Archives de catégorie : Publications

Élévation

Charles Baudelaire

Préface Nicolas Koreicho

Charles Leslie, 1878, Une averse d’été passant au-dessus de la chaîne de Snowdon.

Presque rien à dire de ce texte sorti de l’esprit, de l’âme pourrait-on dire, d’un homme espérant indéfectiblement que l’écriture, à travers le prisme de la beauté et de la poésie, transcrira non seulement, des vertus théologales, peut-être la plus déraisonnable, savoir l’espérance – la charité étant sûrement de l’amour la forme la plus paradoxale, puisque donnant ce que l’on a à quelqu’un qui en veut bien, et la foi qui, elle, serait la plus folle, puisque rétive à toute compréhension intellectuelle -, mais aussi cette idée de l’espérance, dans laquelle vertu, par ce biais de la beauté et de la poésie, donnera enfin une forme intentionnelle à la jouissance, et dira quelque chose de l’inconscient supposé, vainqueur des énigmes de la souffrance rendue explicite dans un parfum obsolète.

NK – Août 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gayement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Charles Baudelaire, « Spleen et Idéal » in Les Fleurs du Mal, 1857

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Sphinx

Nicolas Koreicho – Août 2024

« Pour les artistes purs, le charme suprême de l’être féminin réside précisément dans ces sinuosités incertaines et dangereuses de caractère. Ils sont ravis que le sphinx dissimule si profondément son énigme, parce que cette énigme double d’infini les prunelles de l’inaccessible créature… »
Paul Bourget, Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1885

Le Sphinx puis la Sphinge

Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, 1864, Metropolitan Museum of Art, Manhattan, New York.

Le Sphinx (emprunt étymologique au grec Σφίγξ / Sphígx, provenant du verbe « étrangler », d’où ensuite larynx, pharynx, sphincter..), représente le plus ordinairement depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat.
Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts).
La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en nous, sous des formes métaphoriques, métonymiques, substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations psychanalytiques. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie.
Baudelaire est peut-être l’auteur qui a saisi discrètement et humblement à la fois la puissance et le mystère du monstre fascinant[1].

Le Sphinx

Pour l’Égypte ancienne, le sphinx est une figure-symbole de puissance et de vigile. Il est le plus souvent représenté en corps de lion à tête humaine (androcéphale). Sa plus ancienne représentation est le sphinx de Gizeh, à l’est de la pyramide de Khephren, en Égypte, que l’on date habituellement de 2500 ans avant Jésus-Christ. Cette œuvre représente un lion couché monumental (73 mètres de long et 20 mètres de haut pour un poids de plus de 20 000 tonnes). Sa tête est celle du souverain Khephren ou de son père Khéops, coiffé du nemes, la coiffe royale. Il est ici le gardien de la nécropole, chargé de défendre les rois et les reines morts contre les possibles assaillants et contre les forces malfaisantes[2].

Principe de plaisir et principe de réalité

Nous pouvons proposer d’emblée un lien entre deux missions divines du sphinx originel avec deux principes de la psychanalyse en ce que nous devons, dans la mesure du possible, nous occuper, d’une part, de la réalité (plus exactement du principe de réalité) et d’en comprendre l’organisation chez les patients, puisque le sphinx est chargé de défendre les composantes les plus éminentes de la personne, rois et reines morts et immortels à la fois – contre les possibles assaillants – dans le réel, et en ce que nous devons, dans la mesure du souhaitable, nous occuper, d’autre part, du plaisir (plus exactement du principe de plaisir) et d’en comprendre la nature chez les patients, ce qui fait référence à la seconde mission du sphinx, puisqu’il est chargé, a fortiori si le symptôme est pathologique, d’en éloigner la « tentation » chez les patients pour la sauvegarde de l’intégrité de la personne – contre les forces malfaisantes – c’est-à-dire psychopatiques, psychotiques, perverses[3] lorsque celles-ci n’ont pas atteint une forme de sublimation.

Une divinité solaire

Le sphinx est le symbole d’une force souveraine, ou d’un accompagnement insigne, à la fois protecteur et puissance redoutable pour les influences funestes dans le réel et dans le symptôme.
Du reste, plusieurs pharaons ont associé leur nom, leur titre et leur pouvoir à des sphinx (la reine Hatchepsout a accolé son visage sur un sphinx de granit aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art (MOMA) de New York.
De même, les liens des sphinx avec les divinités solaires sont, dans l’ancienne Égypte, avérés (Khéprie, Rê, Atoum, Sekhmet).
A partir du Nouvel Empire (vers 1580 avant Jésus-Christ), les dieux s’incarnent couramment en représentations de sphinx afin d’assurer la sauvegarde physique des temples et la pérennité des pouvoirs qui leur sont conférés et pour leur assurer à leurs occupants sagesse et fécondité.
On trouve donc dans les sanctuaires dédiés à Amon, notamment à Karnak et à Louqsor, de longues allées bordées de multiples sphinx à tête de bélier (dits sphinx criocéphales) – répétition et défense névrotique oblige –, l’animal sacré d’Amon. Le sphinx de Gizeh a été conjoint au dieu soleil sous de nom de Harmakhis, nom qui signifie « Horus dans l’horizon ».

Origine du sphinx callipyge

C’est donc un dieu sphinx, puissant et éclairant, bon et protecteur, masculin dans toutes les représentations les plus anciennes, qui va parfois se féminiser sous le Nouvel Empire, en référence probablement aux reines égyptiennes, qui est explicitement et fondamentalement différent de la cruelle sphinge grecque, divinité féminine infernale, au beau visage et à la poitrine vaillante.
D’après Marie Delcourt[4], cette représentation de la sphinge est originaire de la vallée de l’Euphrate, puis, plus tardivement, la figure divine féminine a migré de récits en récits vers la Crète et Mycènes.
Sphinx et sphinge disposent d’une immuabilité – dont on peut inférer qu’elle est le lieu éminent (et questionnant) de la mémoire[5], susceptible d’être transmutée – que représente bien la profonde majesté de leur croupe pleine, féconde et souveraine[6].
Il faut cependant distinguer le sphinx, divinité du dieu solaire et emblème du pouvoir royal, de la sphinge, figure éminemment menaçante et dangereuse.

La Sphinge

Selon la Théogonie d’Hésiode[7], la sphinge est de la sorte une humaine redoutable d’entre les redoutables, descendante de parents monstrueux et incestueux. Elle est en effet la fille de l’union incestueuse d’Échidna, elle aussi humaine, épouvantable monstre à jambes serpentaires et du fils de celle-ci, Orthros, le chien bicéphale de Géryon. Dans une autre version[8], moins courue, elle est fille de Typhon, lui-même issu de l’inceste, puisqu’il est né de Gaïa et du fils aîné de celle-ci, Pontos. La sphinge en aurait gardé la queue de serpent rappelant son origine maternelle.
D’après Pierre Legendre[9], son nom provient donc de « sphiggô », qui signifie « serrer, lier étroitement, nouer ». Elle serait littéralement « l’Étrangleuse ».
Malheur à vous si vous la rencontrez, et bonheur pendant le temps qu’elle vous laisse la vie et la conscience. Elle est, en ce sens, relative à l’angoisse.
Sa fratrie n’est guère plus recommandable : Hydre de Lerne à neuf têtes, Ladon le lion de Némée, l’aigle du Caucase (le chien ailé de Zeus, rapace qui dévore indéfiniment le foie de Prométhée), Orthros, donc, Cerbère, Phaéa la Laie de Crommyon, et la Chimère, au corps de lion recouvert d’écailles, avec pour queue une tête de serpent et, dans son dos, bien plantée, une tête de chèvre. Quant à ses sœurs, les harpies, elles partagent avec la sphinge des ailes de rapace.

Les énigmes sphingiennes

La sphinge avait été déléguée en Béotie par Héra afin de punir la cité du crime de son roi, Laïos, le père d’Œdipe[10], qui avait violé le jeune Chryssipos, fils de Pélops, ce qui le poussa à se suicider.
Bien campé sur le mont rocheux, le monstre, inspiré par les Muses, posait une question à tous les voyageurs qui passaient. Ceux qui ne parvenaient pas à résoudre une de ses énigmes, étaient par elle tués et dévorés.
Seul Œdipe, lors de sa dernière épreuve avant d’arriver à Thèbes – après les incestes, les crimes, les culpabilités, l’incompréhension analytique ? – donna la bonne réponse à l’énigme de la sphinge :
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir[11] ? »
L’homme, bien sûr. L’homme Œdipe ? Son inconscient ?
Deuxième énigme proposée par la sphinge, et qui est très rarement mentionnée :
« Il y a deux sœurs : l’une donne naissance à l’autre et elle, à son tour, donne naissance à la première. Qui sont les deux sœurs[12] ? »
Le jour et la nuit, évidemment. La vérité ? La conscience ?
Vaincue, la sphinge se suicida. Dès lors, Créon tenant sa promesse, Œdipe, après avoir tué son père, devint l’époux de Jocaste, sa mère.

Influence artistique de la sphinge

La légende mythologique fut un sujet très prisé par les artistes, des céramistes grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ aux grands peintres français du XIXe. La figure biblique de Salomé, comme tentatrice et femme fatale, était pendant cette deuxième moitié du XIXe, associée à la sphinge, tout comme, auparavant, les grands peintres de la Renaissance. Cependant, c’est en particulier Gustave Moreau qui présenta un magistral Œdipe et le Sphinx[13] au Salon de 1864 à Paris. Il est commun d’associer la Sphinge, tenante d’une profonde et énigmatique sagesse, avec la luxure et l’opposition du vice et de la vertu. L’œuvre y fut éreintée par la critique.
Marie Delcourt a étudié très précisément les compositions plastiques et picturales, bas-reliefs, statues, statuette, vases, de son iconographie antique, jusqu’à en inférer la dimension prépondérante d’une sphinge soumettant des hommes à une position de succubes, faisant d’elle une femme incube, dominatrice, à la sexualité violente. Les prostituées de l’antiquité, adeptes de ces plaisirs forcés et rémunérés, étaient ainsi appelées des sphinges, vocable coexistant avec le qualificatif d’hétaïres, qui, lui, désignait les prostituées sacrées en Grèce antique (culte d’Aphrodite, particulièrement). Quoi qu’il en soit, le lien entre l’effet-mère et la prostituée est indissociable de fantasmes adolescents fréquents particulièrement chez les futurs éventuels transsexuels.

Le sphinx androgyne

Il y a dans ces différentes évocations psychanalytiques du sphinx sans doute un sème, littéralement archaïque, de l’androgyne originel (Platon, le Banquet) en référence au mythe selon lequel Zeus punît la vanité des hommes en séparant l’androgyne en deux moitiés, les hommes et les femmes, dans ce mouvement qu’Aristophane nomme erôs. Dans le mythe, Zeus réattribue et spécifie sas ambiguïté les organes génitaux afin qu’hommes et femmes soient compatibles et que la race ne s’éteigne pas. Dans l’antiquité grecque, les choses étaient assez simples : les nouveau-nés qui présentaient des signes d’hermaphrodisme étaient tués aussitôt. Seule l’androgynie comme rituel de travestissement était tolérée[14], jusqu’à l’antiquité romaine ou, progressivement, les travestis trouvaient l’emploi unique de la prostitution[15].
En réalité, le sphinx n’est androgyne d’une part, qu’en référence à certains développements artistiques, littéraire, ainsi en est-il avec le dandy, pictural, selon l’indécision d’un certain ésotérisme en peinture.
Au XIXe, l’androgynie est valorisée et/car assimilée à la figure du dandy (Baudelaire, Constantin Guys, Barbey d’Aurevilly, Georges Brummel, Balzac, Woolf) et, finalement à celle de l’ange – dont, comme chacun sait, l’on ne connait pas le sexe.
Au XXe, c’est particulièrement la peinture (Duchamp, Chagall, Cocteau) qui met en valeur les spécificités « des natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis[16] », le plus souvent en se référant à la Kabbale[17].
Au XXIe, c’est le monde de la musique pop rock – et celui de la prostitution – qui revendique l’apparence androgyne comme élément décisif de la personnalité, en tout cas pour ce qui concerne la dimension économique de ces métiers.
Aujourd’hui, le terme androgyne s’oppose à tout ce qui concerne, d’une part, l’orientation sexuelle, d’autre part l’identité de genre ou le transgenrisme et naturellement aux autres revendications idéologiques, et, enfin, l’intersexuation (ou intersexualité[18]) et les autres troubles de la sexualité. Le terme concerne spécifiquement l’apparence vestimentaire et cosmétique, renouant en cela avec les courants littéraires du XIXe siècle y afférents (dont les décadents).

Signification psychanalytique du sphinx

La sphinge, selon la psychanalyse, même si la tradition et le bon usage donnent de l’appeler le sphinx, a fourni plusieurs dimensions à son mystère. Le sphinx pourrait représenter, non seulement l’inconscient d’Œdipe, mais encore l’inconscient de chacun de nous, la disparition de la sphinge ouvrant la possibilité de la conscience des choses de notre organisation psycho-affective et de la subjectivation de la personne, alors rendue possible.
Freud, que les journalistes de l’époque comparaient à un sphinx[19], en a donné la toute première interprétation psychanalytique en considérant que l’énigme revenait à poser la question « D’où viennent les enfants ? », dans une allusion à la scène primitive, puis en le rapprochant d’une figure paternelle, puisque tuer le sphinx permet à Œdipe de copuler avec la reine-mère. La question que la sphinge pose à Œdipe, en l’occurrence celle qui consiste à savoir d’où viennent les enfants, en ferait, a contrario, une figure maternelle. Une autre hypothèse donnerait à voir la question de la soumission au/du père, et/ou celui de la soumission à/de la mère.
Dans cette optique, Mélanie Klein traduit l’idée de l’ambigüité parentale du sphinx en parlant de la « figure des parents combinés » construite sur l’hostilité présumée – où l’on retrouve le fantasme ambivalent de la scène primitive –, des parents l’un envers l’autre. André Green (1969), quant à lui, poursuit cette idée en évoquant une « figure de condensation », idée poursuivie par Didier Anzieu (2000) selon l’idée d’une acception de soumission aux parents (mère phallique).
Dans la mesure où le sphinx pourrait être, en définitive et au-delà de ces développements, une métaphore de la bisexualité psychique[20], enjeu d’une correspondance[21] entre Freud et Fliess pour comprendre si la bisexualité est d’origine psychique (Freud) ou biologique (Fliess), il nous faudra considérer le concept dans la compréhension identificatoire qu’il offre, intrinsèquement, de la possibilité d’accès à l’autre sexe selon une séduction naturelle, puis une érotique tempérée (non réalisée), afin d’appréhender la figure maternelle et la figure paternelle, dans une perspective œdipienne de liaison comme solution à notre incomplétude – et notre défense en terme de refoulement – originelle.

Le sphinx comme résolution œdipienne

Dès lors, la question de l’ambiguïté sexuelle du sphinx égyptien et/ou de la sphinge grecque se pose, permettant à Œdipe d’envisager une forme élaborée de scène primitive dans laquelle l’enfant est impliqué. Ainsi, nous pouvons proposer que la rencontre avec le sphinx soit une forme réelle de l’Œdipe, en ce que le concept complet admet des relations croisées de natures différentes, voire opposées : désir pour le père et pour la mère, désir du père et de la mère, haine pour le père et pour la mère, haine du père et de la mère, place du couple dans l’imaginaire de l’enfant, place de l’enfant dans l’imaginaire du couple, organisation psycho-affective de la fratrie.
À cet égard, la question de l’inceste se pose, et, particulièrement, celle de l’incestuel, c’est-à-dire du devenir formel de l’inceste (Œdipe a eu quatre enfants de Jocaste, sa mère : Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone, ce qui fait de lui à la fois leur père et leur frère).
La sphinge, dans cette perspective, aurait tout particulièrement l’Œdipe dans sa sphère d’influence. En effet, l’idée avancée par Claude Lévi-Strauss (1953) selon laquelle l’énigme de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’« une difficulté à marcher droit » se peut mesurer à l’aune de l’équilibre psychique. Dans les premières représentations du personnage, c’est quasiment toujours avec un bâton, en guise de canne, qu’il apparaît. En cela il serait le tripède du mythe, apparaissant comme aboutissement processuel inachevé puisqu’estropié et de fait inapte à stabiliser une évolution déniée puisque sans mémoire, c’est-à-dire sans la possibilité essentielle de se remémorer sa prime enfance puis son âge d’homme[22].
Ainsi, de cette manière, la sphinge pourrait représenter l’inconscient d’Œdipe, et le nôtre, conséquemment.

Nicolas Koreicho – Août 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Charles Baudelaire, Les Chats, La Beauté, Les Fleurs du mal, 1857

[2] C’est nous qui soulignons.

[3] Le propre de la perversion comporte le basculement, possiblement temporaire (perversité), dans le « hors limites », le propre de la psychose inclue la destruction du réel psychique, le propre de la psychopathie intègre l’avilissement du réel physique et corporel. Dans les trois pôles (pervers, psychotique, psychopathique) considérés, le prix à payer pour la victime, et quelquefois, selon ce qui sera éventuellement considéré du point de vue du Droit et de la psychologie commune, pour le responsable, est démesuré.

[4] Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Les Belles Lettres, 1981

[5] « Me voilà devant le colossal sphinx de granit rose de l’entrée, devant cette puissante image de la royauté, soudant une tête d’homme à un corps de lion, dont les pattes reposent sur un anneau, symbole d’une longue succession de siècles (Edmond Goncourt, Journal, 1891).

[6] « Deux obélisques […] marquaient le commencement de cette prodigieuse allée de deux mille sphinx à corps de lion et à tête de bélier, se prolongeant du palais du nord au palais du sud ; sur les piédestaux l’on voyait s’évaser les croupes énormes de la première rangée de ces monstres tournant le dos au Nil (Théophile Gautier, Le Roman de la momie, 1858).

[7] VIIIe siècle avant Jésus-Christ

[8] Anonyme, Bibliothèque historique d’Apollodore, 2e siècle

[9] Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, 1988

[10] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

[11] Op. cit., Bibliothèque

[12] Ibid.

[13] Metropolitan Museum of Art, New-York

[14] Mircéa Éliade

[15] Pline l’Ancien

[16] Barbey d’Aurevilly

[17] La pierre philosophale comme réponse à l’existence du sphinx et à ses énigmes.

[18] Anomalies des caractères sexuels biologiques : hormonologie (organes génitaux, gonades, hormones, chromosomes. Environ 1,7% des naissances), hypertrophie ou au contraire atrophie de certains organes génitaux ou des gonades (testicules et ovaires), présence partielle d’attributs à la fois masculins et féminins ou, dans une acception plus large, malformations congénitales (absence de descente des testicules, ouverture inappropriée de l’urètre chez les garçons…). Sont recensés une vingtaine de syndromes décrits précisément dans la littérature.

[19] « Freud face au sphinx » : interview de Sigmund Freud par G.S. Viereck (1926)

[20] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[21] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à W. Fliess, 1897-1904

[22] Euripide

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Psychopathologie du syndrome d’Asperger

Rim Ghellab – Août 2024

 » Si un ami me dit qu’il se sent triste ou déprimé, je m’imagine assis au creux de la cavité noire d’un 6, et cela m’aide à faire l’expérience d’un sentiment similaire et à le comprendre. « 
Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu

Sommaire :

Illustration Janvier 2024 – Crédit©Claire Chalet

Résumé détaillé
Introduction
Histoire, origines et caractéristiques
Psychopathologie : séparation et adhésivité
1. La grande chute
2. Les conséquences de la grande chute
3. Le trauma du lien
. Introjection
. Capsule
4. Les défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésive
Dimensions du self selon Meltzer
. Identification adhésive
. Adhésivité
. Autrui sauveur/autrui prédateur
. Identification adhésive et affectivité
Suggestions pour la thérapie
1. Entendre le silence
2. Épaissir la surface
3. Le cadre de la thérapie
4. Les axes de la thérapie
. Renforcement du self
. Facilitation de la communication
. Utilisation et conscientisation du mimétisme
. L’espace du silence
5. Conclusion

Résumé détaillé

Introduction

Le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme, est souvent perçu sous diverses manières et interroge sur divers aspects, de la psychopathie à la posture sociale.
Les individus porteurs de ce syndrome, ont une perspective unique sur le monde et la société. Malgré une grande intelligence, ils posent des questions complexes et cachent une très grande souffrance face à un monde qu’ils trouvent désordonné et incompréhensible. Leur intelligence leur permet de compenser leur manque de bon sens et d’intuition sociale. Ils camouflent leurs déficits pour survivre dans un monde qui n’est pas fait pour eux, rendant souvent leurs véritables problèmes invisibles.

Histoire, origine et caractéristiques

Le syndrome d’Asperger a été décrit par le Dr Hans Asperger, un psychiatre autrichien, en 1944. Ses travaux ont été traduits et diffusés en 1981 par Lorna Wing, spécialiste britannique de l’autisme, qui a popularisé le terme « syndrome d’Asperger ». Le nom et les travaux du Dr Asperger sont controversés en raison de son implication dans le régime nazi. Malgré cela, des psychanalystes post-kleiniens comme Donald Meltzer et France Tustin ont adopté ce terme dans leurs recherches.
Les travaux de Geneviève Haag, analyste post-kleinienne, établissent un lien entre la psychanalyse et les neurosciences. Elle suit les recherches d’Esther Bick, qui considère que l’accès du nourrisson à un self unifié est crucial. Leurs travaux sur l’intégration corporelle sont une contribution clé.
Il a été retiré du DSM en 2013, puis intégré au TSA (trouble du spectre autistique). La  variabilité des symptômes, va de l’absence de déficit intellectuel au retard de langage ; le spectre autistique a une origine neurobiologique et génétique, affectant les interactions sociales et les comportements répétitifs.
La complexité de ce syndrome vient de l’expression variable de ses caractéristiques, ainsi que de la capacité de le camoufler.

Psychopathologie : séparation et adhésivité

1. La grande chute
La séparation corporelle d’avec la mère a été traumatique pour le nourrisson et a eu un impact très fort sur son développement. Si certaines théories évoquent le dysfonctionnement de la « seconde peau » maternelle, les conséquences de la chute sont un effondrement et de l’angoisse chez l’autiste.
2.  Les conséquences de la grande chute
Parmi les conséquences de la grande chute, la théorie du monde intense est convoquée, c’est-à -dire l’activation des circuits neuronaux archaïques de la peur. S’exprimeront alors des réactions de repli, de défense contre les sensations, un maintien forcené de la stabilité. L’Interactionsociale quant à elle représente un champ de mines social pour les Asperger.
3.  Le trauma du lien
Ce trauma du lien se traduit par une difficulté de l’autiste à établir un espace intérieur pour gérer la séparation. L’introjection ne peut pas avoir lieu : il utilise alors sa capsule autistique, qui lui permet le repli dans un état immuable, détaché du monde extérieur, ainsi qu’un mécanisme de défense par stupeur induite, avec un contrôle obsessionnel pour éviter la terreur de la séparation.
Débats et perspectives
On notera que les différentes théories, biologiques neurologiques et psychologiques, divergentes, font polémique, et créent, auprès de la communauté autistique, le rejet des notions d’autisme acquis par traumatisme. On pourra alors envisager la capsule comme un état neurologique de base, avec une capacité de sortir demandant des efforts, et l’état de non-pensée comparable à la méditation. La notion de parents nocifs soutenue par les thèses de Bettelheim est bannie et rejetée. La combinaison de facteurs innés et environnementaux rend complexe le syndrome d’Asperger. La nécessité d’une approche intégrée et nuancée, grâce à l’évolution des théories, apportera une bien meilleure compréhension de l’autisme.
4. Défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésiveLe propos explore les concepts de défense autistique et d’identification adhésive selon Meltzer, soulignant les différentes dimensions de la psyché et leur impact sur le développement et les relations des personnes autistes. La compréhension de ces mécanismes offre un aperçu sur les défis spécifiques rencontrés par les autistes dans leur interaction avec le monde extérieur.                                                                                           . . Dimensions du self selon MeltzerDonald Meltzer conçoit la psyché comme un univers multidimensionnel. L’évolution du self passe par l’acquisition de dimensionnalités successives, reflet de la maturation psychique. Une psyché développée permet l’introjection des objets dans un espace interne structuré, permettant la séparation entre le self et l’objet. La tridimensionnalité est le stade antérieur où le self omnipotent acquiert une identification projective des objets. La transition de la troisième à la quatrième dimension implique renoncer à la toute-puissance. En bi-dimensionnalité, les identifications sont adhésives, et en unidimensionnalité, il y a fusion indifférenciée du self avec l’objet.

  • Identification adhésive : de l’autisme capsulaire à l’adhésivité
    La relation à l’objet, dans la capsule autistique ,est unidimensionnelle, caractérisée par une fusion sans activité mentale. Puis, il y a la transition à la bi-dimensionnalité : l’autiste, en sortant de la terreur et du repli capsulaire, accède à un esprit bidimensionnel, permettant une forme d’interaction avec le monde extérieur.  Le self perçoit alors, dans cette bi-dimensionnalité, les objets de manière adhésive, surface contre surface, sans distance psychique pour la réflexion ou l’introjection. Elle influence la manière dont l’autiste se souvient, imagine et interagit avec le monde, souvent via des « chocs de surfaces ».
  • Adhésivité
    L’Identification adhésive est post-capsulaire, et l’autiste développe une relation adhésive avec les objets, incapable d’atteindre la tridimensionnalité. Haag et Meltzer divergent sur l’adhésivité, où Haag voit une étape normale du développement psychique et Meltzer la rattache à la pathologie autistique. Dans l’expérience primaire du nourrisson, le bébé adhère à la surface de l’objet maternel, une expérience tactile bidimensionnelle essentielle à la formation d’un sentiment de soi et de séparation ultérieure.
  • Autrui sauveur/autrui prédateur
    Un développement psychique sain nécessite que l’enfant perçoive la mère comme sauveuse, dominant ainsi les perspectives négatives. L’autiste dépend étroitement de la mère, oscille entre possessivité tyrannique et détachement extrême. Ce mode d’attachement influence durablement les relations futures.

Suggestions pour la psychothérapie des personnalités autistiques

La psychothérapie des personnalités autistiques est un soutien dans la recherche de l’être et du sentir, où le silence joue un rôle crucial comme point de départ de l’autonomie et du dialogue avec l’autre. Elle doit être centrée sur l’individu, respectueuse de ses différences et axée sur le renforcement des capacités internes. Le thérapeute doit adopter une approche flexible et empathique, visant à créer un environnement sécurisé et porteur où l’individu peut explorer et renforcer son identité de manière authentique et autonome.
1. Entendre le silence
Les individus Asperger utilisent des mécanismes obsessionnels pour contrôler leur environnement. Ils compartimentent les objets, sentiments, et expériences, et évitent les émotions fortes comme la colère. Cette tendance à atomiser leur réalité mène à une anesthésie émotionnelle et un isolement. Ils ne peuvent pas exprimer leurs peurs et honte, et vivent souvent cachés. Lorsqu’ils viennent en thérapie, ils ne demandent pas de l’aide explicitement et ne cherchent pas de thérapie. La psychanalyse, bien que dépréciée aujourd’hui, propose de les aider à développer une tridimensionnalité de l’esprit pour trouver un équilibre narcissique.
2. Épaissir la surface
Il est proposé de considérer l’Asperger non comme une maladie mais comme une structure de personnalité. Cette approche permettrait d’éviter de considérer les Asperger uniquement comme des individus ayant des troubles et rigidités comportementales, et plutôt de renforcer les fragilités du moi. Il s’agit de reconnaître leurs spécificités sans essayer de les adapter uniquement à des normes neurotypiques.
3. Le cadre de la thérapie
Le cadre de la thérapie pour les Asperger doit inclure des échanges de paroles et de silences, construisant ainsi la confiance. Contrairement à la psychanalyse stricte, il doit être plus verbal pour fournir des repères nécessaires. Le thérapeute doit aider à traduire le langage autistique en langage neurotypique pour faciliter la compréhension mutuelle et la communication.
4. Les axes de la thérapie

  • Renforcement du self : Les Asperger peuvent ressentir une profonde solitude,   croyant que les liens  durables sont impossibles et que le monde est hostile .La thérapie doit aider les Asperger à élaborer des moyens de protection plus souples et efficaces contre leurs terreurs primitives. Il faut les aider à établir des moyens d’être avec les autres de manière moins douloureuse et plus authentique, à nouer des liens qui ne soient pas perçus comme des prisons et leur montrer que la séparation n’est pas synonyme d’effondrement. Pour se faire, le thérapeute doit être capable de contenir les terreurs du patient, de faire face à la séparation, la perte et la peur de la mort. L’objectif est de permettre au patient de développer des mécanismes de protection plus souples et efficaces, en renforçant un self souvent figé par la peur.Le travail du transfert et du contre-transfert est essentiel pour construire des liens durables et résilients.
  • Facilitation de la communication: Le thérapeute doit fournir des enseignements pratiques sur la communication et les interactions sociales, aidant ainsi le patient à nuancer sa vision du monde et à voir des règles émerger du chaos. La thérapie vise à approfondir la compréhension cognitive du monde neurotypique et à améliorer la communication avec autrui, en se basant sur les affects et les cognitions.
  • Utilisation et conscientisation du mimétisme: La thérapie doit aider les patients Asperger à utiliser leur mimétisme de manière consciente sans se perdre dans des rôles superficiels. Le mimétisme peut être un outil précieux pour leur insertion sociale, à condition qu’il soit utilisé de manière à les rapprocher de leur véritable identité plutôt que de créer des faux self.
    5. Conclusion
    L’objectif ultime de la thérapie est de transformer la membrane de contact du patient en une peau perméable et vivante, permettant un échange fructueux entre son monde interne et externe. En renforçant cette membrane, le patient peut trouver un équilibre entre ses besoins de solitude et d’interaction, et construire une identité solide et résiliente. La thérapie offre ainsi un espace de silence et de réflexion, où le patient peut développer une véritable présence à soi-même et aux autres.

Psychopathologie du syndrome d’Asperger

Introduction

Le syndrome d’Asperger (une forme d’autisme) interroge, qu’on le connaisse de l’intérieur ou de l’extérieur ; psychopathie, maladie, posture, étrangeté savante, qui sont les personnes porteuses de cette particularité ? Comment appréhendent-elles le monde, la société, société du spectacle ou spectacle de cette société, ou bien les deux[i].
Quelle est leur place avec leur autisme et comment les accompagner en thérapie ?
Les personnes avec d’autisme sans retard mental posent paradoxalement plus de questions que les personnes autistes avec handicap mental. Elles semblent fonctionner différemment, et leur bon niveau intellectuel mène régulièrement sur une fausse piste, sur des diagnostics erronés. La richesse de leur vocabulaire, leurs excellentes performances dans des domaines bien spécifiques, leur promptitude à engager la conversation, leur fantaisie, trompent, car derrière la façade d’une connaissance quasi encyclopédique et une éloquence charmante, se trouve un individu en souffrance pour qui le monde est un spectacle désordonné et incompréhensible. Grâce à leur intelligence, ces personnes sont en mesure de compenser leur pauvreté en bon sens et en intuition sociale et de camoufler leurs déficits. C’est le seul moyen à leur disposition pour essayer de survivre dans un monde qui n’est pas fait à leur mesure. Du fait de cette compensation et de ces camouflages, nous ne voyons qu’une petite partie de leurs vrais problèmes[ii].

Histoire, origine, caractéristiques

C’est le docteur Hans Asperger[iii], psychiatre autrichien, qui a décrit les particularités d’un autisme sans retard de langage et sans déficience intellectuelle ; travaux écrits en 1944, ils seront traduits et diffusés en 1981, par Lorna Wing[iv], spécialiste britannique de l’autisme.  C’est elle qui lui a donné l’appellation de « Syndrome d’Asperger ». C’est cette appellation que nous avons choisi d’utiliser ici, malgré les controverses dont elle fait l’objet, dues au rôle sinistre du Dr Asperger dans la mécanique nazie. De plus les psychanalystes post-kleiniens, Donald Meltzer et France Tustin(Tustin,1986) utilisent ce terme. C’est dans leurs travaux que cette publication trouve ses sources.
Nous utiliserons « asperger » comme un adjectif qualifiant une personne ou un groupe de personnes, et comme nom propre dans l’expression « syndrome d’Asperger ».
Il faut ici évoquer la contribution d’un autre auteur majeur dans la théorie de l’autisme cité ci-dessus : Geneviève Haag[v] (Haag, 1997/2004), analyste post-kleinienne dont l’approche jette un pont entre la psychanalyse et les neurosciences, en suivant les travaux d’Esther Bick[vi] (Bick, 1965)qui considère quel’accès du nourrisson à un self unifié nécessite une intégration corporelle qui passe par les premières interactions avec son environnement. Actuellement il est admis que le syndrome d’Asperger est un trouble neurodéveloppemental, une configuration particulière du cerveau, un état, une condition. Il a été retiré du DSM en 2013pour intégrer la notion de TSA(trouble du spectre autistique) qui appartient aux TED(troubles envahissants du développement).
Le TSA, continuum qui unit tous les autismes, est un spectre, représentant sur une échelle, le degré d’intensité des symptômes, avec à une extrémité les autistes avec déficience intellectuelle non verbaux (NV) et à l’autre les autistes « asperger », verbaux, sans déficience intellectuelle et les autistes savants. Le syndrome d’Asperger a une origine neurobiochimiqueassociée à un problème génétiquefaisant probablement intervenir plusieurs gènes. L’intelligence de la personne n’est pas déficiente en dépit du fait que des troubles neurologiques affectent l’activité du cerveau. Tous les TSA sont caractérisés par des difficultés significatives dans les interactions sociales, associées à des intérêts spécifiques ou des comportements répétitifs, et le syndrome d’Asperger en fait partie. Il s’en différencie par l’absence de déficit intellectuel et de retard dans l’apparition du langage.
Le diagnostic est posé quand l’altération de la vie sociale et professionnelle est notable comparativement à celle d’une vie typique.
Il y a autant d’autismes que d’autistes : ce syndrome, très complexe, est un continuum dans le spectre autistique, l’échelle n’est pas graduée. La complexité vient du fait que l’expression des caractéristiques varie en qualité eten intensité pour chacundes individus. De plus les autistes « asperger » acquièrent une capacité à masquer le syndrome (ce qui le rend invisible) tant qu’ils ne sont pas dans l’intimité… Le S.A est envahissant, il envahit l’autiste, les autres, et l’environnement. Ils apprennent à gérer leurs déficiences compensent et s’adaptent comme ils le peuvent à leur environnement, dont ils ne comprennent pas les codes de communication, apprennent à parler le langage des « neurotypiques » superficiellement. L’incompréhension des codes, de l’implicite, du besoin d’interactions, d’échanges, de la configuration psychique des plus nombreux –les neurotypiques – font qu’une situation d’interaction sociale, a fortiori imprévue, représente un champ de mines social. Être porteur du syndrome d’Asperger, en soi, n’est pas un malheur : le malheur sourd de la cohabitation avec les neurotypiques, qui propagent un modèle de l’humaindans lequel l’asperger ne peut pas se reconnaître, et qui présente un spectacle confus auquel il tente vainement de se conformer au prix d’un effort épuisant, dans le but de passer inaperçu, de ne pas susciter de réactions de rejet pour trouver sa place. Cette configuration neurologique, conduit à un problème relationnel de base, dans les interactions sociales comme dans toutes formes de relations, générales, sociales, affectives ou amoureuses.

Psychopathologie : séparation et adhésivité

  1. La grande chute

Dans une lecture psychanalytique de l’autisme, qui trouve ses racines dans l’article fondateur d’Esther Bick (1965), ce trouble serait la conséquence d’un « traumatisme du lien primaire » au moment de la séparation corporelle d’avec la mère, à un stade de développement précoce, avant la constitution de l’objet interne. C’est le point de vue que développent les psychanalystes post-kleiniens, Donald Meltzer[vii] et Frances Tustin[viii] (Tustin, 1986).
Vécue par le nourrisson comme un cataclysme entravant son développement ultérieur, la séparation corporelle concerne tous les bébés, la mère ayant pour fonction de « recevoir la souffrance projetée du psychisme infantile » et de la contenir, selon la formule de Bion[ix](Bion, 1962), de servir de « seconde peau » à l’abri de laquelle le nourrisson pourra se constituer un proto-soi. Un dysfonctionnement dans la constitution de cette seconde peau maternelle engendrerait l’autisme.
Cette dysfonction, Tustinl’explique de trois manières :

  • Déprimée, submergée par ses propres terreurs, renforcées en miroir par celles du bébé, la mère serait par conséquent incapable de remplir cette fonction, ou encore que
  • L’enfant, par sa sensibilité personnelle, submergé par l’intensité de ses terreurs et de ses sensations, ne se laisse pas contenir dans cette « seconde peau » ou bien encore,
  • Le nourrisson resté trop longtemps dans un mode primitif de relation totale à son objet, dans une dépendance à la sensation favorisée par l’association étroite avec la mère, appréhenderait le monde par un sens du toucher restédominant dans un univers limité aux surfaces et aux textures.

La séparation interviendrait avant que le nourrisson puisse se représenter un « autrui sauveur » dominant l’ « autrui prédateur », processus qui donne le désir de communiquer avec le monde des autres et qui lui confère de bonnes raisons pour le faire. « La mère est, à proportion égale, celle dont la présence est la condition indispensable à la continuation de la vie et l’instrument de la destruction quand la séparation a lieu ».

2. Les conséquences de la grande chute.

Selon l’interprétation de Donald Meltzer et Frances Tustin,ce serait la séparation traumatique d’avec la mère qui plongerait l’autiste dans l’angoisse, l’effondrement.

« Une peur totale, archaïque, moindre quand il est seul, toujours convoquée par les autres ». (Tustin, 1981).

D’après « La théorie du monde intense » face à tout environnement inconnu, en présence de stimulations provenant de tout ce qui lui est extérieur, l’autiste mobiliserait les circuits neuronaux archaïques de la peur. Et ce, au contact des autres êtres vivants, et spécialement des « autres » humains avec leur insistance à entrer en contact, leur inclination au mouvement, aux dynamiques de groupe. Ainsi dans sa prime enfance face à la peur ressentie en présence de ces stimulations vécues comme des agressions, à l’angoisse de revivre l’expérience de telles stimulations, l’expérience de séparation catastrophique, la réponse de l’autiste sera celle de manœuvres de repli, défense contre les sensations qui sans cesse le débordent et le font s’effondrer. Terrorisé par tout ce qui modifie sa routine et rompt la perception d’un monde immuable, en limitant strictement son univers à ce qu’il connaît, il s’assure de sa permanente stabilité.

            « Il n’explore pas […] Il ne saisit pas, mais traverse, comme sans la voir, la matière : il ne communique pas, mais répète en écho ce qu’il entend sans comprendre les ressorts d’un possible échange. », (Tustin, 1981).

3. Le trauma du lien

  • Introjection : Les enfants non-autistes (ayant eu accès « à un développement affectif normal » selon M&T) introjectent l’objet de leur amour. C’est à dire qu’ils se constituent un espace intérieur où s’élaboreront la notion du temps, le tissage des émotions et de la pensée. Lorsque leur mère, ou leur entourage leur fera faux bond, lorsqu’ils se sentiront abandonnés, ils pourront y élaborer leur colère, ultérieurement, et ainsi pouvoir la contrôler, la maitriser, la surmonter. Les autistes en seraient incapables, ne pouvant utiliser de capacités projectives pour affronter la séparation avec leur mère – et les objets externes – et établir le socle de leur identité. Face à la séparation, ils s’effondrent.
    Le nourrisson autiste reste dans un besoin permanent et fusionnel de sa mère, dans une possessivité totale car lorsqu’elle s’en va, il la perd et se perd en même temps, ne différenciant pas le self de l’objet.
    Non séparable, l’enfant autiste vit dans un monde sensoriel primitif, dominé par le toucher. Privé du contact visuel et auditif, il ne peut pas enrichir ses perceptions, ni intégrer la notion de temps ou l’objet de son premier amour. « Pour échapper à l’anéantissement, il lui faut se replier sur ses sensations propres, les manipuler et les contrôler afin d’éviter celles qui seraient provoquées par l’objet, toujours menaçant, de partir ; le repli autistique serait alors le moyen d’assurer un sentiment de sécurité que l’objet ne lui donne pas »
  • Capsule : Ce repli sera le retrait dans la capsule autistique ; dénué de tout contact avec l’extérieur, et dans lequel règne l’homéostasie de l’immuabilité : l’autisme capsulaire est un état a-verbal, a-mnésique, a-mental, a-temporel. Difficile à décrire – et à imaginer– lieu de la gradation des troubles du spectre autistique, les asperger et les autistes de haut niveau ont pu partiellement s’en distancier et y ajouter des composantes élaborées. L’état autistique serait donc, par rapport à cette expérience de destruction massive que fut la séparation d’avec la mère, un mode de défense « par stupeur induite » (Meltzer, 1975, p. 213), « un rétrécissement de la perception sous l’effet de la terreur » (Tustin, 1986, p. 128), celui d’une stagnation à un état du self primitif, un fonctionnement uni-modal et a-mental, assurant la fusion par la sensation à un objet partiel. Cette proto-sensation ne permet pas l’association à d’autres objets, même partiels ; en effet, l’association de parties d’objets conduirait à l’objet total, séparé du bébé, mais celui-ci ne peut être envisagé par l’autiste qui ne peut justement pas survivre à la séparation. La compartimentation des sensations de fusion à l’objet partiel est, selon Meltzer utilisée à cette fin : contrôler les parties d’objet afin que jamais elles ne se rassemblent en un objet total alors libre de s’envoler… Ce qui le terroriserait plus que tout.

