la presse, qui avait d’emblée, pour ainsi dire en fratrie inférieure du point de vue de la célébrité et de la fortune des deux stars, fait le lien entre les mœurs dissolus du tout Hollywood et les soi-disant orgies qui auraient offert un cadre favorable au quintuple assassinat.
Nous pouvons par conséquent observer, dans les conjonctures conclusives des événements de cet été-là, la conjonction de deux types de passion fratricielle ; une passion sectaire, celle, décérébrée, de la part de Manson et de sa communauté de fraternité perverse et incestuelle, et une passion de rivalité, celle, envieuse, de la part d’un certain monde de la presse d’alors et de ses dévoiements. Dans les deux occurrences, l’un régressive et perverse, l’autre inaccomplie et envieuse, les alliances ne furent pas au rendez-vous, le seul sème caractéristique commun des deux camps qui s’imposât ayant été celui de l’ombre[25].
Les deux fratries, meurtrière réelle et meurtrière symbolique, auraient ainsi sans le comprendre jalousé puis, faute de reconnaissance, affronté les frères et sœurs qui, doués de succès, de gloire, de beauté, vivaient une passion que l’on peut qualifier de bourgeoise, de charme et de réussite, incarnée par les personnalités, pourquoi pas, héroïques, de Roman Polanski, de Sharon Tate et, sans doute, de quelques de leurs amis.

Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre : Pulsion, passion, amour et crime


[1] L’appellation est encore existante aujourd’hui. Cf. ici notre article : Psychopathologie historique : Eros et Thanatos – Les Convulsionnaires

[2] Les films de Polanski ont la réputation d’être pessimistes, compte tenu de la biographie de l’auteur dans les traumatismes de l’enfance (parents déportés), de l’adolescence (censure sévère du régime communiste sur ses premiers films) et de l’âge adulte. Cette appréciation sombre occulte la passion qui éclaire ses films et qui le fait développer des personnages illustrant pulsions de vie et de mort, dans leurs dimensions névrotiques, psychotiques, narcissiques, dans le respect des règles de l’art. Entre autres :
Le couteau dans l’eau (1962), Répulsion (1965), Cul-de-sac (1966), Le bal des vampires (1967), Rosmary’s baby (1968), Macbeth (1971), Quoi ? (1972), Chinatown (1974), Le locataire (1976), Tess (1979), Pirates (1986), Frantic (1988), Lunes de fiel (1992), La jeune fille et la mort (1994), La neuvième porte (1999), Le pianiste (2002), Oliver Twist (2005), The Ghost Writer (2010), Carnage (2011), La Vénus à la fourrure (2013), J’accuse  (2019).

Merci au ciné-club de Caen pour leurs références : https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/polanski/polanski.htm

[3]Quelques-unes des vraies personnes évoquées dans le film Once upon a time in Hollywood :
https://metro.co.uk/2019/08/17/real-people-upon-time-hollywood-sharon-tate-charles-manson-10588210/

[4] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913

[5] Op. cit.

[6] René Kaës, « Le complexe fraternel archaïque », Revue Française de Psychanalyse, 2008

[7] Cf. l’article de Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », ici, 2023

[8] « L’amour naissant, quand tout va bien, débouche sur l’amour ; le mouvement collectif, quand tout réussit, engendre une institution » Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, 1981

[9] Sigmund Freud : « Tout traitement psychanalytique est une tentative pour libérer de l’amour refoulé qui avait trouvé dans le symptôme une piètre issue de compromis » in Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, 1907

[10] Cf. infra la fascination de Manson pour les chansons Piggies, Helter Skelter, Blackbird, des Beatles.

[11] Et de devenir quelqu’un, autre qu’un criminel.

[12] Appelbaum, Clark Robbins, P. et Roth, L. H., « Dimensional approach to delusions: Comparison across types and diagnoses », The American Journal of Psychiatry, vol. 156, no 12,‎ 1999

[13] Cf. Gaëtan Gatian de Clérambault sur « les psychoses passionnelles » in Œuvres psychiatriques, 1942

[14] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914

[15] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1915

[16] Karl Abraham, « Les différences sexuelles entre l’hystérie et la démence précoce », 1908

[17] Henri Ey, Étude n°19, 1950

[18] L’antisocial personnality disorder (ASPD) et la psychopathie désignent, selon Hare, des troubles différents. Le DSMIV définit les personnalités antisociales suivant une série de sept critères comportementaux : incapacité répétée à se conformer aux normes sociales, tromperie caractérisée par l’escroquerie ainsi que l’usage répété du mensonge et d’identités fictives, impulsivité ou incapacité à planifier, irritabilité et agressivité caractérisées par des attaques ou conflits physiques réguliers, indifférence pour sa propre sécurité et celle d’autrui, irresponsabilité ou inaptitude à honorer ses obligations professionnelles et financières, absence de remords rendue manifeste par l’indifférence affichée et la rationalisation de ses fautes et/ou de ses crimes. Pour être diagnostiqué comme personnalité antisociale, le malade doit posséder au minimum trois des caractéristiques mentionnées, être âgé d’au moins dix-huit ans et avoir rencontré des « troubles de la conduite » avant sa quinzième année.

[19] « Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la nature du trouble le justifie, elle s’assure que la peine prononcée permette que le condamné fasse l’objet de soins adaptés à son état. »

[20] Système des représentations individuelles et collectives que nous utilisons pour penser et communiquer.

[21] Le mensonge pathologique, les violations répétées des normes sociales, la victimisation, la tendance à blâmer autrui ou l’intolérance à la frustration caractérisent assez justement le discours psychopathique.

[22] La psychose paranoïaque se manifeste en premier lieu par des délires systématisés. La psychose schizophrénique par des délires non systématisés. La psychopathie (comme la mégalomanie) est une pathologie narcissique secondaire.