L’autisme serait donc le plus primitif des désordres obsessionnels, le mécanisme obsessionnel consistant à séparer les objets internes ou externes pour tenter d’exercer un contrôle omnipotent sur eux. Chez l’autiste, ce mécanisme sera utilisé non seulement dans la lutte contre l’angoisse, mais comme mode de relation en soi aux objets. Un reliquat de ce mode d’être au monde se retrouve dans la « barrière » sensorielle-attentionnelle derrière laquelle l’asperger appréhende souvent son environnement : sans plus être entièrement encapsulé, ce qui lui a permis d’acquérir le langage et un minimum d’aptitudes sociales, il garde une sorte de bouclier autistique, qu’il peut déployer, lorsque c’est nécessaire, pour avancer derrière sa protection. La capsule s’est élargie et a laissé de la place pour une forme d’espace interne dans lequel un soi plus solide a pu se constituer.
Le besoin de contenant, de deuxième peau demeure, les enveloppes de ce soi restant fragiles : l’afflux ou l’intensité des stimuli externes et la présence de facteurs de stress dont le contact social est le principal, selon la gravité de l’atteinte autistique, cette membrane derrière laquelle l’asperger se barricade sera plus ou moins épaisse. Tout au long de sa vie, cette capsule, cette barrière sensorielle évoluera pour prendre la forme d’une coupure ou de brouillage attentionnel d’avec le monde externe, parfois accompagné par une focalisation extrême sur un détail.
En effet quand ils ne sont pas soumis à la pression sociale, aux exigences du « paraître » les asperger, les autistes de haut niveau adoptent un état d’hyper-focus sans objet. Un état de non pensée où la sensation, réduite au minimum, est proche du flottement, isolé du monde extérieur, rémanence de la condition capsulaire qui peut apparaitre à l’observateur comme un état de stupeur… L’aversion des asperger au contact physique est une réaction instinctive de fuite à l’intrusion physique de quelqu’un dans la « capsule ». Ils sont submergés par cette sensation tactile dont l’intensité surpasse tout autre chose, fût-ce leur propre pensée ou la sensation de leur propre corps, et s’éteignant soudain dans cette disparition d’eux-mêmes en l’autre, la dernière chose qu’ils éprouvent est la perte de la respiration. Pour se préserver de ces intrusions, la barrière attentionnelle peut s’étendre à un espace péricorporel, à un territoire une zone plus ou moins étendue. C’est une nécessité vitale chez l’autiste[x].
Les récits de personnes asperger parlent tout aussi clairement de l’existence, à l’intérieur de ce cercle péricorporel d’intimité, d’une empathie extrême avec autrui dont elles perçoivent avec acuité les variations et finesses émotionnelles.
Il paraît nécessaire ici de signaler les polémiques opposant les tenants des différentes théories sur l’origine biologique, neurologique ou psychologique de l’autisme. Des voix nombreuses s’élèvent, expression d’une « communauté autistique » qui, sur internet, ou les réseaux sociaux. Elles récusent fortement les notions d’autisme « acquis » par un traumatisme, de développement « arrêté » à un stade « primitif », la vision d’une vie dominée par la peur ou la terreur, ainsi que ce renvoi à des notions de repli (dans la « capsule autistique ») qui fait douloureusement écho aux discours de B. Bettelheim[xi] et son concept de « Forteresse vide ». Si le concept de « capsule autistique » fait sens, les « organicistes » partisans d’une cause neurobiologique au syndrome d’Asperger appellent à l’envisager non pas comme une zone de repli créée pour s’y abriter, mais comme un état neurologique de base, altération des perceptions et conséquemment des aptitudes sociales. La particularité, si l’on peut dire, des autistes verbaux –incluant les asperger– serait leur capacité à sortirde cette capsule, avec plus où moins d’aisance, et au prix d’un effort le plus souvent épuisant. Et si les autistes apparaissent comme repliés dans une forteresse, celle-ci n’est pas forcément vide. L’incapacité à exprimer ses sentiments, à les partager à la manière des neurotypiques ne veut pas dire que ces sentiments n’existent pas, ou qu’ils se réduisent à la peur, à la terreur.
Par ailleurs, on osera noter que l’état de non-pensée, d’« hyper focus » sans objetest évocateur des exercices de méditation. L’état de sérénité recherché par la pratique ressemble fort au retour au calme recherché et obtenu par le sujet autiste, et constitue peut-être une aptitude plutôt qu’un déficit. Pour que le tableau soit complet, signalons que Frances Tustin, condamne sans ambiguïté la thèse de Bettelheim sur les parents nocifs. Kanner[xii], écrit-elle en 1986, a lancé une mode bien regrettable en caractérisant les mères d’autistes comme « froides et intellectuelles ». « Depuis qu’il a dit cela, on s’est constamment renvoyé des expressions comme « mères réfrigérantes » pour parler d’elles. Je ne souscris pas à ce point de vue. […] Je suis convaincue qu’il y a quelque chose dans la nature de l’enfant qui le prédispose à l’autisme ». Quatre ans plus tard, elle insiste sur ce point. « Il me semble, écrit-elle, que la plupart des théories sur l’autisme n’insistent pas assez sur les propensions innées des êtres humains ». Dès 1981, elle soulignait qu’il fallait se garder de « mettre systématiquement en cause les soins nourriciers », elle ajoutait qu’il était difficile de « faire la part des facteurs organiques, métaboliques, psychologiques », aussi lui paraissait-il déjà « regrettable que les tenants des thèses psychodynamiques et ceux des thèses organicistes se situent dans des camps opposés et aboient les uns contre les autres ». (Tustin, 1981).

4. Défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésivité

Dimensions du self selon Meltzer 
Pour expliciter sa conception de la psyché, Meltzer(1975) la représente comme un univers multidimensionnel, une représentation d’un self dynamique et malléable, à la fois contenu et contenant. L’acquisition des dimensionnalités successives reflète l’évolution du self, et décrit clairement sa conception de l’organisation mentale autistique. 
Une psyché complètement développée permet l’introjection des objets dans un espace interne structuré. Ce qui engendre des identifications dans une représentation de soi et du monde qui sont distincts. La psyché est alors considérée comme quadridimensionnelle, dotée d’un self capable de subjectivation, de séparation d’avec l’objet. Le stade antérieur du développement psychique, celui du self tout-puissant qui acquiert l’identification projective des objets est dit tridimensionnel. Éprouver la résistance de l’objet à l’effraction de la projectivité, et renoncer au fantasme de toute-puissance constitue le développement de la troisième à la quatrième dimension.
Ces deux stades font partie du développement normal de la psyché. Un arrêt ou un fonctionnement préférentiel dans la troisième dimension orienteront le développement de la personnalité dans des registres qui montrent une certaine inflexibilité par rapport à la tolérance envers ce qui menace l’omnipotence du self, à un stade où le narcissisme est encore fragile puisque non abouti.
Dans un univers plat, bidimensionnel, le self et l’objet ne peuvent être des espaces contenants. Dans la deuxième dimension, l’identification est adhésive, surface contre surface. La première dimension est celle de la fusion indifférenciée du self avec l’objet.
Ces deux premières dimensions, Geneviève Haag (1997-2004), les associe aux premières étapes du processus normal du développement humain, correspondant aux états psychiques des premiers mois de l’existence du nourrisson. Meltzer les rattache à la pathologie autistique.

  • Identification adhésive : de l’autisme capsulaire à l’adhésivité
    Dans la capsule autistique, la relation à l’objet, était selon le terme de Meltzer, unidimensionnelle. L’expérience s’y réduisait à une série d’éprouvés unidimensionnels de fusion avec l’objet, sans activité mentale. L’appareil cognitif et psychique n’était jamais assez distant de l’objet avec lequel il fusionnait pour « penser à » lui. Lorsque l’autiste parvient à sortir de l’état alternant la terreur et le repli capsulaire, il accède à la bi-dimensionnalité de son esprit. Les mécanismes obsessionnels de fusion à l’objet qui lui avaient permis de se défendre contre la pulvérisation du self vont lui permettre de se développer et de grandir, de se mettre à sa manière à la quête de « bons objets ». Cet état va lui permettre d’accéder à la parole, à l’imagination, à la mémoire, mais d’une manière particulière. Sortant de l’a- verbal de l’unidimensionnalité, il pourra se souvenir et parler de ce deuxième état, décrire comment il appréhende le monde depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte où il colore encore son fonctionnement intellectuel, émotionnel et affectif.
    Meltzer définit la bi-dimensionnalité de l’esprit comme « l’état du traitement de l’information, quand la signification des objets est inséparable de la qualité sensorielle que l’on perçoit à leur surface ».

Le self de l’autiste se constituera ainsi comme une surface sensible qui perçoit la surface des objets, sans capacité de s’en distancier. Comme on l’a vu, la séparation avait laissé le psychisme du nourrisson dans un état d’effondrement qui n’a pas permis que se constitue en lui l’espace tridimensionnel dans lequel le fantasme, la projection puissent prendre place.Le self se trouvera donc dépourvu de cet espace interne essentiel et contenant dans lequel les objets pourraient se constituer et se transformer. Ses expériences n’aboutiront pas à l’introjection d’objets, ni à la modification introjective d’objets.
Le self post-capsulaire, qui pourra se constituer à partir de cette carence d’une dimension essentielle de l’appareil psychique, appréhendera les objets par « contact » de surface à surface ; il ne pourra rien contenir, mais s’accolera à la surface d’objets
Toute interruption de contact fera disparaître l’objet mais risque aussi au passage d’entraîner la partie du self qui lui était accolée. Partant, ce self entièrement dépendant de son environnement, souffrira avant tout dans le sentiment problématique de sa continuité. L’asperger sera handicapé pour ce qui est de la mémoire, de l’anticipation et du désir : il sera dans la circularité temporelle de sa dépendance à l’objet, qui déterminera l’existence de la partie de lui qui lui est accolée, et dont l’éventuelle disparition la condamnerait à disparaître aussi. Le temps vécu dans cette dépendance sera celui de l’immuabilité qui empêche d’envisager une modification, un développement, un arrêt.
Tout ce qui menace cette immobilité sera éprouvé comme un effondrement ou une déchirure des surfaces du self adhérées à l’objet. Un tel self souffrira également d’une incapacité à saisir et comprendre l’objet dans sa totalité puisqu’il n’en perçoit que la surface et ne peut imaginer son intérieur – ou même qu’il en ait un. Le rapport de l’enfant asperger au monde, encore teinté de terreurs, est fait, ainsi qu’il ressort de nombreux récits, de « chocs de surfaces ». Dans la foule, la bigarrure des êtres, le vacarme d’une salle de classe, il se sent comme heurté par des objets violents, imprévisibles, fragmentés et sans cohérence. En mouvement perpétuel, ceux-ci vont trop vite, le cognent, le traversent ; son fragile espace intérieur ne perçoit pas leur épaisseur, juste le choc et la vitesse à leur surface ; le contact avec ces objets dont l’intérieur n’est pas deviné ne lui permet pas non plus d’éprouver sa propre épaisseur.
De fait, pour l’asperger, le rapport à la surface restera toujours déterminant ; celui de la surface à l’intérieur lui demeurera un grand mystère, le plus grand étant sans conteste, celui de l’intérieur des êtres.
La compréhension de son environnement nécessitera donc que le jeune autiste appréhende ces surfaces à l’intérieur opaque dont les humains sont les échantillons les plus complexes. Elle s’organisera par la création de répertoires, sur le mode obsessionnel caractéristique de l’autisme dès sa rencontre unidimensionnelleavec le monde. L’adhésion à une grande surface entraîne, si elle bouge, plus de risques de rupture de la surface d’adhésion, que celle à une petite surface : parcelliser les objets s’avère une mesure d’auto conservation du self et un mode de connaissance du monde externe puisque plus la surface d’adhésion est petite, meilleure est l’adhérence qui constitue le mode de perception des éléments du monde. Le monde bien compris par un asperger prendra la forme d’une vaste collection d’objets parcellisés au plus petit, dont les combinaisons infinies fourniront toute la variété observée et imaginable. Son éternel accolement aux surfaces, aux objets de son investissement affectif, pourrait, en l’absence de toute distance psychique possible d’avec les éprouvés, s’avérer aliénant en termes émotionnels. Les mécanismes obsessionnels empêcheront cette noyade dans l’éprouvé en l’aidant à contrôler les objets dont il reste « inséparable », grâce à leur atomisation, qui permettra aussi l’atomisation des sentiments qu’ils provoquent : l’autiste craignant de sa colère qu’elle ne détruise son fragile objet, la parcellisation de ce dernier lui permet parallèlement de parcelliser sa colère, jusqu’à en ôter toute violence ; de même, diviser l’émotion en ses constituants les plus infimes finit par la vider de toute sa substance vive, la figer et la rendre inoffensive.
Les psychanalystes (obédience « psy-« ) qui ont écrit sur les enfants autistes ont noté leur grande gentillesse et leur absence de sadisme ; mais ils mentionnent aussi que ces caractéristiques recouvrent le noyau d’une sauvagerie et d’une cruauté d’autant plus intenses qu’elles n’ont pas été adoucies par les interactions avec une mère dont ils se sont sentis trop vite séparés. L’intensité de leur rage est proportionnelle à la catastrophe qui les a anéantis au moment de « la Grande Chute ».
L’asperger sorti de la phase capsulaire aura construit un solide rempartobsessionnelafin de juguler ce torrent d’agressivité. L’apparente non-violence de nombre d’asperger dont on relèvera communément l’expression «angélique», ainsi qu’un moralisme, une pruderie, une recherche de perfection et de droiture, cache une sauvagerie originelle qui peut se manifester, à travers le spectre des troubles autistiques, par des conduites auto-agressives, mais également dans les rapports avec les autres : des accès de rage et de violence physique des autistes, à la capacité des asperger à abandonner sans état d’âme les êtres précédemment désignés comme objet de leur amour, à rompre froidement les contrats affectifs et moraux dont la conservation aura pu faire antérieurement l’objet de leur plus grande détermination. Chez l’asperger, cette rage originelle, sur le terrain de solitude sur lequel il s’est construit, prendra facilement une teinte de psychopathie : évitement des sentiments d’amour, pseudo indépendance, fuite devant toute trace de vulnérabilité, déni des différences, reconnaissance ténue des liens sociaux et familiaux.

  • Adhésivité                                                                                                                                                             C’est, énonce Meltzer, sur la base de la bi-dimensionnalité que l’autiste élaborera sa relation au monde externe une fois sorti de la capsule : en découleront le type de son affectivité, mais aussi ses modes particuliers de mémorisation, d’apprentissage des interactions sociales et d’utilisation du langage. Il va pouvoir développer ce que Meltzer, à la suite de Bick(1968), nommera une « identification adhésive » à l’objet : celle-ci consiste à se coller à la surface de l’objet dont la troisième dimension, contenante, l’espace intérieur, lui restera inaccessible.
    C’est ce mode particulier d’identification qu’il adoptera, dans l’impossibilité qu’il est d’acquérir la troisième dimension à travers l’identification projective, qui lui ouvrirait à son tour l’accès à la quatrième, celle de l’introjection.
    Il s’agit du processus, également formulé à la suite des travaux d’Esther Bick, par lequel le moi corporel du nourrisson se fonde sur l’entité commune qu’il fait avec le corps de la mère sur le mode de l’identification adhésive.
    Pour Haag, celui-ci constituerait un moment normaldu développement psychique, contrairement à Meltzer qui le rattache d’emblée au pathologique et à l’autistique.
    Selon l’observation de Haag d’enfants normaux et autistes, le bébé fait, par le biais de sensations localisées à l’appui du dos lors du holding et du handling, l’expérience de la mère comme un objet externe souple, se coulant dans ses premiers éprouvés au gré de sa capacité de rêverie et de sa préoccupation maternelle. Collé à cet objet, le bébé pourra ressentir les mouvements de flux et de reflux de ses substances corporelles, l’alternance des moments où les peaux adhèrent et se décollent, le glissement rythmique des surfaces des corps. Ces perceptions primaires bidimensionnelles l’introduiront progressivement à concevoir la séparation et la tridimensionnalité à la faveur du léger délai physique entre sa sollicitation et la réponse maternelle. L’ensemble des données tactiles, particulièrement au niveau du dos, se combine avec le regard pour former une enveloppe circulaire autour du corps du nourrisson, le protégeant et permettant un échange entre pulsion et affect.
    Le regard doit ainsi pouvoir fournir un appui au développement psychique de l’enfant, dans un double mouvement d’interpénétration entre l’objet et le self en devenir. L’objet maternel devra pour cela lui servir de contenant unifiant, qui lui permettra d’affronter le stress lié à ce bouleversement.
    L’aboutissement de ce processus s’appuie donc – pour reprendre les termes de notre hypothèse de départ postulant une incapacité, pour l’autiste, d’adopter une certaine distance par rapport aux termes de l’équation « autrui sauveur = autrui prédateur » – sur une réalité qui soutienne l’émergence, psychique et sémantique, d’un terme préférentiel de l’équation : autrui – la mère– sauveur plutôt que prédateur.
    Les imitations précoces du bébé, tout d’abord effectuées sur le mode adhésif, sont reprises dans le cadre du lien avec autrui qui en fera l’objet d’une interaction ; elles participent ainsi à la mise en place du lien tridimensionnel et projectif, fondant le développement du sentiment de soi et de l’altérité. L’observation de l’autre et son imitation amorcent l’activation des zones cérébrales du système-miroir impliquées tant dans la production d’une action intentionnelle que dans sa préparation sa simulation, et dans l’extraction des intentions d’autrui.
    Ce qui arrive à l’autiste, c’est-à-dire vivre une séparation d’avec l’objet maternel à un stade où le self n’est pas assez fort pour l’élaborer, n’est-ce pas se sentir détruit ? L’absence de l’autre, sa défection creuse le gouffre dans lequel la chute sera fatale ; le bébé se réveille brutalement de l’illusion fusionnelle, seul face à l’objet qui s’ébauche trop tôt dans une différence insoutenable, dans un extrême de l’altérité.
    Celui qui n’est pas séparé si tôt dans son développement psychique a eu le temps de se construire un espace interne où l’objet mère demeure dans le sentiment d’appartenance au même, donné par le lien qui est celui de la communication, de l’implicite d’un code primitif supposant le partage, et d’une expérience commune. Que l’identité adhésive soit ou non constitutive du développement psychique normal, ce qu’indiquent les écrits de Haag autant que ceux de Meltzer, est que l’être humain a peut-être, dès les prémices de son développement psychique et cognitif, maille à partir avec les termes de l’équation insoluble relative à la double nature, de ce qui prévaut dans la facture et le maintien des relations.
  • Autrui sauveur/autrui
    Il faut décider, pour survivre, pour faire lien, il faut de l’intuition d’égalité, se détacher, doucement, transformer la terreur en ferment d’une représentation, et aborder, doucement, aux rives du sens.
    La clé de ce processus est le terme positif de l’équation, celui qui dit que la mère sauve plutôt qu’elle tue.
    L’impulsion à démarrer la pensée est donnée à l’enfant normal par sa perception de l’invitation à l’amour qui lui est faite, qui doit dominer sur d’autres perspectives négatives inhérentes à la relation, pour lui ouvrir la porte à la formation de son identité et à la différentiation des cognitions au service de ses représentations: alors pourront s’enclencher les impulsions à entrer et rester en lien, à concevoir la socialisation dans un climat sécurisant qui devra demeurer, par la suite, en tant que présupposé directeur dans l’édification de son rapport au monde.
  • Identification adhésive et affectivité
    Comme corollaire à son mode d’identification adhésif, l’enfant autiste conservera à l’égard de son objet une dépendance étroite et une difficulté majeure à s’en différencier. Au percept de la mère prédatrice s’opposera un percept tout aussi intense de mère sauveuse, de mère dont la présence est indispensable à la survie. Possessivité tyrannique, intrusion perpétuelle seront les piliers de son attachement à l’objet maternel, dont la disparition, littéralement, le tue. La grande affaire de son enfance et de sa jeunesse, outre de sortir de la capsule autistique et d’établir avec le monde externe un tissu de relations problématiques, sera de se distancer de cette dépendance à la mère.
    Si ce difficile détachement se réalise, on le verra souvent suivi d’un éloignement tout aussi extrême: la mère, d’essentielle, pourra devenir comme étrangère par le fait des mécanismes obsessionnels de division de l’objet et de l’affect associé ; le lien dévitalisé tombera et l’asperger pourra concevoir pour son premier objet d’amour la plus grande froideur, probablement en écho au fait qu’il en ait éprouvé jadis la faible capacité de contenance, et qu’il ne l’ait pas sauvé de la Grande Chute (froideur qui, si les mécanismes obsessionnels n’ont pas annihilé toute émotion, recouvrira une rage à la mesure de la catastrophe originelle).
    La vie affective de l’asperger sera généralement nourrie de peu de liens, mais les plus profonds pourront être vécus sous l’égide d’une dépendance à la mesure de sa sensibilité à la séparation, toujours susceptible de faire rebasculer le self dans la Grande Chute ; la rupture se soldera, s’il s’est laissé aller à engager ses sentiments, par un effondrement psychique dont il lui sera ardu de se relever.

Même en l’absence de grands sentiments, la nature adhésive du lien qu’édifie l’asperger à autrui lui fera « épouser les formes » de la surface de ceux auxquels il s’attachera.
Les adolescents et jeunes adultes asperger bien ancrés dans la bi-dimensionnalité tentent de trouver, en leurs objets d’investissement affectif, des prolongements d’eux-mêmes plus que des partenaires. Nombreux sont ceux qui s’allient à des personnes dont ils aimeraient absorber les caractéristiques comme par imprégnation, dans l’idée souvent consciente « de devenir comme eux », voire de devenir eux… Nulle rencontre de l’autre dans ce projet dans lequel le mimétisme confine au cannibalisme, mais dans lequel l’individu reste, même au cœur de la relation, dans une solitude spéculaire : tentant de se voir en l’autre, jamais totalement abusé par son imitation, dont il devine toujours avec désappointement qu’elle n’est au pire qu’une piètre singerie, au mieux qu’une image. Sans relief, elle abolit toute profondeur au champ de la relation et à celui du sujet qui disparaît de soi-même dans son propre manque à contenir, disparaît en même temps que l’objet inconnu. Même en l’absence de toute intention de captation de traits d’autrui, l’asperger tendra naturellement à se calquer sur ses comportements et ses caractéristiques ; cette faculté le fera souvent se perdre et se fondre au contact d’autrui. Si son fragile sentiment d’identité en est ébranlé, l’anxiété qui en résultera fera la substance de l’une de ses plus grandes difficultés à vivre avec les autres ; si ce n’est pas le cas, il lui sera à terme difficile de conserver cet état de fusion permanente à son objet. Par conséquent, sa vie comportera ses quêtes de « bons objets » mais en règle générale, afin d’éviter le désastre d’une fusion délétère, d’une si totale solitude au sein de la relation que lui-même s’aliène de lui-même, ou d’une séparation dont il ne pourrait se relever, il en restera affectivement distant. Cette distance sera alimentée par les mécanismes obsessionnels qui atomiseront l’émotion en composants si petits qu’ils perdront tout caractère vivant, et probablement aussi par la difficulté qu’il aura, intrinsèquement, à s’attacher étroitement à ce qui lui est si étranger : n’oublions pas que pour un asperger, le fonctionnement humain habituel, celui des neurotypiques, demeure « autre », au sens d’étranger.
Dans cet extrême de l’altérité, difficile d’imaginer une rencontre, d’autant qu’il paraîtra aux yeux des neurotypiques bien étrange à son tour
Pour éviter la dépendance, la fusion ou l’effondrement sans se confiner à l’isolement, ils peuvent choisir de s’unir à des personnes à qui ils ne sont pas vraiment « attachés ». Ils resteront fidèles à ces liens dictés par un contrat intérieur, qui vise plutôt la création et l’homéostasie d’une cellule familiale que l’échange affectif du couple.
C’est ainsi que les asperger les mieux socialement adaptés s’unissent souvent, en dessous de la classe socioculturelle attendue, avec des gens avec qui ils ont peu en commun mais qui tolèrent leur retrait, leur réticence au partage et à l’expression. Généralement, ces compagnes et compagnons ont des traits obsessionnels ou narcissiques ; il n’est pas rare également qu’ils s’unissent à des personnes dont les bizarreries ne les rebuteront pas au quotidien, ou qu’ils reconnaissent, symétriquement, à cet autrui le droit à être différent et ils ne voient pas de raison de tenir rigueur à leur partenaire de cette différence ; l’important est qu’ils restent dans l’ombre.

Suggestions pour la psychothérapie des personnalités autistiques[xiii]

  1. Entendre le silence                                                                                                                

L’Asperger contrôle les objets dont il ne peut se distancer à l’aide de mécanismes obsessionnels primitifs : Séparer les objets, les parties d’objets, les parties de soi, les encapsuler, les classer, en faire des catalogues, autant dans l’usage du langage que dans la mémoire et les conduites, atomiser les objets et les sentiments qu’ils évoquent, surtout la colère dont il pressent dans les yeux des neurotypiques tout le mal qu’elle peut faire et dont il a éprouvé qu’elle pouvait briser ses fragiles objets .Il réduira l’expérience émotionnelle à un assortiment de formes, la videra de ses sens, jusqu’à n’en plus rien voir, n’en pas pouvoir parler, ne pas la concevoir, ne pas s’en souvenir et ne pas l’espérer et évitera l’imprévisible. Vivre anesthésié. S’y tenir. Que rien ne se pense, que les frontières s’estompent, que rien ne se passe. Reconnaître les gens à ce qu’ils ne regardent pas. Être personnellement sauvé par la beauté minuscule de ce qui n’est pas vu par d’autres et apprendre à en rire. Ne rien comprendre. Avoir la ténacité, la rigueur d’essayer. Vous épier, de biais, vous effleurer, vouloir être comme vous.
L’Asperger vit enfermé, depuis le tout début, dans les ruines de sa catastrophe intime, ses peurs, ses barricades, et la honte qu’il conçoit d’être le seul à ne pas savoir danser la valse des autres. L’écueil auquel il s’est heurté jusque-là est d’avoir été nié, dénié dans sa manière d’être au monde. De ses peurs, de ses terreurs, de ses perceptions, toujours « déconcerté de vivre », il n’a pas pu parler ; apprendre à ressentir est allé de pair avec apprendre à avoir honte ; il vit caché doublement, dans ses processus d’encapsulation et dans la dissimulation, tant que faire se peut, de ce qu’il est et de ce qu’il éprouve. Il n’est pas facile de dire à l’autre qu’on ne le comprend pas, qu’on ne sait pas comment faire dans les situations banales de l’interaction quotidienne. D’avouer que ce monde est une énigme, que l’on est toujours dépaysé, qu’on ne sait jamais ce qui est important et ce qui ne l’est pas ; de reconnaître dans le regard d’autrui qu’on s’est encore trompé. De dire qu’on ne sait pas ce que les mots amitié, amour, veulent dire, et pourquoi il faudrait souhaiter et rechercher ces choses que tout le monde nomme ainsi et semble considérer comme des choses agréables, alors que ce qu’on a appris de l’attachement, c’est qu’il est une histoire de vie et de mort, et que quand se détache un lien le monde s’effondre. Il est encore moins facile d’avouer, de s’avouer, qu’on ne sait pas être soi-même, qu’on a besoin des autres pour être comme eux, s’approprier par absorption leurs caractéristiques et se voir indiquer la voie de se comporter. De s’avouer que l’on dépend des autres jusque dans son propre sentiment d’identité, que ce dernier se résume au dernier habit que l’on a revêtu, à la dernière écorce à laquelle on s’est collé, et qu’à part cela, ce que l’on sent, c’est que l’on n’est rien.
Lorsqu’il se présentera à la porte de nos cabinets de consultation, celui qui vit ainsi, que lui dirons-nous ? Que répondrons-nous lorsqu’il ne demandera pas de thérapie, lorsqu’il voudra ne pas vouloir ?
Pour la psychanalyse en disgrâce aujourd’hui sur ce sujet du SA, qui a le mérite d’écouter longuement ses patients, l’Asperger était une maladie ; celle d’une intériorité absente, d’une troisième dimension manquante. Elle préconisait, elle préconise encore d’aider l’Asperger à atteindre cette problématique tridimensionnalité de l’esprit, celle qui permet, une fois l’épreuve faite de la résistance de l’objet à la pénétration et de sa survie à la colère, de concevoir la potentialité d’un espace dans cet objet qui puisse revêtir la fonction de contenant. Que s’élaborent le phantasme de l’identification projective, puis sa renonciation ; que l’omnipotent contrôle sur les objets internes et externes puisse être abandonné au profit d’une identification introjective qui permette la représentation d’un monde stable dans lequel le sujet trouve la place que lui laissera un narcissisme constitué.
La mission du thérapeute serait ainsi d’aider l’Asperger à progresser dans ces niveaux de maturation psychique.
Le peut-on ? Peut-on vraiment aider l’adulte à transformer de telle manière sa structure profonde, lui qui a vécu jusque-là, bon an mal an, édifié des modes identificatoires relativement fonctionnels puisque jamais il n’a déliré, jamais il n’a été fou, jamais vraiment aliéné ? Le but d’une thérapie est-elle de le « déprogrammer » des circuits élaborés au fil de son expérience et sans doute déterminés en partie par sa nature ? La vie d’un Asperger est une somme d’efforts d’adaptation : ténacité et opiniâtreté sont les points communs de tous les récits.
Vivre en tant qu’Asperger, avec ses spécificités ; voilà ce que suggèrent nos patients si on les laisse s’exprimer dans ce sens. Que le syndrome d’Asperger soit considéré comme une maladie n’est peut-être dû qu’à l’effet majoritaire du consensus neurotypique dont la configuration psychique est plus appropriée à la survie de l’espèce, mais qui requiert en son sein certaines caractéristiques dont les autistes sont les porteurs excessifs : percevoir les prédateurs, détecter l’ennemi en l’autre, l’étranger de soi-même, sont des nécessités inhérentes à toute communauté de vivants.
Peut-être les Asperger n’atteindront-ils jamais le degré d’intériorité supposé dans une véritable tri ou quadri dimensionnalité de l’esprit. Peut-être n’est-ce pas leur voie. Peut-être l’implication de devoir déconstruire un mode de relation à l’environnement enraciné aux sources de l’être leur serait-elle insoutenable, peut-être leur serait-il insupportable de vivre sans bouclier attentionnel, en voyant vraiment tout, sans la possibilité de se retrouver dans le havre flottant d’une solitude désincarnée.

2. Épaissir la surface

Si l’on part du postulat d’Asperger lui-même, comme une structure de personnalité et non comme une maladie, n’a-t-on pas une approche plus juste, plus réaliste, plus respectueuse des ressentis confiés par nos patients ? 
On pourrait  penser l’Asperger comme l’une des structures possibles de la personnalité, à l’instar de la personnalité névrotique ou état limite, obsessionnelle ou schizoïde, que l’on pourrait nommer « personnalité autistique » et dont l’autisme dans ses formes les plus graves représenterait l’extrême psychopathologique, comme structurellement la schizophrénie représente l’extrême psychopathologique de la structure de personnalité schizoïde ou schizotypique, le trouble de la personnalité borderline, l’extrême de celle de la personnalité état limite.
Une telle vision théorique éviterait l’écueil d’enfermer l’Asperger dans les limites arbitraires de l’énumération de symptômes mal cernés liés à d’hypothétiques dysfonctions, comme si vivre avec le syndrome d’Asperger se bornait à devoir transporter partout, un inventaire disparate de troubles des capacités de socialisation, de rigidité et de bizarreries comportementales.
Elle mènerait à des corollaires thérapeutiques dont l’objectif serait le renforcement structurel des fragilités du moi propres à ce type de personnalité.
Elle permettrait d’éviter d’inscrire toute démarche de soin de l’Asperger ou de l’autiste de haut niveau dans un carcan de mesures de « rééducation » ou d’« éducation à la socialisation » calquées sur le modèle de la remédiation au handicap et aux troubles développementaux : comme si être Asperger était, forcément, un handicap et rien que cela. Comme si l’adaptation au conformisme social était l’objectif unique de la prise en soins, comme si l’individu se définissait par ses aptitudes à se comporter, en dehors de toute notion d’être et d’affectivité.
La cure psychothérapeutique, de quelque obédience qu’elle soit, vise notamment à aider le patient à supporter le manque, gérer la destructivité et l’ambivalence, renforcer les enveloppes du moi et travailler à la solidification du narcissisme primaire. En respectant la bi dimensionnalité de l’Asperger, ne pourrait-on pas adopter l’objectif de l’aider à épaissir la surface de son self de manière à ce qu’elle finisse par acquérir une certaine forme de capacité de contenir ?
Chez les patients adultes, cette « surface » a déjà, par leurs expériences de vie, gagné en épaisseur ; il s’agira de la renforcer, de les aider à y créer des espaces intérieurs dans lesquels pourront s’affirmer des représentations, exister des objets, en s’appuyant sur les ressorts des histoires individuelles qui nous sont contées ; pour reprendre l’image de l’éponge pour caractériser leur façons de penser et de ressentir, il s’agira de les aider à enrichir et étoffer leurs villosités, à y ménager des bulles. Une telle option nécessitera que le thérapeute puisse imaginer, appréhender et connaître les présupposés du monde interne de l’Asperger, et partir de ceux-ci et non de ceux des neurotypiques ; autrement dit, elle mobilisera ses capacités à mentaliser le monde interne de son patient.

3. Le cadre de la thérapie

Le cadre général pour la présentation du syndrome d’Asperger dans ces pages est large puisqu’il se réclame pour ses bases, outre de données issues de la neuropsychologie et des neurosciences, des courants psychodynamique et analytique. Les éléments proposés ici peuvent être utilisés dans des psychothérapies de cette dernière obédience, mais aussi dans celles issues d’autres courants pourvu qu’elles offrent un setting où s’échangent parole et silence, où se construit la confiance.
La psychothérapie de l’Asperger adulte ne suivra pas les règles analytiques strictes, puisque qu’elle nécessitera l’engagement du thérapeute dans une verbalisation plus nourrie, propice à fournir des repères à ceux qui en ont besoin. Il s’avérera souvent nécessaire d’aider le patient à faire la traduction du langage autistique, avec son univers particulier, au langage neurotypique et inversement, pour l’aider à comprendre les comportements et les attentes de son entourage.
La thérapie permettra à l’Asperger de construire un pont entre lui et le monde externe : elle permettra la création d’un système d’intercompréhension entre ces deux mondes et sera le lieu d’une représentation de l’un et de l’autre. Le thérapeute devra pouvoir utiliser et comprendre un langage avec des patients dont les affects et les cognitions restent marqués par une sensorialité primitive.