[23] Cf. Eugène Enriquez : De la horde à l’état. Essai de psychanalyse du lien social, 2003

[24] Totem et Tabou (1912), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la culture (1929)

[25] Jankélévitch : La joie est une « pure lumière sans ombre »

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Matérialité et profondeur chez Maupassant : Pierre et Jean

Préface Nicolas Koreicho

« Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas. »
Guy de Maupassant, La Guillette, Étretat, septembre 1887

Eugène Boudin, Femme en robe bleue sous une ombrelle, vers 1865, huile sur carton, 22,1 x 31,8 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

C’est en Normandie, dans le pays de Caux, que se déroule ce petit roman, genre sérieux pour Maupassant et pour son maître Gustave Flaubert, après Une vie (1883), Bel-ami (1885) et Mont-Oriol (1887), façon pour lui de revenir vers la région de son enfance et vers la profondeur des attendus de ses premières années grâce au récit d’une période précise de la déliaison effective – et affective – de deux frères qui découle en l’espèce de leur relation avec leur mère.
Le thème du livre, sujet ancien de l’hypotextualité mythologique littéraire, est celui de la rivalité dans la fratrie, apparue dans la Bible à travers les relations de Caïn et Abel, d’Isaac et Ismaël, de Jacob et Ésaü, de Rachel et Léa, de Joseph et ses frères, d’Abimélec et ses frères, dans la mythologie grecque selon l’affrontement des fils d’Œdipe, dans la bataille pour la domination romaine avec le combat de Romulus et Rémus, tous constituants ataviques d’un tragique incestuel dans la ligne fondatrice et formatrice de la civilisation gréco-judéo-chrétienne.
Certaines techniques narratives du récit (monologue intérieur, style indirect libre, focalisation interne, description « naturaliste » des tableaux du quotidien, réalisme impressionniste) permettent d’entrer dans le vif du sujet, de ce que veut en faire l’auteur, et de ce que ce sujet devient dans l’histoire, malgré lui révélant l’inconscient des personnages.
Il y a toujours de la biographie, peu ou prou, dans nos fictions. On peut se laisser à penser, rapidement, que ce que l’écrivain a pu ressentir, à l’écoute de Laure de Maupassant, a laissé planer quelquefois le doute sur la paternité réelle de Guy, et que la question de la nature des liens fratriciels s’est posée sans doute dans un esprit sensibilisé, à l’idée que le cadet, Hervé, atteint de démence, finira interné[1].
Alors, même si le Christ commande qu’il faut aimer Dieu et son prochain[2], ceux qui nous ont été si proches ne sont pas toujours en mesure d’aimer l’autre, et l’amour, hautement re-commandé[3], n’est pas accessible à l’obscurité[4].
En effet, la compassion – et, d’ailleurs, le pardon – suppose une sorte de hauteur, laquelle provient entre autres de la conscience que notre vie est une seule et « unique matinée de printemps » (Jankélévitch).
Cependant, les rivalités, plus ou moins dicibles, proviennent en grande partie de la composante œdipienne de la parenté, inévitable, et pas seulement de ce que Freud a désigné comme roman familial selon lequel le sujet, dans une des périodes de son développement, s’imagine être le fruit de parents d’un rang supérieur ou d’une classe élevée[5], ni de l’idée connexe, fréquente dans l’œuvre de Maupassant, de l’enfant illégitime, enfant de la faute, ni de l’argent, dont on connaît en psychanalyse la puissance symbolique, en particulier sous les auspices ambivalents de l’héritage.
Ainsi, le Sujet, en la majesté de l’inconscient propre au récit, apparaît.

Nicolas Koreicho – Novembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Pierre et Jean (Début du chapitre II)

« Dès qu’il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L’air un peu frais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.
    Il se sentait mal à l’aise, alourdi, mécontent comme lorsqu’on a reçu quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’où lui venaient cette pesanteur de l’âme et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir où. ; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
    Lorsqu’il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières du café Tortoni, et il s’en vint lentement vers la façade illuminée ; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allait trouver là des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer ; et une répugnance brusque l’envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.
    Il se demanda : « Où irais-je bien ? » cherchant un endroit qui lui plût, qui fût agréable à son état d’esprit. Il n’en trouvait pas, car il s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne.
    En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna vers la jetée ; il avait choisi la solitude.
Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s’assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l’avoir faite.
    Il se demanda : « Qu’ai-je donc ce soir ? » Et il se mit à chercher dans son souvenir quelle contrariété avait pu l’atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fièvre.
    Il avait l’esprit excitable et réfléchi en même temps, il s’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans ; mais chez lui la nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’homme intelligent.
    Donc il cherchait d’où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu’un pour n’être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient lui dire.
    Et il se posa cette question : « Serait-ce l’héritage de Jean ? »
    Oui, c’était possible après tout. Quand le notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait senti son cœur battre un peu plus fort. Certes, on n’est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
    Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de l’impression produite par un fait sur l’être instinctif et créant en lui un courant d’idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires à celles que désire, qu’appelle, que juge bonnes et saines l’être pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
    Il cherchait à concevoir l’état d’âme du fils qui hérite d’une grosse fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un père, aimé pourtant et regretté.
    Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait mieux, content d’avoir compris, de s’être surpris lui-même, d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous. »

Guy de Maupassant – Pierre et Jean, 1888

Texte original, précédé d’une préface de l’auteur « Le Roman » :
https://fr.wikisource.org/wiki/Pierre_et_Jean/Texte_entier


[1] Pontalis, Jean-Bertrand, Frère du précédent, Gallimard, 2006

[2] Matthieu 22.36-40

[3] 1 Corinthiens 13.4-7

[4] « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de la Rochefoucauld

[5] Cf. ici notre article Fantasmes originaires

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Termes de la passion

Nicolas Koreicho – Octobre 2022

« L’étroite voie de notre ciel propre passe toujours par la volupté de notre propre enfer. »
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, 1882

Nymphe enlevée par un faune, Alexandre Cabanel, 1860, Palais des Beaux-Arts, Lille

Sommaire

  • Éléments d’étymologie et de syntaxe
  • Aspect sociétal
  • Aspect métapsychologique
  • Aspect subjectif
  • Psychanalyse et psychopathologie

Éléments d’étymologie et de syntaxe

Les apories des idéologies contemporaines invitent à penser que la passion représente la contradiction fondamentale, à l’issue des pulsions de vie et des pulsions de destruction.
En préambule, afin d’aborder justement un concept quelque peu subtil, quelques éléments d’étymologie et de syntaxe sont nécessaires, voire indispensables, puisque, d’une part, l’étymon correspond à une partie du mot (suffixe) qui lui-même correspond à notre socle épistémologique (psycho-pathologie) et que la syntaxe incluse dans le terme implique une sémantique générique déterminante sur le plan de sa connotation dans le double sème du ravissement.
En français, le mot est emprunté en 980 au latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati « souffrir » (pâtir). Sa première occurrence en est « douleur morale » (Varron).
Dès le IIe siècle (Apulée), son sens se précise en « fait de subir, d’éprouver ». Il est employé pour « action de subir de l’extérieur » s’opposant ainsi à natura (nature). Ce n’est pas ce qui est mais ce qui advient.
Le substantif désigne spécifiquement la souffrance physique, la douleur, la maladie (IIIe siècle). Il est employé en latin chrétien pour désigner les souffrances du Christ (textes patristiques depuis Tertulien) et celles des martyrs (397, concile de Carthage), puis, par métonymie, le dimanche avant Pâques où est commémorée la crucifixion (VIIe siècle).
À partir de la fin du IIIe siècle, passio connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin), et au pluriel, avec une valeur légèrement péjorative : « les passions » (passiones peccatorum, du péché, passiones carnales, charnelles). Il traduit le grec pathos.
Le mot est passé en français avec le sens religieux du « supplice subi par un martyr » puis, avec la majuscule, « supplice subi par le Christ pour le rachat de l’humanité » (fin Xe). Là aussi, par métonymie, la Passion désigne le récit du supplice de Jésus dans les Évangiles, puis en art dramatique, en sermon (au XVIIe), puis en genre musical (période classique, spécialement Bach), puis fleur (passiflore) et fruit de la passion, puis en héraldique (clous, croix). Dès l’ancien français, passion est synonyme de souffrance physique puis retourne à l’acception antique d’« affection de l’âme », d’abord passion d’amor, « souffrance provoquée par l’amour », puis, à partir du XVIIe, vive affection que l’on a pour quelque chose. De là la passion devient la sensibilité qui se dégage d’une œuvre littéraire ou artistique et, par métonymie, un objet d’affection en parlant de l’objet en tant que personne.
Parallèlement le mot passion développe des acceptions philosophiques à partir de l’action de subir par opposition à action proprement dite.
L’adjectif passionnel s’est développé au XIXe en sociologie, avec Balzac, et avec les études criminologiques dans le syntagme crime passionnel.
Du point de vue de la syntaxe, passion a été, jusqu’au XIXe, le rôle du sujet qui reçoit l’action, le passif marquant la passion du sujet (accusatif), avec l’idée d’une durée de la souffrance ou d’une succession de souffrances : l' »action » de souffrir, le résultat de cette action, avec une idée de perdition, d’égarement, dans un curieux mélange d’existence intense et de disparition subie.

Aspect sociétal

L’opposition des violences délinquantes vides de toute passion et de l’intense symbolique des rituels sacrés de la mort de la Reine nous incite à différencier ce qui détruit de ce qui construit.
D’un côté le voile sombre du wokisme dont les conséquences sont, d’une part, la violence obscure des banlieues : plus de passion, en tant que cadre millénaire, plus d’amour ni de souffrance, on peut violer, on peut tuer et trafiquer de la mort, ce qui ne vaut pas moins que l’idée du bien et du mal, et, d’autre part, sa théorisation et la multiplication des transgressions dans les lieux de la res publica et les universités : on peut interdire écoles et amphis aux hétérosexuels et aux blancs, on peut arborer des tenues ouvertement discriminantes, en de nouveaux racismes et sexismes.
D’un autre côté le respect humble d’humains fascinés par l’ordonnancement somptueux de rituels qui ne peuvent être réalisés que dans l’art, l’œuvre, la tradition ou la magie. Ainsi, les sujets peuvent être à la fois emportés par une idée du divin et par le désir qu’ils en soient.
Du point de vue du rapport de la psychologie du sujet avec la psychologie des foules, le « Tu ne tueras point » du christianisme n’empêchât point les bûchers de l’inquisition, les « exaltantes et glorieuses » révolutions débouchèrent sur les terreurs les plus infames, « l’égalitarisme » marxiste produisit les grandes famines du XXe siècle, les laogais maoïstes et les goulags staliniens, la « religion de paix » de l’islamisme provoque encore aujourd’hui ségrégations et attentats.
En effet, nous rencontrons souvent dans les adhérences à ces explosions historiques les tenants du militantisme, du sectarisme ou du fanatisme sous de nombreuses occurrences.