4. Les axes de la thérapie : renforcement du self, facilitation de la communication, utilisation et conscientisation du mimétisme, l’espace du silence

Le premier axe de la thérapie est celui du renforcement d’un self que la peur a figé de plein fouet à l’état d’ébauche. Être le thérapeute d’un patient Asperger engage avant tout à être un objet capable de contenir ses terreurs ; capable d’affronter la séparation, la perte, la peur de la mort. La thérapie engage le praticien à comprendre ses manœuvres originelles de protection contre ces terreurs, afin de pouvoir l’aider à en élaborer de plus souples et de plus efficaces. L’Asperger et son thérapeute sont confrontés au nœud d’un traumatisme extrêmement précoce, celui qui empêcha le patient par la suite de croire que son environnement pouvait lui fournir de fiables repères. La thérapie vise à lui permettre d’établir avec ses pairs des liens qui ne soient pas sa prison.
Le deuxième axe d’une thérapie avec un patient autiste ou Asperger touche l’approfondissement de sa représentation cognitive du monde neurotypique et l’élaboration des modalités d’une communication avec autrui souvent encore limitée, si ce n’est sur le plan formel, tout au moins sur celui de ses assises cognitives.
Le troisième axe portera sur l’identification adhésive et ses effets collatéraux. Il s’agira de conscientiser et d’affiner, pour certains patients, l’usage des stratégies mimétiques ; de favoriser, aussi, la prise de conscience des adaptations faux self, qui pourra aider les patients à la fois à renforcer leur vrai self et à se garder de composantes dystoniques et délétères.
Pour le premier axe de la thérapie, rappelons que la grande Chute et la sensibilité de l’Asperger à la séparation lui font croire et sentir qu’il n’y a pas de lien durable, qu’aucune aide ne peut être prodiguée d’un individu à un autre. Il s’éprouve dans la condamnation à la solitude, et l’existence ne serait qu’une course à la survie dans un monde aux règles arbitraires et changeantes, glacé. La psychothérapie permettra d’aborder la nature du traumatisme ; le travail du transfert et du contre-transfert construira la possibilité d’un lien de sollicitude et d’échange qui s’inscrira dans la durée. Il s’agira d’aider l’Asperger à concevoir que la séparation peut ne pas déboucher sur l’effondrement, et à nouer des liens auxquels il puisse survivre. Lui permettre d’élaborer des moyens d’être avec les autres, moins loin qu’avant, avec moins de souffrance, mais à sa manière : c’est seulement lorsqu’il ne sera plus assailli par la terreur d’être près de l’autre, de s’y engluer ou de s’y ébouler, qu’il pourra fugacement l’approcher, croiser son regard, s’y attacher. Pour cela, il faudra comprendre son besoin de distance, ses capacités limitées à résister à la relation, susceptible de faire éclater les fragiles cohésions de sa psyché et de dissoudre son intégrité ; ne pas le mesurer à l’aune des neurotypiques qui recherchent un partage émotionnel et social qui ne saurait dans un premier temps que faire éclater la fine enveloppe de son self ou la faire fondre dans celle de l’autre.
Le retour sur les bases traumatiques de la personnalité autistique permettra d’enclencher un processus, non de réparation ou de recouvrement de ce qui fut perdu, mais de deuil de l’objet originel que ces patients ressentaient comme faisant partie de leur corps dans l’union fusionnelle de l’unidimensionnalité.
Le thérapeute sera à ce moment le contenant de leur terreur.
Ce travail de reconstruction des bases de la relation par le transfert et la mobilisation des forces dynamiques des affects et des pulsions, passera aussi par la modification cognitive des représentations du monde de l’Asperger, caractérisées par sa croyance en la plus absolue des solitudes, chaque jour confirmée par son incompréhension des codes sociaux dans lesquels il ne voit que le règne de l’arbitraire et de la parodie. Cette modification pourra s’opérer à travers le travail de « traduction » du langage neurotypique et de ses règles, dans le système d’intercompréhension autistique. Elle pourra s’appuyer aussi sur les théories des soubassements des relations humaines et de la communication : la linguistique, la philosophie, la psychologie, la sociologie, les manuels dits de savoir-vivre seront pour l’Asperger qui voudra bien s’y plonger, d’inestimables sources de révélations.
Dans le deuxième axe de la thérapie, qui touche aux modalités de l’interaction avec autrui et dans le monde neurotypique, le thérapeute ne devra pas craindre de servir de tuteur à son patient, pour ses acquisitions, et de fournir lui-même, s’il le peut, des enseignements pratiques sur la manière dont traiter certaines situations de communication ou d’échange social en fonction des situations particulières de chaque patient, en tenant compte des représentations des neurotypiques dont il devra souvent se faire l’interprète. Ces ouvertures théoriques et pratiques permettront au patient Asperger de nuancer petit à petit sa vision d’un monde externe concentrationnaire, de voir des règles émerger du chaos. Le travail psychique sur les origines du traumatisme autistique mènera les patients à acquérir les moyens de leur indépendance par rapport à l’objet en renforçant un self qui pourra s’édifier comme une surface acquérant peu à peu la capacité de contenir, et non plus seulement comme un bout de ruban adhésif collant aux objets dont les transformations en modifiaient indéfiniment la forme sans aucun autre moyen de contrôle que de s’agripper encore plus fort à la portion la plus inerte de l’objet, donc la plus petite de ses parties divisibles possible.
Cette nécessité les confinait à la plus grande dépendance par rapport à l’objet ; elle entraînait l’impossibilité de développer les pulsions agressives qui auraient menacé de « déchirer » l’objet et par conséquent, le self qui y était adhéré. Les mécanismes obsessionnels visaient à la suppression de ce type de pulsions qui orientent, dans leurs ressorts profonds, ces patients à développer des traits psychopathiques : l’enfant « séparé » si tôt a conçu dans les replis cachés de ce qui pourra devenir son self, une colère intense, proportionnelle à l’ampleur de sa catastrophe intérieure. La force de son ressentiment l’amène à viser à la destruction de l’objet qui le détruit par son manque à satisfaire ses besoins infinis de sa présence. L’agressivité intense que leur obsessionnalité avait neutralisée ressortira dans la thérapie qui pourra aider ces patients à la métaboliser mieux, leur montrant à la fois que l’objet saura tolérer la colère et y résister, et qu’eux-mêmes disposent de ressources suffisantes pour résister aux modifications de l’objet, à ses fragilités et à ses mouvements.
Le mimétisme, instrument du lien et de l’être est le sujet du troisième axe ; Dans l’univers affectif glacé qui accueillit ses premiers pas, l’Asperger tenta de s’insérer par le mimétisme, qui est un procédé d’adaptation à un contexte incompréhensible. Ce mode d’adaptation n’est pas le seul apanage de l’autiste et s’observe dans bien d’autres contextes traumatiques. À l’Asperger, il permettra non seulement de s’inscrire tant bien que mal dans les pratiques opératoires et sociales d’un groupe donné, mais posera aussi les bases de la construction de ses liens affectifs et de ce qui forgera en partie son identité.
Outre le travail nécessaire sur le traumatisme de fond qui fut celui d’une séparation trop précoce, la thérapie sera le lieu d’un travail tout aussi nécessaire sur la nature du mimétisme et ses répercussions identitaires. À l’âge adulte, au summum de son intégration dans le monde des neurotypiques, l’Asperger sait s’adapter superficiellement à toutes sortes de situations, sans qu’on – ou qu’il – puisse saisir vraiment qui il est et ce qu’il pense. L’impossible sortie de ce miroir aux alouettes est souvent à l’origine de leur arrivée dans nos consultations, perdus qu’ils sont dans leurs multiples rôles, et d’une évolution sub-dépressive ou dépressive, voire teintée de phénomènes proches de la dépersonnalisation résultant d’un tel mode d’être au monde. Il faudra aider ces patients à ne pas se fondre et se perdre dans les liens et les identifications qu’ils auront pu nouer sur le mode de l’adhésivité, y compris dans le cadre de la psychothérapie.
Le piège majeur de la psychothérapie de la personnalité autistique serait en effet, si le patient n’est pas compris dans son essence proprement autistique, de le faire élaborer toute une façade de faux self, de conduites adaptatives en fonction de nécessités conjoncturelles de sa vie et d’éléments qu’il aura pu percevoir du contre-transfert. Au stade de la thérapie où il aura intégré que le thérapeute résistera à sa colère et pourra contenir ses terreurs, la tentation sera pour lui de se réfugier contre lui ou « dans sa peau », comme derrière une barricade, et sur le mode de l’identification adhésive ; ce qui pourrait entraîner une réorientation de la thérapie dans le sens de l’élaboration de caractéristiques mimétiques de type faux self auxquelles le thérapeute pourrait bien se laisser prendre s’il n’est pas extrêmement vigilant.
À la faveur de changements ultérieurs dans l’environnement du patient, la pseudo-identité ainsi précairement édifiée risquerait bien en effet, si elle perd son utilité, de se détacher de son porteur qui se retrouverait tout aussi nu qu’au départ, la thérapie n’ayant en rien touché sa structure propre, surface restée trop fine et cassante, qu’elle n’aurait fait que recouvrir d’une couche de protection inapte à résister à des chocs qui mettraient à l’épreuve l’hétérogénéité de l’ensemble.
C’est là, peut-être, l’explication du caractère interminable de certaines thérapies de personnalités à traits autistiques à qui elles semblent instiller un souffle de vie juste suffisant pour leur permettre de survivre, mais pas assez pour les rendre autonomes. C’est sans doute aussi la raison d’échecs relatifs qui ne viendront pas à la connaissance du thérapeute chez qui le patient ne retournera plus. Il faudra donc se garder par-dessus tout de devenir les dupes des faux self « utiles » qui émailleront les tribulations affectives et sociales des patients, faux self qu’il faudra ménager mais dont le but sera de leur permettre, à terme, d’en éloigner la nécessité pour se rapprocher de leur être propre qui s’ébauche. Aider l’Asperger à prendre conscience de son mode d’identification adhésif, de sa manière de se lier à autrui mimétiquement, épousant étroitement sa surface, pourra l’aider à se distancer de ce mode de faire qui l’éloigne de sa propre forme.
Cette prise de distance se fera lorsqu’il pourra utiliser plus consciemment le mimétisme comme moyen du lien et de la connaissance de soi et d’autrui, mais sans s’y perdre totalement.
La précieuse faculté d’imitation de l’Asperger pourra être mise à profit comme instrument de l’insertion sociale qui lui est si difficile. Elle pourra fournir, en thérapie, le cadre d’un travail spécifique dans certains domaines de la socialisation : non pas sur le modèle, parfois utilisé dans certaines thérapies comportementales, des jeux de rôles qui visent à lui « apprendre les codes », mais d’une manière qui tienne compte de ses particularités et de ses façons personnelles de s’intégrer dans la communauté humaine. Plutôt que de vouloir éradiquer le mimétisme (et d’autres stratégies d’approche du monde spécifiquement autistiques comme le regard à travers) comme une bizarrerie, un moyen incongru et inefficace d’adaptation, pourquoi ne pas aider l’Asperger à le développer, l’utiliser et l’affiner comme le moyen conscient d’une pratique d’insertion sociale, de manière à ce qu’il puisse en recueillir les bénéfices – dont, à terme, une meilleure compréhension d’autrui – en se gardant du piège de s’y confondre sur le mode d’un faux self ?
Il s’agira, ici, de soutenir le mime en analysant les composantes des comportements mimés, en expliquant les ressorts et les objectifs ; ainsi fut fait pour ce patient qui, pour adresser ses réclamations à un organe administratif, commença par avoir besoin d’enregistrer l’énoncé que proposait sa thérapeute, pour pouvoir le répéter à l’intonation près ; il fut ensuite possible de travailler sur le contenu de cet énoncé, dégager les thèmes abordés et la manière de moduler l’interlocution, jusqu’à ce que le patient trouve ses propres mots, ses propres idées et se dégage du modèle proposé.
Lorsqu’il aura pris conscience qu’il se construit mimétiquement et adhésivement dans ses relations avec autrui et les objets du monde, l’Asperger sera en mesure de localiser la minuscule part de lui dans laquelle il percevra sa différence d’avec autrui, sa propre absence de ce processus d’adhésion, qui sera le point de départ d’une vraie présence à soi-même : ce lieu est difficile à saisir puisqu’il est à l’envers du point de collage.
La capsule autistique fut, à l’heure de l’unidimensionnalité, la membrane qui protégea sa fragilité d’écorché. En elle, on l’a vu, l’identité, l’affectivité et les cognitions se résumaient en termes privatifs, à l’a-mentalité, l’a-mnésie, l’a-verbalité, l’a-temporalité qui demeureront pour toute sa vie les fondements de la part la plus profonde de son sentiment d’exister. Quand la capsule s’ouvrit ou plutôt se déploya, lorsque l’Asperger a pu atteindre la bi dimensionnalité qui lui a permis de s’ouvrir au monde externe, une deuxième forme de sentiment d’identité s’ancra à sa surface : celle issue de sa propre impossibilité à être en l’absence de tout modèle, à être autre chose que le reflet d’autrui ; être, dans l’incapacité à être nu, dans la nécessité d’adhérer au vêtement qui le moule, à la paroi sur laquelle il se fond.
Dès l’enfance et la jeunesse, cette impossibilité à être, faire, penser, ressentir, si ce n’est selon l’autre, cette extrême dépendance environnementale, est e ferment d’une angoisse causée par le moindre changement de cet environnement, modifiant directement l’être qu’il est à sa source. Ce sera là une grande part de sa souffrance du début de la vie, qui le verra se déposséder, se déchirer, se froisser, se décoller au contact des variations des choses et des gens. À l’âge adulte, il ne peut toujours pas survivre sans carapaces : celle de la barrière attentionnelle, avatar de la capsule ; celle des identifications mimétiques à l’objet qu’il aura pu poursuivre et élaborer sur le mode faux self. Autant de carapaces dont la rigidité menace de l’asphyxier.
En l’absence de l’introjectivité, ses identifications et son sentiment de soi ne pourront pas se regrouper en un espace psychique tridimensionnel et unifié ; son espace interne, dans l’impossibilité d’être défini comme un volume, demeurera cette surface bidimensionnelle caractérisée par un endroit et un envers qui définiront ses deux modes d’être au monde : celui de l’a-mentalité de la capsule autistique, dont les traces restent à l’envers de la surface du self et peuvent se projeter au-dehors par la barrière attentionnelle ; et celui dérivé du mimétisme, qui occupera la surface externe du self permettant le collage aux surfaces des autres objets et la constitution des carapaces de substitution à la capsule autistique à l’heure de la bi-dimensionnalité et de l’adhésivité.

L’espace du silence                                                                                                                                       

Ce sera là l’objectif ultime de la thérapie de l’Asperger : transformer la nature de la membrane de contact qui est son double lieu d’identité : que, de carcan, elle puisse devenir peau. Que des échanges puissent avoir lieu entre l’endroit et l’envers de cette surface, que puisse y circuler une sève de vie et non des décharges de terreur.
Ainsi, pourra s’établir une jonction entre ces deux lieux d’être de l’Asperger, celui de l’envers où s’est tapie la trace d’un proto-self demeuré embryonnaire, et celui de l’endroit où il recueille les particules du monde.  Ainsi pourra-t-il atteindre l’état de syntonie du self qui surviendra lorsque l’endroit et l’envers pourront coïncider et devenir un lieu d’échanges : cet état pourra lui permettre de le renforcer, de l’épaissir, qu’il respire et, dans les espaces ménagés par cette respiration, qu’il puisse enfin contenir.
La thérapie de l’Asperger visera à lui permettre, outre de trouver le meilleur moyen de « être avec les autres », aussi, et c’est essentiel, de fonder son sentiment d’être au lieu même où il se trouve, dans le jeu de résonance entre les bribes du monde et la surface du self où elles rebondissent. Il a la chance, car c’est une chance, de pouvoir l’ancrer en tout cas partiellement dans le lieu de soi où il n’est pas, dans l’a-mentalité qui fut celle de la capsule autistique qui restera, à travers toutes les épreuves de la vie, le centre de son self dépourvu d’ego et la source d’une conscience de soi résumée au sentiment d’être au monde.
C’est en conservant et en protégeant ce centre névralgique que l’Asperger pourra trouver, par rapport aux autres, sa propre et juste position, et qu’il pourra, sans se perdre entre honte, efforts d’adaptation et faux self, élaborer sa vision du monde, trouver la racine de sa joie de vivre et apporter, à qui voudra bien les considérer, ses éclairages sur une réalité qui lui fait souvent le privilège de se révéler à lui légèrement autrement.
La psychothérapie est, pour l’Asperger blessé par les aspérités du monde, égaré dans le kaléidoscope de ses éprouvés, un appui dans sa recherche du lieu de l’être et du sentir.Pour écouter son patient, le thérapeute devra se placer à l’endroit le plus lisse et le plus silencieux de lui-même ; il devra mobiliser sa propre part autistique. Offrant à l’accrochage mimétique le moins de prise possible, il pourra se mettre au diapason du self autistique de son patient et lui fournir une contenance et un appui pour l’aider à se déployer et résonner dans sa fréquence particulière qui est celle du silence. La thérapie sera ainsi, avant tout, le lieu de la transmission d’un silence fécond, d’une intériorité à une autre.

5. Conclusion

À tant souffrir du mutisme auquel le contraint l’impossibilité de la communication, l’Asperger aura souvent oublié que le silence sut l’accueillir dans la capsule autistique. Il aura oublié que le silence est la marque de la forme d’autonomie qui est la sienne. Il n’en sentira plus sur ses épaules que la lourde chape et gesticulera longtemps pour s’en arracher, ne voyant plus la lumière et la transparence qui jaillissent à sa source. Rejetant sa solitude, il en sera venu à haïr celle dans laquelle il avait, au début, trouvé refuge.
C’est sans doute la clé de sa guérison : comprendre que le silence, loin de le tuer, l’a accueilli ; que ce silence est le point de départ de l’être et de sa liberté, le point de départ d’un dialogue avec l’autre dénué des demandes implicites qui si souvent font évoluer en déclaration de guerre ce qui avait commencé en déclaration d’amour.

Rim GHELLAB – Août 2024 – Institut Français de psychanalyse©


[i] Debord Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1967, Paris, Buchet-Chastel.). Debord Guy, Préface à la quatrième édition italienne de La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1979, Paris, Champ Libre.). Debord Guy, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1988, Paris, Éditions Gérard Lebovici.).

[ii] Vermeulen Peter, « comprendre les personnes autistes de haut niveau » (2013) .

[iii] Asperger Hans, Les psychopathies autistiques pendant l’enfance (trad.), Le Plessis-Robinson, Les empêcheurs de penser en rond, Synthélabo, 1998 (Article original publié en 1944 : « Die autistischen Psychopathen in Kindesalter », Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, 117, 76-136.).

[iv] Wing Lorna, « Asperger’s syndrome: A clinical account », Psychological Medicine, 11, 1981, 115-129. Wing Lorna « Asperger’s syndrome: A clinical account », Psychological Medicine, 11, 1981, 115-129.

[v] Haag Geneviève, « Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 20, le corps, 1997, 104-125. Haag G., « Sexualité orale et moi corporel », Topique, 2 (87), 2004, 23-45.

[vi] Bick Esther, « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces » (trad.), dans Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 1998 (Article original publié en 1968: « The experience of the skin in early object relations », The International Journal of Psychoanalysis, 49, 484-486.).

[vii] Meltzer Donald, Bremner John B, Hoxter Shirley, Weddell Doreen, Wittenberg Isca, Explorations dans le monde de l’autisme (trad.), Paris, Payot, 2004 (Œuvre originale publiée en 1975 : Explorations in Autism, a Psychoanalytical Study, Perthshire, Clunie Press.

[viii] Tustin Frances, Autisme et psychose de l’enfant (trad.), Paris, Le Seuil, 1977 (Œuvre originale publiée en 1972 : Autism and Childhood Psychosis, London, Frances Tustin.). Tustin F., Les états autistiques chez l’enfant (trad.), Paris, Le Seuil, 1986 (Œuvre originale publiée en 1981: Autistic States in Children, London, Routledge and Kegan Paul ltd.). Tustin Frances, Le trou noir de la psyché (trad.), Paris, Le Seuil, 1989 (Œuvre originale publiée en 1986 : Autistic Barriers in Neurotic Patients, London, Karnac Books.). Tustin Frances, Autisme et protection (trad.), Paris, Le Seuil, 1992 (Œuvre originale publiée en 1990: The Protective Shell in Children and Adults, London, Karnac Books.).

[ix] Bion Wilfred Ruprecht, « Une théorie de l’activité de pensée » (trad.), dans Réflexion faite (p. 125-135), Paris, Puf, 1983 (Article original publié en 1962: « The psychoanalytical study of thinking », International Journal of Psychoanalysis, 43, 306-310.).

[x] Attwood Tony, Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau (trad.), Paris, Dunod, 2003 (Œuvre originale publiée en 1999 : Asperger’s Syndrome, a Guide for Parents and Professionals, London, Jessica Kingsley Publisher.).

[xi] Bettelheim Bruno, La forteresse vide (trad.), Paris, Gallimard, 1969 (Œuvre originale publiée en 1967: The Empty fortress: Infantile Autism and the Birth of the Self, New York, The Free Press.). Bettelheim B., L’amour ne suffit pas. Le traitement des troubles affectifs de l’enfant (trad.), Paris, Fleurus, 1970 (Œuvre originale publiée en 1950: Love is not enough: the Treatment of Emotionally Disturbed Children, Glencoe, Ill., The Free Press.). Bettelheim B., Le cœur conscient (trad.), Paris, Robert Laffont, 1972 (Œuvre originale publiée en 1960: The Informed heart: Autonomy in a Mass Age, Glencoe, Ill. The Free Press.).

[xii] Kanner Leo, « Les troubles autistiques du contact affectif » (trad.), Neuropsychiatrie de l’enfance, 38 (1-2), 1990, 64-84. [Article original publié en 1943 : « Autistic disturbances of affective contact », Nervous Child, 2 (3), 217-250.].

[xiii] Wingerling Myriam Noël, « Autisme et syndrome d’Asperger », 2014.

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Rothko, une réalité singulière du langage

Vincent Caplier – Juillet 2024

« L’art est une forme non seulement d’action, mais d’action sociale. Car l’art est un type de communication et, lorsqu’il entre dans son environnement, il produit ses effets au même titre que tout autre forme d’action. »
Mark Rothko, La réalité de l’artiste.

Le lecteur pourra se reporter au petit livret en ligne qui accompagne et illustre plus en avant cet article.

Mark Rothko, Self Portrait (1936) et Light Cloud, Dark Cloud (1957), Collection Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko

« Rothko est devenu un peintre abstrait parce qu’il ne savait pas dessiner ». C’est avec cette exclamation que je débutais ma visite de la rétrospective consacrée à Mark Rothko par la Fondation Louis Vuitton (2023-2024). Bien entendu, je n’en croyais pas un mot. La peinture abstraite me touche trop pour lui faire cet habituel mauvais procès. D’ailleurs, les archives papiers[1] sont la preuve du contraire. Mieux encore, Rothko enseignait le dessin aux enfants. Non, ce qui s’exprimait à cet instant donné c’était « une idée subite involontaire ». J’étais momentanément en proie à une « absence, une défaillance subite de la tension intellectuelle » que Freud interprète dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905) en ces termes : « Une pensée préconsciente est confiée momentanément au traitement inconscient, ce qui résulte de ce traitement est aussitôt récupéré par la perception consciente. » Ce « trait d’esprit » m’était apparu aussitôt incongru. Certaines œuvres primitives ne m’étaient pas inconnues et, à l’évidence, il y avait en ce lieu l’expression d’un malaise. Le sentiment tenait de la muséographie qui guidait le visiteur en guise d’introduction. La succession des salles du premier niveau en apportait la clé de lecture, confirmée par une autre lecture, celle des « écrits sur l’art » du peintre.

L’inquiétante étrangeté à l’œuvre

Dans la rotonde qui ouvrait l’exposition, une sélection d’œuvres figuratives des années 30 s’exposaient les unes aux autres comme par un jeu de miroir, une sorte d’hypertextualité en partie due à la configuration particulière de la salle. Des figures humaines, des nus, des portraits, des scènes urbaines, à la limite de la représentation, confrontaient la brutalité expressionniste des décors à la simplification et la réduction des formes. Dans ces tableaux, les visages à peine esquissés semblent absents, qu’ils soient effacés ou absorbés par l’absence, apparaissent comme infigurables. Il y plane un sentiment d’agnosie visuelle aperceptive : il y a bien une acuité visuelle par la couleur, le mouvement, mais comme une difficulté à former le percept de l’objet visage dans une proximité avec la prosopagnosie, ce trouble étrange de la reconnaissance des visages. Les figures essorées, spectrales, semblent figées dans une absence d’existence au sein d’une atmosphère oppressante. Lors d’un entretien de 1953, William Seitz, auteur du premier texte majeur sur l’impressionnisme abstrait, notait à leur sujet que « lorsqu’il y a de la vie, ce sont des coups de peinture et les lignes qui créent […] la vitalité » : « on cherche des formes et des couleurs évocatrices au plan émotionnel » d’une « vie intérieure » dans ces « silhouettes non communicantes »[2].

City Phantasy, Underground fantasy, certains titres évoquent la fantaisie entre légèreté et gravité. Mais fantasy peut très bien se traduire par fantasme ou par imaginaire. Dans ces psychodrames urbains la verticalité et le poids de la ville de New York dépeint une agoraphobie, une claustrophobie de l’incommunicabilité humaine. Les figures solitaires expriment la Grande dépression, l’exil, l’être juif, cet être[3] étranger aux autres, à soi. Ce n’est que deux décennies plus tard, dans une interview de 1953, que Rothko dira « qu’il comprend ces toiles maintenant, et insiste [sur le fait] qu’elles sont totalement siennes ». Il lui aura fallu du temps pour comprendre leur raison intrinsèque, pour établir leur inscription pleine dans l’œuvre. L’inconscient parle…  L’abstraction s’empare déjà à cette époque de la toile et nous ne sommes déjà plus face à un figuratif pur.
Et puis il y a cet autoportrait de 1936, seul et unique en son genre. Enfin presque, nous y reviendrons.

Le tableau est austère. Les tons terreux simplement réchauffés d’une lumière diffuse offrent une gamme restreinte de bruns et de gris enrichie de traits rouges. Les épaules sont larges, la silhouette est massive, le corps épais, solide. Le regard est sombre, renforcé par les lunettes teintées. La posture de trois quarts suggère l’utilisation du miroir et les mains jointes un sujet en apparence assis alors qu’en réalité il s’agit d’un portrait en pied. Tout concourt à un rapprochement avec un autoportrait particulier de Rembrandt, celui de 1659, marqué par l’expressivité riche du pinceau. Sa plasticité résulte de la vitalité et de la texture du pinceau en l’absence de passages de diluants et de touches plus fines de peinture propre à la technique du peintre. Cet autoportrait de Rembrandt, moins terminé que beaucoup d’autres, donne pourtant l’impression générale d’une œuvre complète, celle d’un sujet marqué par l’expérience et représenté dans la dignité.

Chez Rothko, il y a quelque chose de grotesque. Le mème semble relever d’un objet oxymore, d’une folle sagesse, d’un jeu d’esprit, d’une adroite ironie. Le pathétisme relève du tragi-comique du « christ-singe », la restauration désastreuse, par une octogénaire du village, de l’Ecce homo d’Elias García dans le Santuario de Misericordia de Borja. L’étrangeté convoque l’étonnement, nous met à distance de l’émotion et nous amène à réfléchir sur ce qui la provoque. Ce qui s’exprime n’est pas réductible au visible. De cette ironie rabelaisienne, triste-amère, se dégage un art baroque de la fêlure. L’autoportrait de Rothko condense toute sa philosophie de l’art, celle dont il n’a pas encore pleinement conscience. Mais l’homme est facétieux, « susceptible à propos de son travail et pas qu’un peu cachottier » comme le remarque Selden Rodman en 1956.

Rothko est parfaitement informé que son traitement inconscient relève de ce que Freud qualifie de « style infantile du travail cogitatif » : « … l’esprit, qui aspire à revivre le plaisir […] inhibé par l’opposition de la raison critique […] se voit chaque fois dans l’obligation de triompher de cette inhibition… » (Ibid., 1905). Très tôt, alors qu’il rassemble les premières réflexions d’une étude comparée entre la peinture créative des enfants et l’art traditionnel (Scribble book, 1934), Rothko avance l’idée que « L’expressionnisme est une tentative pour récupérer la fraîcheur et la naïveté de la vision enfantine ». Pour lui, « enfant, fou, artiste […] utilisent les mêmes éléments de base du langage […] par la nécessité intérieure d’un énoncé […] par le biais de symboles instinctifs et primitifs ». Le travail de l’artiste consiste à assumer une juste désinhibition, « la bonne perturbation de l’équilibre, pour embrasser cette excitation, cette juste exaltation de l’esprit qui démontre la différence entre un organisme dynamique et une machination statique ».

Le peintre et son modèle

Chez Rothko, comme pour Picasso en 1914, les expériences successives font des modèles, qu’ils soient maîtres ou sujets, les objets de toutes les métamorphoses. Le modèle, dérivé de modulus, le moule, la matrice, contient en puissance tous les questionnements de l’artiste autour du thème de l’acte créateur. Face à face, langage plastique et discours entretiennent une mythologie du sujet. À l’occasion d’une émission radiophonique de 1943, il développe sa conception de la relation entre le portrait et l’artiste moderne : « L’essence véritable du grand portrait est l’intérêt éternel de l’artiste pour la figure humaine, le caractère et les émotions […] le drame humain. […] le modèle réel de l’artiste est un idéal qui embrasse tout le drame humain plus que l’apparence d’un individu en particulier. […] Toute l’expérience de l’homme devient son modèle, et en ce sens […] toute l’œuvre est le portrait d’une idée. » Rothko considérait que tous ses tableaux sont des portraits et que « ce mot portrait ne peut absolument pas avoir le même sens » pour l’artiste moderne « détaché, dans des degrés variables, de l’apparence naturelle ». Le peintre ne s’en tenait pas à une nomenclature vernaculaire de l’art. Il y a chez lui, et on peut se demander si ce n’est pas le cas pour tout artiste, une tension entre la langue, le logos, le langage en tant qu’instrument de la raison et le langage pictural. Tension qu’il qualifiait « [de] conflit ou [de] désir courbe ». L’œuvre de Rothko n’est pas une fenêtre sur le monde naturel mais une interrogation sur la notion même de naturel dans l’art et « la capacité qu’ont les artistes à reproduire les apparences [qui] dépasse de beaucoup le niveau général des connaissances humaines dans leur société ». Le penseur est « partisan d’une expression simple de la pensée complexe » et tente de dresser le portrait de la condition humaine et d’en exprimer les « émotions fondamentales ».

Plus que la figure humaine, c’est le sujet, terme à la connotation ambiguë, qui pose problème. Il est à la fois « chaîne de contenu » (« Subject Matter ») et vocabulaire emprunté à l’acception populaire. Dans le premier sens, il est l’ensemble des objets associés à leurs qualités subjectives ou leurs expériences, plus abstraites, des sentiments. Dans le second, c’est le tableau lui-même, dans la totalité de ses énoncés, qui exprime à dessein les intentions. Une dichotomie qui aurait pour « parallèle naturel […] celui de l’âme et du corps ». L’âme, c’est l’énergie, le message, le sujet dont le corps, « séjour de l’âme », matérialisé par le contenu (subject matter), remplit les fonctions et les besoins. En conséquence, la constante n’est pas le contenu mais « la philosophie plastique », « l’évolution chez tout artiste de la continuité plastique ». Une unité qui perdure quel que soit la subdivision considérée des « éléments représentés ou reconnaissables », « objets ou représentations psychologiques ». C’est « la similitude de traitement que l’on retrouve au fil de l’œuvre d’un peintre », « la façon qu’a l’artiste de regarder les choses qui demeure la même ». Si Rothko a trébuché dans l’emploi les objets familiers, c’est parce qu’il refusait d’en mutiler les représentations au profit d’intentions, d’actes de langage ou de parole. Entre imagination et Logos, il « insiste sur l’égale existence du monde engendré dans l’esprit et celle du monde engendré par Dieu ». Tout en souscrivant « à la réalité concrète du monde et de la substance des choses », il souhaite « élargir la mesure de cette réalité » sans discrimination. Son art relève d’une « expérience tragique exaltée » s’appuyant sur « une congruité entre la fantasmagorie de l’inconscient et les objets de la vie quotidienne » établie par les surréalistes. C’est par cette combinaison qu’il inscrit son travail dans la continuité des expressions archaïques du mythe, par intérêt pour « des états de conscience et des rapports au monde similaires ». Il revendique ainsi plus la création de mythes que l’appropriation de dérivés inconscients. En soi, il organiserait la syntaxe, la distribution et la transformation de ses modèles considérés comme des items lexicaux.

L’impressionnisme émotionnel d’un drame œdipien

Ainsi, si « les implications [de son portrait d’Œdipe] s’appliquent directement à la vie » elles concernent également sa pratique d’artiste. En tant que tel, il exprime sans ambiguïté que ce qui est véritablement en jeu relève d’un complexe œdipien : « Je me dispute avec l’art surréaliste et abstrait comme on se dispute avec son père et sa mère, en reconnaissant le caractère inévitable et la fonction de mes racines, mais en insistant sur ma dissension. » Une tension qui découlerait d’une dualité de deux types de plasticité d’un côté illusoire ou imaginaire et de l’autre tactile, tangible. Tous deux manifesteraient l’expérience émotionnelle et sensuelle d’un idéal de beauté comme « commun dénominateur vers lequel l’artiste doit tendre son expression ». Au-delà de cette profession de foi, ce qui est désigné par le mot « sensuel » recouvre une large gamme de sensations organisées autour de deux pôles opposés que seraient la peine et le plaisir. Une opposition qui n’est pas sans proximité avec une pulsion entre vie et mort ou plus précisément d’un narcissisme tel qu’André Green l’a conceptualisé.

Rothko ne cantonne pas « la satisfaction de l’impulsion créatrice » à « un besoin biologique de base », il y voit également une autre nécessité. « Le désir ardent du mythe » exprime la nostalgie, « l’insatisfaction à l’égard de vérités partielles et spécialisées et le plaisir de nous plonger dans la félicité d’une unité qui englobe tout ». Peindre ne serait qu’un langage naturel par lequel l’artiste énonce « ses notions de la réalité dans les termes du discours plastique ». La dilatation de la réalité qu’il souhaite ranimer dans les yeux de l’observateur sensible passe par une autre objectivité. Celle d’une « abstraction comme point de référence » partagé, « une référence commune à un prototype commun de perfection dans l’abstrait ». Une abstraction abordée comme l’expression d’un dénominateur commun, d’une simplification, d’une généralisation qui participe à la communicabilité et à l’universel ; un humanisme, un langage et son mythe élaboré et reçu comme une métaphore plutôt qu’un discours abstrait. L’aperception de la beauté passe par une reconnaissance de cet idéal de perfection par le spectateur à qui « est transmis un état d’équilibre entre la peine et le plaisir des communications sensuelles aboutissant au sentiment d’euphorie que nous trouvons dans l’art » et rend possible, ou acceptable, l’aperception proprement dite.

Au-delà de la rage qui peut suinter de la période néo surréaliste des années 40, cette beauté, cette sensualité est frappante dans le symbolisme ésotérique qui culmine avec Slow Swirl at the Edge of the Sea (1945). Un autoportrait atypique ! Celui d’un couple… Rothko et Mary Ellen Beistle (« Mell »[4]) qu’il est sur le point d’épouser. Rothko et Edith Sachar ont divorcé un an auparavant mettant fin à une histoire malheureuse à l’image du roman familial qui la précédait. Le tableau exprime la gaieté, l’amour, la joie et la concupiscence exaltée. Deux figures alambiquées, un ensemble de distorsions sensuelles comme deux alambics qui distillent une émotion sans réserve. S’agit-il d’une autre fantaisie d’une nouvelle ironie ? En tout cas s’en est terminé de la figure dans sa forme figurée. Elle prend désormais l’aspect de la figure libre, en apparence uniquement… Lors d’une conférence au Pratt Institute en 1958, Rothko se livre totalement. Pour ce portraitiste du monde, un tableau n’a aucun « rapport avec l’expression libre ». Il est avant tout une « communication sur le monde », la transmission d’une « vision du monde » à autrui. « L’expression de soi » relève de « la thérapie » et lui assigner un rôle « porteur de valeurs » serait « erroné ». Dans « l’art en tant que métier », le « travail artistique », « se connaître [n’] est valable [que] pour soustraire le soi au processus ». L’artiste n’est rien moins qu’un « professeur idéal » : « l’art doit être pour lui un langage à l’expression limpide qui induit la compréhension et l’exaltation que l’art inspire précisément. »

C’est à cet endroit que se loge l’ironie de l’artiste. Elle est cet « ingrédient moderne » qui participe de « l’effacement et l’examen de soi grâce auxquels un homme peut un instant poursuivre autre chose ». La notion recoupe celle du trait d’esprit de Freud qui « ne se prête pas à des compromis », « n’élude pas l’inhibition » et « s’attache à conserver intact le jeu avec les mots et avec le non-sens » (Ibid., 1905). Il y a là une dimension de vérité, de dire-vrai, de parrhésie (parrêsia) prudente, à la limite du silence, qui défie la rhétorique et expose l’intime à couvert. Le travail du peintre « pose le problème de la réserve ». Il ne peut « tout dire comme à confesse » et ses tableaux sont des « façades » où il « ouvre parfois une porte et une fenêtre ». Il confesse ne le faire « qu’avec ruse » car « il y a plus de force à dire peu qu’à tout dire ». Mais, à plus forte raison, il considère que « l’art n’est pas seulement expressif » et que sa « communicabilité détermine sa fonction sociale ». Aussi, « l’activité naturelle, absolument non inhibée, ne se soutient vraiment que pour une période relativement brève. » L’artiste est confronté, au même titre que l’enfant, au fait qu’il ne peut se satisfaire d’un travail inconscient : il réclame le plaisir d’apprendre, de satisfaire une pulsion épistémophilique, qui relève en soi d’un mythe, d’une autochtonie. L’homme pose, en substance, « la question de la civilisation de l’artiste ». Après que l’art ait « exploité le primitivisme, l’inconscient, le primordial […] comment établir des valeurs humaines dans cette civilisation particulière » qui est la sienne, sa culture, sa double culture.

Bien que prenant part au groupe de l’École de New York des années 1950-60, Rothko se définissait comme un « anti-expressionniste » et ne comprenait pas que l’on puisse penser que son « travail ait quelque chose à voir avec l’Expressionnisme, abstrait ou autre ». Même s’il revendiquait une forme d’action dans son travail, il rejetait l’idée d’être classé parmi les acteurs de l’Action Painting et ce quelles que soient « les modifications et les ajustements apportés à la signification du terme action ». Il considérait le mouvement « antithétique à l’image même et à l’esprit de [son] travail. » Pis, ce qui fait école relève, selon lui, d’une forme d’académisme qui va à l’encontre de ses convictions esthétiques. Dans une lettre réponse à Élaine De Kooning (Art News, 1957) il rétorque qu’étant « artiste elle-même, l’auteur devrait savoir que classer c’est embaumer. L’identité réelle est incompatible avec les écoles et les catégories, à moins d’une mutilation ». Il manifestait déjà cette individualité au sortir du Groupe des Dix (The Ten). Même si la lettre adressée le 7 juin 1943 à Edward Alden Jewell, critique d’art du New York Times, est consignée avec Adolph Gottlieb, on ressent fortement l’influence de Rothko dans l’affirmation que « l’essence de l’académisme » réside dans « l’idée que ce l’on peint n’importe pas pourvu que cela soit bien peint ». « Il n’existe rien de tel qu’une bonne peinture à propos de rien » et la singularité de l’artiste réside dans le fait que « le sujet est crucial ». Il est intéressant de remarquer qu’à cette époque Rothko ne s’exprimait jamais à la première personne. Ses prises de position se faisait toujours sous couvert d’un « nous » collectif comme s’il invoquait un noûs qui préside à tout art.

L’herméneutique du sujet passe par la signifiance où le signifiant du tableau, sa représentation mentale de la forme et de l’aspect matériel, en serait la réalité tactile, tangible. Il implique un « sentiment de l’existence » et une plasticité par « les textures et les mouvements » qui doit « satisfaire directement un sens physique du toucher ». Reprenant les termes de Bernhard Berenson, historien d’art spécialiste de la Renaissance italienne, Rothko considère que c’est le « pouvoir de stimuler la conscience tactile de l’essentiel » qui est fondamental et « en fait une condition préalable de la peinture légitime » qu’est l’art moderne. C’est à une « communication échotactile primaire » (Didier Anzieu, Créer-Détruire, 1996), que Rothko fait allusion. Cette approche psychologique, il la doit à Berenson et fait référence à son étude de Giotto dans The Florentine Painters of the Renaissance qu’il cite longuement. L’auteur y évoque le sens du toucher dans l’appréhension de la réalité par l’infans qui « ne parvient pas à se persuader de l’irréalité du pays du miroir tant qu’il n’a pas touché le dos dudit miroir ». Le travail du peintre consiste à réveiller ce même sens tactile en conférant « l’illusion de sensations musculaires […] aux projections de cette figure » et en faisant correspondre « des valeurs tactiles à des impressions rétiniennes ».

Cette représentation tactile de la forme fait référence, chez Rothko, « à la qualité abstraite de la densité ». Ce sens du trait, de la touche, du lavis, des couches qui se succèdent, de l’imperfection humaine du geste de la main est au cœur de « l’impressionnisme émotionnel et dramatique » de l’artiste. C’est par cette « émotionnalité », en lieu et place du mythe, que Rothko aborde l’impression d’atmosphère face à un impressionnisme vernaculaire qu’il qualifie d’objectif. Sa peinture a beau être empreinte d’une nébulosité, il ne se reconnaît pas dans un Monet ou un Turner, trop romantiques. Son travail exclut progressivement la narrativité jusqu’à la numérotation des toiles. Rothko s’identifie à « la représentation de la mécanique de la vision » de Cézanne par « son usage des facteurs abstraits [ayant] pour fin d’augmenter le sens du monde des apparences ». Moins que la couleur, c’est la lumière et les contrastes qui incarnent le potentiel dramatique. « Le tempo des masses » accroît le poids, épaissit « l’existence physique des objets » au détriment du détail. C’est par « l’aperception de l’abstraction de l’existence réelle du poids des objets en tant qu’unités » que Rothko se réapproprie l’approche sensitivo-sensorielle.

Le salut de l’ironie

La donne mythique est peu à peu réduite à une structure narrative minimale. L’hermétisme s’empare des toiles. Les tableaux ne sont plus que l’ombre portée du mythe. Un sentiment océanique se fait jour et met en œuvre librement des « archétypes » métaphysiques s’avérant tout autant religieux que cosmologiques. Aux contes allusifs succède une narration fabuleuse à la distance exacte où s’arrêtent les pouvoirs de la censure. Rothko avait l’audace de vouloir « transformer la peinture afin de la hisser au même degré d’intensité que la musique et la poésie ». Cette réunification des arts, cette allusion à la musicalité picturale est peut-être le faible aveu d’un adhésion au romantisme allemand de Novalis pour qui « le poète comprend la nature mieux que le savant. Le conte de fée, le conte symbolique (märchan) est en quelque sorte le canon de la poésie. Tout ce qui est poétique doit être légendaire et symbolique (märchenhaft)[5] ». L’allégorie se fait substance. Le conte fabuleux apparaît comme un vestige des premiers temps où l’on cherche des vérités plus hautes, une révélation primitive ou une parole originelle. Toute la tâche du poète serait de réhabiliter l’enfance de l’esprit, d’éveiller à la nostalgie des commencements du monde et retrouver cette participation perdue. Cette spiritualité ne saurait se limiter à l’être biologique de l’artiste mais prédéterminerait une tendance à la communicabilité qui est à chercher « dans son environnement social, comme aussi dans l’édifice idéologique de la culture[6] ».

Les toiles des années classiques sont devenues des partitions. Leur musicalité en est la constante plastique du rythme, de la couleur, de la lumière et de la forme. Leur pouvoir de séduction, hypnotisant, est celui d’une berceuse, d’un bruissement de la langue, d’une langue originelle d’avant la confusion des langues. C’est sans doute au travers de sa duplicité que nous devons évaluer la modernité de l’œuvre de Rothko, à la lueur du Plaisir du texte de Roland Barthes : « Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de la violence ; mais ce n’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l’intéresse pas ; ce qu’il veut, c’est le lieu d’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouissance. La culture revient donc comme au bord : sous n’importe quelle forme. » Dans cette galerie de portraits et d’autoportraits se révèlent des épiphanies jusqu’à devenir des miroirs partagés. La toile est un espace de réflexion, un objet transitionnel où chacun peut y sonder son existence. Elle est le lieu d’un dialogue avec soi, son daimon, avec l’autre, du peintre avec son observateur, avec l’Autre, de l’homme avec son monde. La toile est un creuset, le berceau d’une expérience alchimique où vient se condenser, se cristalliser la condition humaine.

De cet atelier, où le peintre s’isolait au point de frôler la misanthropie pour exercer son art, Rothko a fait un Athanor. Un lieu où, à sa façon, il cherchait à « extraire de ce que l’on appelle la culture des idées dont la forme vivante est identique à celle de la faim[7] ». Le peintre s’y confrontait-il comme Faust à son double, son modèle, sa chose (das ding), ses objets, ses modèles ? L’œuvre qui en découla est un théâtre où se joue une expérience esthétique partagée avec l’observateur.  Un espace de compassion qui s’impose comme tiers, en médiation avec la nature humaine et l’Autre absolu. Faut-il voir dans cette sublimation au travail, sur le modèle du travail du rêve, l’exploration d’une dépressivité essentielle[8] ? Une forme de dépression actuelle qui réactualiserait une « position dépressive » (Mélanie Klein) émanant d’un narcissisme déficitaire. Un sentiment partagé avec l’autre, rendu possible par le witz, ce trait d’esprit qui en rendrait acceptable la représentation. Une certaine vision ou idée du monde partagée où tout un chacun peut y reconnaître une certaine fragilité de l’être.

Vincent Caplier – Juillet 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] En parallèle de l’exposition parisienne se tenait une autre exposition Paintings on paper à la National Gallery of Art de Washington.

[2] Sauf mention contraire, les extraits sont issus du livre posthume de Mark Rothko, La réalité de l’artiste (2004) et de Écrits sur l’art 1934-1969 (2005), recueil de textes cités en annexe de la thèse doctorale de Miguel López-Remiro, La Poetica de Mark Rothko (2003).

[3] Cette « verbalisé de l’être » que nous trouvons chez Levinas et développé dans l’article D’un sujet l’autre : une phénoménalité du langage (Vincent Caplier, 2023).

[4] Le tableau est par ailleurs sous-titré « Mell-Estatic ».

[5] Novalis, Les Disciples à Saïs, 1914.

[6] Otto Rank, L’art et l’artiste, 1907.

[7] Antonin Artaud, Le théâtre et son double, 1938.

[8] L’expression invite un rapprochement de « la dépressivité » développée par Pierre Fédida avec « la dépression essentielle » de Pierre Marty présentée comme « l’essence de la dépression ».

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La fonction paternelle

Nicolas Koreicho – Juin 2024

« Les effets des premières identifications, qui ont lieu au tout premier âge, garderont un caractère général et durable. Cela nous amène à la naissance de l’idéal du moi, car derrière se cache la première et la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle. C’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet. »
Sigmund Freud – « Le Moi et le surmoi » in Le Moi et le ça

Sigmund Freud et sa fille

Le père c’est l’Autre. En opposition de place, et/ou en complément, à la mère qui, elle, conforte premièrement le narcissisme du sujet en lui offrant une sorte d’extension d’elle-même et de transfert de son amour – ce que fait aussi le père, mais la fonction maternelle en ce sens est de nourrir l’enfant, particulièrement sur le plan affectif –, le rôle du père est, deuxièmement, celui du Surmoi, toujours ambivalent, et consiste en la bonne répartition de l’instance interdictrice et de l’instance autorisante – ce que fait aussi la mère, mais la fonction paternelle en ce sens est de protéger l’enfant, particulièrement sur le plan adaptatif –. Il est avant tout, dans une large acception, ce qualificatif pris dans son la dimension la plus profonde, protecteur, cependant que la mère, là aussi, en profondeur, est nourricière.

Cette dimension protectrice de l’amour du père concerne une partie constituée par la résolution de la relation à l’autre, l’Œdipe, qui engage plus que tout autre la fonction paternelle symbolique, cependant que l’autre partie, non moins structurante, constituée par l’amour de la mère, réfère au narcissisme, dans l’établissement de la relation à soi, les deux dimensions allant proposer la construction psychique de l’enfant, laquelle se joue de manière édifiante avant l’âge de sept ans.
L’enfant passe d’une relation duelle symbiotique (Mère/Enfant) à une relation d’objet triadique positivement ambivalente (Père/Mère/Enfant), laquelle est incarnée par chacun des deux parents et l’enfant dans une élaboration complexe et croisée.
Par l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, l’enfant soumis à cette partie de la Loi symbolique passe de la nature à la culture à l’occasion de l’intériorisation et de l’apprentissage des interdits parentaux et sociétaux, ceci lui ouvrant la voie, par identification, à la subjectivation puis à la sublimation.

Il accède à la différence des sexes et des générations grâce à l’identification au parent du même sexe et à la distinction au parent de l’autre sexe, et apprend à reconnaitre la différence de l’Autre et à respecter cette altérité, qui tient, troisièmement, à la question naturelle des sexes et des âges, deux domaines permettant identification, donc, puis aussi subjectivation.
A partir du modèle que lui propose le couple parental, l’enfant va se construire un idéal du Moi[1], instance narcissique que le petit d’homme va plus ou moins essayer de dépasser en fonction de son propre potentiel.

Le Surmoi[2], héritier du complexe d’Œdipe, est l’instance, ambivalente, qui va intérioriser les interdits mais aussi les exigences parentales, culturelles et sociétales. Le Surmoi remplacera les parents quand l’enfant sera devenu adulte, tout en se maintenant dans l’incarnation puis dans le souvenir parental, Surmoi qui entrera en conflit avec le Moi et les pulsions, et, dans le cas d’une trop grande influence, freinera l’épanouissement de l’individu en produisant un surplus de culpabilité ; dans le cas d’une influence insuffisante, il composera frustration avec soumission.
Cependant, le Surmoi, ambivalent donc, est également porteur d’une motion d’acceptation, d’indulgence, pour peu qu’il soit nanti d’un puissant intérêt pour l’enfant, idéalement sans l’ombre de la négligence.

Il est, comme nous l’avons esquissé, le représentant le plus important du Surmoi. Il est aussi l’incarnation la plus marquante de l’Idéal du Moi.

Le père est de sexe masculin. En l’idée de savoir si une femme peut le remplacer ou, à tout le moins, en proposer ou en offrir une figure, le débat existe, inconsistant et spécieux. La biologie est implacable : le père est un mâle, la mère est une femelle. Plus absurde encore, plus tendancieux, avoir « deux pères » ou avoir « deux mères », constitue une approximation idéologique qui conduit l’enfant à démarrer sa vie de manière ambigüe et sous le jour de la confusion, laquelle se répercutera dans le développement de sa personnalité et, en particulier, le développement de sa composition narcissique et relationnelle, qui nécessite à tout le moins un modèle pour prendre consistance et, par suite, offrir la possibilité de sa liberté, sexuelle tout aussi bien.

À partir d’un plan métaphysique, dans une première acception, la fonction du père est de transmettre les termes d’une Loi symbolique[3] :
. Proscription du meurtre et de l’inceste, pour le respect des normes « sanitaires ».
. Nomination de la parenté, pour le respect des générations.
. Prohibition du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, pour le respect de l’autre.
. Prescription de la différence des sexes, pour le respect de l’équilibre de soi et du monde.
La fonction paternelle est de protéger, mais aussi de valoriser, de guider et de permettre l’indépendance et les compétences relationnelles, grâce à l’ambivalence, non développée dans la littérature, du Surmoi.
C’est enfin d’autoriser la résolution de l’Œdipe, de permettre le transfert vers le sujet en développement une partie du narcissisme secondaire, de poser les bases de l’indispensable différenciation, dans la suite du processus non moins essentiel de l’identification, comme cela doit s’imposer après une épreuve, un choc, une répulsion, un abandon[4].

La fonction paternelle est aussi d’autoriser l’identification – paternelle en l’occurrence –, au totem, au phallus, lequel est l’apanage autant de la fille que du fils.
Il s’agit ici de faire le lien du désir et de la loi sous le signe dans un premier temps de la révolte et de la rencontre avec le tiers, la tiercéité, qui rappellera l’ordre équilibré des choses.
Nous pouvons pour appréhender cette compétence, nous référer au mythe de la horde primitive[5]. Comme pour la mère, l’identification se fera par « incorporation », par la dévoration métaphorique, après celles de la mère, de certaines des qualités du père dont on « ingère » certaines « spécificités », celles, à l’instar de celles de la mère, du modèle en particulier.
Le « meurtre » du père traduit la nature ambivalente du désir sexuel des fils exclus de la possession des femmes, prêts par là à le tuer et à le dévorer. La culpabilité qui s’en suit, conformément aux règles de l’ambivalence, donne l’idée d’un cadre symbolique qui organise le clan des fratries : c’est ainsi que naît la socialité totémique. Dans la perspective freudienne, scientifique et biologique donc, l’évolution des liens sociaux se décline, par sentiment de culpabilité, du totémisme à la religion, puis du monothéisme à la science.
Ainsi, après la possibilité d’un tiers, la Loi symbolique se partage.
Avec le repas totémique, l’idée du cannibalisme selon Totem et tabou[6], au détriment, apparemment, du père, concrétise le meurtre du père et l’amour du père, dans un dépassement nécessaire et symbolique d’appropriation de ses qualités. L’incorporation psychique du père autorise l’identification en substituant les fils à la perte de l’objet. Le père symbolique est ensuite maintenu grâce aux totems. Dans cette sorte de roman familial prototypique, la scène primitive inaugure ce qui deviendra une possibilité d’organiser la différence des sexes et celle des générations, en particulier dans la contradiction ultérieure de la version sado-masochique fantasmée de la scène primitive. La fille, d’ailleurs, comprendra la nécessité d’en prendre toute la mesure et l’ampleur de son potentiel phallique sans, bien évidemment, omettre d’intégrer le sens de la réceptivité-passivité de la résonnance féminine de la scène primitive pour accéder à la pleine féminité.

Ainsi, le père incarne et transmet à l’enfant les règles et les conditions de ces règles qui lui permettront d’acquérir à la fois force de caractère, phallique, pouvoir de contrôle, sens moral et désir d’affirmation de soi, modulés par l’ambivalence évoquée précédemment et le report de cette ambivalence dans l’accueil de la nécessaire passivité, condition sine qua non de la féminité.
La figure du père se situe donc du côté d’une autorité affirmée et joue un rôle dans la socialisation, sur le plan de la conservation et de l’édification de la mémoire des principes qui permettent de transmettre valeurs et régulation des conditions de l’accord et de l’équilibre entre les sexes, de la maîtrise de la pulsion de destructivité et d’auto destruction, de la compréhension des différences entre les générations, de la possibilité de transformation des pulsions, cependant que la figure de la mère se trouve du côté de la confirmation pulsionnelle subtile et nuancée des composantes de mise en œuvre sensible de ces principes et de l’instauration d’une dimension narcissisme-passivité au sein du couple parental.

Les incidences d’un père absent, ou négligent, les répercussions d’une fonction paternelle défaillante sur le développement des enfants, se font sentir dans l’impact que ces manques produiront.

Les enfants sans père présenteront des problèmes de comportement et des troubles de l’anxiété tels que l’agressivité, l’inquiétude, la dépressivité, des difficultés dans l’assimilation des limites, et ce dans plusieurs domaines.
Cette symptomatologie a pour conséquence des dysfonctionnements comportementaux et d’intégration particulièrement dans l’idée d’équilibre, d’évaluation des principes de plaisir et de réalité, ainsi que dans la nécessité de la norme.

Le manque de présence – autorité, attention, compréhension – d’un père aura des retentissements négatifs, et quelquefois durables, significativement sur le développement comportemental, psychologique et émotionnel d’un enfant. Ce défaut, l’absence du père, est observable également dans les questions qui découlent de la négligence, aux comportements pouvant être inappropriés (gestes déplacés, châtiments corporels), à l’éducation à la violence (agressivité verbale, physique, irrespect vis-à-vis des aînés et des femmes, maltraitance à l’égard des plus faibles et des animaux).

Une des raisons, et non la moindre, au contraire de la défaillance de la référence au père, symboliquement cette fois, est la nécessité pour l’enfant de se distancier du désir maternel et de son désir pour elle, sans pour autant que cette distanciation équivaille stricto sensu à une castration, ce qui lui permettra de pouvoir choisir des possibilités de relations amoureuses à l’endroit de personnes de l’autre sexe et de se diriger vers des options pouvant déboucher sur la fondation d’un couple, d’une famille, d’une descendance.

L’abandon de la référence au père dit symbolique, celle qui permet à l’enfant de se détacher de la toute-puissance du désir maternel en tant que posé comme interdit fondateur de la proscription de l’inceste, ne peut avoir que des effets funestes sur le destin personnel et corporel de ces enfants. Il en est de même de la nécessaire distance par rapport au père qui s’adjugerait un pouvoir par trop important sur l’enfant à modeler en fonction de traumas refoulés que celui-là n’aurait pas intégrés.

Dès lors, si l’indispensable castration symbolique, précise et modérée, n’est pas réalisée, l’homme retrouve une sorte de subordination métaphorique pouvant l’éloigner de tout libre arbitre et le réduire à des croyances en un prophète, un chef de parti, un gourou, tous pouvant représenter des idéologies plus ou moins assujétissantes. Il en est de même, dans cette forme d’inaboutissement de la castration, de la substitution par d’autres figures de remplacement du père, dans le désir de le rencontrer et, par le biais de l’incendie, du crime, de l’acte de délinquance, en rencontrant l’autorité paternelle et de sa Loi, en la personne du juge, du commissaire, du policier, apparaît comme réclamée en réalité par le malfaiteur, le criminel, le délinquant. La sanction est, au moins dans un premier temps, rapide, la meilleure réponse à apporter au malfaiteur qui désire, mutatis mutandis, rencontrer le Père pourvoyeur de limite et de contenance.

Il sera loisible de retrouver, conséquemment à la présence négligente, défaillante ou en l’absence du père, des figures paternelles avec un autre membre de la famille, un professeur, une figure d’autorité, un ami, avec la nécessité de s’inspirer de ce qui, positivement, va nous permettre de développer ce que le traumatisme du père, son défaut ou son absence ont limité, empêché, inhibé. Il en sera alors de la responsabilité de chacun – ou grâce à celle de l’analyse – d’en faire un récit, de vie ou de fiction.

Ces différents possibles, directement ou par personne interposée, devraient permettre au père de cette relation idéale, de proposer l’accès aux possibilités offertes par :
l’amour, au moins autant, peut-être, que celui que peut offrir la mère, et qui peut présenter une issue – une résolution – à une logique strictement fermée du système œdipien, 
la distanciation, qui distingue solitude, isolement, respect, liberté, 
la rencontre de Thanatos, en l’autre ombrageux, à l’esprit, au signe, à la mémoire.
Entre Éros et Thanatos, par le truchement d’une ambivalence intellectuelle ou amicale, l’analyste va pouvoir représenter, transférentiellement, à certains moments de la psychothérapie et de l’analyse, le père et/ou la mère.

Nicolas Koreicho – Juin 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1972
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949

À suivre : La fonction maternelle


[1] Nicolas Koreicho, Moi idéal et idéal du moi, 2018, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/moi-ideal-et-ideal-du-moi/

[2] Nicolas Koreicho, Ça, Moi, Surmoi – 2ème topique, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/ca-moi-surmoi-2eme-topique/

[3] Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/

[4] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

[5] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913

[6] Ibid.

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Quand le loup !

Olivier Fourquet – Mai 2024

Loup

L’époque contemporaine au XXIe siècle semble faire jaillir, des placards médiatiques ou autres alcôves, des secrets et des figures fantomatiques pour leurs passages à l’acte. Les clés des cryptes ont été trouvées pour être ouvertes et dénoncées. Dire pour exister entre le moi guerrier et un moi vengeur. Mon propos va se consacrer aux récits de la problématique incestueuse, de la relation sexuelle vécue trop tôt et de son emprise. Le récit de Vanessa Springora et « son consentement » nous amène à penser un nouage entre amour et pulsions de mort selon Clothilde leguil. L’auteure souligne la complexité et l’ambiguïté des relations humaines, et notamment lorsqu’elles sont bornées par des dynamiques de pouvoir et de manipulation.

Des récits qui convoquent la pulsion de mort, un concept établi par Freud dans Au-delà du principe de plaisir pour ses recherches sur le traumatisme pourraient être entendu comme « non vie » ou l’absence d’un corps suffisamment habité par l’énergie d’Éros compte tenu de ses failles narcissiques traumatiques. La charge émotionnelle non contrôlée d’un traumatisme sexuel va toucher l’inconscient du sujet, qui aura une incidence sur ses fantasmes et autre désorganisation liés au complexe d’Œdipe.

Au sein de notre société, le mot « traumatisme » est identifié, perçu et entendu comme un concept vulgarisé au sein de la pluralité des médias. Un lien avec Freud et son « Malaise dans la civilisation », un malaise qui résulte des tensions entre nos désirs individuels et les exigences de la vie en société. Freud soutient que le processus de socialisation n’implique pas la suppression absolue des désirs individuels antisociaux. Et c’est ainsi que ces désirs réprimés peuvent produire un traumatisme pour la personne touchée. Elle subira des séquelles psychiques, mnésiques et autres complexités d’un dysfonctionnement du pare-excitation qui viendra faire « trou ».

Le traumatisme subi viendra faire effraction pour l’individu dans son organisation psychique, où apparaitront des troubles de la pulsionnalité qui affecteront le lien à autrui. Une problématique qui viendra modifier sa relation avec l’objet. Comment l’enveloppe narcissique et l’intimité du sujet vont se positionner du côté de la vulnérabilité d’un corps et de la perte d’un moi qui s’organisera déconnecté d’une réalité, du côté de l’errance ? Notons que le registre de l’intime représente le noyau le plus secret du sujet, ce qui échappe au contrôle social, un lien entre son moi, voire un non-moi selon les organisations psychiques des individus. La psyché s’attache à des espaces qui sont liés à notre intimité et qui ont intégré notre mémoire. Je note que l’enveloppe narcissique et l’intime représentent un équilibre pour l’expression d’une subjectivité.

Quant à l’errance, la construction psychique du moi et son sentiment d’exclusion, il peut se révéler par la mise en mouvement d’un besoin impérieux de cheminer ici et là, une façon d’exprimer une force pulsionnelle, notamment à travers l’art, etc. La figure de l’errance peut être vécue comme une perte de sens, de repères dans sa vie, ce qui peut provoquer une problématique existentielle. Le conflit du sujet en errance peut aussi être pensé comme une tentative de trouver un sens, de fuir une douleur ou de se débarrasser d’éléments psychiques qui l’auraient atteint. Autrement dit, l’errance ou la perte d’un but peut être vue comme l’organisation pulsionnelle symptomatique appuyée par une dynamique fantasmatique délivrant ainsi le sujet de ses attaches et de toutes contraintes. Alors, le corps de ce sujet va représenter l’expression d’une enveloppe en souffrance ainsi que de ses désirs inassouvis. Une psyché agissante aux commandes surmoïques, tyrannique d’un idéal mortifère dans l’annulation de soi et d’autrui. 

Le sujet, dans son expérience de la perte, peut vivre une errance psychique et se retirer d’une certaine fonction phallique jusqu’à l’immobilisme. Repérons que cette problématique de l’errance de l’individu est aussi un processus possible de destructivité et de masochisme conduisant possiblement jusqu’à devenir SDF, un franchissement pour le risque de se perdre en route. Destin d’une névrose traumatique dans ces pertes brutales qui feront le rappel d’un traumatisme premier suivi d’un clivage du Moi. Un lien avec l’ouvrage de Sándor Ferenczi[1] exprime, dans « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », son concept de l’identification à l’agresseur. Il évoque un lien régressif entre narcissisme et masochisme. L’errance peut aussi être réfléchie dans le fait de s’oublier en répondant aux volontés de l’agresseur en s’identifiant à lui. Si le moi n’est pas maître en sa maison (Freud), celui-ci est sorti hors de lui pour être assujetti au désir pervers de l’autre, celui qui « inflige le rythme de la vie et de la mort. » Repérons que dans les pulsions de déliaison, la destructivité peut l’emporter au détriment du moi. Le sujet qui incorpore l’identification à l’agresseur peut se trouver dans une figure limite, qui serait celle d’un passage à l’acte suicidaire. Dire « incorporation », c’est l’associer aux fantasmes qui correspondent à un processus d’encryptement dans une zone clivée du reste du Moi.

L’inscription des empreintes traumatiques de certains va être mise en scène via des scénarios pour le grand écran ou dévoilée par ses récits via une littérature qui dit l’impensable d’un vécu hors norme. Une façon pour le sujet d’articuler l’objet créatif de sa pulsion pour l’objet fantasmatique pathologique qu’il a représenté dans cette rencontre imposée de l’Autre, celui-ci devenu énigmatique. En effet, cet objet « Autre » devrait être la fonction paternelle qui ordonne sa loi dans la constitution psychique de l’enfant.  Selon Jacques Lacan, le Nom-du-Père participe à être un élément de rupture qui symbolise l’interdit de l’inceste et mettrait ainsi fin à l’assujettissement imaginaire à la mère.

Selon Paul-Claude Racamier[2], l’inceste, un lien dissymétrique entre l’agresseur et la victime, qui oppose les potentialités d’initiative et de maturité. La violence est faite au corps : l’inceste a la funeste capacité de cumuler la violence par le traumatisme et la violence par disqualification.

Le bouleversement traumatique qui apparaît de façon brutale peut être qualifié « d’insolite », voire de « rude », ou il laissera le sujet sans réponse. Autrement dit, pas de réponse conforme aux potentialités que possédait l’individu(e) avant l’imprévu. Repérons que le caractère instable de l’événement amènera une réponse symptomatique par la rupture d’une continuité du fonctionnement ‘normal’ pour le sujet en devenir.

Le passage à l’acte devenu fruit d’une excitation de la pulsion scopique sera mis en œuvre pour exhiber, montrer l’horreur des monstres. Certaines victimes deviennent acteurs et vont dévoiler l’indicible d’un après coup pour dénoncer par des mots, des maux cachés, honteux, des témoignages d’une autre « expérience de l’être-au-monde » selon l’expression de Pierre Hadot. L’impression de faute sera scellée par un secret de l’enfant, de l’adolescent auquel il devra parfois se taire longtemps au détriment de sa propre voie – voix. Vivre ce traumatisme qu’est l’inceste, c’est perdre « la langue » et ensuite possiblement la pervertir. La parole est coupée pour s’enfouir dans la honte, la peur de dire et vivre un affect disqualifié. La honte vue par Nicolas Abraham et Mária Török[3] montre comment celle-ci se mute comme une crypte, une enclave insérée dans le moi du sujet. Le sentiment de honte est alors enfermé dans une partie séparée du Moi. La honte devient un secret honteux, partagé avec un objet en position d’idéal et que le sujet perd, alors se produit une crypte, un espace aggravé d’inclusion psychique. Est-ce que la honte ne pourrait-elle pas conserver des jouissances inavouables ? En effet, ressasser et réactualiser le traumatisme en continu pourrait entretenir le statut de victime qui ne serait pas sans bénéfices secondaires symptomatiques et narcissiques.

Christine Angot lors d’une rencontre avec Laure Adler, elle exprime : « son attachement à la musique de sa langue intérieure, une langue qui « sonne juste » en dehors du référent même des mots, un référent dont, finalement, on pourrait peut-être se passer. » Elle ajoute : « J’aime beaucoup plus remplir les mots, voir les mots que de raconter l’événement ou raconter des choses. » L’interprétation d’un dire « dit-sociation ou oser dire », l’expression d’un corps coupé, d’une langue « chose » vécue hors d’elle aux moments d’actes pervers incestueux ? Une langue abandonnée au père avec pour perte toute la représentation symbolique du père ainsi que la perte d’une représentation, d’un imaginaire du mot « papa » de son enfance !

Pour le magazine Madame Figaro, Christine Angot précise : « La psychanalyse m’a sauvé la vie, c’est clair et net. À ce moment-là, j’écrivais déjà. Et donc, il y avait déjà la question du Je n’y arrive pas.  Est-ce que vous pensez que c’est facile à supporter ?  Écrire, ça veut dire être en contact avec le retour constant à la page zéro, avec le pas-grand-chose, voire le rien. » Comment « supporter » l’impensable, l’inimaginable avec un je clivé, divisé et un « retour zéro ou la perte du héros », symbole de la répétition du schéma traumatique.

L’auteure a osé mettre des mots pour dire ses plaies au sein de plusieurs œuvres littéraires qui explorent des expériences personnelles intenses. L’excitation d’une plume phallique pour trancher et inscrire le pathos : « Écrire, j’ai adoré ça, vertigineux », dira-t-elle. Notons que la répétition de ses écrits serait une façon de symboliser le trauma, ce premier coup impensé devenu traumatisme pour la représentation de ce coup qui n’est pas vécu du côté d’une recherche du plaisir. Celui-ci serait mis en visibilité par un mouvement plus primitif de l’appareil psychique, dans lequel la répétition persistante du trauma représenterait une piste dirigée vers de l‘inanimé.

Une représentation dévoilerait une charge pulsionnelle du langage pour nous montrer sa face de pulsion de mort. La monstration par écrit du traumatisme vécu par le « père monstre. » La théorie du traumatisme selon Freud[4] représente l’effraction du pare-excitation, un système pensé comme gardien et régulateur ; tout traumatisme induit une brèche dans un Moi qui n’ait pas réussi à se protéger, qui ne parvient pas à neutraliser l’afflux d’excitation.  Utiliser les mots pour C. Angot signifie « dire ce qui est » quand la caméra pour son film documentaire « La famille » lui permet « de montrer ce qui est », une protection intérieure selon elle. « Quand les choses sont vraies, elles ne peuvent jamais être indécentes », assènera-t-elle tout au long de ses entretiens.  Elle parle d’une recherche obstinée de vouloir comprendre, de savoir en disant à la journaliste de France Culture que ça ne règle aucun trauma ! Cette quête de vérité ou du savoir où « voir ça » ne nous ramènerait-elle pas à la scène primitive ? Cette scène organisatrice engendrée par l’irruption énigmatique des rapports sexuels parentaux, observée ou fantasmée, construite et interprétée par l’enfant en termes de violence provoquée par le père. Une représentation énigmatique qui engendrerait une excitation sexuelle selon Freud. Si la scène représente pour le sujet une menace de castration, voire un moteur pour sa vie fantasmatique, on peut penser que l’excitation, voire ses répétitions, sont mises au service d’un processus d’écriture pour transformer et canaliser sa pulsionnalité (« libido d’écriture ») ainsi que d’autres essais artistiques pour l’auteure. Sa relation incestueuse lui a fait rencontrer l’expérience d’être actrice d’un vertige, d’un forçage, le franchissement d’une frontière située au niveau du corps, selon Clothilde Leguil[5]. Le corps serait-il devenu celui d’une enveloppe de l’objet Livre, les mots comme protection ? Le vécu de cette femme telle une chute selon le psychanalyste Guy Decroix ou la « chute », le fait de choir, de déchoir, de tomber d’une position asymétrique du père symbolique aura provoqué un écrasement générationnel, l’effondrement de l’autorité et de l’antériorité nécessaires pour grandir et se tourner vers un autre avenir.

La mise en scène médiatique choisie provoquerait-elle une confrontation de l’auteure entre l’idéal du moi et la perte narcissique primaire d’un moi idéal ? L’excellence d’une toute-puissance narcissique que l’on se fait de soi comme sujet/objet idéal. Cette perte du moi idéal face à l’impact traumatique, trouverait-elle sa source par la création de l’idéal du moi pour tenter d’être reconnu et/ou subsisterait le désir d’être aimé ?

Notons que dans le processus psychique du sujet et ses réalités, le moi idéal sera remplacé par l’idéal du moi. Pour rappel, le concept de l’idéal du moi apparait dans l’essai de Sigmund Freud en 1914 Pour introduire le narcissisme. Selon Michel de M’Uzan[6], l’Idéal du moi serait un substitut du narcissisme phallique de la mère. Je cite : « Pour être aimé d’elle, une voie privilégiée : accomplir pour elle un programme qu’elle n’a pas pu réaliser. »

La perte du moi idéal et retrouver un idéal du moi et ses projections serait-il alors un facteur de croissance ou de souffrance ?  Une dynamique psychique qui va s’opérer entre souffrance et croissance avec plusieurs facteurs possibles ; la construction de la personnalité, l’histoire, le contexte, les ressources psychiques du sujet et son vécu traumatique. Notons l’expression de Jacques Lacan selon qui « l’idéal du moi, une construction subjective ou l’idéal de l’autre qui conduit le moi à se chercher dans le regard de l’autre ». Autrement dit, le désir du sujet est en relation avec le désir de l’Autre, un lien en miroir avec tout ce qui l’entoure. Dans le cadre d’une enfance sexualisée et du passage à l’acte incestueux, cet « idéal » nous amène à interroger les symptômes parentaux et leurs traumatismes pour la construction psychique du moi idéal du sujet, celui qui se constitue dans le cadre du stade du miroir ?

L’enveloppe narcissique est la représentation que le sujet a de lui-même, de son image et de son identité. Elle est le résultat d’un processus de construction psychique qui implique le rapport à l’autre, à son regard et à sa reconnaissance. Le lien affectif se noue avec l’autre dans son rapport à l’imaginaire et à la réalité. Si la résolution œdipienne invite à la symbolique du mythe, l’effraction traumatique va proposer une déconstruction pulsionnelle et psychique de l’enfant. Le miroir sera brisé et ce sera la perte de l’unification du moi, la dissociation d’un sujet organisé du côté de la psychose assujetti à survivre avec des prothèses symboliques !

Notons que l’individu qui aura subi une première fois, voire la répétition de violences faites au corps, celui-ci sera devenu objet de prédation. Des sujets devenus objets, des femmes, des hommes névrosés ou plus dramatiquement psychotiques, de n’avoir pu s’émanciper de la problématique de l’inceste. Comment la personne va pouvoir transformer cet « homicide » ? J’ose le mot « homicide », sa définition : « le fait de tuer un être humain ». En effet, c’est l’être du sujet tué par « de l’Autre », qui va transformer la destinée d’un sujet et ses potentialités ainsi que ses rêves, son lien à son corps, son propre érotisme, son imagination… L’inceste demeure un crime amèrement pensable qui mettra le sujet hors de son je, voire hors-jeu ! Et pour celles et ceux qui auront eu cette capacité créative dans la diversité des œuvres écrites, filmées, ces sujets vont devoir vivre avec cette perte énigmatique ! La question reste posée : « De quelles pertes pourrait-il bien s’agir ? »

Olivier Fourquet – Mai 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Sándor Ferenczi « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Psychanalyse IV, Œuvres complètes Paris, Payot, 1982

[2] Paul-Claude Racamier « l’inceste et l’incestuel » les éditions du collège, 1995

[3] Nicolas Abraham et Mária Török « L’Ecorce et le Noyau » Flammarion, 1987

[4] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir 1920 » Paris, Éditions Payot, 1968

[5] Clothilde Leguil, « Céder n’est pas consentir » Paris, Éditions Puf, 2021

[6] Michel de M’Uzan, « De l’art à la mort » Éditions Payot, 1972

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Le traitement des corps. Actualité, psychopathologie, civilisation

Nicolas Koreicho – Avril 2024

« J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela apparemment n’a pas de sens. Et pourtant, tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. »
Roland Barthes, Roland Barthes par lui-même, 1975

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »
Charles Péguy, Notre Jeunesse, 1910

« La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement. »
Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, 1929

« Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps. »
Antonin Artaud, 1948

Sommaire

Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, 1781, Detroit Institute of Arts, États-Unis

Introduction

I Dans l’actualité
Langage de l’événement
. Démonstration par l’actualité. Les corps féminins.

II En psychopathologie et en psychanalyse
Discours psychopathologique
. Les psychopathologies et le corps. Les troubles paraphiliques. Impression du corps. Image du corps.

III Dans la civilisation et les cultures
Mythe des humanités
. Éléments d’épistémologie du traitement des corps dans les religions, les aires civilisationnelles, les conflits personnels. Éclairage psychanalytique.

Introduction

Notre propos ne prendra pas en compte la dimension politique, sociale ou idéologique du devenir des corps humains, afin, à la lumière d’un événement récent qui a provoqué une indéniable répercussion sur différentes sphères d’observation du monde, de tenter de comprendre à la lumière des motions de la théorie de l’inconscient ce qui a été considéré comme une conséquence majeure de l’attentat du 7 octobre, savoir la manière dont les corps ont été montrés et traités.
Si l’on excepte la dimension politique de cet événement, l’actualité du massacre islamiste[1] du 7 octobre 2023 entraîne une certaine difficulté pour en comprendre le sens, si ce n’était la double acception qualitative et quantitative pulsionnelle du traitement des corps, le corps étant considéré ici comme trope organisateur de son propre devenir, par le langage de l’image, par le discours psychopathologique et par une mythique de l’événement.

Notre ligne directrice sera de replacer le traitement des corps dans des logiques formelles descriptives pour ne pas laisser l’intuition, même si elle y a sa part, et l’émotion, dont il est difficile de s’abstraire – humain, trop humain – prendre le dessus sur l’intellection, la compréhension et l’analyse du discours[2] pour aller plus en profondeur dans la compréhension de l’événement.

Notre problématique consistera à tenter de faire la part des choses, du point de vue de l’inconscient (pulsion de vie – pulsion de mort ; sexe et mort ; corps totem et corps tabou), dans les relations qui s’instaurent entre les sujets. Il s’agira de montrer que la réalité des conflits appartient d’abord au sujet, tout en s’inscrivant, nonobstant, dans une société, et que les contextes, historique, géographique, sociologique, politique, doivent, certes, être pris en compte a minima, mais les points de vue pour comprendre ce qui a pu se passer ce jour-là en resteront à la « rencontre », sous l’angle de la pulsion, de personnes, de sujets, de corps.

Notre développement concernera donc, dans un premier temps, l’actualité récente, pour tenter de cerner les motions en cause dans ce qu’il advint des corps des victimes, puis des assaillants, pour ensuite essayer de décrire ce qui se joue par les mouvements en jeu dans ce que la responsabilité personnelle et, éventuellement, les troubles de la personnalité, temporaires ou définitifs, font des corps, corps du sujet, corps de l’objet, pour enfin tâcher d’examiner ce qui est involu aux corps dans les aires civilisationnelles de notre quelquefois étrange, souvent mystérieuse et maintes fois inquiétante planète.

I. Dans l’actualité

À cet égard, il parait important de souligner que, par-delà la guerre, le conflit, les massacres récents (massacre : meurtre d’un grand nombre d’êtres sans défense), il nous faut tenter, au travers des éléments connus – puisque la plupart des témoins ont été tués ou sont encore otages – de l’attaque qui a inauguré l’ébranlement mondial du 7 octobre 2023, de comprendre la configuration qui a fait que les agresseurs s’en sont pris aux corps, et, singulièrement, aux corps des filles, des femmes, évanouies ou agonisantes, jetées nues dans les voitures et les pickups, violées et mutilées (sur certains corps retrouvés, les os du bassin auraient été fracassés, indiquant des viols multiples ou une violence inouïe, les organes sexuels arrachés, les seins découpés), quelquefois, semble-t-il, violées mourantes, dans les maisons, les basses fosses et les hangars des assaillants[3]. Victimes et otages, dans la mesure où les corps étaient trop abîmés, les témoignages étant potentiellement accablants, ont été massivement brûlés, les suppliciées retrouvées nues, souvent les mains liées, dans des positions obscènes[4].

Souffrance et torture choquent l’imagination. Cependant, malgré la désagrégation morale et/ou mentale des responsables, et, nonobstant les convictions qui pourraient sous-tendre refoulements et corollaires passages à l’acte, il faudra s’efforcer de comprendre ce qui, dans l’hypothèse d’une pulsion sexuelle modifiée, crée, selon les cas, dépassement et sublimation ou, en l’occurrence ici a contrario, transgression et perversion.
À cet égard, il nous faut rappeler que le propre de la perversion comporte le basculement, possiblement temporaire (perversité), dans le « hors limites », le propre de la psychose inclue la destruction du réel psychique[5], le propre de la psychopathie intègre l’avilissement du réel physique et corporel. Dans les trois pôles (pervers, psychotique, psychopathique) considérés, le prix à payer pour la victime, et quelquefois, selon ce qui sera éventuellement considéré du point de vue du Droit, pour le responsable, est démesuré.

Les supplices infligés, les mutilations perpétrées, peuvent en effet, en des métaphores pour l’instant artificielles, renvoyer au démembrement psychotique, à la perversion sadique, à la négation psychopathique de l’altérité ainsi que, traditionnellement, à la soumission forcée consécutive à la pulsion d’emprise. Ces observations inclinent à penser ce type de configuration en fonction de ce que la psychanalyse peut nous apprendre sur les états limite.
À travers l’événement observé, prétexte à une compréhension plus précise des violences de la nature de celles qu’on a dû découvrir ce jour-là, dans le traitement des corps, un environnement idéique paroxystique a pu favoriser la décompensation des sujets aux limites du pôle psychotique, illustré par le morcellement des corps, du côté du pôle pervers (sadisme et exhibition), du côté du pôle psychopathique, contraire à toute idée d’altérité.
La confusion, mise en abyme dans les contextes historique, géographique, sociologique, politique évoqués, chez les sujets assaillants, des pulsions de vie et des pulsions de mort, à l’encontre du principe de liaison, a pu être favorisée par l’existence de ces cercles environnementaux concentriques précités mortifères entourant le sujet, impliquant le principe de déliaison. Cependant, le sujet et sa responsabilité, consciente et, dans une certaine mesure, inconsciente, sont à l’origine de ses actes, souvent irrémédiablement[6].

La perversion sadique exhibée, les décompensations psychotique et psychopathique manifestes, confortées par le partage viril des exactions, détruisent non seulement l’apparence et l’intégrité des corps suppliciés[7], mais annihile en le sujet actant, et en leurs commanditaires – le Droit commun a quelque chose sans doute à en dire en termes de « crime contre l’humanité » –, toute idée même d’une quelconque idéalité, a fortiori d’une quelconque spiritualité.
Peut-être plus sévères encore et, à terme, plus définitifs, les actes, qui parlent mieux que tous les mots, toutes les justifications, toutes les causes, ont tué en les tortionnaires toute idée du bien, dans leur exhibition d’une folie jouissante, et toute idée du bon, en détruisant des organes majeurs du plaisir et de la maternité chez les femmes, c’est-à-dire les lieux par excellence de la pulsion de vie.
L’agression physique, de la simple tape, en passant par l’intentionnalité de nuire et jusqu’au point où le corps peut être abimé, voire détruit, représente déjà, par définition, une forme d’effraction manifeste et dont la personne – et son corps – conservera la mémoire la vie durant[8].

Pour illustrer ce qui peut prendre l’ascendant sur toute raison, au cœur d’une forme de massacre, dans l’itération sadique d’une destructivité pathologique, ici individuelle, d’un corps, Inass, petite fille de 4 ans retrouvée morte dans un fossé le 11 août 1987, le corps découvert le long de l’autoroute A10[9] dans le Loir-et-Cher a subi un paroxysme d’agression barbare, qui peut représenter une sorte de métonymie ici individuelle de ce qui a pu se passer mutatis mutandis le 7 octobre, là dans un contexte de destruction collective.
L’agression, le vol, le viol, l’abus de pouvoir[10], provoquent ordinairement un retentissement qui concerne, si la vie de la personne est sauvegardée, d’un côté la peur générée par les atteintes à l’intimité profonde[11] du corps, à son intégrité, et de l’autre l’angoisse qui prend racine sur cette effraction (une perte fondamentale du schéma corporel ordinaire). La répercussion de tels actes sur la vie des personnes concerne, compte tenu de la complexité des retentissements de l’atteinte à l’intégrité et en raison du dépassement des normes relationnelles qui caractérise les passages à l’acte, la question des limites, les accomplissements pervers intégrant supplémentairement une double dimension psychotique et psychopathique.