Aspect métapsychologique

Du point de vue de la psychanalyse et de la psychopathologie fondamentale, nous pouvons commencer par tenter un rapprochement de la passion avec une sorte de folie – folie, en tant que terme de nosographie classique, n’existe plus -, la folie étant pendant tout le Moyen-Âge et jusqu’au XVIIIe considérée sous l’angle de la possession[1].
C’est d’ailleurs cette acception que l’on peut déduire des trois premières définitions régulières de la passion dans les dictionnaires avec la toute particulière quatrième à laquelle nous comprendrons un approfondissement spécial :
– État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie mentale.
– Amour intense
– Enthousiasme
– Supplice et chemin de croix de Jésus
Nous retrouvons l’idée d’une force externe qui s’empare de la personne et qui a pour vocation de s’enkyster ou de se transformer.
Aujourd’hui une 5ème définition est donnée :
– intérêt très vif pour quelque chose : « La passion des voitures ».
La passion concentre à elle seule une grande souffrance, les mystères de la Passion de la mort de Jésus, les récits, religieux, poétiques, théâtraux, peints, sculptés, musicaux de cet événement, de philosophiques oppositions intellection-sensibilité, passion-action, animalité-humanité, passion-volonté, de philosophiques traités sommés de donner un sens aux passions, de les catégoriser, de singuliers et inquiétants mouvements psychiques, trempés de folie, trempés de pulsion, « affection hystérique », « affection mélancolique et hypocondriaque[2] », des tendances affectives intenses, exclusives, impérieuses et risquées, des poussées puissantes et souveraines, des incendies amoureux ou mortels, des désirs irrépressibles, immarcescibles, ou encore de simples expressions d’inclinations diverses, pour divers objets, et aussi des passions charnelles, sexuelles, intellectuelles, artistiques, plus ou moins transformables.
Cependant, les explosions et les transformations psycho-affectives auxquelles conduisent les passions donnent à considérer La passion sous ses multiples formes, apparemment oxymoriques, tour à tour joyeuses ou tristes, pouvant en effet se résoudre dans ses conséquences les plus imprévisibles comme source infinie de souffrance mais aussi d’amour, de manque mais aussi d’élation, d’exaltation mais aussi de mélancolie, de crime mais aussi de sublimation.
Dès lors, la passion n’est-elle concevable que dans l’opposition ou, à tout le moins, dans la dualité ?
L’idée d’Esquirol contenue dans sa thèse est que la passion, qui appartient à la vie organique, vient troubler l’épigastre, lequel influe sur les nerfs et le cerveau. « L’influence sympathique du centre épigastrique sur les fonctions du cerveau » nous amène à considérer « pourquoi les passions sont si souvent cause de l’aliénation mentale ». Cette action par « sympathie » s’exerce du fait d’un « spasme des centres de la sensibilité ». Autrement dit, le cerveau n’est pas originellement touché.
Cette idée est d’une certaine manière le rejeton de la théorie antique platonicienne métaphorique des lieux des facultés humaines : l’âme de l’homme (et la raison : logistikon ou noûs) c’est la tête, les sentiments de l’homme (et les humeurs : thumos) c’est le cœur, les désirs de l’homme (et les affects : epithumia) c’est le foie.
Ainsi, l’idée d’une disjonction entre facultés mentales et mouvements affectifs (facultés morales à l’époque) se fait jour et vient préserver ce qui peut être maintenu d’un reste de raison. Pour Esquirol, si certains aliénés font montre de facultés intellectuelles, dans tous les cas les « facultés morales » (les affects) des aliénés sont altérées.

Aspect subjectif

Sujet affectif et sujet raisonnant sont séparés, et il ne tient qu’à son histoire – et à ce que le sujet fait de son histoire – de les relier ou de les délier.
Le lien entre la folie et la passion nous amène à considérer le double concept de liaison et déliaison. Sans doute parce que la folie fait basculer immanquablement du côté de la pulsion de mort et que, du côté de la pulsion de vie, c’est la passion qui tient le haut du pavé, en ce qu’elle peut se tourner vers la sublimation.
Ce questionnement peut-il nous faire nous interroger sur le lien qui existe entre la pulsion et la passion ? Entre névrose et psychose ? Entre Œdipe et Narcisse ? entre intra- et intersubjectivité ? Entre hypothalamus (désirs et émotions) et hypophyse (régulation endocrinienne[3]) ?
Habituellement, dans son acception commune, la passion a le sens d’un amour fou, qui en général commence bien et se termine mal, avec une vibration incessante marquée par l’impossibilité du lien stable et rassurant. C’est beau, c’est cruel, ça fait peur et ça fait envie. C’est profond et c’est puissant.
Dans l’ancienne nosographie, la folie a un sens religieux (avant la période classique), puisqu’elle est habitée par le mystère et le démoniaque et elle s’accole à la passion (comme pour Perceval et sa quête du Graal) dans la souffrance objective et l’élan explosif, à l’entrelacs de l’âme et du corps.
À la renaissance, la passion fait basculer dans la folie romantique, ou dans le fol héroïsme (Shakespeare ; Cervantès).
Parallèlement, les traités de philosophie s’en emparent, avec des fortunes diverses, après les développements féconds des philosophes de l’antiquité.
Dans un tout autre registre, les romans de gare et les sémantiques populaires s’en feront un relais schématique et univoque.

Psychanalyse et psychopathologie

S’appliquant à la passion, on peut sans doute s’interroger sur la pertinence du terme générique de « dessaisissement », même si ni ses formes ni ses conséquences ne sont décrites dans la littérature.
Nous préférons pour notre part introduire sa dimension paradoxale selon l’idée de liaison/déliaison dans un agencement propre qui dépasse d’évidence le libre-arbitre :
« Un homme comme moi ne peut vivre sans dada, sans une passion ardente, sans tyran pour parler comme Schiller. Ce tyran je l’ai trouvé et lui ai asservi corps et âme. Il s’appelle “Psychologie”. »  écrivait Freud. Comme Nietzsche, Freud était « passionné » par la vérité qu’apporte la connaissance, sans nulle obédience à des systèmes facilement clos.
En tous les cas, la passion peut apparaître de prime abord comme un concept antinomique.
Qu’elle soit mystique, artistique, scientifique, amoureuse ou psychotique, la passion est un pari : faut-il garder sa raison et perdre sa passion, ou bien perdre la raison et s’adonner à sa passion ? Peut-on raison garder et passionné demeurer ?
Ces questions ne sont pas pour rien. Elles sont dans le pathos de « psychopathologie » puisque toute notre discipline est de passion. Et de raison.
Parmi d’autres questions pouvant se rapporter aux formes de la passion et qui sont d’importance, nous pouvons citer : l’objet perdu, le désir, la perte, l’absence ; la rencontre, le plaisir, la retrouvaille, la présence.
Parmi les conséquences qui découlent de ces formes, existe naturellement la possibilité de comprendre et de conjuguer, en travail de liaison avec les faits de l’esprit, de l’âme et du corps, les deux types de questions.
Freud, dans les occurrences, rares, de la thématique passionnelle dans son œuvre, a esquissé ce qui s’apparente de proche en proche à notre concept, souvent selon des acceptions duelles : amour/haine ; sexualité/amour ; activité/passivité ; sadisme/masochisme ; voyeurisme/exhibitionnisme ; détresse/passion amoureuse ; affect/affectif ; libido du Moi/libido d’objet ; désir/passion ; transfert/contre-transfert : positif/négatif ; ambivalence.
Dans son Introduction au narcissisme, il présente ce qui confine aux termes de la passion comme réagencement narcissique : la demande du passionné pourrait être d’aimer – et d’être aimé – à la hauteur du fantasme du paradis perdu, c’est-à-dire d’aimer et d’être aimé pleinement, inconditionnellement, à l’image des amours premiers qui ont constitué le narcissisme du sujet en devenir de la part de la mère nourricière et du père protecteur, lors d’un narcissisme enlevé et réattribué, à l’instar du feu prométhéen, s’il se produit « comme un dessaisissement de la personnalité propre au profit de l’objet[4] ». Ceci posé, gageons que la passion offre la possibilité, en se rappelant Granoff[5], de se trouver de nouveau sujet, « ténor ou prima donna », apprivoisant soi-même et l’autre, et, n’en déplaise aux thuriféraires de l’absolutisme des facultés, dans un enthousiasme de raison.