Dans les événements qui proposent les interrogations présentes, La problématique à saisir concerne tout d’abord la signification de ce que des humains ont été capables de faire des corps, et, singulièrement, du corps des femmes, donc, et, en second lieu, selon les déplacements psychopathologiques mentionnés, dont on peut observer l’abolition des systèmes pare-excitation, concerne ensuite la satisfaction qui a découlé de la destruction des corps, vivants ou morts.
Depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, qui n’a pourtant pas impliqué du point de vue sexuel un traitement des corps identique à celui du massacre du 7 octobre, l’histoire occidentale ne fait pas état d’un assassinat de masse comprenant un traitement des corps équivalent, particulièrement sur le corps des fillettes, jeunes filles, femmes, femmes enceintes, femmes âgées. Cependant, de telles exactions ont été documentées, ailleurs qu’en Occident, sur des victimes moins nombreuses.
En effet, les meurtres sexuels (conjonction de viols et d’actes de barbarie sur les mêmes personnes) sont rares dans l’histoire, même s’ils existent, rares en tous cas sont les crimes sexuels de masse – inexistants dans le monde libre. Ils ont lieu, pour les horreurs les plus impossibles à décrire et à mettre en mots, au Congo, en Chine (Nankin), au Liberia, au Salvador, en ex-Yougoslavie, en Libye, en Syrie, au Rwanda, et ils réalisent la pulsion de destruction non dans l’immédiateté du crime sexuel, mais pour nier la dignité d’un passé, d’une descendance, et pour saper tout droit à aller vers la vie, d’un avenir, compte tenu de la volonté illimitée d’annihiler l’existence de l’autre – le plus souvent la femme, source de fécondation, désormais impure et symbole de honte – comme humain et, en fin de compte, d’en faire un corps-chose. Notons que le Droit international acte qu’une vingtaine de pays n’a pas encore ratifié la définition même de « viol de guerre[12] ».
Les survivantes devront sans doute, ultérieurement, et pour sauvegarder un équilibre – social, familial, personnel – mis à mal, réaliser sur le plan psychique des protections dissociatives, et, peut-être se taire et ne pas témoigner, afin de ne pas consolider en elles-mêmes le syndrome de la femme attouchée, violentée, violée, autant vis-à-vis de leurs proches, que par rapport à leur image interne. Elles pourront justement utiliser, pour cela, les réseaux sociaux et amicaux pour recréer du lien.

II. En psychopathologie

Dans un souci de compréhension des agressions et crimes sexuels, précisons qu’un meurtre sexuel (meurtre sexuel sadique, ou meurtre sadique) caractérise un homicide dans lequel est recherchée une satisfaction sexuelle par le meurtre d’un individu. Le meurtre sexuel dénote une perversion, synonyme du terme « paraphilique » préféré par les manuels d’obédience américaine. Communément, ce type de crime se réalise par un meurtre se confondant avec un rapport sexuel ou une mutilation sexuelle (organes génitaux ou zones érogènes du corps de la victime). La mutilation de la victime peut impliquer éventration ou arrachement de l’appareil génital ou reproducteur, introduction d’objets coupants ou de projectiles, ce qui d’ailleurs se serait passé le 7 octobre.
Cela inclut souvent des activités comme déchirer les vêtements de la victime, placer le corps dans différentes positions, souvent sexualisées, insertion d’objets dans des orifices du corps, actes d’anthropophagie ou encore de nécrophilie.

Une sollicitation par trop aisément accessible du marché de la pornographie, qui laisse la possibilité à certains esprits faibles et/ou soumis de s’enfermer dans une sexualité fantasmatique laquelle, conjuguée à la frustration d’une discrimination homosexualisée rendue obligatoire par une séparation soi-disant ontologique hommes-femmes (tenues, places sociales, habitus discriminants), va dans certaines circonstances (mots d’ordre politiques datés, usage de drogues, milieux dogmatiques aliénants, environnements sociaux frustes) entraîner aux passages à l’acte (pulsion de destruction) en raison supplémentairement d’un terrain de pensées sommaires, stéréotypées, répétitives, d’une notable faiblesse intellectuelle et culturelle, imperméables à la sublimation (pulsion de vie).

Afin d’avoir à notre disposition des références théorico-cliniques schématiques mais communément admises pour situer ce qui peut se passer dans les cas de mise en actes fantasmatiques dans la réalité, passons rapidement en revue les rubriques qui concernent les perversions, dans la mesure où elles autorisent des réalisations psychotiques et/ou psychopatiques.
De nos jours donc, le DSM a remplacé le terme de « perversion » par celui de « paraphilie ».

Le DSM-IV-TR (1994) retenait la classification des troubles sexuels pour les paraphilies, mais ajoutait également la catégorie « troubles de l’identité sexuelle et des genres ». Le DSM-IV retient les mêmes types  de paraphilies listés dans le DSM-III-R (1980), incluant les exemples non spécifiés et introduisant certains changements aux définitions de types spécifiques.
Les paraphilies étaient définies par le DSM-IV-TR comme troubles sexuels caractérisés par des « comportements intenses et récurrents sexuellement fantaisistes, de grandes « envies » sexuelles impliquant généralement (1) objets inanimés, (2) souffrance et humiliation de soi ou d’un partenaire (3) enfants ou autre personne non consentante durant une période de plus de 6 mois (Critère A), qui peut « cliniquement causer une détresse sociale, d’occupation, ou autre zone importante du fonctionnement » (Critère B).
Le DSM-IV-TR décrivait huit troubles spécifiques de ce type (exhibitionnisme, fétichisme, frotteurisme, pédophilie, masochisme sexuel, sadisme sexuel, voyeurisme et travestissement fétichiste) et une neuvième catégorie (paraphilie non spécifiée). Le Critère B diffère de l’exhibitionnisme, du frotteurisme et de la pédophilie pour inclure l’acte provenant de ses besoins, et du sadisme, acte provenant de ses besoins sur une personne non consentante.
Certaines paraphilies pouvant interférer lors de relations sexuelles avec des partenaires « consentants », pour le DSM, « les paraphilies ne sont presque jamais diagnostiquées chez les femmes », cependant qu’un certain nombre d’études sur les femmes ayant une ou plusieurs paraphilies ont été publiées récemment, suite à des événements d’actualité.

Le DSM-5 (2013) introduit une distinction (après le remplacement du terme « pervers », jugé péjoratif par la culture américaine toujours déjà wokiste et les firmes pharmaceutiques, par le terme « paraphilique »), entre la « paraphilie » (symptôme consolidé et relativement permanent) et le « trouble paraphilique » (fantasmes et besoins sexuels atypiques ponctuels et/ou, sous certaines conditions, répétitifs). La première acception du terme « pervers[13] », qualifie le plus souvent des dysfonctionnements sexuels à retentissements comportementaux, relationnels et sur la santé (sociaux, professionnels, familiaux, corporels).

Le DSM-5 décrit toujours huit catégories de troubles « paraphiliques » : l’exhibitionnisme, le fétichisme, le frotteurisme, la pédophilie, le masochisme et le sadisme, le voyeurisme, le transvestisme, les troubles paraphiliques non spécifiés[14].
Les comorbidités en sont les troubles de la personnalité (environ la moitié des cas) de type psychopathique, antisocial, schizoïde, schizotypique, « narcissique », à fondement d’abus d’alcool ou de substances toxiques (50 à 83 % des cas), trouble déficit attentionnel avec ou sans hyperactivité (30 % des cas), troubles dépressifs actuels ou passés (61 à 81 % des cas), troubles anxieux (31 à 64 % des cas), déficience intellectuelle ou lésions cérébrales acquises (10 à 15 % des cas), comorbidités psychiatriques sévères (4 %)[15].

Il serait presque amusant de constater que dans l’idéologie wokiste, degré zéro de la pensée réactionnaire, établie en réaction par mots d’ordre primaires à ce que les wokistes comprennent des activités humaines complexes, le manichéisme grossier d’un champ lexical fruste dénature dans les qualificatifs le colonialisme (« esclavagisme »), le racisme (« occidental »), la science (« paternaliste »), la musique, la peinture, la sculpture classiques (« masculines »), l’art et la culture en général (« patriarcaux »), l’oppresseur (« blanc »), sous le sème de la « domination » (forcément gréco-judéo-chrétienne). La nuance et la compréhension ne sont pas de leur monde et, en cette idéologie inepte qui fait de la dialectique binaire « dominant-dominé » son dogme principal, certains lobbies défendent le droit, entre autres, aux pratiques perverses, criminelles, dégradantes (happenings) où les mises en scène dominant-dominé (soumission, sexisme, destructivité virile, saccage d’œuvres) se donnent libre cours, en autant de formes théâtralisées, au fond, du rejet de l’autre, pour eux, incompréhensible.
Ceci, pour ce qui est de notre exemple princeps dans l’actualité, laisse évidemment toute la place à la pulsion de destruction, exempte de pare-excitation et composée de frustration, de sexualité virtuelle et de violence, qui, dès lors, envahit la scène sociale, les bandes[16], les « quartiers », les mouvements politiques.
Au passage, dans cette même idéologie wokiste, comme autrefois en « antipsychiatrie » et aujourd’hui encore en phénoménologie psychiatrique, notons que les psychiatres sont considérés comme des « dominants », les malades comme des « dominés » !

Après le modèle, en référence à la criminalistique sexuelle, d’une conjonction de la perversion (« je t’aime, je te tue »), d’une forme psychotique de la relation à l’autre (« tu ne m’aimes pas, je te tue ») et de la solution[17] psychopathique, dont les sèmes principaux sont la domination de l’autre, la destruction de l’autre, l’avilissement de l’autre, qui semble en représenter le troisième terme conclusif, nous aurions l’aboutissement radical, apparaissant comme une synthèse des logiques perverse, psychotique et psychopathique, du meurtre archétypique du « Retour à la horde primitive[18] », brute et archaïque, particulièrement avec le viol, « violence des violences » selon le mot de Paul-Laurent Assoun[19], le terme « viol » se trouvant à la racine même du mot « violence ».

Il est par ailleurs loisible d’observer que le traitement du corps du sujet tient une place et prend une importance toute particulières dans les syntagmes psychopathologiques, ceci d’après le ressenti subjectif que le sujet lui-même peut en avoir, à la fois par l’attitude, le discours, la polysémie des langages de la personne, place et importance variant selon les pathologies. Ainsi, nous trouverons, dans les troubles psychiques, le traitement inconscient du corps par le sujet comme représentant un enjeu symptomatique majeur du Moi dans :

  • La dépression – le corps pesant, qui tire en arrière
  • L’anxiété – le corps sous tension, comme menacé
  • L’hystérie – le corps comme objet d’attention et d’observation
  • L’obsession – le corps comme objet d’un soin jaloux
  • L’addiction – le corps inassouvi, en perdition
  • La perversion – le corps soumis soumettant
  • La paranoïa – le corps sous observation agressive
  • La schizophrénie – le corps impossible, morcelé, revendiquant
  • La psychopathie – le corps de l’autre nié, à abîmer.

Notons également, afin d’insister sur le traitement du corps propre et du corps – fantasmé – de l’autre dans les psychopathologies, que celui-ci varie en fonction des troubles de l’image de soi de manière manifeste dans :

  • La somatoparaphrénie (complication du S. de Cottard et du S. de Korsakov, avec sous-attribution ou sur-attribution d’organes)
  • La schizophrénie
  • La phobie sociale
  • L’onychophagie (un plaisir et une punition)
  • Les tocs (et les tics)
  • L’éreutophobie (peur de rougir en public)
  • L’émétophobie (peur de vomir, la peur de manger en public se rencontrant également)
  • L’anorexie
  • La boulimie
  • La toxicomanie.

À l’orée des limites des psychopathologies et les cultures, nous avions décrit, en partant des principes de liaison et de déliaison[20], des pulsions de vie et des pulsions de mort[21], l’étrange et fascinant phénomène, entre psychopathologie et Histoire, du mouvement sectaire des Convulsionnaires[22].

Entre les psychopathologies perverses (masochique, sadique) et le phénomène sectaire, la place du sujet occupa dans cette unique configuration historique une situation très particulière, dans la mesure où le rôle laissé à la dimension mortifère de la sexualité fut poussé à un paroxysme d’ambivalent balancement entre un environnement passif et actif et des sujets soumis et soumettant.

III. Dans la civilisation et les cultures

Le traitement des corps est lié tout d’abord intimement à la biologie et aux pulsions. « Le concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique par suite de sa liaison au corporel[23]. »
Les pulsions sont de plusieurs ordres, pulsions sexuelles et du Moi ou d’autoconservation, pulsions de vie, donc, et pulsions de destruction, pulsions de mort. Leur destin est conditionné, selon les démonstrations développées par Freud, par trois principes fondamentaux :
le principe de constance, en fonction duquel la quantité de sollicitations somatiques et psychiques oblige le sujet au maintien de l’appareil psychique à un minimum d’« excitations » régulées par les « décharges » pour éviter un trop plein de déplaisir, le principe de plaisir, qui vise à la décharge immédiate, grâce à la satisfaction, réelle ou fantasmatique, le principe de réalité, qui contribue à ajourner la satisfaction et à poser les limites nécessaires à l’équilibre, avec soi-même et avec l’Autre, lesquels déterminent les principes de liaison et de déliaison[24].
Jean Laplanche et André Green, chacun à leur façon, ont mis en évidence la pulsion sexuelle de mort, radicalement hostile au Moi (Laplanche) qui postule l’existence d’un dualisme au cœur de la pulsion sexuelle rigoureusement inconciliable avec le développement du Moi[25]. Ainsi, destruction et déliaison sont les deux dimensions par lesquelles se pourrait considérer l’impasse mortelle de la nature, en partie mortifère donc, de la pulsion sexuelle non du tout appréhendée en fonction d’une idée de responsabilité du Moi vis-à-vis de lui-même, mais au contraire dans une forme de débordement funeste – et éphémère – d’un sujet réduit à une implosion pulsionnelle.
André Green, de son côté, développera la possibilité d’une sorte de cas limite théorique dans sa conception de narcissisme de vie – narcissisme de mort[26].
À ce propos, l’auteur suggère de rendre compte « […] des ensembles dans lesquels s’insèrent hystérie et cas limites, les différences qui les séparent ainsi que le cadre conceptuel qui peut les réunir[27] […] », ce qui peut correspondre en plus schématique à notre idée de la conjonction du corps (hystérique par définition) avec les confins d’une expression complexe limite des perversion, psychose et psychopathie. À cet égard, notons pour l’instant que, dans ce conflit instable des trois modalités pathologiques, la perversion s’applique au débordement du corps, de manière intrasubjective sur soi-même et de façon intersubjective sur le corps de l’autre, que la psychose s’applique à l’envahissement du corps par le délire et, quelquefois, par le passage à l’acte, que la psychopathie s’applique à la destruction, meurtrière, du corps de l’autre.
André Green utilise d’ailleurs, pour dénoter les courants psychiques en jeu dans ces motions, le terme « chiasme » afin de « […] traiter la zone d’intersection entre hystérie et cas limites […] » ce qui est étayé par le fait que dans l’hystérie les conflits qui concernent le corps sont liés à l’Éros et dominent, cependant que dans les états limites, c’est la destructivité qui l’emporte.
Cependant, à l’inverse de ce dernier possible, nous pouvons affirmer que, contrairement à cette « intersection » mortifère, mais bien plutôt dans la possibilité du choix, trivial en quelque façon, la liaison est la condition même de la sublimation et, par conséquent, de la civilisation.
La déliaison, réalisation sous une forme ou sous une autre de la pulsion de destruction ou pulsion de mort, marque l’échec de la sublimation[28], qui elle, se développe dans les œuvres de transformation à composante artistique, sociale (affective, spirituelle), et intellectuelle, dans ses déclinaisons scientifique, littéraire, analytique.

La civilisation gréco-judéo-chrétienne montre les corps, dans la rue, dans les médias, dans les arts, à tel point que l’on peut parler de corps exposés, érotisés, tout de même sublimés[29] sous une forme ou sous une autre, antique, abstraite, réaliste, figurative, hyperréaliste, baroque, classique, impressionniste, surréaliste, moderne, naïve, cubiste, expressionniste, symboliste, fauviste, pointilliste, romantique, rococo, maniériste, gothique… À l’inverse, parfois, dans des cultures non occidentales, particulièrement par le biais des corps drapés, voilés, cachés, un sentiment de honte[30] entraîne le refoulement de ce que ce corps implique de plaisir, de vie et d’expansion, et, de la sorte, dans des religiosités qui peuvent maintenir une confusion et une régression entre croyance, politique et refoulement sexuel, la représentation des corps n’existe tout simplement pas.
L’équation, punitive, qui conduit honte (un sentiment de culpabilité), refoulement et frustration vers la violence, le viol (à la racine disions-nous même du mot « violence ») et le déchainement sadique sont d’autant plus forts que les corps féminins occidentaux ou occidentalisés, qui s’exposent sur les réseaux sociaux dans un érotisme puissant, quasi explicite, et, parfois, par le biais de systèmes de transition – de la suggestion jusqu’à l’hypersexualisation quasi charcutière, vers une pornographie peu ragoutante – relativisés sur les réseaux sociaux, cette thématique pouvant devenir mouvement transgressif jusqu’à l’annihilation du sujet et entrainer de plus en plus fortement vers la destructivité, ces corps, donc, visibles par le plus reculé des habitants de notre planète, n’appartiendront concrètement jamais aux individus des hordes terroristes[31] ni, a fortiori, aux populations maintenues dans un obscurantisme d’inculture et de soumission, qui ne peuvent agir à l’endroit de ces corps que par écran interposé, ceci autorisant le développement vis-à-vis des sociétés libérales un souci de revanche, récupérant la frustration de leur sexualité inassouvie, fantasmée dans un au-delà putatif, mais la réalisant parfois dans la violence et le crime. Nous en avons un exemple manifeste dans la répugnante « police des mœurs » iranienne qui moleste, agresse sexuellement, tue parfois les jeunes femmes qui porteraient le voile imparfaitement, laissant apparaître une mèche de cheveux, séduction charmante insupportable à la vue des ignobles marâtres chargées de faire respecter honte et soumission féminine.
Compte tenu de la dimension inconsciente qui conduit à repousser les résultats immédiatement criminogènes de l’insatisfaction, avec pour conséquence de retarder et de répartir la menace délinquante, la frustration est détournée vers la solution catastrophique, moins immédiate nonobstant, d’une démographie exponentielle irresponsable, qui ne peut malgré tout parvenir à enrayer par ce truchement le développement de la criminalité, sexuelle en particulier.
La liaison, elle, se constitue dans la création, l’intellection, la sublimation, donc, tout en sachant qu’elle peut, en perdant le sens de limites éthiques nécessaires, basculer dans la pornographie commerciale, la marchandisation des corps (GPA), et les déplacements économiquement organisés des populations, lesquels orientent vers une dévalorisation, plus ou moins acceptée (puisque remplacée par une pseudo valorisation progressiste), des corps.
La déliaison, quant à elle, s’impose ainsi dans l’ignorance, la frustration et, par conséquent, dans des formes policées de transgression (cf. les ennemis de la civilisation gréco-judéo-chrétienne, de la culture des Lumières et les inégalités ou les erreurs, assumées ou non, sur le genre dans l’idéologie islamiste en contiguïté avec l’escroquerie wokiste[32] ainsi que dans le commerce mondialisé de la pornographie, de la gestation pour autrui et du déplacement massif de la démographie).
Dans certaines doctrines de certaines religions et religiosités[33], le corps féminin est voilé, discriminé par les hommes et discriminant à l’égard des autres femmes, le corps masculin est tyrannique (pas de liberté vis-à-vis des autres croyances dont les tenants sont apostats, pas d’égalité vis-à-vis des femmes, inférieures dans certaines basses strates sociales, à plus forte raison vis-à-vis des femmes occidentales – inaccessibles comme on l’a vu – considérées au mieux comme des demi-mondaines, au pire comme des prostituées, pas de fraternité vis-à-vis des hommes non croyants, infidèles, ou croyants et implicitement rabaissés au statut d’obsédés sexuels (ce qu’ils peuvent d’ailleurs devenir, dans la pulsion qui se retourne contre soi, puis frustrés, puis violents[34]).
Soumission, pseudo pudeur ou prostitution et pornographie, GPA et commercialisation des corps, banalisation des paraphilies et spécialisation dogmatique dans la violence et, en certaines aires, norme de la domination patriarcale ou du commerce amoral, tel celui du transgenrisme[35] dont le marché mondial de la réassignation sexuelle atteindra en 2028 près de 600 millions de dollars[36], celui de la réassignation hormonale ayant atteint 1,6 milliard de dollars en 2022, et qui autorise, dans certains hôpitaux occidentaux dénués parfois d’éthique, prescriptions de bloqueurs de puberté, d’hormones contraires au sexe quelquefois nocives et à effets irréversibles, ablation des seins et des organes génitaux, perte de tout plaisir sexuel, cicatrices ineffaçables, infertilité, dépressivité, dont les nombreuses victimes – même si les pays qui étaient dans ce domaine « en pointe » font aujourd’hui marche arrière (Royaume Uni, Suède) – sont atteints, sous prétexte d’« identité de genre », à près de 75%, de troubles mentaux[37].
Au passage, un seul critère (moral) pour valider ou invalider les comportements sexuels : le « consentement » (« C’est un peu court jeune homme, on pouvait dire, oh Dieu, bien des choses en somme »), lequel fait courir le risque d’une faute de compréhension par l’innocence, qui, elle, peut consentir, dans l’ignorance des conséquences qu’un détournement sentimental ou un effet de mode peut engendrer.
En ces différents abus, dans l’insuffisance du sexuel ou dans son extension illimitée, où le danger réside dans la violence, la dégradation, l’annihilation de l’imaginaire érotique chez l’enfant et l’adolescent, et dans la nécessité d’augmenter les doses (dopamine, « dope », exacerbée par le biais de fantasmes de plus en plus transgressifs et violents, ce qui conduit sans coup férir au passage à l’acte sexo-criminel par l’intermédiaire du darknet ou des conflits armés) chez l’adulte, jusqu’à la pathologie physique, mais aussi dans l’extinction du désir entre un sexe et un autre, dans la commercialisation et la dénaturation du sentiment amoureux, dans l’absence d’effet cathartique (le militantisme wokiste entretenant l’illusion du « tout est possible » dès lors qu’il y a plaisir). En toutes ces acceptions d’une sexualité dénuée de sentiment amoureux, lidée d’un quelconque Surmoi a disparu.

Pour illustrer ce phénomène de prévalence de la destructivité et, dans certains cas, de l’intégration de la pulsion de destruction au sein même de la sexualité refoulée, et pour boucler sur notre introduction, concluons sur la manière dont les corps sont traités dans certaines contrées et au cœur même de l’Europe, avec quelquefois une lueur d’espoir têtue et, forcément, sublime.
En Iran, dans une certaine aire à présent reculée du monde, le traitement du corps des femmes et des filles (meurtres, viols, pendaisons, lapidations) témoigne de l’emprise du refoulé dans le sadisme social, cependant que l’Espérance accompagne, venant une fois encore des femmes et d’hommes de plus en plus nombreux, et la pulsion de vie voilée, violée, refoulée resurgit du néant par les voix des femmes et des hommes qui chantent, qui dansent et qui rient, qui se battent partout dans le monde pour montrer que la vie est là, toute proche, derrière l’immonde scandale d’une fille tuée pour un voile mal porté, redonnant de la couleur à la vie.
Une déclinaison du refoulement pulsionnel et de ses effets dans une population fruste confrontée à la liberté occidentale des corps féminins a donné en Europe les événements inédits de viols de masse, le 31 décembre 2015 à Cologne (1 088 plaintes déposées, 470 concernant des agressions sexuelles, viols et agressions, attouchements sous contrainte, et 618 des vols, des coups et blessures), et dans toute l’Allemagne avec 1500 plaintes, dont 513 pour agression sexuelle, viol, exclusivement commis par des groupes d’hommes (entre 2 et 40), immigrés, illégaux et demandeurs d’asile du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, sur des femmes et de très jeunes filles[38]), mais aussi notablement en Autriche, en Finlande, en Suède et en Suisse[39].
Aujourd’hui, en France, les agressions sexuelles déclarées en commissariat (crimes, viols, violences sexuels) commis par des hommes seuls, souvent mineurs ou déclarés tels par les associations, sur des femmes, quel que soit leur âge, et parfois sur des homosexuels[40], seraient au nombre de 120 par jour[41], et les attaques au couteau, piètre phallus, se multiplient.

Il y a lieu, avant de conclure, de reconnaître que le corps et l’image du corps sont à la fois les représentants et le moteur de la civilisation chrétienne, autorisant ainsi de multiples formes de sublimation. En effet, le corps est au centre des développements et des questionnements du christianisme – religion de l’incarnation –, le calendrier du monde, heureuse métaphore, prenant pour point de départ la naissance du Christ[42]. Il en est de même de l’image du corps, sous toutes ses formes, symboliques et, comme on l’a vu, artistiques, qui, au contraire du judaïsme et de l’islamisme, se trouve au cœur même de la civilisation chrétienne.

Pour finir cette présentation, en des questionnements quelque peu douloureux, du traitement des corps dans l’actualité, en psychopathologie et dans une optique civilisationnelle, l’importance décisive du rôle tenu par les systèmes Ics-Pcs-Cs, les instances Ça-Moi-Surmoi et les motions psychiques qui produisent liaison et déliaison dans les élaborations, plus ou moins abouties, de la réalisation pulsionnelle du sujet et de l’objet, demeure  éminemment complexe et contradictoire.
Dans le meilleur des cas, la considération du nécessaire équilibre entre principe de plaisir et principe de réalité autorise l’expression de la sublimation, artistique, sociale (affective, amoureuse, spirituelle), intellectuelle, jusque dans ses déclinaisons scientifique, littéraire, analytique[43], et implique que les contradictions pulsionnelles, originellement destructrices, puissent devenir, préférentiellement, créatives, afin de se résoudre, non dans l’univers cauchemardesque de passages à l’acte limites, mais au contraire dans la réalisation sublimée de ces contradictions qui peuvent alors être porteuses de vie.

Nicolas Koreicho – Avril 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Au XXIe siècle, le terrorisme islamiste a dépassé par ses tueries de masse les divers assassinats collectifs touchant une population civile, avec les attentats de New-York (2001 : 2753 morts), Madrid (2004 : 191 morts), Londres (2005 : 56 morts), Bombay (2008 : 188 morts), Moscou (2020 : 39 morts), Nairobi (2013 : 68 morts), Paris (2015 : 130 morts), Bruxelles (2016 : 32 morts), Orlando (2016 : 49 morts), Nice (2016 : 86 morts), Quetta, Pakistan (2018 : 149 morts), Sri Lanka (2019 : 269 morts), Kaboul, Afghanistan (2020 : 22 morts), Bagdad, Irak (2021 : 32 morts), Israël (2023 : 1160 morts), Kerman, Iran (2024 : 94 morts), Moscou (2024 : 143 morts). Pourtant, ce qu’il est advenu des corps le 7 octobre 2023 en Israël et à Gaza est inédit. Cf. https://www.fondapol.org/etude/les-attentats-islamistes-dans-le-monde-1979-2021/. Notons que quelques des derniers attentats de masse se sont précisément attaqué à des lieux de spectacle, de musique, de fête, de rencontre, de culture, de vie, ce dernier terme pris au sens ordinaire et pulsionnel.

[2] Qui consiste, dans l’ordre d’apparition locutoire, en : descriptif, narratif, explicatif, argumentatif, injonctif.

[3] Rapport de Pramila Patten, Représentante spéciale des Nations unies sur la violence sexuelle dans les conflits.

[4] https://www.crif.org/sites/default/fichiers/images/documents/arcci_report_-_sexual_crimes_in_the_october_7_2.pdf

[5] La « déconstruction », souvent définitive, est une des caractéristiques des psychoses, puisque son principe est une réalité hallucinatoire (pour les exégètes : non symbolisable) qui a pris toute la place dans l’économie psychique du sujet.

[6] Nicolas Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, 2014. En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/agressivite-violence-ambivalence-pulsion-de-vie-pulsion-de-mort/

[7] Le respect de l’intégrité physique assure la protection du corps humain et de la vie humaine. En France, la protection du corps humain est assurée notamment par les lois « Bioéthique » de 1994 (réformées en 2004), qui ont introduit dans le Code civil les articles 16 et suivants. Ainsi, l’article 16 du Code civil dispose que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».

[8]On a pu déceler les traces des traumatismes sur l’ADN de nos cellules en observant la modification de la forme des gènes impliqués dans les circuits du stress et, plus encore, les modifications épigénétiques induites qui, selon certains chercheurs, se transmettent au travers des générations, dans certaines conditions. Les traumatismes, les expériences, les événements s’inscrivent sur l’ADN des cellules, constituant ainsi une sorte de mémoire physico-chimique. Par suite, l’expression des gènes impliqués dans les divers circuits neuronaux est influencée, voire modifiée par ces différents traumatismes, expériences, événement (épigénétique). Ces inscriptions complexes (méthylation, compaction, ouverture, petits ARN non codants…) épigénétiques, sont proportionnellement plus nombreuses et marquées si les traumatismes, les expériences, les événements ont été répétés, plus précoces ou plus violents. Ces modifications épigénétiques sont lisibles en imagerie dans certains états de stress. Elles sont possiblement transmissibles sous une certaine forme à la descendance.

[9] Seul son corps a été retrouvé et, il y a peu, plus de trente ans après les faits, les coupables ont été retrouvés : « La petite fille est habillée d’un short et d’un tee-shirt, avec une robe de chambre à carreaux bleus et blancs. Une simple couverture dissimule les traces des sévices qu’elle a subis. Les expertises révèlent des traces de brûlures dues à un fer à repasser, des fractures non consolidées, ainsi que des cicatrices et des plaies. L’enquête démontrera que ces dernières ont pu être provoquées par une petite mâchoire, qui pourrait être celle d’une femme. Le juge d’instruction de Blois, chargé à l’époque du dossier, estime alors qu’il s’agit « pratiquement d’un cas d’anthropophagie avec prélèvement de chair ». L’arrestation, fin 2016, d’un homme de 34 ans après une bagarre survenue l’été précédent à Villers-Cotterêts (Aisne), n’ayant a priori pas de rapport avec l’enquête, relance l’affaire. Les « parents » tortionnaires, dont la pitié nous incite à ne pas citer le nom, ont été traduits devant la Cour d’assises pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, tortures et actes de barbarie » pour la mère et « complicité » pour le père, aujourd’hui sexagénaires, qui ont eu sept enfants, trois filles et quatre garçons. Parmi eux, une petite fille, Inass, née le 3 juillet 1983 à Casablanca. »

[10] Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014. En ligne, Site de l’IFPhttps://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/

[11] La peau et le cerveau ont la même origine embryologique, l’ectoblaste, et se forment au même moment le vingt et unième jour du développement de l’embryon créant à la fois le système nerveux et l’épiderme.

[12] Depuis 1950, jusqu’en 1990 (ex-Yougoslavie), les viols de guerre ont lieu en Afrique, en Amérique latine, dans le sous-continent indien, mais ce n’est qu’en 1995 qu’ils sont punissables en tant qu’infraction grave (crime de guerre et crime contre l’humanité). Aujourd’hui encore, ces actes sont tenus comme dommages collatéraux par une partie de la classe politique.

[13] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905. Comme nous le savons depuis sa description par Freud, le pervers est en conflit avec la loi du père. Originellement, le petit d’homme se construit en passant par les divers plaisirs d’organe (objets partiels) et il a pu être apporté, métaphoriquement, par Sigmund, l’idée selon laquelle l’enfant passe par cette phase d’une « prédisposition perverse polymorphe », préalable à l’instauration de limites (« digues animiques »). Ceci implique que le pervers est resté fixé à l’un ou plusieurs épisodes du développement psycho-sexuel de l’enfance. Une fois adulte, le pervers reconnait, sur la forme, et dénie, sur le fond, la réalité de sa perversion. À l’origine, la perversion est un mécanisme de défense provisoire et temporaire, potentiellement à la disposition de chacun, sous forme de jeux tolérés dans certaines circonstances. Néanmoins, chez le pervers en tant que tel, non guéri, ce mécanisme s’installe comme un fonctionnement constant (« fixation »), qui donne l’impression au sujet de pouvoir éviter la souffrance psychique, les limites, les séparations et la remise en question du sujet lui-même et du caractère mortifère de ses pratiques qui, dans des environnements aliénants, peuvent d’une part être contagieux et, d’autre part, constituer de véritables addictions (pornographie spécialisée).

[14] Les paraphilies non spécifiées incluent scatologie, y compris téléphonique, nécrophilie, partialisme, zoophilie, coprophilie, klysmaphilie, urophilie, émétophilie. Les paraphilies non spécifiées du DSM sont équivalentes à la section des « troubles sexuels non spécifiés » du CIM-9. Cf. les aberrations sexuelles décrites par Krafft-Ebing, Havelock Ellis, Moll, Bloch et de manière scientifique, en fonction de la nature des déviations (quant au but, à l’objet, à la zone corporelle, à la satisfaction) par Freud dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle.

[15] P. Blachère, F. Cour, Pratiques sexuelles déviantes, paraphilies, perversions. En ligne, site de l’Association Française d’Urologie. https://www.urofrance.org/fileadmin/documents2/data/PU/2013/v23i9/S1166708712006306/main.pdf

[16] Ainsi qu’en attestent, aujourd’hui, les assassinats adolescents de collégiens et de collégiennes qui n’obéissent pas à certains dogmes.

[17] Solution étant pris ici comme réponse, sommaire et brutale, à un conflit interne.

[18] Nicolas Koreicho, L’affaire Sharon Tate. Psychopathie et complexe fraternel, 2023. En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/laffaire-sharon-tate-psychopathie-et-complexe-fraternel/

[19] Paul-Laurent Assoun, « Du préjudice au ressentiment », in D’où vient la violence ? Ses racines et ses débordements, 2022

[20] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920

[21] Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir.

[22] Nicolas Koreicho, Psychopathologie historique : Éros et Thanatos – Les convulsionnaires, 2021, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/psychopathologie-historique-eros-et-thanatos-les-convulsionnaires/

[23] Sigmund Freud, Pulsions et destin des pulsions, 1915

[24] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – les deux théories des pulsions, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[25] Jean Laplanche, « La pulsion de mort dans la théorie de la pulsion sexuelle », La Révolution copernicienne inachevée, 1984.

[26] André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, 1983

[27] André Green, La pensée clinique, Odile Jacob, 2002

[28] Nicolas Koreicho, la Sublimation, 2022. En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[29] Y compris dans les œuvres catholiques de toile, de bois et de marbre, ainsi qu’il en est plus qu’ailleurs en Italie : Canova, Le Bernin, Corregio, Motelli, Corradini.

[30] « La pudeur, c’est ce qui donne les mauvaises pensées » réplique Bourvil dans Le Corniaud, Film de Gérard Oury, 1965.

[31] Dans le viol, les meurtriers prennent ce qui ne leur appartient pas et qui ne leur appartiendra jamais : l’amour.

[32] Cf. La montée en puissance de l’islamisme woke dans le monde occidental, 2022. En ligne, Site de la Fondapol, https://www.fondapol.org/etude/la-montee-en-puissance-de-lislamisme-woke-dans-le-monde-occidental/

[33] Les mutilations sexuelles, dans les traditions juive et musulmane, pour les hommes (circoncision) et pour les femmes, représentent bien ce refoulé obligatoire de la pulsion non maîtrisée jusque dans la métaphore abjecte du sacrifice d’animaux égorgés sans étourdissement. Ajoutons que 27 pays africains, plus le Yémen, l’Irak et l’Indonésie pratiquent infibulation, excision, ablation du clitoris (source : UNICEF).

[34] Iran : filles et femmes violées, fouettées, mariées de force, pendues. Trois noms parmi cent : Roya Heshmati a reçu 74 coups de fouet pour non-port du voile. Qui frappe ? Un homme ? Quelle est la vie du tortionnaire ? A-t-il une femme ? Des enfants ? Comment passe-t-il d’une expérience telle à une vie ordinaire ? Quelle est la conséquence du refoulé ? Des filles, des jeunes femmes, des femmes y sont tuées, certaines pour avoir été violées (« relations sexuelles hors mariage »). Mahsa Amini (22 ans) a été tuée pour un voile mal porté », Hadis Najafi (20 ans) pour participation à une manifestation hostile au régime.

[35] D’après Dora moutot et Marguerite Stern, Transmania, 2024

[36] 360 Research

[37] Dont les comorbidités psychiatriques autisme, homosexualité refoulée…

[38] https://fr.wikipedia.org/wiki/Agressions_sexuelles_du_Nouvel_An_2016_en_Allemagne.

[39] Cf. “New Year’s Eve sex assaults also reported in Finland, Switzerland and Austria”, sur news.com.au, News Corp Australia Network.

[40] Le traitement mortel du corps des homosexuels, au Burundi, en Afghanistan, au Pakistan (les précipiter du haut d’immeubles puis les lapider ou bien les exécuter) s’est réalisé récemment (Irak, Syrie), les sacrifices humains (hindouisme : cadre religieux, 120 cas en Inde entre 2014 et aujourd’hui) montrent que la déliaison entre les corps et leur prise en compte comme Autre n’est pas encore faite.

[41] Source : ONDRP (Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales).

[42] Jésus est mort le 3 avril 33.

[43] Op. cit., Nicolas Koreicho, la Sublimation, 2022

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Au-delà du burn out

Charlotte Lemaire – Février 2024

« Un nouveau mot est toujours une bénédiction pour croire éviter les redites. »
Paul-Laurent Assoun

Edvard Munch, Le cri, 1893-1910, ©Munchmuseet, Oslo

Résumé

Saisir les enjeux psychiques de ce que recouvre un burn out nécessite de passer outre les stéréotypes et autres conceptions populaires, pour voir tout ce qu’il n’est pas, à commencer par un seul syndrome d’épuisement professionnel. Pas plus que la cause directe d’une quantité trop importante de travail, ou d’un seul souci de performance et de productivité, un burn out n’est pas provoqué uniquement par les demandes incessantes et surréalistes d’un ou plusieurs supérieurs hiérarchiques. Il s’agit ici de démontrer que le burn out, au-delà de ce qu’il désigne vaguement, est avant tout un effondrement dépressif pressenti par la réactualisation d’un lien spécifique et non élaboré.

Plan :

Introduction

  1. Le mot n’est pas la chose
    1. L’effondrement dépression
    2. La thèse du burn out : un agrippement au manifeste
  2. Enjeux narcissiques
    1. Causes manifestes du burn out
    2. Illusion de toute-puissance et registre narcissique
  3. Au-delà du burn out
    1. Répétition et type de choix d’objet
    2. L’échec de la mission

    Conclusion

Introduction

Le burn out, énième anglicisme communément admis, fait parler de lui. À contresens, certes, de l’esprit d’immédiateté et d’hyper-productivité actuel, il ne s’agira pas ici de proposer de solutions pour l’éviter, ni de conseils pour passer à autre chose – énième expression aussi courante qu’illusoire. Peut-être serait-il pertinent, sinon moins dommageable, d’interroger ce que recouvre un burn out, à commencer par l’identification de ce qu’il n’est pas. En effet, la méthode psychanalytique consistant en une investigation de ce qui ne se dit et ne se voit pas, nul n’est surpris lorsque la clinique vient démontrer qu’un burn out ne se résume pas au seul « syndrome d’épuisement professionnel » que désigne sommairement le concept.

I. Le mot n’est pas la chose

1. L’effondrement dépressif

L’on parle aujourd’hui de burn out pour désigner un état d’épuisement physique et psychique, provoqué par une charge excessive de travail. La clinique démontre que pendant une période plus ou moins longue, le sujet investit presque exclusivement ses tâches professionnelles, au détriment du moi, le tout sur fond d’anxiété. La frustration grandit à mesure que le sujet redouble d’efforts sans jamais que le résultat s’avère celui escompté. Porté par l’espoir que l’intensification de son investissement change la donne, il va, au contraire, développer des sentiments mêlés d’inaccomplissement et d’impuissance grandissants. À mesure que l’autodépréciation s’installe, l’humeur se trouve altérée. L’énergie psychique et celle physique s’amenuisent progressivement, jusqu’à s’épuiser tout à fait, constituant par-là le point d’acmé du burn out.

Le Larousse définit le burn out par un « syndrome d’épuisement professionnel caractérisé par une fatigue physique et psychique intense, générée par des sentiments d’impuissance et de désespoir »[1].
D’après le Guide d’aide à la prévention intitulé Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout[2], fruit de la collaboration de l’INRS, de l’Anact, et d’enseignants chercheurs et experts de terrain, un burn-out se traduirait par un « état d’épuisement professionnel (à la fois émotionnel, physique et psychique) ressenti face à des situations de travail ”émotionnellement” exigeantes ». Plus loin, on lit que « [s’]il existe une diversité de situations vécues par des travailleurs, toutes sont à analyser au regard du travail, des conditions de son exercice et des multiples relations (relation client, relations entre collègues, relations avec la hiérarchie, etc.) qui se nouent et se dénouent en milieu professionnel ».
Quelles que soient les autres sources consultées – qu’il s’agisse, pour n’en citer qu’une poignée, du Robert, du site de l’Académie Française, ou de celui de l’INRS – ou qu’il s’agisse de ce que l’on entend et lit à ce propos, les définitions du burn out mettent en évidence deux caractéristiques particulières : d’une part, il s’agit d’un état de fatigue, tout au plus d’un épuisement, et d’autre part, celui-ci serait inhérent au champ professionnel. 

Souvenons-nous toutefois des mots de Diderot : « Un mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit »[3].
En effet, l’humeur triste, la fatigue, le repli sur soi, l’anxiété, la perte d’intérêt, de plaisir et de désir, sont autant de manifestations qui permettent raisonnablement d’avancer que le sujet dont on dit aujourd’hui qu’il a « fait un burn out », est déprimé. Si l’on renonce à se cantonner au manifeste pour prendre le parti de chercher du côté des enjeux psychiques inconscients, l’on s’aperçoit, dans un premier temps, que le sujet en proie au burn out est un sujet dont le moi s’est effondré, parce que l’équilibre narcissique – précaire – a rompu, que l’énergie psychique a chuté, de même que les mécanismes de défense se sont affaissés. Dans certains cas, l’effondrement peut être même physiquement observable, à en juger par la peine qu’éprouve le sujet ne serait-ce qu’à « tenir debout ». En d’autres termes, un burn out, plus qu’un seul syndrome d’épuisement professionnel, n’est en rien différent d’un effondrement dépressif.

Celui-ci, dans ce cas précis, voit l’une de ses particularités éclairée par la théorie de la crainte de l’effondrement de Winnicott[4]. Angoisse agonique, massive, et archaïque, que l’auteur désigne par « breakdown », la crainte de l’effondrement renvoie à l’échec de l’organisation d’une défense, à une époque de dépendance totale du sujet à son environnement, devant « l’état de chose impensable » rencontré par un moi qui n’est alors que prémices du moi. La crainte de l’effondrement, telle qu’elle se manifeste ensuite, est donc celle de quelque chose qui a déjà eu lieu, mais qui, n’ayant trouvé de lieu d’inscription psychique, reste tout à fait méconnue du sujet et impensable par lui. Dans ce cas, c’est contre « l’effondrement de l’institution du Self unitaire » que s’érigent les défenses. Autrement dit, le moi, dont toute l’organisation se voit menacée, met en place des défenses contre son propre effondrement. C’est précisément cette lutte menée contre l’effondrement du moi qui semble faire écho à ce qui est observable dans le burn out, notamment lorsque le sujet redouble d’efforts et intensifie son investissement dans les tâches professionnelles, comme pour se défendre activement contre ce qui va advenir – bien que ce soit alors ce qui va précipiter la chute. 
Mais « il n’y a pas de fin que l’on ait touché le fond, et que l’on n’ait fait l’épreuve de la chose redoutée », écrit Winnicott. Pour lui, autant que la remémoration et la levée du refoulement incarnent l’un des enjeux de l’analyse des patients névrosés, le sujet en proie à la crainte de l’effondrement doit faire l’expérience de cette chose passée, dans le présent et dans le transfert. Dans ce cadre, l’effondrement tant redouté se produisant finalement, offrirait alors une issue salvatrice. Sur ce dernier point, peut-il en être de même pour le sujet dont le burn out a mené à l’entreprise d’une analyse ?

2. La thèse du burn out : un agrippement au manifeste

Il est clair que le concept de burn out, tel qu’il est défini aujourd’hui, exclut sans ménagement ce qui est de l’histoire personnelle et de la réalité psychique du sujet. Au contraire, ce concept, duquel toute analyse semble bannie, repose sur une description sommaire promue par un agrippement au manifeste. Précisément parce qu’il est question de s’en tenir à ce qui est observable, désigner par « burn out » cette situation si particulière et si profondément source de souffrance, revient à prendre le mot pour la chose. Ainsi, maigres sont les chances, pour le sujet invité à ne prêter attention qu’à un plan – manifeste, qui plus est – de sa vie, de tirer davantage qu’une compréhension partielle et imprécise de ce qu’il traverse.
Dans le guide d’aide précédemment évoqué, dans la rubrique intitulée « Après la phase ”d’arrêt maladie” et de retrait : la préparation du retour à l’emploi », des solutions, toujours inhérentes au champ professionnel, sont proposées parce qu’ « il faut pouvoir éviter tout risque de rechute »[5]. Projet ambitieux sinon utopique, et qui, tant que persistera cet agrippement au champ du manifeste, n’aura d’efficacité que dans la précipitation de ladite rechute.

Une dépression, pour Juan David Nasio, « ne peut être déclenchée par un événement douloureux que chez une personne déjà vulnérable à la souffrance dépressive »[6]. Il distingue en effet deux types de causes psychiques de la dépression : celles déclenchantes et celles latentes. Les premières correspondent à l’événement douloureux, et les deuxièmes, plus « difficilement repérables », constituent la « fragilité affective du sujet », c’est-à-dire le terrain de prédisposition à la dépression. Ainsi, la dépression prend racine dans « un choc émotionnel souvent difficile à repérer », renforçant par-là notre intuition quant à l’insuffisance de la thèse du burn out lorsqu’il s’agit d’appréhender le sens et les origines de la souffrance en cause.
Par ailleurs, J. D. Nasio le précise, et la clinique n’a de cesse de le démontrer : la cause déclenchante d’une dépression peut être de tout ordre. Il peut s’agir d’un événement grave (un décès, par exemple), autant que d’un événement manifestement moins grave (avoir égaré ses clés). De fait, adhérer à la thèse du burn out comme seule cause de la souffrance du sujet, s’avère aussi absurde que de s’en tenir à la conclusion selon laquelle un patient est en dépression parce qu’il a égaré ses clés.

II. Enjeux narcissiques

1. Causes manifestes du burn out

L’expérience clinique, autant que les récits informels entendus au quotidien, démontrent que, selon l’opinion populaire, les causes qui ont mené à l’installation d’un burn out coïncident systématiquement avec la responsabilité – exclusive, de nouveau – des supérieurs hiérarchiques et du cadre de travail.
D’une part, en effet, dans les tout premiers temps d’une psychothérapie ou d’une analyse dont l’entreprise fut motivée par l’installation d’un burn out, le patient met l’accent, bien souvent, sur deux points : la place prise dans sa vie par le travail, et le rôle d’un ou plusieurs supérieurs hiérarchiques dans la situation qu’il traverse. Il insiste sur le poids des demandes incessantes, surréalistes et souvent incohérentes de son supérieur, auxquelles il a tenté, en vain, de se plier.
Dans un premier temps, le patient est convaincu que ce qui l’a conduit au burn out – non encore perçu et nommé par lui comme un effondrement dépressif à ce moment – réside uniquement dans les demandes incohérentes et irréalisables que le supérieur hiérarchique, tenu pour responsable, lui a adressées.
D’autre part, notons à propos du guide d’aide à la prévention cité plus haut, que les recommandations qui y figurent sont adressées « à l’employeur, aux directions des ressources humaines, aux organisations syndicales et aux autres acteurs de l’entreprise »[7]. D’autres sites internet tels que celui du gouvernement ou celui de l’INRS proposent des guides et articles destinés à prévenir les risques d’épuisement professionnel des employés, et sont, eux aussi, adressés à l’employeur. Nous n’avons rien trouvé de semblable qui fut adressé à l’employé ; cependant, l’on est facilement redirigé vers la liste des lois supposées le protéger, et vers des listes d’obligations incombant à son employeur.

Dès lors, ce qui est nettement perceptible, c’est qu’avoir « fait un burn out » semble tout naturellement s’accompagner d’une responsabilisation de l’autre et d’une victimisation du sujet concerné. Ce dernier, déjà largement mis à mal par ce qui s’apparente à une déferlante d’injonctions paradoxales, est désormais infantilisé sinon nié dans sa singularité et sa souffrance, par l’incontestable déresponsabilisation que lui prête l’opinion publique qui, au profit du renforcement d’une idéologie, achève de le passiver.
Non seulement le sujet se voit coupé de son expérience propre, mais le risque de la répétition se voit alors accentué, en ceci que cette déresponsabilisation induit de négliger un élément central et déjà sous-entendu par le type d’investissement du sujet pour son objet : l’illusion de toute-puissance qui l’a mené à se croire capable de réaliser l’impossible – nous y reviendrons.

Que des employeurs et des supérieurs hiérarchiques abusent de leur pouvoir, tyrannisent leurs employés, emploient ce qu’il faut d’effort pour rendre l’autre fou[8], n’est plus à prouver. Il ne s’agit pas de le contester, pas même de le remettre en question. En revanche, expliquer l’effondrement dépressif du sujet qui a manifestement surinvesti ses tâches au travail, par la seule demande exagérée d’un chef, est aussi illusoire et dangereux – nous insistons sur le caractère dangereux – que de l’expliquer par un seul souci du travail bien fait et/ou de performance accru. À ce propos, Paul Laurent Assoun, mettant le burn out à l’épreuve de la psychanalyse[9], démontre méticuleusement le « caractère foncièrement insuffisant de la thèse du surmenage ». En effet, d’après lui, « ce n’est en aucun cas l’excès de travail qui mécaniquement ferait que le sujet tombe malade », au contraire. Nous pouvons, à ce propos, nous souvenir des mots de Voltaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, le besoin »[10].

2. Illusion de toute-puissance et registre narcissique

Pour P. -L. Assoun, qui invite à chercher « du côté de la fonction idéalmoïque », le burn out est « une pathologie surmoïque » qui se traduit par un épuisement provoqué par l’acharnement avec lequel le sujet s’applique à tenter de répondre à la demande l’autre. Pour tenter de saisir ce qui, en amont, aurait provoqué l’effondrement relatif au burn out, il nous faut, en effet, partir du thème de la demande de l’autre.

En séance, dans un premier temps du moins, il arrive que le patient justifie son acharnement au travail par des « craintes » spécifiques : celle d’accroître la charge de travail de tel collègue s’il ne fait pas telle tâche à sa place, celle de décevoir tel autre collègue, celle de peiner ou irriter autrui, etc… Il est clair que nous ne pouvons raisonnablement pas considérer ces craintes, autant que le souci de performance et de productivité, ou encore la pression de l’employeur, comme motifs à même de rendre compte, à eux seuls, du surinvestissement observé. Toutefois, ces craintes tiennent leur importance, en ceci qu’elles esquissent déjà des angoisses de perte.

L’on s’aperçoit, à travers le récit du patient, que le regard, la considération, la perception que l’autre aurait de lui, jouent un rôle déterminant pour le narcissisme. Plus précisément, tout se passe comme si la survivance du narcissisme tenait à la capacité du sujet à répondre à la demande de l’autre – du moins, à ce qu’il prend comme tel. Il est clair que s’investir de cette mission repose sur une illusion : celle d’être à même de réaliser l’impossible. Et c’est bien cette illusion, qui n’est pas sans évoquer celle de toute-puissance infantile, qui constitue le terreau de la problématique. D’une part, elle indique que l’investissement est d’ordre narcissique. D’autre part, elle révèle que le surinvestissement n’est pas tant porté sur le travail, comme on pourrait le supposer au premier abord, mais sur la demande de l’autre.

C’est précisément lorsque cette illusion se transforme en désillusion, que l’effondrement surgit.
Pour J. D. Nasio, la dépression est une réaction à la perte d’une illusion[11], et exprime, quel que soit l’élément déclencheur, une perte d’amour. Pour cause, « le Moi […], se sentant amputé d’un objet d’amour qu’il vivait comme une partie vitale de lui-même, se déconstruit et s’effondre ». Dans le cas du burn out, le sujet se heurte donc à une double désillusion : celle selon laquelle il serait à même de répondre à la demande de l’autre, et celle selon laquelle il lui est donc indispensable – tel que cet objet lui est narcissiquement indispensable. Pour J. D. Nasio, « tout le problème est là, dans l’idéalisation de soi ».

III. Au-delà du burn out

1. Répétition et type de choix d’objet

De cette insistance avec laquelle l’on tend à associer les causes d’un burn out au seul champ professionnel, transparaît une volonté de les isoler radicalement de tout élément biographique, voire de tout ce qui, de près ou de loin, impliquerait le sujet. Mais qu’elle appartienne au discours du patient ou à celui populaire, cette démarche de désolidarisation n’est pas sans évoquer une forme de résistance, voire un recours au clivage. Ces derniers ne s’érigeant que face à un sentiment de menace caractéristique de l’angoisse, la seule manifestation de cette stratégie défensive laisse alors entendre le contraire de ce qu’elle prétend.

D’une part, le burn out étant, comme nous avons tenté de le démontrer, un effondrement dépressif provoqué par la perte d’une illusion dont le socle est l’investissement narcissique à l’objet, l’on devine déjà que cet épisode douloureux n’est pas un élément isolé, indépendant, et imprévisible dans la vie du sujet – contrairement à ce qu’indique la théorie du burn out.
D’autre part, nous évoquions précédemment le rôle, dans ce qui a mené à cet effondrement dépressif, de l’investissement de la demande de l’autre. Dès lors que nous consentons à « rechercher, plutôt que patauger dans l’affect »[12], que l’on s’emploie donc à décoller progressivement le patient des thèmes du burn out et du travail, celui-ci fait le récit d’autres plans de sa vie (la famille, l’enfance, les relations amoureuses, etc…), et l’on s’aperçoit de la prédominance, à nouveau, de la demande de l’autre.
Que les demandes soient explicites ou supposées, le récit fait apparaître un dévouement du patient à son entourage, soit par le biais de réponses systématiques aux sollicitations aussi nombreuses qu’exagérées de la part de certains proches avec lesquels il entretient une relation basée sur la dépendance, soit par le biais de services que le patient propose de rendre à autrui, même quand il n’a pas été sollicité. Et bien que parfois conscient du caractère inadapté des demandes explicites de l’autre, le patient s’investit pourtant tout naturellement de la mission d’y répondre. Il fait en fonction d’autrui, à ses dépens.
En d’autres termes, le dévouement et l’agrippement à la demande explicite ou supposée de l’autre, mécanismes clés dans ce qui a mené le sujet au prétendu burn out, n’est définitivement pas inhérent à cette situation douloureuse et donc à la sphère professionnelle, étant donné qu’ils sont également observables dans les relations d’ordre personnelles. Et ce, probablement parce que les pôles professionnel et personnel sont moins dissociables que la tendance ne le prétend.

Il n’est pas rare, nous le disions, d’observer, dans l’histoire et dans l’entourage du sujet, une ou plusieurs personnes requérant d’innombrables services, le sollicitant en permanence, et ce, sans forme apparente de réciprocité. Probablement le thérapeute, l’ami, ou « l’accompagnant », partisans de la thèse du burn out formuleraient-ils, ici, une critique sévère quant à cet entourage qui, sans scrupule, profite de la profonde gentillesse et de l’immense empathie du sujet concerné. Dans les registres du sommaire et de l’apparent, il faut bien des fautifs, et ce sont forcément les autres.

D’un point de vue analytique, c’est l’expression d’un au-delà du principe de plaisir qui est à considérer dans cette configuration où le rôle du type de choix d’objet et de la répétition semblent largement en cause. En effet, comment se fait-il que le patient se trouve ainsi sollicité par ses proches, ou encore, par son employeur ? L’argument du hasard étant bien entendu exclu, l’analyse doit s’orienter sur le type de choix d’objet. Pour cause, l’existence-même de ces sollicitations, aussi nombreuses que grotesques, semblent traduire une grande sensibilité du sujet à la demande de l’autre, certes, mais aussi une forme « d’autorisation » donnée à ce que celle-ci lui soit adressée. Plus exactement, au-delà de l’autoriser et de tenter d’y répondre, le sujet semble agrippé à la demande au point de chercher inconsciemment à la susciter, le conduisant alors à favoriser les relations (personnelles comme professionnelles) basées sur le besoin et donc, la dépendance. Dès lors, l’appui narcissique étant non seulement trouvé mais aussi recherché dans l’agrippement à la demande de l’autre, l’absence de réciprocité évoqué plus haut n’est qu’apparent.
Pour ce qui est de la répétition, ou compulsion de répétition, celle-ci se définit, d’après le Vocabulaire de la psychanalyse[13], comme le « processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé dans l’actuel ». Dans le cas qui nous intéresse ici, la répétition réside dans le lien à l’objet – le lien reposant, d’emblée, sur la répétition de modalités relationnelles anciennes. Ainsi, le sujet qui a fait un burn out réédite un type de relation à l’objet, un lien à l’autre beaucoup plus ancien, dans ses relations « personnelles » autant que dans celles professionnelles.

2. L’échec de la mission

D’après Nasio, « il n’est de dépression que sur fond d’un amour narcissique exacerbé », où le narcissisme exacerbé, ici, est celui, primaire, et traduit l’atrophie de celui secondaire. Ainsi, le narcissisme, tributaire de la demande de l’autre, se maintient à peu près tant que le sujet est entretenu, sur fond de différenciation moi/non-moi incomplète, dans l’illusion toute-puissante de pouvoir y répondre.
Dans le cas du burn out, la désillusion est brutale. Pourtant, nous savons bien, grâce aux travaux de Winnicott[14] notamment, la nécessité pour le développement psycho-affectif et pour le moi, que la désillusion s’effectue progressivement. Dans le cas qui nous intéresse ici, ni la créativité – la pulsion reste inemployée – ni la solidité des objets internes, ne sont à même de soutenir la frustration et l’élaboration de l’absence, inhérentes à la désillusion. Plus que la seule perte de l’illusion, la radicalité de celle-ci semble donc participer au déclenchement de l’effondrement dépressif.

Ainsi, bien qu’il souffre manifestement de cette situation, le patient qui a « fait un burn out » semble, inconsciemment, et par le biais du type de choix d’objet et de la répétition qu’il agit, avoir alimenté activement sa propre souffrance. Le burn out apparaît alors comme un épiphénomène, qui, dans l’histoire du sujet concerné, n’a d’inédit que l’effondrement dépressif, lequel coïncide donc avec le moment où la mission dont s’était investi le sujet – mission reposant sur la capacité à répondre au désir de l’autre – s’avère un échec. Par-là, et en tenant compte du rôle central de la répétition et du type de choix d’objet, n’apparaît-il pas qu’un burn out s’installe précisément parce qu’un terrain de prédisposition le permettait ? 
Par ailleurs, ce mode d’investissement n’étant pas inhérent à l’objet-travail – sauf, bien sûr, si l’on persiste à parler de burn out –, peut-on supposer que si l’effondrement dépressif n’avait pas été déclenché dans le cadre professionnel, il l’aurait été, de toute façon, à une autre occasion ?  Compte tenu du fait que l’objet est investi en tant que prothèse narcissique, mais que cette dernière ne peut jouer son rôle que dans le cas où le sujet parvient à combler le désir de l’autre – ce qui, bien entendu, s’avère impossible –, la chute semble, en effet, d’ores et déjà annoncée.

Si l’on veut conduire le patient reçu à cette occasion en psychothérapie, à donner sens à ce qu’il vit et à saisir la potentialité subjectivante de l’effondrement dépressif qu’il traverse, il semble nécessaire d’abandonner l’hypothèse d’après laquelle cet événement douloureux serait indépendant du reste de son histoire. Pour cause, en regardant au-delà de ce que ce concept donne à voir, l’on s’aperçoit qu’il est avant tout le fruit de la réactualisation d’un lien du passé, dans le présent.
N’étant ni plus ni moins qu’une incitation au déni, le burn out s’avère, in fine, un concept dangereux, en ceci qu’il alimente, à lui seul, les mécanismes psychiques qui l’ont provoqué. En effet, en éloignant le sujet de tout ce qui pourrait lui permettre de penser et se penser, prolongeant par-là l’impossible individuation-subjectivation, il permettra, tout au plus, d’offrir à la répétition de beaux jours devant elle. En effet, l’analyse du concept de burn out, autant que celle du processus qui a conduit le sujet à cet effondrement dépressif, posent toutes deux la même question : où est le sujet ?

Conclusion

Le concept de « burn out » a vu le jour dans le courant des années 70. Bien que les informations diffèrent selon la source consultée lorsqu’il s’agit de désigner celui qui en fût le précurseur, se démarquent presque systématiquement les travaux du psychiatre et psychanalyste américain Herbert J. Freudunberger, lesquels furent élaborés à partir de ses observations des soignants de la free clinic qu’il dirigeait à l’époque. À sa suite, la psychologie sociale se saisit du concept et en poursuivit l’exploration, par le biais de Christina Maslach notamment, qui publia une étude et proposa une méthode (le Maslach Burnout Inventory) permettant, via un questionnaire, de mesurer l’épuisement professionnel – lequel questionnaire, à l’époque, s’adressait aux professionnels de santé. Depuis, nombreux sont ceux qui se sont emparés du concept, et aujourd’hui, « burn out » est entré dans le langage courant.

Abréger ce qui est de la genèse et de l’histoire du burn out est ici un choix délibéré. Celles-ci font déjà l’objet d’un grand nombre d’articles, et il ne serait pas pertinent de s’y consacrer davantage, dans un développement consistant précisément à se distancier de ce concept. Toutefois, l’histoire de l’apparition du burn out a ceci d’intéressant qu’à l’époque, le trouble fût observé et décelé en premier chez des professionnels du secteur de la santé (éducateurs, infirmiers, etc…). Les symptômes, parmi lesquels l’épuisement physique et celui psychique, se manifestaient particulièrement chez des personnes dont le travail consistait à accompagner, à venir en aide, à porter assistance, à un autre dans le besoin. Il est clair que le choix d’un métier dont les principales fonctions sont celles-ci n’est, là non plus, pas le fruit du hasard, et témoigne déjà d’une certaine préoccupation pour l’autre, d’une place particulière accordée à la demande de l’autre, qui surpassent la seule empathie.

La théorie du burn out – qui, poussée à l’extrême, prend des allures de théorie du complot – s’illustre ici par les assertions aussi dangereuses que tristement populaires sur lesquelles elle repose. Une patiente reçue en psychothérapie – dont l’entreprise fût motivée par cette problématique – semble l’avoir saisi, lorsqu’à la fin d’une séance, elle a exprimé le souhait de « ne plus nommer ce qui [m’est] arrivé par “burn out“ », estimant que « c’est bien plus que ça ». Souhait que l’on conçoit aisément, compte tenu de l’euphémisation de la souffrance du sujet, associée au déni de l’histoire personnelle et de la réalité psychique, qu’induit automatiquement cet énième concept aléatoire qui, à lui seul, achève de déposséder le sujet en l’invitant à s’abstraire de toute élaboration.

Charlotte Lemaire – Février 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Dictionnaire Larousse. En ligne :
[https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/burn_out/10910385#:~:text=et%20de%20désespoir.-,burn%20out%20n.m.%20inv.,fatigue%20physique%20et%20psychique]

[2] DGT, Anact, INRS, « Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout », Guide d’aide à la prévention, mai 2015. En ligne : [https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Exe_Burnout_21-05-2015_version_internet.pdf]

[3] Denis Diderot, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, volume X des Œuvres Complètes, Paris, Garnier, 1876.

[4] Donald Woods Winnicott, (non-daté), « La crainte de l’effondrement », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Nouvelle Revue Française, Gallimard (2002), p. 205 à 216.

[5] DGT, Anact, INRS, op. cit.

[6] Juan David Nasio, « La dépression est une réaction à la perte d’une illusion », Cliniques, 2012/2, n°4, p. 100-113.

[7] DGT, Anact, INRS, op. cit.

[8] Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1997.

[9] Paul-Laurent Assoun, « Le burn out à l’épreuve de la psychanalyse », Corps et Psychisme, 2020/2, n°77, p. 9-26.

[10] Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, Gallimard, 2003, (1759).

[11] J. D. Nasio, art. cité.

[12] P. -L. Assoun, art. cité.

[13] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[14] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1976.

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Science et psychanalyse : discours, corps, symptôme

Guy Decroix – Janvier 2024

Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve, 1492, Gallerie dell’Accademia de Venise (cabinet des dessins et estampes), Venise

Sommaire :

Introduction
Entre deux discours : scientifique et psychanalytique 
– Discours scientifique
– Discours psychanalytique 
Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance
– Le corps du discours médical
– Le corps du discours psychanalytique 
Entre deux symptômes
– Approche somatique du symptôme 
– Approche psychanalytique du symptôme 
En guise de conclusion

Introduction

Dans la préface de l’ouvrage de Christophe Dejours[1] Entre biologie et psychanalyse, François Dagonnier évoquait une « faute inexpiable » pour avoir tenté une « discussion interdite » qui remettait en cause jusqu’alors « les doctrines, les territoires et les frontières » en abordant la question du corps dans son double registre biologique et érotique.
En effet, les biologistes demeurent monistes, considérant l’âme comme inexistante ou incarnée dans le fonctionnement cérébral, en opposition au dualisme freudien envisageant la pensée humaine déterminée d’une part par la biologie mais relevant aussi du psychique, du sens, du rapport à l’autre.
Notre propos tentera de revisiter et comparer quelques soubassements des discours scientifiques (biologique et médical) et psychanalytique, pour illustrer le fonctionnement de ces discours dans le registre du corps et les symptômes associés. En guise de conclusion nous évoquerons le transgenrisme, en tant que symptôme sociétal affectant le corps qui nous autorisera à poser la question de la subjectivité de notre époque et du caractère politique de la psychanalyse.

Entre deux discours : scientifique et psychanalytique

– Discours scientifique

Quelques spécificités de ce discours :
Tout discours scientifique use de concepts monosémiques. Ce langage qui opère hors de la psyché ouvre au fonctionnement performant de la physique contemporaine. Ainsi, l’énergie qui est « une grandeur qui mesure la capacité d’un système à modifier un état, à produire un travail entraînant un mouvement » ne souffre pas d’interprétation, en opposition au concept littéraire ou psychanalytique. Ce discours se caractérise par la visée constante de l’objectivité, la rigueur, la méthode spécifique dite expérimentale (identification d’une problématique, définition d’une méthode, formulation d’hypothèses, expérimentation, analyse des résultats et conclusion) et s’appuie sur des procédés variés (démonstration, réfutation, comparaison).
Karl Popper, théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique propose le critère de réfutabilité pour distinguer la science de toute pseudo-science dans laquelle il classe la psychanalyse.
Comme nous venons de l’évoquer, l’activité scientifique procède par hypothèses. Elle ne consiste pas à vérifier ces conjectures mais s’efforce de réfuter ces propositions par l’expérimentation.
À titre d’exemple la proposition « tous les cygnes sont blancs » est réfutable et toute attitude scientifique consistera à repérer un seul cygne noir invalidant cet énoncé. A l’inverse, la proposition « Dieu existe » peut-être vraie mais non scientifique car non réfutable selon le critère poppérien de la science. Ainsi, nous n’obtiendrons jamais la certitude de la véracité d’une théorie car toujours réfutable ou intégrable à un autre paradigme, à l’instar de la théorie newtonienne intégrée dans la théorie de la relativité générale d’Einstein. En revanche, nous pouvons avoir la certitude de la fausseté de certaines propositions telles que « tous les signes sont blancs ». Attitude scientifique qui évince tout dogmatisme. Tout énoncé scientifique n’est jamais qu’un savoir incomplet et ouvert. 

L’expérimentation et ses résultats généralement appliqués sur l’animal, par définition animé par des processus instinctuels sont difficilement transposables à l’humain mû par le pulsionnel.
Entreprendre un questionnement sur le comportement du rat dans un labyrinthe peut conduire à s’interroger sur ce qui reste de l’animalité de l’animal expérimenté, car dans la nature, point de rat drogué et enfermé dans un labyrinthe sous le regard de l’expérimentateur.
Lacan nous interroge sur le désir de l’expérimentateur dans le séminaire 20 « Le rat, le scientifique et la lalangue ». Le savoir, dit-il, se réduit à « un apprendre à donner un signe de sa présence d’unité ratière en appuyant sur un clapet ». Tout vient de l’extérieur. C’est l’expérimentateur qui sait ! C’est en quelque sorte l’animal perdu du rêve du scientifique. Une autre situation en lien avec la dimension instinctuelle de l’animal se présente avec la sexualité. L’animal est programmé dans sa sexualité qui lui permet un rapport sexuel dans une complémentarité par adéquation des instincts. Il inscrit ce rapport hors signifiant à la différence de l’humain pour qui le rapport sexuel n’existe pas dans l’inconscient, car les « parlêtres » sont divisés par le langage et séparés par leur mode de jouissance. Les sujets humains cherchent à s’unir dans la sexualité pour faire UN. La vie sexuelle est toujours hors programme préétabli, hors harmonie, et nous confronte à du non savoir, à la pulsion, à la jouissance, à la différence de la sphère de la conservation et de la reproduction. « Nous sommes alors frappés de quelques fêlures peu naturelles » a pu écrire Lacan. En d’autres termes, du mécanique, de l’adéquation du rapport sexuel se présente chez l’animal, qui permet à la science de mieux s’y repérer. En revanche, chez l’être parlant, point de semblable. Le champ du désir génère toujours du différent.
Le discours de la science est synonyme de progrès humain et de modernité en tant que la science aura permis à l’humanité de s’affranchir des contraintes de son environnement et de tenter d’éradiquer toute faille.
Il s’inscrit historiquement dans la métaphore cartésienne fondatrice de la science moderne, « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », métaphore sexuelle signant une certaine domination de la femme par l’homme. Phénomène reconduit aujourd’hui dans les technosciences.
Ce discours est de nature pulsionnelle où des forces libidinales poussent toujours au « plus de jouir ». On peut remarquer que les questions posées à la science portent moins sur la curiosité que sur la volonté de puissance ou de jouissance aliénant l’homme moderne à ce discours en tant qu’il prétend éliminer toute faille et toute énigme.
Ce discours est par ailleurs sous-tendu par un double fantasme : d’ordre œdipien, où le chercheur en culotte courte poursuit sa logique d’aller à son terme les yeux fermés, en ne voulant rien savoir de son destin, dans un déchaînement expérimental de la biomédecine où il s’agit moins de soulager la souffrance que de tenter de nous guérir de la condition humaine, et d’ordre prométhéen en s’emparant du feu, réalisant la bombe atomique dans une puissance mortifère. Certes, les comités d’éthique « instances surmoïques » semblent répéter « pas plus loin !» mais ne transmettent-ils pas subrepticement l’injonction « Jouis ! » et ne signent-ils pas un déficit symbolique sans précédent dans notre société ?Dans sa conférence à Rome de 1974, Lacan précise que « Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce que l’on appelle l’humanité. La psychanalyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi l’on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de Jouissance du parler pour que l’histoire continue ».  En d’autres termes la technoscience génère de l’irrespirable pour le sujet et entrave son désir synonyme de respiration. Belle métaphore du poumon artificiel en une période récente où le virus du Covid a failli faire mourir la planète d’étouffement.
Si Freud évoque dans Le malaise de la culture cette capacité d’extinction, source d’angoisse, Lacan dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse avance l’idée d’un effondrement de l’éthique sous-tendu par une pulsion de mort et présente la bombe atomique comme « la vérité de la physique » qui conduit à un anéantissement de l’humanité et de son support la planète.
Clotilde Leguil[2] rappelle qu’historiquement la notion de progrès chez Rousseau était perçue comme une maladie au sens où progresse un cancer qui risque d’anéantir l’individu et que cette frénésie innovatrice de la technoscience génère du toxique au point de rendre l’humanité irrespirable.

– Discours psychanalytique 

« Seule l’âme permet de percevoir l’essence des choses, le corps, lui, nous trompe. Ainsi, seule l’âme peut s’élever vers le bien et atteindre la vérité »
Platon

Cette citation pourrait illustrer le rôle de l’analyste, qui est engagé sur le versant du désir tourné vers l’avenir, à l’opposé de la jouissance axée sur le passé.  Il s’agit de susciter un désir de vérité de l’âme de chacun, face à l’omnipotence du discours scientifique qui vise la réduction de l’âme à de l’observable. Rappelons pour autant que la vérité est toujours du domaine du dit, elle n’est « pastoute » et ne peut être, comme l’énonce Lacan que de l’ordre du « mi dire ». Il n’y a pas de dire en vérité.
Le discours psychanalytique s’inscrit dans la rencontre intellectuelle des grandes découvertes du 19e siècle. On peut repérer ainsi le point de vue économique de l’énergie psychique comme héritier de la découverte de la thermodynamique. La psychologie de l’enfant naîtra du principe évolutionniste darwinien et de la loi biogénétique de Haeckel où l’embryogénèse récapitule la phylogenèse. Ce principe s’illustre par l’expression « l’enfant est le père de l’homme » du poète Wordsworth repris par Freud, où l’on repère une perspective génétique, à savoir que les premières expériences ne cessent de se répéter et historique où le sujet « fait du neuf avec du vieux », évocation du « bricolage » dans la thèse de François Jacob[3].

Rappelons la définition de la psychanalyse pour Freud[4] :
« Psychanalyse est le nom : 1) d’un procédé pour l’investigation de processus animiques, qui sont à peine accessibles autrement ; 2) d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; 3) d’une série de vues psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se rejoindre en discipline scientifique nouvelle ».
Ainsi cette nouvelle discipline qui se veut une science de la vie psychique inconsciente au même titre que les sciences de la nature vise l’amélioration de la vie du patient pour lui permettre de « travailler et d’aimer » d’un amour éventuellement sexué.
Le langage de la psychanalyse est la langue naturelle, centrée sur la parole du sujet désirant c’est-à-dire manquant, sur le tissage des mots et leurs signifiants, pour se saisir de l’émergence de l’inconscient. C’est un langage non consistant contrairement à la science car polysémique.
Le signifiant est équivoque et source de malentendus. Il s’agira de se brancher sur les deux registres, celui des significations du réseau social de la langue et celui du registre primitif (la « lalangue » de Lacan), source de lapsus, de cette « parole originelle…d’avant les mots » disait Artaud.  Lacan utilisait la métaphore de la passoire pour illustrer la notion de « Lalangue » que l’on envisagera particulièrement à l’occasion du chapitre sur le corps.
La méthode d’investigation est de type archéologique. La psychanalyse relève de l’archéologie dans la mesure où la méthode freudienne s’exprime par la recherche d’un passé enfoui, d’un désir de ramener le refoulé en surface. Freud comparait lui-même le travail de l’analyste à celui de l’archéologue qui, « d’après des pans de mur restés debout, reconstruit les parois de l’édifice »[5].
C’est également un art herméneutiquequi fait accéder à l’inconscient par l’interprétation, en travaillant sur l’hypothèse de la division du sujet entre conscient et inconscient.
La méthode de la cure basée sur le dire, qui contribue à prendre conscience des déterminismes inconscients, des désirs sexuels de l’enfance sources de symptômes, exige la règle de la sincérité absolue, en laissant advenir toute pensée hors censure, par la technique de l’association libre dans la stricte confidentialité. La parole censurée de l’un se libère pour tendre vers sa vérité, alors que la parole de l’autre se réduit à l’interprétation et ne dit rien de l’émetteur. Ce moment permet de pointer le respect du silence, qui autorise que quelque chose de l’émergence de la propre parole de l’analysant advienne. Deux remarques relatives à la cure : premièrement, dans une période où la place du « grand Autre » dans sa verticalité est forclose et tend à se déplacer vers une dépendance à l’horizontalité de l’opinion, l’analyste dans la cure pourrait occuper cette place du « grand Autre » comme lieu de la verticalité. Deuxièmement, il est intéressant de faire remarquer que pour Freud dans Introduction à la psychanalyse, des personnes doutent de l’efficacité d’une cure par la parole alors qu’ils reconnaissent « qu’avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir ».
L’usage du transfert défini par l’extériorisation des conflits intrapsychiques, qui doit être démasqué comme tout symptôme, autorisera la transposition de la névrose de l’adulte en névrose de transfert analysable en termes de névrose infantile. Le « sujet supposé savoir » représenté par l’analyste qui néanmoins « en connaît un bout » précise Lacan fonde la demande de la cure. Cette place que l’analysant donne à l’analyste à qui il suppose un savoir sur sa souffrance, installe le transfert moteur de la cure. L’analysant se met alors à « aimer celui à qui il suppose le savoir ».
Ce discours se réfère à des états mentaux et non à des propriétés propres au discours scientifique. États mentaux appréhendés à des fins d’évaluation des capacités liées aux comportements, croyances, perceptions inhabituelles, troubles de l’humeur ou autres aspects de la cognition.
La psychanalyse est étrangère à la recherche des causes conscientes. Ainsi on peut travailler avec des enfants autistes sans connaître les causes de la pathologie. On sait que face à leur hypersensibilité qui entrave l’organisation de leur monde intérieur, ces enfants mettent en place des mécanismes de défense qui inhibent leur développement cognitif. Le travail abordera le desserrage de ces mécanismes.
Pour Lacan, le discours va au-delà de la parole et constitueune forme de lien social. Dans le séminaire l’envers de la psychanalyse il introduit quatre discours, celui du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et de l’analyste
Ainsi, le discours de la science peut s’inscrire dans le discours hystérique, « Ils ont presque la même structure »[6] écrit Lacan, dans télévision, à cette différence que le savoir de la science s’élabore dans le réel, celui de l’hystérique serait « déjà là » dans l’ « Autre ». Le discours psychologique s’exprimerait dans le discours universitaire, mais où situer le discours psychanalytique qui n’apporte pas le progrès de nouvelles connaissances ?
Autant on peut soutenir que la structure du discours psychanalytique est l’interprétation, autant pour Christian Fierens[7] « le discours psychanalytique n’est pas le discours tenu par l’analyste, ni non plus le discours tenu par l’analysant. Il n’y a aucun analyste et aucun analysant qui tiennent le discours psychanalytique. C’est au contraire ce dernier qui les tient et les soutient ».  En d’autres termes ce discours sans consistance ne serait pas un discours. 
Bien des interrogations demeurent concernant le discours psychanalytique, telle l’interrogation sur l’acte thérapeutique ou non, sur les limites de la méthode cantonnée au domaine des névroses, sur le normal et le pathologique, en rappelant avec Georges Canguilhem[8] que le concept de pathologique n’est pas l’antonyme logique du concept de normal, car dit-il « la vie à l’état pathologique n’est pas l’absence de normes mais présence d’autres normes ». Le pathologique serait ainsi le contraire de sain. Autre interrogation : la dimension mythologique. Rappelons que Freud lui-même qualifiera ses théories de « mythologie » à propos de la doctrine des passions. Dans une lettre ouverte à Einstein il interroge celui-ci : « Toute la science de la nature ne revient elle pas à une sorte de mythologie » ?
Enfin, l’interrogation majeure pourrait porter sur la scientificité de la démarche freudienne. Notons d’emblée, que ces deux disciplines procèdent de la même démarche, mais se singularisent dans le rapport de leurs savoirs à l’origine. Alors que le savoir de la psychanalyse s’articule à son énonciation, celui de la science s’ampute de celle-ci, car le discours de la science par nécessité se caractérise par une forclusion du sujet.
Quels arguments militeraient en faveur de la scientificité de la psychanalyse ?
On pourrait retenir deux arguments : la capacité de rendre intelligible le réel et le possible remaniement des théories.  Si la science est d’édifier un savoir, au-delà des apparences et des illusions, de rendre intelligible le réel (que l’on ne connaît pas, le non su), par une méthode spécifique, alors la psychanalyse dont le but est également l’intelligibilité du réel de l’inconscient (dans les névroses par exemple), apparaît comme une science par sa méthode, par sa cure de parole. Freud, fondateur d’un nouveau savoir qu’il nomme « la jeune science », dans une « passion du réel », dans le sillage d’Ernest Renan, militant de la science, pour qui il s’agit « d’organiser scientifiquement l’humanité », montre le désir de s’approcher du « mystérieux réel » dans l’introduction de la pulsion de mort, d’en saisir les processus inconscients qui sont des morceaux de réel. Il ne s’agit pas de s’approprier tout le réel, ce qui serait une position totalitaire mais faire avec « les restes » que la science ignore. Précisons la position scientifique de « non savoir » de l’analyste animé d’un amour de vérité, d’une « passion de l’ignorance » dira Lacan, c’est-à-dire d’un « ne rien vouloir savoir ». Position opposée à tout maître. En second lieu, si le changement possible de paradigme est singulier dans le domaine scientifique, alors l’analyse freudienne pourrait présenter ce caractère scientifique en tant que la clinique qui s’élabore avec les patients est fondamentale au sens des fondations et n’hésite pas à remanier ses théories. Le fameux aphorisme de Charcot « La théorie c’est bon mais ça n’empêche pas d’exister ? » sera repris par Freud et Octave Mannoni qui rédigera un ouvrage sous le titre Ça n’empêche pas d’exister, ouvrage consacré à la pratique de la psychanalyse et du transfert. Lacan accentuera cette position ainsi énoncée « Il faut que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer[9] ». Cependant, Freud remaniera son développement de la théorie psychanalytique du moment en introduisant le concept de narcissisme de 1914 dans le cadre du traitement des psychoses.
Freud est le produit de la médecine scientifique qui découvre en qualité de conquistador le « continent intérieur » en nous, l’inconscient, non irrationnel mais domicilié dans la science. L’inconscient est un système psychique et non un principe métaphysique.
A cet égard, un moment particulièrement scientifique de la démarche freudienne pourrait s’exprimer dans la période inspirée de la neurobiologie dite « de la neurotica » ou théorie de la séduction élaborée entre 1895 et 1897, autorisant Freud à faire l’hypothèse du refoulement dans l’inconscient auprès des hystériques. Le titre initial était Psychologie à l’usage du neurologue dans une lettre à Wilhem Fliess[10]. L’hypothèse de la localisation cérébrale de sa neurotica sera abandonnée au profit du support matériel du langage dans la psychanalyse. Lacan empruntera plus tard cette voie en se distanciant de l’emprise imaginaire propre à une interprétation moïque.