Nicolas Koreicho – Octobre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du « fou » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’ « hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

[2] Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, son collaborateur, localisaient la passion au niveau de l’épigastre : « Les passions appartiennent à la vie organique : leurs impressions se font sentir dans la région épigastrique ; que ce soit primitivement ou secondairement, elles ont là leur foyer. » (Thèse d’Esquirol – 1805)

[3] L’hypothalamus est le régulateur des fonctions vitales et la plaque tournante du désir et des émotions. Il ajuste le corps aux variations de l’environnement. Il concerne la peur, la colère, la motivation. Il est responsable de la stimulation de l’activité neurovégétative sympathique (tachycardie, hypertension), de la régulation des sécrétions de l’hypophyse. Il concerne la thermorégulation, la prise alimentaire (soif, faim), la reproduction (sexualité, ovulation), la lactation, les émotions (réponses aux agressions et aux désirs), les variations liées à l’alternance du jour et de la nuit (cycles veille-sommeil), la croissance, la réabsorption de l’eau au niveau du rein.
Le plaisir augmente la production par l’hypothalamus d’ocytocine en direction de l’amygdale, réduisant l’anxiété.
Le stress libère de la corticolibérine et de la vasopressine qui elles-mêmes libèrent une hormone (ACTH : adréno-corticotrope). L’ACTH déclenche alors au niveau des glandes surrénales la libération de cortisol qui peut saturer l’hippocampe qui ne jouera plus son rôle de régulateur et verra ainsi se déclencher des phénomènes dépressifs et des attaques somatiques (reins, cerveau, cœur). C’est aussi régulièrement le lieu de naissance de la crise migraineuse.
L’hypophyse régule la production d’un grand nombre d’hormones stimulant les glandes endocrines périphériques, dont les surrénales qui produisent les glucocorticoïdes et l’adrénaline.
Site de l’IFP : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/articles/epistemologie/neuropsychologie/

[4] Sigmund Freud, Introduction au narcissisme, 1914

[5] Wladimir Granoff, Filiations. L’avenir du complexe d’Œdipe, 1975

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La Bête

Nicolas Koreicho – Août 2022

« À tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, elle impose une marque sur la main droite ou sur le front. Et nul ne pourra acheter ou vendre, s’il ne porte la marque, le nom de la Bête ou le chiffre de son nom. C’est le moment d’avoir du discernement : celui qui a de l’intelligence, qu’il interprète le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme : et son chiffre est six cent soixante-six. »[1]
Livre de l’apocalypse, chap. 13, versets 16-18

Kimon Berlin, La Bête de la Mer (Tapisserie de l’Apocalypse, XIVe siècle), Château d’Angers

Sommaire :

  • Préambule
  • Des textes aux peuples
  • De l’histoire aux récits
  • La bête du Gévandan
  • La bête

Préambule

Entre la Bête de la Bible, d’origine apocalyptique et la bête de sexe, d’ascendance évidemment pulsionnelle, une bête, absolument singulière, participant à la difficulté d’établir une limite entre l’homme et l’animal, a hanté l’histoire de l’Europe pendant de multiples décennies. Nous tenterons de comprendre la place, symbolique et intrapsychique, de cette créature singulière, étrangement inquiétante, et qui, à l’instar des autres bêtes dont nous allons parler, a eu un retentissement qui, après la Bête du testament, n’en finit pas de résonner. Au-delà de la marque historique que peut produire un événement à vocation mythique, les conséquences de ces faits hors limites ouvrent sur des domaines qui concernent les profondeurs les plus archaïques de l’inconscient.

Nous avions vu avec les convulsionnaires comment un épisode à la fois historique et mystique, érotique et thanatique a pu répandre une forme de fascination[2], à partir d’une organisation perverse ritualisée dans laquelle une multitude va s’étonner et une minorité se retrouver, et nous interroger, et ce jusqu’à nos jours (cf. la Famille, communauté endogamique de l’Est parisien), et procéder à une déflagration politique susceptible d’inquiéter les autorités royales, religieuses, politiques de France.
Avec la bête du Gévaudan, exemplaire en ceci que le refoulé occupe toute la place dans notre histoire, qui prend manifestement la suite du lycanthrope, ce fameux loup-garou qui questionne depuis des siècles et qui voit se croiser de multiples champs d’investigation, théologie, anthropologie, criminologie, médecine, occultisme, zoologie, nous nous trouvons confrontés aux mêmes interrogations. Bien que les attaques de loups, les psychopathologies, les troubles psychiatriques et la consommation de drogues expliquent en partie les fictions concernant la lycanthropie, les éléments issus de l’inconscient personnel et de la psychologie collective posent les mêmes problèmes que ceux que nous évoquons, en particulier pulsionnels et transformationnels.
Les pouvoirs, et la possibilité pour l’homme de comprendre quelque chose à ses grandes tendances, ont également été ébranlés, car plaçant les actants de l’époque à une limite problématique de l’humain et de l’animal, dans un croisement pour le moins perturbant, en cela qu’il représente le choc d’une pulsion de vie animale conjuguée avec une pulsion de destructivité humaine.
L’impact dans les imaginaires de cet animal, un canidé de Lozère, issu de la région de France des monts de la Margeride, tient aux différentes analyses et prises en compte de la question fondamentale de la nature des pulsions et de leur intrication.
La singularité et le retentissement dans les esprits de la bête du Gévaudan, provient tout d’abord, dans son apparition manifeste, à sa filiation religieuse et superstitieuse en référence, selon les époques des commentateurs, aux figures de Satan lequel, par l’intermédiaire de différents systèmes politiques et économiques, est censé imposer sa domination, mais aussi, paradoxalement, aux figures de Dieu qui, par le truchement de ses représentants sur terre, est censé soumettre la population.
Au-delà de l’acception morale et psychologique collective du « dieu du mal » et du « dieu du bien », le questionnement pertinent en psychanalyse est celui de la dimension, en chacun, de l’intrication des pulsions de vie et des pulsions de mort.
De cette représentation d’obédience spiritualiste, la référence à son architectonique latente va s’imposer dans la littérature, la bête s’orientant vers une dimension érotique et mortifère (cf. par exemple sa place dans Les chants de Maldoror de Lautréamont[3], L’Anglais décrit dans le château fermé de Mandiargues[4]) jusqu’à La Bête de Borowczyk[5] (d’après Lokis de Mérimée[6]), en des récits qui se résolvent dans une pornographie suggérée ou explosive, poétisée, métaphorique, délirante parfois, et qui illustrent la question des limites, humaines, animales, criminelles, sexuelles.
La bête pourra selon les croyances représenter sur le plan socio-historique la dimension économique et politique de l’oppression, cependant que la dimension latente des événements historiques ou des récits de fiction oriente plutôt l’interprétation vers un plan symbolique, voir mythique et, en tant qu’elle concerne le sujet nécessairement en proie à l’oxymore pulsionnel, intrapsychique.

« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants. »

Pour lire la suite…

Claude Lévi-Strauss, La leçon de sagesse des vaches folles
Le Chiffre de la bête. Hennequin de Bruges (Jan Bondol en flamand),Tenture de l’Apocalypse, Château d’Angers.

Des textes aux peuples

La Bête de l’Apocalypse, (τὸ Θηρίον (tò thēríon) en grec ancien) est une figure de l’eschatologie chrétienne qui apparaît dans le chapitre 13 de l’Apocalypse de Jean, en écho à la vision des quatre bêtes du Livre de Daniel. L’auteur de l’Apocalypse, qui écrit sous le règne de l’empereur Domitien, décrit successivement deux bêtes affidées à Satan, lesquelles symbolisaient outre leur origine satanique une signification manifeste de l’oppression de l’ancien pouvoir romain idolâtre.
Si l’on se réfère à la dimension religieuse de la Bête, l’auteur de l’Apocalypse de Jean décrit, au chapitre 13, successivement les deux bêtes : l’une provenant de la mer, à laquelle Satan, partiellement vaincu par l’archange Michel, a délégué son pouvoir, l’autre provenant de la terre pour appuyer la puissance de la bête de mer, à laquelle la bête de la terre obéit. Au passage, les deux bêtes font écho à l’alliance des créatures maritime et terrestre Léviathan et Béhémot de la tradition judaïque ancienne.
Des exégètes, sociologistes avant l’heure, ont vu dans la Bête de l’Apocalypse, qui s’opposait à Dieu, le symbole de tout pouvoir, singulièrement satanique, que la psychanalyse, elle, rapprocherait plutôt de la puissance du pulsionnel, entre autres érotique et thanatique. Par ailleurs cette idée de Dieu, la psychanalyse peut de la même manière l’apparenter au Surmoi, dans une acception non seulement participant classiquement du père, mais régulatrice, éducative et suggérant la possibilité d’apprivoiser castration et ambivalence ainsi qu’il en est d’une large part de la fonction paternelle.
Les porte-parole de Dieu, à travers le monde, à travers les siècles, en intégrant les pulsions fondamentales dans les récits testamentaires, canaliseraient donc les poussées individuelles – de vie, de mort –, et seraient censés de cette manière éviter les excès développés par les peuples en voulant détenir le pouvoir et en leur déniant, par l’imposition d’une doxa mythifiée, la possibilité d’une application littérale de la dimension bestiale de l’humain, en particulier lorsque constitué en foule[7].
Par suite, les dirigeants des peuples, en imposant les grands totalitarismes dans des mouvements révolutionnaires violents, nazisme, stalinisme, maoïsme, islamisme, toutes idéologies promettant une sorte d’atténuation de la nature subjective immédiatement agissante – pulsionnelle, donc – de l’homme, puisque ne correspondant pas à l’idée des gens de pouvoir de la morale politique, mais susceptibles d’autoriser par réaction tous les possibles, voire toutes les perversions, de manière destructrice et finalement, par autoritarisme solipsiste, vouent ces peuples à l’étouffement.
En effet dans l’histoire, cette sorte de régulation obligée se résout généralement dans un recommencement (une révolution) des abus qu’elle était censée combattre, mais de manière régulée, organisée, systématisée, dont les fins sont destinées d’abord à la disparition d’un aspect « rebelle » de la volonté du peuple, puis à sa disparition en tant que peuple.
Ainsi, les premières communautés chrétiennes rencontrent des périodes de persécution infligées par les autorités romaines qui vont s’intensifier à partir du IVe siècle et la bête de la mer sera reliée à l’un ou l’autre empereur romain (cf. l’Œcumenius à sept têtes, du nombre des empereurs).
Le supposé danger incarné par les représentants de Dieu et, subséquemment, par les représentants des peuples, est interprété par Martin Luther qui revendique la crainte que doit inspirer les tenants du pouvoir en assimilant la papauté à différentes figures de l’apocalypse de Jean, considérant le pape comme « Bête de l’abîme ».
D’ailleurs, sur les illustrations que Lucas Chranach l’Ancien fait de la version du Nouveau Testament donnée par le réformateur (Bible de Luther[8]), l’artiste représente la Bête de l’Apocalypse couronnée d’une triple tiare pontificale.
Au XXe siècle, à partir de la fin des années trente, nombre de théologiens et de philosophes chrétiens rapprochent l’évolution du mal à la Bête de l’Apocalypse ; l’Allemagne nationale-socialiste et son Führer y sont clairement représentés et le philosophe Jacques Maritain développe que nazisme et stalinisme sont la double révélation du « vrai visage » de la Bête ainsi que, de façon certes plus consensuelle, les démocraties et théocraties révolutionnaires.
Dès lors, « la bête immonde » demeure le syntagme utilisé par les européens pour qualifier le fascisme, comme dans les anciens satellites à l’Est de l’URSS pour qualifier le communisme, comme en Occident pour les survivants des camps de concentration lorsqu’ils ont appris l’attentat des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 pour qualifier l’islamisme : « Elle est revenue ».