Et que dire de certains concepts ? L’équation mathématique qui est une égalité entre deux expressions sur le mode A = B ne rencontre-t-elle pas son analogue dans les concepts psychanalytiques tels phallus = fèces = enfant = argent ? Ces équivalents pulsionnels renvoient à une pensée qui fonctionne sur l’égalité et l’identité.
La question du symbole pour être également être interrogée. Le scientifique invente le symbole d’une qualité qui est hors signifiant. E symbole de l’énergie dans E = MC 2 permet d’effectuer des équations avec des symboles hors langage. Le symbole en psychanalyse est lié entre autre à des conflits psychiques dissimulés. Il sert à écrire une équation qui est marquée d’une contradiction interne. Le symptôme n’est-il pas une tentative d’écrire une équation fausse, ratée entre l’actuel et l’infantile ?
Remarquons au passage que toutes les théories d’Euclide, de Galilée, d’Einstein qui en donnant leur nom propre à leur axiomatique supplantent le précédent par un désir sexuel parricide. Pour la psychanalyse, Freud plus intéressé par la fonction de la vérité que par la dimension narcissique, aura souhaité d’une part, s’effacer dans son œuvre en refusant sa photo sur ses ouvrages, d’autre part en désignant Jung comme son « fils et héritier scientifique », seul apte à soustraire « la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive ».
En revanche l’argument majeur qui ne répond pas aux critères de scientificité demeure celui de la réfutabilité. Rappelons la position de Lacan : « La psychanalyse est à prendre au sérieux bien que ça ne soit pas une science. Comme l’a montré abondamment un nommé Karl Popper. Ce n’est pas une science du tout car c’est irréfutable. C’est une pratique qui durera ce qu’elle durera. C’est une pratique de bavardage.[11]»
En effet, Karl Popper théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique, reproche à la psychanalyse qu’il qualifie de « pseudo-science », de ne pas être scientifique car non réfutable au même titre que l’énoncé « Dieu existe » où aucune expérimentation ne saurait l’invalider.
Ainsi toute interprétation de l’analyste ne saurait être démontrée et toute désapprobation de l’analysant peut être alors présentée comme une résistance en vertu du paradigme où « le moi n’est pas maître en sa demeure »selon l’expression de Freud dans Introduction à la psychanalyse.
Aucun énoncé ne peut être réfuté en raison des critères alogiques de l’objet de la psychanalyse qu’est l’inconscient. Dans L’interprétation du rêve, Freud montre que l’inconscient ne répond à aucun des trois principes logiques d’Aristote, l’identité, la non-contradiction, le tiers-exclu, et ne considère pas la négation qui permet de prendre conscience du refoulé ou les rapports de causalité. Ainsi tel énoncé peut exister et ne pas exister, être vrai et faux en même temps, ce qui par parenthèse est sans doute possible aujourd’hui en physique quantique.
Vassilis Kapsambelis[12] montre que le schizophrène peut être soumis à une situation paradoxale. Il ne peut pas vivre sans objet mais dans le même mouvement il peut être menacé de mort psychique par les objets sur le mode paranoïaque. L’issue pourrait être la formation d’objets délirants. 
Si la science traite des objets quantifiables et discontinus, la pulsion sexuelle qui est prégnante dans toutes les activités psychiques demeure continue.
Les énoncés psychanalytiques étant pratiquement toujours performatifs demeurent donc non réfutables. L’usage du discours psychanalytique est thérapeutique. En médecine, la description des symptômes est un préalable à la guérison alors que dans la cure dite de parole talking cure énoncée par Anna O. l’expression des troubles est la méthode de guérison. La parole est curative. L’acte thérapeutique repose sur un dire, sur une « narration dépuratoire »[13]. Le langage soigne ses maux par des mots, sur le mode efficace, performatif, mais non réfutable.
J.L. Austin inventeur du concept de « performatif » et praticien d’une « philosophie du langage ordinaire », distingue deux types d’énoncés : constatif, descriptif, réfutable, et performatif non réfutable à l’effet perlocuteur c’est-à-dire qui produit quelque chose pouvant affecter le locuteur. Formule ramassée de 1962 sous la forme « quand dire c’est faire ». Austin précise que l’énoncé performatif peut être heureux ou malheureux suivant l’effet produit.
Il est remarquable que Freud dans Constructions dans l’analyse de 1937 évoque la future conceptualisation d’Austin en évoquant l’effet d’enthousiasme ou de désapprobation de l’analysant consécutif à l’interprétation.
Enfin, la prédictibilité scientifique qui est le fait de prévoir un événement particulier qui se produira grâce à un ensemble prédéfini d’événements similaires qui se sont produits dans le passé est un impossible en psychanalyse à l’exception de l’expérience post traumatique qui conduit le malade à répéter le même rêve qui devient alors prédictif.

Ayant placé notre paragraphe sous le signe de l’entre-deux, entre discours de la science et discours de la psychanalyse, il est à noter que Freud se sera intéressé aux entre-deux dans le psychisme au sein de la découverte de la psychanalyse. Entre-deux, dans le développement de la sexualité humaine nommée période de latence, entre veille et lendemain dans l’activité psychique nocturne évoquée dans L’Interprétation du rêve.
Janus, Dieu à deux têtes et gardien des passages, de la transition, de l’entre-deux, peut se présenter comme une figure de la psychanalyse en tant que Freud ne participera pas au débat qui scindait les sciences de la nature dans le registre de l’explicatif et du matériel et les sciences de l’homme dans le registre du compréhensif et du spirituel. Pour Freud la psychanalyse participe de l’explication et de l’interprétation.
Au regard du sujet, la science dans sa pratique le forclos, là où la psychanalyse le fait advenir par la cure.
En dépit de certaines critiques, nous souhaiterions rappeler combien Freud neurologue fut un homme de science dans toute sa formation. Sa pratique scientifique ayant eu pour objet l’inconscient. Outre sa rencontre avec son Maître Charcot à la Salpêtrière, il fut reconnu par ses prédécesseurs du Collège de France. Paul Laurent Assoun[14] retrace ces rencontres avec une acuité remarquable.
Louis-Antoine Ranvier, assistant et successeur de Claude Bernard auteur de la méthode expérimentale fut le créateur des archives anatomiques microscopiques. Il légitima Freud qui débutait sa carrière derrière le microscope préoccupé par les cellules d’anguilles dans une passion de la neurobiologie. Freud fut alors l’homme de la clinique de regard avant d’être celle de l’écoute.
Alfred Maury, professeur au Collège de France aborde la question du rêve dans sa réalité psychophysiologique. C’est une première intuition qui restera descriptive faute de l’usage de la pulsion. Comme Freud dans l’interprétation des rêves il engage sa problématique subjective en racontant ses rêves dont celui de la guillotine sous Robespierre où « il va être décapité, se réveille dans la torpeur, réalise que la tête du lit s’est détachée ». Nous assistons à un rêve de castration qui reste au stade de stimuli extérieur pour Maury.
Ainsi Freud aura puisé chez ces initiateurs qui l’ont reconnu les germes d’une rupture épistémologique. Il abandonnera son savoir neurologique pour s’ouvrir au savoir métapsychologique dans une conception psycho-sexuelle, une psychologie au-delà du conscient, une théorie des processus inconscients.

Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance

« Le cœur et l’esprit sont une seule et même chose vue sous deux angles différents »
Spinoza, Éthique, livre II, proposition 7

Le corps est un signifiant polysémique. De quel corps parle-t-on en passant d’un discours à l’autre, celui de la médecine, de la psychosomatique, de la psychanalyse ? La conception philosophique classique dualiste séparait le corps de l’esprit. L’expression « un esprit sain dans un corps sain » en témoigne, mais il fallait privilégier l’âme supposée éternelle sur un corps périssable et mortel. Tout corps considéré pervers sexuellement était brûlé pour préverser son âme. « Le corps est la prison de l’âme » dit Platon dans ses Dialogues. Ce dualisme sera sérieusement perturbé par Freud qui introduisit les concepts de conversion hystérique et de pulsion, et par Lacan qui distinguera trois registres du corps (Réel, Imaginaire, Symbolique). Ainsi émergeront deux discours, médical et analytique, sérieusement distincts. 

– Le corps du discours médical

Un jeu de réductions s’est opéré au fil des siècles pour délimiter le champ du somatique comme objet d’une pensée scientifique reposant sur la méthode anatomoclinique.
Quelques points de repères historiques :
Vésale (1514-1564) père de l’anatomie à la Renaissance produit un corpus de savoir De Humani corporis fabrica (La fabrique du corps humain). Il entérine la conception céphalocentrée de l’organisme et le modèle ventriculaire répartissant des zones cérébrales superficielles, prémisses des facultés et futur schéma des territoires spécifiques du cortex cérébral de Gall et ses dérives phrénologiques. Ces localisations cérébrales associées de manière congruente à la théorie de l’évolution et la réflexologie du 19e siècle obligent à penser un fonctionnement fédéral cérébral et participeront à un certain réductionnisme. 
Descartes (1596-1650) animé par la doctrine iatromécanique rapporte tous les phénomènes de l’organisme à des actions mécaniques. Le savoir est dans le corps constitué comme « une machine qui se remue de soi-même ».
Morgagni (1682-1771) médecin-chirurgien à Padou fondateur de l’anatomopathologie travaille moins à découvrir la place des organes que la lésion qui a entraîné la mort.  Il instaure le cadavre comme outil de l’étude des vivants. C’est un corps-mort biologique, organique, ensemble d’organes qui réfère à l’anatomie scotomisante de la dissection où la dimension humaine est forclose.
Ainsi le corps organique né de la biologie et de la médecine du dix-neuvième siècle se présente comme un ensemble d’organes avec des fonctions d’autoconservation pouvant dysfonctionner et générer une « mauvaise santé ». C’est un corps conçu comme une machine homéostasique dans lequel on peut changer des pièces. Machine fonctionnant soit sur le mode thermodynamique où s’affrontent des forces tensionnelles compensatrices (Notons que l’appareil psychique freudien s’est accommodé de ce modèle dans le principe de plaisir où alternent tensions et décharges), soit sur le modèle cybernétique (dans les systèmes immunitaires ou hormonaux), où des messages, des informations, circulent, au sens propre du terme, soumises à des rétroactions régulatrices. 
L’abstraction du corps est advenue d’une part par la spécialisation démantelant le corps (le foie appartenant à l’hématologue) évinçant le sujet de la maladie et d’autre part celui des techniques (prélèvement, IRM, scanner) privant du regard ou de la palpation et excluant la dimension de jouissance et de souffrance.
La représentation du corps devient un tableau en deux dimensions où toute historicité est évincée. Un lien causal s’établit entre symptôme et lésion. Le corps est à décoder et à analyser par des signes. L’être malade se réduit au corps.
Le discours médical est essentiellement un discours hygiéniste qui parle à la place du patient sur le mode « Je sais ton dysfonctionnement que tu ignores et je te prescris le remède ».  Cet hygiénisme s’est particulièrement révélé dans l’épisode du Covid, faisant de la médecine et de la science « le sujet supposé savoir » de notre temps. Dans un transfert quasi généralisé nous avons cru et obéi à cette voix du maître politique et scientifique qui nous énonçait « Restez chez vous ».  Cet hygiénisme se démocratise aujourd’hui en prônant une vie saine associée à la défense de la planète.
« Ce qui est forclos dans le discours de la science, c’est le savoir de la jouissance sexuelle. »
La science vise à caractériser le « quelconque » applicable à tous les sujets, or le sujet est « irremplaçable », et irréductible à tout processus physico-chimique, car il relève d’une variabilité absolue qui maintient le mystère humain.
Le discours médical, via le médecin, répond à une demande et tend à installer celui-ci dans la position du « discours du Maître » faisant de la réalité scientifique la totalité du réel.
Alors que la pratique médicale vise à la disparition du symptôme en tant que dysfonctionnement organique, la pratique analytique selon le développement ci-après est porteuse de la vérité du sujet invisible à la conscience. Deux concepts et pratiques antagonistes.

– Le corps du discours psychanalytique

L’analyste passe pour négliger le corps alors que sa rencontre est présente à chaque séance et le transfert peut s’exprimer par une certaine « agitation » du corps.
« Alors de quoi avons-nous peur ?… De notre corps ! » déclarait Lacan en 1974.  Le corps apparaît ainsi comme lieu de la peur qui fait névrose, chez Lacan.  Cette dimension de la radicale altérité, cet autre double, cette « inquiétante étrangeté », Freud en aura fait l’expérience dans l’appréhension de son corps, comme d’un étranger à lui-même dans le célèbre reflet d’un miroir apparaissant soudain dans un wagon-lit de voyageurs.
Toute la question du corps peut être massifiée dans l’élément fondateur, inaugural, et princeps de la psychanalyse évoquée par Alain Vanier[15] dans le fameux rêve de « L’injection faite à Irma ». Ce rêve de Freud d’une de ses patiente raconté dans L’interprétation du rêve de 1900 fonde un pan de la psychanalyse en exposant la méthode de l’interprétation du rêve. 
Rappelons que dans ce rêve Freud examine la gorge souffrante d’Irma et découvre « d’extraordinaires formations contournées de larges escarres… ». Devant ces anomalies anatomiques où le savoir lui échappe, il en appelle « aux petits autres », deux amis médecins M. et Otto qui défaillent à leur tour. Cette vision effrayante de l’informe échappe à la nomination du savoir anatomique. Une faille apparaît. A la fin du rêve, dit Freud « la formule de la triméthylamine devant mes yeux, imprimée en caractères gras » Trois radicaux autour de deux lettres à A et Z. Première et dernière lettre de l’alphabet. La question de la lettre apparait, faut-il prendre le corps à la lettre ? Le corps pourrait être un support à la lettre, une surface d’écriture ?
Sur la question du corps, Freud sera traversé par une hétérogénéité épistémologique, illustration de sa démarche scientifique. Rappelons qu’il débute sa carrière en qualité de neurologue pétri de la science positiviste de son époque, appliquant la démarche de Claude Bernard, puis dans un glissement de posture, il abandonnera le paradigme médical pour la psychanalyse, via la méthode cathartique de la neurotica (première théorie de la séduction) en collaboration avec Breuer.
La présentation des malades de Charcot à la Salpêtrière conduira Freud à éclairer le statut du corps. Il s’agira du corps des hystériques donnés à voir dans ce théâtre d’exposition. Louise Augustine l’une des malades de Charcot excellait dans la grande crise hystérique en réponse à l’attente du Maître. La photographie immortalisera les contorsions corporelles, illustrant la puissance de l’hystérie. « La grande hystérie » sera alors le modèle conceptuel de Charcot, considéré comme une névrose spécifiquement féminine aux symptômes corporels protéiformes.
Le corps fut originellement tabou en psychanalyse et l’objet de controverses quant à sa prise en compte.
Dans « Pulsions et destins de pulsions » en 1915 Freud montre que la source pulsionnelle est somatique, issue d’un corps anatomo-physiologique. Pour Freud, la notion de pulsion qui devait servir d’intermédiaire « concept limite entre le psychisme et le somatique », n’aura jamais atteint le stade de concept apte à produire de nouvelles découvertes. « Les pulsions sont notre mythologie » dit-il encore en 1932. Il congédie le corps de la théorie psychanalytique, l’abandonnant aux sciences biologiques. En 1923 Freud inclinera sa position dans Le moi et le ça en précisant sa fameuse phrase « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ».
En dehors du corps comme lieu symptomatique de la conversion hystérique, Freud restera récalcitrant à toute théorie du corps et théorie psychosomatique. Il n’y a pas de langage du corps mais celui-ci peut « se mêler à la conversation » selon l’expression élégante de Freud.
D’autres auteurs s’écarteront de l’orthodoxie freudienne sur la question du corps en psychanalyse : Didier Anzieu s’aventurera dans une théorie du moi-peau et des états limites. On peut s’interroger sur la nécessité de donner une peau au moi qu’on pourrait dire lui-même structuré comme une peau.
Groddeck avec son concept du « ça » emprunté à Spinoza dans son poème Natura naturans sera le premier à poser la séparation corps-âme comme distinction de mots et non d’essence. Pour l’auteur[16] l’inconscient était le « maillon manquant » entre psychique et somatique.
Qu’en est-il de la somatisation pour la psychanalyse ? Ne pourrait-on pas la décrypter comme un passage à l’acte du fantasme sur l’organe dans une jouissance inconsciente ?
Jean Oury pourra définir le corps comme une limite c’est-à-dire le « je ne suis pas tout partout ».
Dans une perspective psychanalytique « le corps apparaît comme le lieu d’où se déploie progressivement la subjectivité[17] ». Les soins de l’enfant s’accompagnent de plaisir, de désir, d’excitation et se déplient ainsi dans une dimension érotique. Un second corps apparaît issu du corps biologique, un corps érotique issu d’une « subversion libidinale des fonctions physiologiques[18] » générant une affectivité érotique. Un stigmate de la naissance ou vestige de la première « coupure » du corps, le nombril, « le nombre IL », le un en plus, fait entrer l’enfant dans le monde du nombre.
Ainsi à côté du corps organique, il existe donc un autre corps, un corps boitant, magistralement représenté dans « le corps imaginaire » de Molière, un corps de l’économie pulsionnelle, libidinale, narcissique.
Ce corps définit par la dimension érogène évoquée dans les Études sur l’hystérie est un corps qui ne se réduit pas à l’organique, mais un corps souffrant et jouissant sous l’effet des processus inconscients, corps animé d’une conflictualité psychique entre pulsions de vie et pulsions de mort.
L’hystérique invente une anatomie et défie le discours médical avec son corps : un bras peut être paralysé sans répondre aux lois de l’anatomie organique. Dans la cécité organique, l’œil fonctionne mais ne voit pas. Un conflit s’instaure dans l’organe, entre la fonction d’observation animale du monde extérieur, fonction organique de conservation, où regarder s’entend au sens de « se garder de », et l’utilisation de l’œil dans un plaisir voyeuriste de l’être parlant. Tout organe apparaît avec deux fonctions organiques et sexuelles.  Pierre Janet qui déniait le réel sexuel ne pouvait que décrire la dissociation sans en comprendre le sens, à savoir le conflit sexuel. Notons l’absence de plaisir voyeuriste chez l’animal. Pour Freud, l’homme ne pourrait servir « deux maîtres à la fois ».  Ayant mal usé de cet œil, le sujet cesse de voir par culpabilité.
L’hystérie donc apparait comme le lieu du corps où un événement « se répète » et renvoie à un autre lieu du corps. Situation rencontrée également chez l’hypocondriaque, malade réel et non imaginaire, mais du corps pulsionnel. Ce corps mène une vie libidinale. À travers la satisfaction des besoins s’installe une satisfaction pulsionnelle. Le nourrissage est un besoin sur lequel s’étaye un érotisme oral et le corps entier et ses orifices devient une « poudrière pulsionnelle » selon l’expression de Paul-Laurent Assoun.
L’analyste s’intéresse aux dysfonctionnements entre le patient, son corps et l’autre. Le sujet est en quelque sorte malade de l’autre. Depuis Freud des circuits pulsionnels, narcissisés, projetés et fortifiables se substituent au corps avec un grand C. Plus de corps, plus d’inconscient du corps. Ce corps pulsionnel ignoré par la médecine, demeure en crise permanente du fait de la répression pulsionnelle qui fonde la culture.  
Depuis le père de la horde primitive, ce Père orang outang, « pérorant outang » de Lacan qui se jouissait sans entrave, le corps est coupé de sa jouissance. Certes le corps pervers tente d’y revenir sporadiquement sur le mode d’un « pauvre diable » dit Freud.
Quelle serait l’approche lacanienne du corps ?
Pour Lacan, le « parlêtre » a un corps à la différence du psychotique qui en est dépourvu, être sans parole, incapable de relier les organes et leurs fonctions, suspendu à la jouissance de l’autre.
Ce corps du « parlêtre » tramé dans sa structure langagière, n’est jamais un ensemble biologique mais d’emblée le résultat du « nouage » réel, symbolique, imaginaire.
Le corps réel s’exprime par ses caractéristiques personnelles génétiques, couleur de peau, problème de vision… C’est une chair vivante, traversée par des sensations de plaisir, de douleur et animée d’une pulsion de jouissance non abordée par le discours de la science.
Les somatisations affectent le réel du corps. L’uvéite répond bien à une infection bactérienne ou virale, mais le désir du sujet déclenche-t-il le virus dont il est porteur sain ? Désir de ne pas voir ?
Le corps imaginaire présente en plus du corps réel anatomique, une enveloppe limitante et limitée construite dans le miroir. Au stade du miroir le spéculatif s’enchevêtre avec le langagier, le symbolique : « c’est toi » et « c’est moi », faisant du corps imaginaire une surface de projection d’affects.
Médecine et psychanalyse abordent ce corps avec une approche de discours différents.
À la demande de certains patients qui souffrent dans leur corps et leur psychisme, le médecin reste sans réponse.
Ainsi se rencontrent des conversions symboliques ou des manifestations hypocondriaques sans lésion, qui n’affectent pas l’organisme
Le corps symbolique est le cadavre qui « ne jouit pas sauf dans les films justement dits d’horreur »[19]
Déjà avant sa naissance le corps de l’enfant est tramé de mots, de projections diverses de son entourage lui désignant entre autres sa place générationnelle. Ces signifiants constitutifs de l’inconscient évident le corps de sa jouissance. Celle-ci se niche dans les enclaves que sont les zones érogènes.
Les signifiants lestés d’affects qui s’expriment dans la demande et donc du désir de l’autre, peuvent être à l’origine des troubles fonctionnels affectant le corps sans lésion. On pourrait dire que « le corps est parlé » pour signifier l’impact de la parole sur le corps. Le corps est le lieu de la parole signifiante qui s’exprime à titre d’exemple dans l’expression « accouche » ! Corps et paroles sont liés
On pourrait s’interroger sur le devenir actuel de ces corps exposés dans le social, de ces nombrils à l’air, symbole du moi, expression du centre d’un monde omphalique et de l’attention, dans un narcissisme de type exhibitionniste, enfin de ces corps que l’on peut s’approprier, se monnayer dans l’univers de la procréation, ces corps scarifiés, expression
quasi psychotique où la jouissance semble prévaloir sur le désir. 
Le discours social fédérant semble s’évanouir au bénéfice d’une variété de revendications qui ne peuvent se dialectiser, d’un éclatement du corps social et de la disparition des limites. Le discours capitaliste dominant œuvre-t-il sur l’élaboration des subjectivités ? L’apparition non négligeable du transgenrisme s’exprimant sous l’aphorisme « je suis ce que je dis » ne signe-t-il pas un nouveau rapport au corps sans repérage identitaire (hier celui-ci était organisé à partir d’une reconnaissance de soi par l’ « Autre »), en lien avec ce que Charles Melman[20] nomme une « nouvelle économie psychique » ?
Si pour Freud « les artistes nous précèdent », comment penser ces structures géantes en cire d’Urs Fischer fondues chaque jour à l’exposition Pinault ? Inconsistance de corps évanescents ?
Que dire de la pratique artistique d’Abraham Poinwheval enfermé plusieurs jours dans du minéral au Palais de Tokyo ? Un moi cuirasse supplantant une enveloppe contenante psychique défaillante ? La représentation du corps pourrait faire place aujourd’hui à sa présentation, à ses déchets, de nature à sidérer le spectateur. Les effets de bordage du symbolique apparaissent chancelants.

Entre deux symptômes

L’étymologie de symptôme, sumptôma nous renvoie à une coïncidence, sun à ensemble, en même temps et ptosis à chute.  En tant qu’il fait événement, le symptôme est au carrefour des deux champs médical et psychanalytique. Comment décliner cette notion complexe empruntée à la médecine et qui se déploie dans chaque domaine ?

– Approche somatique du symptôme 

L’Académie nationale de médecine de 2023 définit le symptôme comme une « manifestation pathologique perçue par le malade, par opposition au signe constaté lors de l’examen ». Le signe apparaît donc comme une manifestation objective distincte du symptôme qui est la perception et la description par le malade de diverses sensations.
Pour la médecine ou la psychiatrie le symptôme qui s’exprime par une voie anatomique, est un observable de l’extérieur par le praticien. C’est l’ensemble des signes cliniques qui traduisent une dysfonction organique, par une lésion liée à un processus morbide sous-jacent.
Les signes ou symptômes peuvent se regrouper en syndromes qui constituent un tableau clinique d’une maladie.
La médecine par un double traitement symptomatique et étiologique va tenter de traiter la cause d’origine organique, héréditaire, ou environnementale, en vue d’un retour à la situation antérieure au dysfonctionnement, mais ne traite pas l’effet de vérité du sujet qui refusée s’exprime sous forme d’un symptôme somatique.

– Approche psychanalytique du symptôme 

« Commencez par ne pas croire que vous comprenez »
Lacan

Notons que dans le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.B. Pontalis le symptôme ne figure pas dans la liste alphabétique. Il est mentionné à l’occasion des formations de compromis, réactionnelle et substitutive.
Pour Freud le symptôme apparait comme le substitut de représentations, le mode d’expression déguisé d’un désir inconscient insupportable, enraciné dans la sexualité infantile, désir refoulé qui peut désormais réinvestir le champ de la conscience en étant acceptable.
Explorons succinctement ces trois types de formation citées précédemment qui participent du symptôme.
. Formation de compromis
Le symptôme apparaîtra comme un mode d’expression d’un désir inconscient refoulé. C’est un mode d’expression en formation de compromis entre le désir inconscient et les exigences défensives qui s’expriment dans les lapsus, les rêves, les actes manqués, le mot d’esprit. Pour Freud, les symptômes hystériques étaient des messages codés tels des « hiéroglyphes » adressés par le sujet à qui voudrait bien les entendre, espérant et craignant simultanément que cet autre puisse également les déchiffrer. Le symptôme hystérique dans sa dimension corporelle et théâtrale est l’accomplissement d’un compromis entre le besoin de satisfaction et celui de punition devant témoins.
Le sujet entretient une ambivalence par rapport à son symptôme. Paradoxalement, il a du mal à s’en séparer, il tient à le garder, car c’est là que le désir trouve à s’y satisfaire en lui apportant une étrange satisfaction. Cette souffrance qui le satisfait est un compromis. C’est mieux que rien dans son économie psychique.  Ainsi s’exprime la capacité de résistance du symptôme. À l’inverse de l’approche médicale, symptôme et cause ne sont pas séparés. Le symptôme porte en lui-même la cause dans la structure de la syntaxe de la langue. Éradiquer le symptôme c’est découvrir son sens crypté. Trouver l’événement traumatique c’est trouver la cause du symptôme, « les symptômes sont des signes commémoratifs d’événements traumatiques » disait Freud en 1909. Cette révélation de savoir participe à lever le refoulement et libérer le sujet de sa souffrance.
. Formation réactionnelle
« En termes économiques la formation réactionnelle est un contre investissement d’un élément conscient, de force égale et de direction opposée à l’investissement inconscient. »[21]
L’étude des mécanismes de la névrose obsessionnelle conduira Freud à repérer la trace d’un conflit défensif dans le symptôme. Ce mécanisme de défense est manifeste dans le « caractère anal ». C’est une attitude qui s’oppose à un désir refoulé dans l’inconscient et en réaction à celui-ci. Les attitudes conscientes du sujet sont contraires à son inconscient. Ainsi l’excès de pudeur pourra s’opposer à des tendances exhibitionnistes, le désir inconscient de saleté peut entraîner une névrose obsessionnelle visant à une propreté abusive.
. Formation substitutive
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud assimile les symptômes névrotiques à des formations substitutives. Ces formations comme les actes manqués, les traits d’esprit, remplacent les contenus inconscients. Elles désignent le retour du refoulé suffisamment changé pour ne pas être reconnu par la censure.
Ces substitutions sont d’une double nature : symbolique par déplacement et condensation d’une part et économique en apportant une satisfaction dans le remplacement de tensions liées au désir inconscient, par une autre. Cette hypothèse de la substitution comme mécanisme de formation du symptôme hystérique se retrouve dans tous les cas des études sur l’hystérie rapportés par Freud. Le cas Miss Lucy R. est emblématique. Freud suppose que le symptôme d’hallucinations olfactives présentée par la patiente relève d’une substitution de ce qui fut à l’origine une perception olfactive par une perception subjective. De même la phobie du cheval chez Le petit Hans relève de la substitution du péril de la castration en celui de la morsure.

Contrairement au champ médical, en psychanalyse le symptôme qui est d’abord un phénomène subjectif, constitue non le signe d’une maladie mais l’expression d’un conflit intérieur, et s’exprime par une voie sémantique et non anatomique. C’est un rapport au langage, (« le mal à dit »), un bégaiement du corps. Quand le langage est suspendu, l’organe prend la parole.
Lacan parlera d’une dimension de « jouissance » du symptôme. C’est la solution singulière de résolution pour le sujet à sa condition d’être parlant, c’est-à-dire d’être entré dans le langage.
Cette entrée dans le symbolique, implique de facto quelque chose de l’ordre de la division puisque l’on est « représenté par un signifiant pour un autre signifiant », et confronte le sujet à une dimension de l’impossible tant sur le plan de sa sexualité qui abandonne son statut d’instinct, que son rapport à la mort « qui est du domaine de la foi » dont il est conscient mais qui reste néanmoins un impensable. Le symptôme est dû à un rapport à la langue. Lacan utilise la métaphore de la passoire, pour signifier que l’eau du langage laisse au passage quelques détritus avec lesquels l’enfant va jouer et devra se débrouiller en entrant dans le monde du langage. Cette entrée dans le langage advient dès lors que le besoin oral est insatisfait. L’appel « maman » pour l’enfant signifie par cette nomination, le « mot étant le meurtre de la chose », non seulement l’absence mais le premier nom de la perte.
La jouissance du symptôme est alors en lien avec la notion de « lalangue » ou langue maternelle entendue par l’enfant dans sa jouissance sonore. Pour Lacan, le symptôme éclaire, outre son statut de signe qui réfère à la sémiologie, celui d’une vérité qui témoigne de ce qui ne va pas dans le réel, « la vérité est cause du symptôme ». L’hystérique manifeste ce qui ne va pas entre l’homme et la femme et pour elle dans son rapport à la féminité.
Le symptôme dit-il, « c’est ce que les gens ont de plus réel » et qui conduit à l’entrée en analyse. Les grandes œuvres illustrent la dimension du réel inconscient pris dans la fiction littéraire : « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horacio, que n’en rêve votre philosophie » Hamlet de Shakespeare.  Un rappel de l’artiste qui « précède toujours le psychanalyste ».  Si le symptôme freudien se guérit, le « sinthome » définit comme le noyau du symptôme, « le trognon du réel » qui ne chute pas, résiste à l’analyse et il doit trouver sa fonction. 
La psychanalyse pour Lacan[22] consistera à « tirer au clair la conscience dont vous êtes le sujet » induisant un double effet, celui de l’élucidation et celui du changement.
Le symptôme qui vient de l’inconscient s’adresse à l’autre. Nous en sommes destinataires dans le transfert. Là où Buffon écrivait « le style est l’homme même », Lacan[23] dès l’ouverture de ses Écrits sera soucieux d’accentuer la citation, « le style c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse ? », pour souligner l’importance qui consiste à prendre l’autre en compte d’où le discours nous revient.
Beaucoup de sujets rencontrent dans leur vie des obstacles intérieurs qui les privent d’une réalisation de leur désir, que ce soient des inhibitions au travail ou dans leur vie érotique et sentimentale. Ces signes de l’inconscient entrent dans la répétition. Le symptôme plainte qui fait souffrir le patient, sera à rechercher non pas dans le registre de la conscience mais sur « l’autre scène », celle de l’inconscient, de son désir.
Dans l’inconscient, le sujet ignore être habité par des paroles non confuses mais bien élaborées à l’image de celles de la vie diurne, qui le guident à son insu. Le sujet participe ainsi à son symptôme, lequel apparait double dans sa dimension manifeste, ce qu’il dit, ce qu’il donne à voir et sa dimension latente, ce que ces dits expriment c’est-à-dire un désir inconscient refoulé en opposition avec les exigences de l’extérieur. Le sujet se trouve divisé par ce symptôme.
Dans son séminaire « oupire », Lacan définit le symptôme, structuré par le processus métaphorique du langage, comme lettre à la jonction du symbolique et de la jouissance. La lettre est le résultat d’un signifiant refoulé qui fait retour incomplètement et revient avec sa charge de jouissance. Ainsi le V romain nominateur (expression des jambes écartées d’une femme) dans L’homme au loup  est un marqueur qui a pris sa source dans le signifiant originaire refoulé et marque la rencontre (« troumatique ») avec le réel de la scène primitive.
Chez un contemporain, où la jouissance prend toute la place, la demande et le symptôme devront quelquefois être élaborés en amont du travail analytique. Il est plus facile en effet de se détourner de la question de la castration pour des sujets sans demande, et de s’en remettre à l’Autre médical. Il s’agira d’accueillir le patient là où il en est, pour le conduire progressivement vers l’élaboration d’une demande, en renonçant à la dépendance, à la non-soumission à l’autre, pour accéder à la position de sujet désirant.

En guise de conclusion

Une expression de la psychopathologie de notre hypermodernité ou un symptôme sociétal : Le transgenrisme.
Les affirmations identitaires sexuelles s’intensifient, entraînant les individus vers l’illusion d’une « maîtrise du moi en sa demeure ». Le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le « ressenti », aurait augmenté de 1000 à 4000 % sur une période de 10 à 15 ans.[24]  Comment accueillir ces nouvelles demandes de transition de genre ? Au-delà de l’interrogation sur le sens de ces dérives du transgenrisme chez les mineurs, ce phénomène illustre à ce jour une différence d’approches médicales ou psychiatrique et psychanalytiques.
Arte a diffusé en décembre 2020 un documentaire, Petite fille, de Sébastien Lifshitz qui présente le vécu familial, le diagnostic et le traitement de la dysphorie de genre chez les enfants. Nous emprunterons à l’ouvrage cité de Caroline Eliacheff et Céline Masson, quelques extraits des paroles de la mère de Sacha et du discours médical.
La mère de l’enfant déclare à plusieurs reprises « avoir toujours souhaité avoir une fille ». Réponse péremptoire de la pédopsychiatre : « ça n’a rien à voir ». Le diagnostic de « dysphorie de genre » est posé comme une évidence, et un rendez-vous est programmé avec l’endocrinologue pour préparer le protocole de changement de sexe. Aucune investigation sur l’assujettissement possible de Sacha au désir de sa mère, aucun temps pour l’élaboration constructive et complexe de la personnalité de l’enfant, aucune attente de l’âge requis de cet enfant et de sa faculté de discernement, aucun temps pour interroger le symptôme et aborder la question de la vérité chez cet enfant en souffrance, sans s’opposer pour autant à son projet de transition. Le psychanalyste est dans une autre temporalité plus longue et dans un autre champ que celui de l’agir.
Un autre psychiatre cité dans l’ouvrage conduit les parents qui exprimaient un doute sur l’urgence de la prise en charge au dilemme suivant : « Monsieur préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? »
Le risque suicidaire est agité, évinçant toute réflexion sur la radicalité du traitement.
Ainsi dans ces situations, la transidentité est appréhendée par la médecine ou la pédopsychiatrie non pas comme un symptôme psychique à entendre, à interroger dans toute sa complexité, mais comme un fait social à accompagner qui signe d’une part, l’autodétermination de l’enfant, le non-dépassement du stade de la toute-puissance infantile chez certains adultes et certains médecins qui peuvent être aveuglés par un savoir absolu, au détriment du patient.
Il s’agirait en quelque sorte pour la science de tendre vers une jouissance toujours plus satisfaisante, d’offrir un pouvoir du « tout possible », de l’ubris, du « plus de jouir » au-delà du principe de plaisir, ouvrant la voie à la libération de forces mortifères à bas bruit, autorisant l’abolition de la castration qui ouvre au désir, l’abolition des limites spatio-temporelles symboliques, l’abolition de la différence conflictuelles des sexes.
Faut-il rappeler que rester humain consiste à se soumettre aux interdits fondamentaux et accepter le renoncement à la toute-puissance par l’intériorisation des limites ?  Sans limite, nous ne sommes plus dans l’humanité mais dans la nature, « un homme ça s’empêche » disait Camus. Il s’agit d’engager ses pulsions dans des destins de sublimation ou dans des formations de compromis.
Le transgenrisme qui n’est pas sans évoquer l’hystérie du 19e siècle dans sa difficulté à déterminer l’objet de son désir, à se demander toujours qui aimer, dans une ambivalence des jeux de rôles actif- passif, masculin-féminin, maître-esclave, voire à confondre le pénis et le phallus, n’est-il pas un symptôme qui s’inscrit dans des dérives identitaires dans un moment caractérisé par une profonde crise de la rationalité ? Un symptôme d’une nouvelle pathologie ou d’un désordre psychosomatique en lien avec notre modèle civilisationnel dominé par le discours du marché dérivant le désir sur la demande ? Un cas limite ou limite de la psychanalyse, où face au moindre malaise psychique la médecine et la technique répondent présents ? Quoi qu’il en soit s’ouvrent des pistes d’investigation pour la psychanalyse.
Dans une approche analytique, il s’agira de faire exister et émerger le sujet dans son lien à la parole et la jouissance du corps. La pratique de l’analyste, instrumenté de la métapsychologie peut se décliner dans trois dimensions pour questionner le processus psychique :  dans quelle topique (préconscient- conscient-inconscient, ça -moi -surmoi), quelles sont les forces en tension, quelle dynamique de conflit, quelles quantités investies ou déchargées dans cette économie ?
Ce phénomène actuel pose la question de la subjectivité, voire de l’engagement de l’analyste.
Paul-laurent Assoun[25] fait remarquer qu’au Collège de France les enseignants-chercheurs le sont à la première personne en engageant leur subjectivité, qu’ils sont à ce titre en affinité avec la démarche freudienne, et de rappeler la citation de Freud « Quand on est chercheur il faut être sanguin dans l’effort et critique dans l’examen. »
Sur un autre registre Lacan invite l’analyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque ».
Freud rejoignait la subjectivité de son époque en qualité de lecteur de romans de son temps, « la clinique se lit comme un roman » pouvait-il déclarer. Lacan influencé par le nouveau roman (Joyce, Duras) et la littérature chinoise tentait cette visée.
Ainsi l’analyste doit être en rapport avec son temps mais pas dans l’air du temps qui « imaginarise » les problèmes.
Une adaptation à l’esprit du temps serait problématique et signerait une dégradation de l’éthique psychanalytique. L’analyste doit rester à l’écoute de la réalité psychique de ses patients déboussolés par absence de repères identitaires exprimés par le « je suis ce que je dis » dans le rapport au corps. L’analyste qui occupe la place symbolique du grand Autre ne doit pas abolir l’acte de résistance à ces dérives performatives, à ces tendances à évacuer la question de la castration et du sexuel, soutenues par des dérives de thérapies perméables au wokisme d’outre Atlantique.
En d’autres termes, l’analyste ne doit pas être garant d’aucune façon de l’ordre moral, mais au service du sujet, du déploiement de sa vie psychique, du primat de son désir. La psychanalyse rappelle ce primat du désir sur lequel il y a lieu pour le sujet de « ne pas céder » et ne peut que résister à cet idéal actuel de jouissance, obstacle au désir. « La psychanalyse est politique »[26] ou éthique en cela qu’elle ne peut être indifférente à l’évolution d’une société, où une clinique du refoulement cède la place à une clinique de la jouissance mortifère, qui appellera demain un maître pour réguler cette jouissance et accéder à la culture.Évolution où la loi du père s’est effacée créant une crise du signifiant père.  « Se passer du nom du père à condition de s’en servir » serait le but de la psychanalyse pour Lacan.
Évolution où la transmission s’efface par absence d’adultes responsables : le dé-baptême envisagé d’une crèche Anne-Frank en Allemagne au titre que « l’histoire de l’adolescente d’origine juive est difficile à comprendre pour des petits enfants et des parents issus de l’immigration », pose la question du lieu de description de la mémoire collective ainsi brocardée.
Évolution qui conduit à un enlisement assuré par faute de temporalité, de fondation commune, de pusillanimité dans bien des secteurs, pour l’illusion d’une paix sociale.  