De l’histoire aux récits

Miszka su Lokiu, Abu du tokiu (Michka et la bête, tous deux sont les mêmes)
Proverbe lituanien

Lokis est le récit de voyage du professeur Kurt Wittembach qui se remémore des événements étranges dont il fut témoin lors d’un séjour en Lituanie. Des études sur les récits traditionnels baltes l’avaient conduit dans le château du comte Szémiot, dont la bibliothèque recélait d’étranges manuscrits relatant des histoires archaïques dont il ne distinguait pas la part légendaire de la réalité. Mais le comte Szémiot (Michel Szémiot : Michka) le fascinait et, peu à peu, le distrayait des livres qu’il était venu étudier. En effet, le comte se distinguait d’abord par sa taille exceptionnelle mais aussi par les habitudes qu’il avait de s’enfoncer dans la forêt, à l’occasion de longues promenades d’ailleurs jamais consacrées à une quelconque chasse et dont le but restait mystérieux. La découverte des origines de l’hôte du chercheur relate l’ascendance du comte dont la mère devint folle ayant, plusieurs mois avant sa naissance, été agressée et vraisemblablement violée par un ours.
Les noces du comte avec une aristocrate polonaise se terminent de manière particulièrement violente. En effet, au terme de la première nuit commune, la nouvelle épouse est retrouvée horriblement blessée par une mâchoire animale, tandis que le comte Szémiot a disparu.

« Le grand vent sort de ta tête et tu entends de nouveau la musique céleste. Tu éprouves de la pitié et de l’amour et de la tendresse pour ce pauvre animal qui se lamente, gronde et rit et soupire derrière toi comme un personnage sorti tout droit de l’éther. Qui est-ce donc ? Personne d’autre que toi. »

Brion Gysin, Les Flûtes de Pan
La Bête, Walerian Borowczyk

Dans La Bête de Walerian Borowczyk, une adaptation libre de la nouvelle Lokis de Prosper Mérimée, le film relate les fiançailles dans un château de France du petit neveu du chatelain, Mathurin, qui regarde un étalon couvrir une jument. Deux américaines, la mère et la fille, Virginia et Lucy Broadhurst, arrivent pour la cérémonie à l’occasion de laquelle Mathurin doit prendre pour fiancée Lucy. Cependant, le seigneur du château connaît des informations mystérieuses susceptibles d’empêcher la cérémonie. Le neveu de ce seigneur, père de Mathurin, enferme alors le seigneur dans sa bibliothèque, et participe à la préparation de son fils pour les fiançailles. Cependant Lucy fait des rêves érotico-pornographiques après la lecture d’un livre sur une malédiction ancienne, qui poursuit la famille, parce qu’une des femmes du château, il y a deux cents ans, a copulé avec une bête monstrueuse.

La bête du Gévaudan

S’agissait-il d’un homme, d’un loup, d’un chien, sauvage, dressé, de plusieurs loups, de plusieurs chiens, d’un croisement entre une espèce sauvage et une espèce domestiquée ?
La bête du Gévaudan est le surnom attribué à un ou plusieurs canidés à l’origine d’une série d’attaques contre des humains, survenues entre le 30 juin 1764 et le 19 juin 1767. Ces attaques, le plus souvent mortelles – entre 88 et 124 victimes recensées selon les sources – eurent lieu surtout dans le nord de l’ancien pays du Gévaudan (Lozère) et aux alentours, région d’élevage.
La bête est dure et suscita quelques rebondissements dans la destinée du mythe :
Beaucoup de canidés, à l’occasion de battues enragées, furent tués, dont un grand loup, abattu par un porte-arquebuse, empaillé et présenté au roi, puis un autre animal, croisement entre un loup et un chien fut tué. Peu de temps après, les attaques mortelles cessèrent.
Une des hypothèses retenues, hormis celles qui incriminent les loups, a été développée dans un essai du gynécologue Paul Puech, en 1910, confortée ensuite par les thèses des romans mineurs ultérieurs d’Abel Chevalley, en 1936, et de Henri Pourrat, en 1946, lesquels évoquent les attaques comme de possibles meurtres issus de la perversion sadique d’un ou de plusieurs tueurs en série.
Dans ces cas-là, le psychanalyste est ici encore en présence d’une indistinction historique entre l’homme et l’animal pour ce qui est du devenir agi de ses pulsions vitales et/ou perverses et mortifères, l’incertitude présentant la plupart du temps, en arrière-plan, des épisodes de religiosité conflictuelle entre Dieu et Diable.
Ce qui fait que, dans ce qui demeure longtemps après de la bête du Gévaudan, la question du réel bio-physique se pose encore de nos jours, c’est la persistance d’éléments de criminalistique inexpliqués : décapitations, vêtements éparpillés, mises en scène de cadavres rhabillés de manière incongrue. Ces élément criminels ont fait émettre une petite dizaine d’hypothèses orientant vers une alliance – dressage, soumission, scénographie – de l’homme et de l’animal faisant ainsi se croiser l’incertitude de liaison entre les pulsions sadique, alimentaire, affabulante.
Quoi qu’il en fût, la bête du Gévaudan a probablement été ce que l’on appelait autrefois un chien de guerre. Pour le journaliste Jean-Claude Bourret, « la bête est certainement un croisement entre un chien de combat descendant des légions romaines et un loup. » Un hybride de chien et de loup, un mâtin, chien de combat protégé par une cuirasse en cuir de sanglier, issu d’élevages clandestins d’animaux descendant des chiens de guerre des légions romaines.
Une sculpture en résine et polyuréthane de la bête du Gévaudan, d’après les mesures exactes du rapport d’autopsie de juin 1767, a été présentée à Paris en 2016.

Bête du Gévaudan – Estampe coloriée, BnF, recueil Magné de Marolles, vers 1765

La bête

Ce que nous pouvons résumer à ce point de notre développement, c’est, d’une part, la persistance de liens d’opposition, de familiarité, de concurrence, d’ambivalence plus certainement, entre bête et homme, Dieu et Diable, religion et sexualité ainsi que, d’autre part, la fascination des humains, des auteurs, des artistes pour ce qui semble être une oscillation des limites de la conjonction pulsionnelle animale et humaine, l’ensemble, tour à tour monstrueux – agi/pervers – ou apprivoisé – transformé/sublimé – se déclinant au cours des siècles, en continuo de figures obligées, domptées lorsque les tableaux prennent leur place au cœur de récits, bibliques, littéraires, cinématographiques.
En effet, une partie de ces liens d’ambivalence adopte le tour d’un risque de décharges perverses non élaborées en récit et basculant vers le plaisir cathartique et/ou la mort de la relation ou des personnes.

Une nouvelle difficulté se pose étant considéré que renoncer à la relation physique peut aussi entraîner vers le deuil impossible, par-delà le renoncement à la stricte possession de l’autre.
C’est ce que semble postuler André Green dans son essai L’Aventure négative[9], et, pour ce qui nous occupe, dans le chapitre sur La Bête dans la jungle[10], en démontrant la possibilité de « l’inversion du désir en non-désir », l’auteur plaçant, par le biais de la transformation du narcissisme de vie en narcissisme de mort, l’assouvissement en équivalence à l’abstinence de la satisfaction, ressentie comme hors limite si se trouvant dans un contexte non maîtrisé, autrement dit sous la forme d’une énonciation sans énoncé limitatif, sans texte, sans récit, enfermée dans l’indicible et, par là-même, dans l’irrésolu.
À l’inverse, dès lors que cette forme de tragédie est transformée, ou que sa signification métaphorique est lue, de manière textuelle ou transtextuelle, est analysée en discours, la sublimation fait son œuvre, comme à la fois son œuvre de rédemption, pourrait-on dire.
Ainsi en est-il dans le court roman de Henry James, qui relate l’histoire d’une femme tentant de ramener à la vie un homme qui s’est abstrait de la charnelle condition pour le/se sauver. Il s’agirait pour André Green d’une « tragédie de la chair », de « l’histoire de leur attente et de leur relation en miroir. Finalement, May mourra d’avoir rencontré en Marcher le diable sous la figure d’un ange et lui, sur sa tombe, sera terrassé par la Bête, figure de sa violence pulsionnelle.[11] »
La bête, dans le récit, comme ailleurs les figures mythiques esquissées précédemment, bien différente de l’animal, en ce qu’elle est invention de l’homme qui, à ce titre, est la vraie et réelle bête, représente à l’avenant une métaphore de la mort de soi, de son humain, comme à l’ultime de la pulsion de vie poussée à son paroxysme, et de la part prise par les pulsions lorsqu’englouties avant même d’avoir vu le jour elles demeurent incomprises ou inaccomplies.

À l’inverse, la polysémique ambivalence, susceptible de produire fantasmes et transformations – dépassements -, « cause et objet du désir en liaison avec les idéaux et les sublimations » (oscillation métaphoro-métonymique selon Guy Rosolato) inhérente à la trinité freudienne Ça-Moi-Surmoi, lorsqu’elle est prise en charge comme un travail à part entière, peut ouvrir sur la bête comme exigence instinctuelle – animale – de « l’homme réconcilié avec l’instant par l’intuition et par le courage[12] », ainsi que le proposait Jankélévitch, ce qui est une façon, qui en vaut une autre, de considérer la pulsion comme apte à être bien tempérée.

Nicolas Koreicho – Août 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est nous qui soulignons.
Pour la symbolique des chiffres, le « 7 » est le chiffre de la perfection, union du « 4 » (chiffre du monde créé) avec le « 3 » (chiffre de la Trinité), le « 7 » est également le chiffre de la Création puisque dans la Bible le monde fut créé en sept jours. Et si le « 8 » est le chiffre du monde transfiguré, accompli, le « 6 » est celui du manque, de l’inachevé, du mystère.

[2] Selon nombre de théologies, la curiosité est un péché capital. Pourquoi ?

[3] Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869

[4] André Pieyre de Mandiargues, dit Pierre Morion, L’Anglais décrit dans le château fermé, 1993

[5] Walerian Borowczyk, La Bête, film français, 1975

[6] Prosper Mérimée, Lokis, 1869

[7] Cf. Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1921

[8] Martin Luther, traduction du Nouveau Testament, 1522

[9] André Green, L’Aventure négative. Lecture psychanalytique d’Henry James, 2009

[10] Henry James, The Beast in the jungle, 1903

[11] Ibid. La Bête dans la jungle

[12] L’angoisse. Extrait de cours à la Sorbonne, Avril 1953

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