                                          « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. »
Freud, 1939.

Guy Decroix – Janvier 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Christophe Dejours, Le corps entre biologie et médecine, Payot, 1986

[2] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2023

[3] François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard, 1981

[4] Sigmund Freud, « Encyclopédie de la sexologie humaine en tant que science de la nature et de la culture » 1923

[5] Cité par Aziza Claude, « Freud archéologue », in l’Histoire, septembre 2000, n° 246

[6] Jacques Lacan, « Télévisions », Autres écrits, 1973

[7] Christian Fierens, Le discours psychanalytique, une deuxième lecture de L’étourdit de Lacan, Erès, 2012

[8] Georges Canguilhem, « La connaissance de la vie », Paris, Vrin, 1965

[9] Jacques Lacan, Conclusion du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur « La transmission », paru dans Les Lettres de l’École,   1979, n° 25, vol. II, p.219-220.

[10] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à Wilhem Fliess, Paris Puf, 2006, p 593.

[11] Ornicar ? bulletin périodique du champ freudien, 1979, numéro 19

[12] Vassilis Kapsambelis, Le schizophrène en mal d’objet, PUF, 2020

[13] S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie, Vienne, 1895, trad. A. Bernard, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse » 1956, p.25.

[14] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[15] Alain Vanier, « le corps entre psychanalyse et médecine » Youtube 2021

[16] Lettre de Freud à Groddeck du 5 juin 1917, le ça et le moi, Gallimard, 1977

[17] Christophe Dejours, corps et psychanalyse, L’information psychiatrique, 2009

[18] Ibid.

[19] Patrick Valas, Essai sur le corps dans la biologie la médecine la psychanalyse, 2014

[20] Charles Melman, l’homme sans gravité, Denoël, 2003

[21] Jean Laplanche, Jean-Berttrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1964

[22] Jacques Lacan, Séminaire Livre XX

[23] Jacques Lacan, Ecrits, Editions Seuil, Paris 1966

[24] Caroline Eliacheff, Céline Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, Ed. L’Observatoire, 2022

[25] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[26] Jean Charles Bettan, « La psychanalyse est politique », Youtube 2023

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D’un sujet l’autre : une phénoménalité du langage

Vincent Caplier – Décembre 2023

« Le non-concernant. Non seulement ce qui ne le concerne pas, mais ce qui ne se concerne pas. Quelque chose d’illégitime s’introduit par là. Comme jadis, il aurait pu, simplement en modifiant quelques termes, évoquer, dans la tristesse d’une nuit savante, l’esprit étranger, à présent il est lui-même évoqué par un simple changement dans le jeu des paroles. »

« Vivre avec quelque chose qui ne le concerne pas. C’est une phrase facile à accueillir, mais à la longue elle lui pèse. Il essaie de la mettre à l’épreuve. “Vivre“ — est-ce bien la vie qui est en cause ? »

Maurice Blanchot, L’entretien infini (1969).

Marc Chagall, La Vie, 1964, fondation Maeght.

S’intéresser à la place du langage dans l’œuvre de Levinas revient à aborder le langage comme paradigme de la relation. Le philosophe n’entend pas le langage comme produit culturel des langues et ne l’aborde pas dans sa structure sémantique et syntaxique mais comme relation entre êtres qui parlent. Une phénoménologie de l’altérité qui se joue dans la relation à autrui et non dans la reconduction au drame du sujet sans compagnie. L’approche ne relève pas d’une philosophie du langage mais d’une expérience humaine. « L’expérience et sa prise en compte par le langage »[1], comme le titrait le linguiste Jean-Claude Coquet : une expérience du langage qui ne se réduit pas à une expérience de pensée (Erfahrung) « dont nous avons besoin pour comprendre la logique[2] » mais déborde du champ clos du Logos : une nappe de sens préalable au langage, apprésentée, qui excéderait l’empiriquement visible ; un mode d’être, une rencontre avec, une présence au monde qui s’appuierait sur l’expérience de la réalité (Erlebnis), expérience humaine inscrite dans le langage[3].

Ce serait, en ce sens, sa phénoménalité (son caractère de phénomène) qui ferait sens, dans son incapacité à se réduire à un langage ontologique ou « eidétique » qui ne concernerait que les essences et ferait abstraction de l’existence. Si Levinas reste profondément attaché à la méthode phénoménologique, il n’en questionne pas moins l’acception fondamentale de son caractère ontologique. Une difficulté et une problématique que nous avions déjà évoquées au sujet des passions chez Paul Ricœur[4]. Et c’est toute la notion d’intentionnalité chez Husserl qui est interrogée pour aboutir à une phénoménologie de la non-constitution : la conscience ne peut constituer tout le sens. Nous aurions, de nouveau, une raison au fait qu’il ne semble y avoir, chez Freud, d’intentionnalité qu’inconsciente. L’autre n’est pas alter ego et c’est dans cet échec à saisir autrui que Levinas s’emploie à déceler la verticalité de l’altérité, au sein du rapport diachronique et asymétrique. Pour le philosophe, la métaphore déborde tout sens par le « haut », vers la « hauteur » d’un autre ordre au-delà de l’être et de l’étant. Un mouvement vers l’infini qui relève de l’universalité du langage. C’est à partir de l’étude de l’éclosion de cette pensée que nous tenterons d’en isoler le caractère fondamental et les éventuelles propriétés métapsychologiques qui s’en dégagent.

L’essence du langage

C’est dans les textes relatifs à sa soutenance de thèse du 6 juin 1961 que Levinas résume son analyse fondamentaliste du langage : « Le langage n’est pas une espèce de symbolisme, le symbolisme présuppose le langage, comme la relation même de signifiance. Il s’agit là encore du langage qui précède la culture, qui a une essence éthique, qui est à sa façon universel. »L’essence du langage semble ne pouvoir se résumer au sens nominal d’une quiddité : l’essence d’une chose ne peut se réduire à une définition faisant abstraction de son existence et c’est tout « le drame de l’expression » qu’exprime la poésie de Francis Ponge. Cette conception s’oppose à la forme (eidos) totalisante du mot d’Hegel. Pour le philosophe de l’esprit « le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie[5] ». L’ineffable relève d’une pensée obscure « à l’état de fermentation ». Tout au contraire, pour Levinas, l’essence du langage est de l’ordre du Wesen[6] heideggérien : le déploiement de l’être d’une chose.Le projet lévinassien relève d’un mouvement de transcendance. Plus encore, il apparaît en quête d’un statut ontologique du transcendantal. Une quête paradoxale dont il expose la raison méthodologique dans la préface à l’édition allemande de Totalité et Infini (1987) : « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence évite déjà le langage ontologique – ou, plus exactement, eidétique – auquel Totalité et Infini ne cesse de recourir pour éviter que ses analyses mettant en question le conatus essendi essentielle de l’être ne passent pour reposer sur l’empirisme d’une psychologie. »

La phénoménologie de Levinas relève plus de la nécessité que de l’ontologie essentielle ou essentialiste. Bien qu’héritière et restant fidèle à Husserl, sa philosophie n’est pas attachée aux essences. Mais elle est également fortement influencée par l’existentialisme d’Heidegger. Il y a une volonté de concilier les deux pensées d’un double héritage. Une nécessité de fait (que Sartre assigne au fait primitif d’une séparation des consciences) qui tend à éconduire « l’ontologie de la subjectivité isolée » (Levinas parle d’ « égoïsme ontologique ») et « l’ontologie de la raison impersonnelle se réalisant dans l’histoire[7] ». Son appréhension du langage en tant que phénomène relève d’une phénoménologie radicale et fondamentale. Tous ses développements « essaient de se libérer d’une conception qui cherche à réunir les évènements de l’existence affectés de signes opposés dans une condition ambivalente, laquelle aurait seule une dignité ontologique, alors que les évènements eux-mêmes qui s’engagent dans un sens ou un autre, resteraient empiriques, sans articuler ontologiquement rien de nouveau. La méthode pratiquée ici consiste bien à chercher la condition des situations empiriques, mais elle laisse aux développements dits empiriques où la possibilité conditionnante s’accomplit – elle laisse à la concrétisation – un rôle ontologique qui précise le sens de la possibilité fondamentale, sens invisible dans cette condition.» Le projet phénoménologique se heurte au doublet empirico-transcendantal qui consiste à concilier la phénoménologie transcendantale de Husserl et l’herméneutique existentiale de Heidegger. Une articulation des idéaux et du discours de l’être que tente Wolfgang Blankenburg dans La perte de l’évidence naturelle (1971). C’est alors dans un contexte psychopathologique que le psychiatre interroge la condition de possibilité d’un vouloir-dire qui échoue à dire chez les patients hébéphrènes, une perte du « sens commun » comme trouble fondamental.

Les deux auteurs partagent le même sentiment qui traverse La prose du monde (1952) de Maurice Merleau-Ponty : le besoin d’appréhender le sens de ce qui n’a pas été objectivé, le « pouvoir d’anticipation du sens », et « définir comme la fonction même de la parole son pouvoir de dire au total plus qu’elle ne dit mot par mot, et de se devancer elle-même, qu’il s’agisse de lancer autrui vers ce que je sais et qu’il n’a pas encore compris ou de me porter moi-même vers ce que je vais comprendre ». La prise de conscience est déjà langage et le fait phénoménologique passe par l’explicitation de la vie préréflexive. La manifestation ne coïncide pas avec l’acte intentionnel qui la vise. Pour Husserl toute conscience est conscience de quelque chose. Une expérience est dirigée vers un objet en vertu de son sens (ce qui représente l’objet). Le processus intentionnel de la conscience (noèse) tend vers un contenu idéal (noème). Le prolongement de vue radical de Levinas consiste à dépasser la relation de réciprocité noético-noématique et renouveler le sens du rapport au monde. Il ne suffit pas de postuler avec Hegel que l’on puisse « appréhender et exprimer le Vrai, non comme substance, mais précisément comme sujet[8] ». Mais au-delà du « co-sujet[9] » de l’intersubjectivité husserlienne, il convient également de penser autrui comme sujet totalement autre, extérieur, non assimilable au je égoïque. « Noèse sans noème », « cogito ébloui » devant l’excès d’infini[10], l’analyse menée à son extrême pose la question des conditions de possibilité de la phénoménalité. Si la phénoménologie est une discipline empirique qui aborde la réalité au travers des phénomènes qui la donnent à voir, Levinas est effectivement un phénoménologue. Pour autant, la véritable expérience, vécue, n’est pas pour lui l’expérience de la conscience qui pense le monde comme elle se pense elle-même : le donné Husserlien est une donation du sens dans ce qui est porté à « la vision », à la perception, donné aux sens. Pas plus qu’il ne s’attache au monde comme représentation, son successeur ne retient l’idée d’intentionnalité de la conscience. Il s’agit plus du monde comme volonté qui retient son attention, dans ce qu’il contient de désir et d’effort et de proximité avec la pensée de Schopenhauer. Une volonté d’aller vers qui n’est pas volonté d’être comme je suis mais comme « verbalité du verbe », en devenir. Emprunts et réécriture, lecture critique, la philosophie de Levinas consiste à saisir la relation sociale comme ultime événement et à distinguer l’être ontique, être concret de l’expérience, de la structure de l’être : « L’être se produit comme multiplicité et comme scindé en Même et en Autre. C’est sa structure ultime. »

Le langage entre proximité et séparation

À ce stade, il est difficile de poursuivre sans une mise en garde. Notre auteur nous engage à une certaine exigence de lecture. S’aventurer sur ses terres, c’est cheminer sur une écriture discursive, peu balisée et peu prompte à évoquer ses sources. C’est faire l’expérience d’une langue, d’une œuvre faite de récurrences et d’indentations lexicales dont Le temps et l’autre serait la condensation abrupte.  Fréquenter son dire et son dit revient à côtoyer une méditation ouverte à l’interprétation. S’adonner à son herméneutique devient abandon à une autre façon, séduisante, de penser et attirance pour un style difficile à paraphraser. C’est dans une promiscuité avec l’œuvre qu’il nous faut avancer au risque de s’y accoler. Une fragilité de l’écriture offerte à la plume et au lecteur qui est sans commune mesure avec la « franchise absolue » de la « parole pure ». Cohabiter avec la pensée de Levinas revient à faire corps avec le texte. « Le seul texte existant », cette « réalité corporelle primaire » qu’est « le texte de la chose » nous dirait Pierre Fédida. Il y a bien là une « co-essentialité de la métaphore et de l’écriture », de la représentation et de l’inscription. La représentation de chose (Dingvorstellung), seule représentation inconsciente, permet d’éviter le préjugé limitant et objectivant de la représentation d’objet (Objektvorstellung). « Écrire est pris sur le corps de la chose, dans sa texture » ; l’acte d’écrire est « une effraction du corps dans l’acte de dire l’élémentarité — l’élémentarité matérielle — de la chose ». La représentation de mot, représentation uniquement consciente, ne « saurait recevoir une inscription inconsciente ». Y faire « trace inscrite en écriture » nécessite un traitement en représentation de chose ; « le mot appartient à la parole et son écoute[11] ».

La métapsychologie est au psychanalyste ce que la méta-éthique est à Levinas. C’est par une détermination originaire du phénomène que le philosophe compte lever les « draperies de l’illusion » au sein d’une dotation pré-originelle ou pré-existentielle. Son principe de réalité est une « épreuve du réel » comme « épreuve de force » : la « dure réalité des choses » de « l’expérience pure de l’être pur » en guerre avec la raison. Son eschatologie cherche à entrer « en relation avec l’être, par-delà la totalité ou l’histoire », comme « évé­nement ontologique qui se dessine dans cette noire clarté ». Parler c’est se mettre en relation avec autrui et prendre le risque de s’exposer à l’absolument Autre. Une relation du Moi (« Même ») à l’Autre, dans un « face à face », qui maintiendrait une séparation radicale et empêcherait la reconstitution de la totalité qui irait à l’encontre d’une économie féconde. Une « économie générale de l’être » où le « même », « ramassé dans son ipséité de “je“ d’étant particulier unique et autochtone » renonce à l’égoïsme de son existence et part à la rencontre d’autrui. Le langage n’y est pas mise en mots du monde. Il est « visage, déjà langage avant les mots, langage originel du visage humain dépouillé de la contenance qu’il se donne – ou qu’il supporte – sous les noms propres, les titres et les genres du monde ». Si le langage se conçoit comme un acte, il est ici essentiellement « coïncidence du révélateur et du révélé dans le visage ». Il est la « révélation de l’Autre », enseignant. De même que les gestes et les actes produits, il est enseignement d’un « commerce éthique » de deux termes qui « s’absolvent de la relation ». Il est l’espace de rencontre d’une pluralité d’interlocuteurs, « irréductible à la relation sujet-objet », qui demeurent absolus dans la relation : l’expérience morale de l’être séparé se satisfait d’une autonomie qui reste attachée à la recherche de l’autre mais ne saurait être motivée par le manque du besoin ou le souvenir d’un bien perdu, la trace de l’absence.

L’assignation lévinassienne de l’éthique à l’autre (« tu ne commettras pas de meurtre ») « énonce l’extériorité inviolable » d’un « premier intelligible », d’une éthique comme « philosophie première », essence du discours. La légitimité même du discours philosophique en vient à être interrogée comme « intelligible idéaliste », « système de relations idéales cohérentes dont la présentation devant le sujet, équivaut à l’entrée du sujet dans cet ordre et son absorp­tion dans ces relations idéales ». Levinas accuse « le concept de totalité » qui dominerait, selon lui, la philosophie occidentale et mènerait une guerre du « sens objectif ». Cette topique en « extériorité » aboutit à distinguer l’objet de la représentation de l’acte de représentation. Objet de la conscience, il est produit du sens, le résultat de la Sinngebung[12]. Aboutissement par le sujet, cette « jouissance » (satisfaction et « égoïsme du Moi ») est un idéalisme qui achève tout réalisme du sens. Le langage, diachronique, devient interpellation qui en appelle à la parole, à être présent. « L’objet de la connaissance est toujours fait, déjà fait et dépassé » dans la prétention de savoir et d’atteindre l’Autre. Entrer en contact est déjà thématisation et ne représente pas le mode originel de l’immédiateté. L’immédiat, c’est le « face à face », cette notion de manifestation du « visage » (« épiphanie »), éclosion qui me conduit vers une notion de sens antérieur à ma Sinngebung. Le « visage », qui se signifie par lui-même, précède la Sinngebung. « La vision est, en effet, essentiellement adéquation de l’extériorité à l’intériorité ». Le langage est le dépassement incessant d’une « idée adéquate » se révélant a priori comme résultant d’une Sinngebung.

Métaphysique du langage

« L’œuvre du langage […] consiste à entrer en rapport avec une nudité dégagée de toute forme », signifiante avant d’être signifiée, de faire l’objet d’un jugement de valeur, d’une projection de sens. La révélation d’autrui — par autrui — est tout entière parole. Une « parole pure », aporétique, pur « exotisme » d’une étrangeté qu’offre « le dépaysement d’un [autre] être ». « Le langage ne se réfère pas à la généralité des concepts, mais jette les bases d’une possession en commun. « Il abolit la propriété inaliénable de la jouissance ». « Le monde dans le discours, n’est plus ce qu’il est dans la séparation – le chez moi où tout m’est donné – il est ce que je donne – le communicable, le pensé, l’universel. » On voit ici naître l’idée d’une participation en rupture avec la conception platonique d’idées participant les unes aux autres, d’une entrée en relation de deux termes subsistants. Pour Levinas, « le langage se parle là où manque la communauté entre les termes de la relation » où la langue commune fait manque. Il ne s’agit ni d’une participation à un idéal collectif, ni d’une « représentation de l’un par l’autre ». Cette « connaissance pure », instruite par autrui, ne serait que l’expérience radicale d’un « traumatisme de l’étonnement ». De cette vision, le rôle du psychisme ne consisterait pas à simplement refléter l’être et son monde, narcissisme d’un Moi qui condenserait son investissement et sa constitution même. Il instaurerait une manière d’être qui articule la séparation comme résistance à la totalité : « L’éthique, par-delà la vision et la certitude, dessine la structure de l’extériorité comme telle. La morale n’est pas une branche de la philosophie, mais la philosophie première. » L’assertion fait étrangement écho à un passage du premier séminaire de Lacan : « Le surmoi est à la fois la loi et sa destruction. En cela, il est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus que la racine. La loi se réduit toute entière à quelque chose qu’on ne peut même pas exprimer, comme le « Tu dois », qui est une parole, privée de tous ses sens. C’est dans ce sens que le surmoi finit par s’identifier à ce qu’il y a seulement de plus ravageant, de plus fascinant, dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s’identifier à ce que j’appelle la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu’ils soient, que l’enfant a subis. »

L’éthique de Levinas est une expérience limite, une dramatique esseulée de l’être laissé seul. La distance de l’autre est une distance à soi, une distanciation de soi. La parole est dans le dire. Le fait qu’elle ne soit pas dans le dit ne la définit pas de façon négative, apophatique. Elle est au contraire appréhendée positivement. La parole est ce qu’elle n’est plus dans le dit, dans un phénomène de contraction, de retrait, à l’image d’un tsimtsoum. C’est en cela qu’elle est anticipation. Le Moi et l’Autre, comme êtres de surface, ne sont plus surface de projection mais surface d’inscription à la manière de la cellule photosensible d’une chambre noire. L’épiphanie serait le punctum de La chambre claire de Roland Barthes, cet imprévisible qui touche l’observateur. La parole en serait le « ça a été ». L’effraction du visage serait la révélation de l’autre, sa luminosité, sa mise en lumière, son enseignement, dans ce qu’elle a de divin. La rencontre passe par la séparation, une étrangeté non pas de l’inquiétude mais de l’intranquillité, du « dérangement » d’un « désintéressement ». La Loi ne vient pas s’adjoindre à une existence libre et individuelle au sein d’une coexistence de rivalités mais renvoie à une relation primordiale. L’Infini lévinassien frappe d’invalidité la distinction entre immanence et transcendance. Dans son irréductibilité à la connaissance objective, le savoir y est essentiellement critique et renvoie à l’Autre : « La merveille de la création ne consiste pas seulement à être création ex nihilo, mais à aboutir à un être capable de recevoir une révélation, d’apprendre qu’il est créé et à se mettre en question. Le miracle de la création consiste à créer un être moral. » Une conception où être est « être pour autrui », « assumer l’extériorité » et entrer « dans une relation où le Même détermine l’autre, tout en étant déterminé par lui ». Une métaphysique comme Désir, où le désir engendre le Désir comme production originelle de l’être et extériorité essentielle à l’être. L’infini débordant par définition la pensée qui le pense, la relation avec l’infini devient une expérience par excellence dans la relation avec l’absolument autre. « La métaphysique se joue là où se joue la relation sociale – dans nos rapports avec les hommes. Il ne peut y avoir, séparée de la relation avec les hommes, aucune “connaissance“ de Dieu. » Il s’agit moins, chez Levinas, de croire en Dieu que de penser Dieu. On retrouve chez Marcel Conche[13] cette « voie certaine » vers un « incertain » que serait Dieu et ne ferait qu’échapper aux « raisons de croire ». Bien au-delà d’une onto-théologie kantienne, il s’agit d’approcher l’incompréhensible mystère pascalien « qui consacre l’échec du théologisme et de la voie rationnelle vers Dieu ». « La voie de l’image » est seule « voie sûre pour aller vers Dieu […] que Dieu existe ou non » : il suffit « de regarder l’homme », son humanité faite à son image (eikôn).

Les deux philosophes ont un goût commun pour le présocratisme. Il ne s’agit néanmoins pas d’avoir recours « à d’obscurs fragments d’Héraclite » pour Levinas : « ce qui compte c’est l’idée de débordement de la pensée objectivante par une expérience oubliée dont elle vit ». Pas de Phusis, de nature infinie qui déploierait ici sa présence dans la totalité des phénomènes mais la constitution d’un « événement ultime » de nature infinie. « Autrui est le lieu même de la vérité métaphysique. » Sans les relations éthiques humaines, les concepts théologiques demeureraient « des cadres vides et formels ».  C’est ainsi que le langage originel est déjà demande, mendicité, misère de « l’en soi de l’être ». Il est « déjà aussi impératif qui du mortel, qui du prochain, me fait répondre, malgré ma propre mort, message de la difficile sainteté, du sacrifice ; origine de la valeur et du bien, idée de l’ordre humain dans l’ordre donné à l’humain. Langage de l’inaudible, langage de l’inouï, langage du non-dit. » La nécessité pour le Moi autochtone de sortir « à partir de soi et non pas à partir de la totalité » passe par l’émergence d’un étant singulier. Pensé comme verbe et non comme substantif, être décrit une présence impersonnelle et anonyme sous-jacente à toute phénoménalité. L’entrée dans le monde est l’entrée dans l’être, dans le fait d’un « il y a », le fait d’être, primordial, qui se fonde sur une inclusion inévitable[14]. Elle est naissance de tous les instants où sourd une révolte, d’une possibilité de refus ou de négation d’une présence totale, voire totalitaire, qui s’exprime dans le besoin d’évasion. L’être pur est un presque rien, une absence universelle d’une condition d’étant, la présence résiduelle d’un indéterminé dans toute sa froideur et son aridité, d’un a priori universel de l’existence. Un sombre « je-ne-sais-quoi[15] » auquel il manquerait l’élan vital bergsonien dans « la façon qu’a l’exister de s’affirmer dans son propre anéantissement ». Il est l’existence pure d’une éternité, d’une présence atemporelle, d’un fait ontologique antérieur à toute représentation par une conscience. Une conscience après-coup, toujours en retard, qui est dans l’impossibilité de s’inscrire dans le présent, temps du langage.

De l’existence à l’existant

De De l’existence à l’existant à Totalité et Infini, Levinas s’évertue à définir une subjectivation du sujet en prise avec son adhérence à l’être comme verbe : exister, comme une existence qui s’impose dans un « sans-soi » d’une « densité atmosphérique ». La référence de cet être à soi-même, son identité d’être, est son existence au sein d’une « plénitude du vide ». Seulement l’identité d’un Moi ne peut se résumer à une propriété du simple fait d’être. Être sujet, la forme substantive d’un « existant », signifie essentiellement se libérer de l’assujettissement à « la forme verbale de l’être ». Une indépendance qui ne s’acquiert qu’à proportion d’auxiliariser l’acte pur (pure activité) d’exister. Être c’est avant tout agir (« au commencement était l’acte[16] ») et la lassitude ne serait que le refus de jouer le jeu de l’existence. Il faut faire fait fond sur il faut être et « le commencement de l’acte contient la structure fondamentale de l’existence ». Se saisir de l’acte, le faire sien reviendrait à le sublimer. Cet évènement de naissance, cette « hypostase », préalable d’une participation à l’existence, émergence d’un étant qui adhère à ce qui existe déjà, est l’accomplissement du fait d’exister : « L’apparition d’un “quelque chose qui est“ constitue une véritable inversion au sein de l’être anonyme. Il porte l’exister comme attribut, il est maître de cet exister comme le sujet est maître de l’attribut.[17] » Le monde des formes s’ouvre sur l’abîme sans fond du « il y a », l’absence de lieu, cet instant originaire où « le monde éclate et laisse béer le chaos » : « Le frôlement de l’il y a, c’est l’horreur […] une nuance indéterminée de l’espace lui-même dégagé de sa fonction de réceptacle d’objets, d’accès aux êtres. […] Être conscience, c’est être arraché à l’il y a, puisque l’existence d’une conscience constitue une subjectivité, puisqu’elle est sujet d’existence, c’est à dire, dans une certaine mesure, maîtresse de l’être, déjà nom, dans l’anonymat de la nuit. L’horreur est, en quelque sorte, un mouvement qui va dépouiller la conscience de sa “subjectivité“ même. Non pas en l’apaisant dans l’inconscient, mais en le précipitant dans une vigilance impersonnelle […].[18] » La première expérience de l’être est celle de la déréliction, non pas d’un manque d’être comme chez Aristote mais d’un excès de sa présence. « L’être est essentiellement étranger et nous heurte. Nous subissons son étreinte étouffante comme la nuit, mais il ne répond pas. Il est le mal d’être.[19] »  Cette Geworfenheit serait le tragique indépassable de l’exister de la condition humaine; celle d’un être-jeté, d’un étant irrémédiablement rivé à son Moi, à son unité, son ipséité : « le malheur de la subjectivité ne tient pas à la finitude de mon être et de mes pouvoirs, mais précisément au fait que je suis un être ou un être un.[20] » Une incomplétude inassumable qui trouverait son salut insensé au sein d’une « relation érotique » abordée « à partir des relations sociales ».

Cette « nostalgie de l’évasion de soi » n’est pas sans lien avec une certain sentiment océanique. Si la notion soufflée à Freud par Romain Rolland évoque la spontanéité du sentiment religieux suite à la publication de L’avenir d’une illusion, son destin psychanalytique est sans ambage. La sensation d’éternité est de nature primaire : « à l’origine le moi contient tout, ultérieurement il sépare de lui un monde extérieur. Notre actuel sentiment du moi n’est donc qu’un reste ratatiné d’un sentiment beaucoup plus largement embrassant, et même… embrassant tout, sentiment qui correspondrait à un lien plus intime du moi avec le monde environnant. » Aspirer à réinstaurer un narcissisme sans limite ne serait que « simple prolongation de la vie enfantine ». Un sentiment « conservé durablement du fait de l’angoisse devant la surpuissance du destin », comme le sentiment religieux, trouve quant à lui son origine dans le « désaide infantile » et « la désirance qu’il éveille pour le père[21] ». C’est sans doute en cela que Levinas insiste sur le fait qu’il n’est pas question d’angoisse dans l’indistinction de « l’être anonyme ». Le philosophe s’inscrit pleinement au-delà du principe de plaisir et du caractère limitant de son besoin de satisfaction. L’insuffisance du manque ne serait qu’un vide à combler. La souffrance de l’inexistant est « le malaise » du « besoin déchirant […] d’une mort qui ne vient pas », « dans la nausée » d’un « il-n‘y-a-plus-rien-à-faire », « la marque d’une situation limite où l’inutilité de toute action est précisément l’indication de l’instant où il ne reste qu’à sortir[22] ». Face au péril de l’absolution dans l’il y a, l’émergence d’un étant est une évasion radicale qui ne relève pas d’un processus qualitatif mais phénoménologique : une dialectique de l’instant où la prise de conscience de soi (altérité de l’effort qui consiste à assumer ce qui existe) vient s’inscrire dans l’égoïsme du monde de l’intériorité. « Le fait que le visage entretient par le discours une relation avec moi, ne le range pas dans le Même. Il reste absolu dans la relation. La dialectique solipsiste de la conscience toujours soupçonneuse de sa captivité dans le Même, s’interrompt. La relation éthique qui sous-tend le discours, n’est pas, en effet, une variété de la conscience dont le rayon part du Moi. Elle met en question le Moi. Cette mise en question part de l’autre. » Pour Levinas, « le solipsisme n’est ni une aberration, ni un sophisme : c’est la structure même de la raison[23] ». Fouiller l’instant c’est en chercher la dialectique, découvrir l’évènement non pas dans « sa signification par rapport à un système de références quelconques, mais l’évènement secret dont cet instant est l’accomplissement, et non seulement son accomplissement ». C’est prendre position d’entrer dans l’être ou de s’y abandonner passivement. Dans le faire de l’instant se présente le sujet qui fait « don de sa peau », ce « me voici » qui accomplit l’hypostase. Se poser en étant est une instance (sollicitation pressante) et une stance (rythme) de l’instant. Là où l’éternité est ce en quoi tout est tout entier présent et la présence de l’être sans distance, éternelle et désincarnée, l’instant présent est la temporalité véritable qui brise la présence indistincte, rompt avec un passé et se distingue d’un à-venir. Il est l’altérité de l’avenir par le surgissement de l’autre porteur d’une nouvelle naissance, d’une nouveauté véritable[24].

Le langage entre épiphanie et hypostase

C’est de cette même « non-coïncidence » qu’émerge le langage, dans cette temporalité du « toujours de la relation – de l’aspiration et de l’attente[25] ».  Dans Les carnets de captivité, langage et voix sont à la croisée du son et du sens. À la charnière du monde physique et de l’éthique fondamentale, la voix part du « poids mort » du corps pour en devenir l’émanation volatile en mesure de le transcender. Son caractère insaisissable échappe à la concrétude d’une forme tangible et ne se laisse appréhender que par une trace, celle d’une signature éthique du sujet. « L’infini se passe dans le dire[26] » qui n’a pas de temporalité spécifique : Il n’est que succession de mots et d’énonciations qui forment un chemin de parole et de pensée. Acte performant par essence, il se produit en même temps qu’il se consume. L’acte de respiration en est le vent de l’altérité, « le pneuma de la psyché » qui se livre à l’espace, se délivre de la claustration en soi et se consume dans le souffle exhalé. Le sens s’en est échappé ; « dénucléation » du noyau substantiel du moi, il devient assignation à répondre. L’esprit, intelligence de l’enseignant, « inspiration par l’autre », par son mouvement de signification, par le fait de m’obliger, fournit le souffle à la voix, sa matière pour s’exprimer. Le souffle, son muet d’avant la sonorité, conditionne la voix qui lie l’intériorité du sujet à l’extériorité. Le fait de respirer c’est se libérer, s’évader de « la coquille de soi », alors que la captivité est « la paresse d’exister », le fait d’être livré à soi-même dans l’existence absolue de l’il y a, existence sans existant, sans appui. La voix vient de l’autre rive, comme un éclat qui interrompt le dire du déjà dit au sein d’une sonorité qui accomplit la communication. C’est peut être pour cela que l’analysant en appelle si souvent à la parole de l’analyste. « Ce n’est pas la communication qui fait pousser le cri – qui nous introduit dans autrui – ce n’est pas pas grâce au cri que la communication s’établit seulement. Cette place du cri par rapport à la communication c’est précisément la voix.[27] » Avant le mot, il y a la matérialité du son qui le remplit et en fait le fait même de signifier, ramenant le sens à la sensation et la musicalité. Le son des mots se consume dans les significations transmises alors que la signification des mots s’efface derrière la musicalité du langage. Parler c’est rendre audible, offrir un surplus de signification aux mots, et compléter la notion de visage dans la montrance d’un invisible d’autrui au sein d’une économie d’échange.

Levinas s’adonne à une véritable métapsychologie du sens. Le sens de la sonorité du son est autre chose qu’une allégorie ou un signe, il est le symbole du retentissement de l’être. Le son n’est qu’un épiphénomène qui rompt la continuité, rupture surmontée dans le mot. Le sens du mot ne réside pas dans l’image qui lui est associée, il nous enseigne que l’objet peut nous venir du dehors, nous être enseigné. Le mot n’est pas seulement le nom d’une chose mais tient son essence du verbe, par son « lien intime » avec le « verbe être ». « Le verbe c’est le son » alors que « l’Être n’est pas seulement un verbe – c’est le Verbe[28] » qui exprime le rapport avec l’existant. Apprendre c’est exister métaphysiquement dans une raison autre, une relation première. « La pensée ne précède donc pas le langage, mais n’est possible que par le langage, c’est à dire par l’enseignement et la reconnaissance d’autrui comme maître.[29] » L’appel à autrui serait l’aveu de faiblesse de la pensée qui y recourt. Il désigne un au-delà du langage qui ne se bornerait plus à un objet unique, au signe perdant contact avec son objet, mais à « une désignation simultanée d’une multiplicité » qui « épuiserait l’intention de généralité » de la pensée conceptuelle. À partir de cette« fécondité » s’ouvre la perspective d’une ontologie, non purement anthropologique, qui désignerait une place à « un pouvoir » du sujet au sein de son « économie générale de l’être ». L’exister, l’œuvre d’être, est chez Levinas indifférent à l’existant. L’apparition de l’existant en son sein, en affirmant sa maîtrise sur lui, est le retournement radical de l’hypostase : l’apparition d’un substantif qui assume l’être comme pur « champ de forces ». L’hypostase est la première liberté. La liberté du commencement qui n’est pas encore liberté du libre arbitre. Une liberté qui est incluse dans tout sujet, dans le fait même qu’il y a un sujet, un étant. Pour qu’il y ait un existant, pour qu’il devienne possible, il y a nécessité d’un départ de soi et un retour au soi. L’hypostase est la constitution de cette maîtrise qui n’est pas sans rappeler l‘épisode du For Da. Le prototype même de cet accomplissement à partir de soi c’est la séparation d’avec la mère : une désolidarisation qui appelle à une consolidation du Moi et garde la trace immuable d’une adhérence au maternel. Levinas semble chercher l’issue à cette perspective monadique qu’emprunte brièvement Freud dans l’Esquisse par une réflexion centrée sur le fonctionnement intrapsychique. L’éthique de Levinas s’inscrit dans la continuité de cet effleurement du sujet connecté au maternel comme source originaire (Urquelle) de tous les motifs moraux. Une complicité souterraine avec le féminin qui n’est pas sans interroger son rapport au Surmoi et les repères séparateurs qu’elle désoriente. On peut se demander s’il n’y a pas là la trace de la condition de possibilité du refus du féminin, un travail de culture dont fait l’objet le tournant lévinassien avec Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : s’affranchir de toute essence, de l’idée même d’essence, en insistant sur « cette rupture avec l’être et avec son histoire ». Une filiation qui passerait par le père, un détour par le père, où « l’idée-de-l’infini-en-moi — ou ma relation à Dieu — me vient dans la concrétude de ma relation à l’autre homme[30] ».

Il y a chez Levinas, comme pour Merleau-Ponty, une « spatialité primordiale » qui fait de lui un penseur de la perception, de l’être-au-monde. Un point de vue nouveau, critique des notions de Geworfenheit (être-jeté comme simple limitation de la liberté) et de facticité chez Heidegger. La facticité chez Levinas ne relève pas d’une simple finitude mais d’une impuissance radicale du Moi à l’égard de l’être et de son être, d’une difficulté à se projeter. On peut qualifier cette démarche nouvelle de nouvelle approche axiologique, de nouvelle règle fondamentale. Une Grundregel au sens de celle qui émerge chez Freud dans les Études sur l’hystérie avec l’apparition de l’Œdipe comme nouvelle norme. Le renversement qu’opère Levinas avec sa notion d’hypostase, avec le primat de l’existant sur l’existence, relève de l’Umwertung de Nietzsche, d’un renversement des valeurs. Une volonté de puissance qui va au-delà de l’élan désirant de « persévérer dans l’être » de Spinoza ou de la nécessité aveugle du « vouloir vivre » de Schopenhauer. Il y a chez Levinas et Freud une inflation du langage qui se trouve toujours en instance de prendre ou de recevoir la parole en marge de discours tenus. Une adlinguisticité qui tire tout son sens non pas d’un référent extra-linguistique mais d’une relation à du langage, à des discours. Une secondarité[31] qui fait sens chez un philosophe du XXème siècle mais qui devient beaucoup moins évidente chez l’inventeur de la psychanalyse. Leur point commun réside dans l’absence de métalangage. Cette thématisation du langage est postérieure à Freud et il n’y a, par ailleurs, pas chez lui de signes au sens saussurien, mais plutôt des choses soumises au processus de condensation et de déplacement à l’œuvre dans les processus inconscients. Chez Levinas, l’enjeu est la secondarité d’une philosophie qui n’a plus la puissance de parler directement de ce qui est. Dans un souci ontologique, la trame même de l’être est tissée par le langage. Pas de métalangage, donc, mais d’un côté une métapsychologie et de l’autre une métaéthique. Deux chemins qui semblent se rencontrer dans leurs virages respectifs, à la croisée de deux directions.

Il y aurait d’une part un au-delà d’un principe de plaisir et de l’autre un en-deçà de la jouissance. Chez Freud le symptôme s’inscrit en positif avec pour négatif photographique la structure du cristal. Chez Levinas, l’ancrage positif du sujet dans l’être fait montre d’un potentiel pathologique, d’un négatif, que l’on retrouve chez les post-freudiens. Il n’y a pas de différenciation des sexes ni de hiérarchie chez Levinas mais une polarité féminin-masculin, positif-négatif, qui affiche une proximité avec le couple pulsion de vie – pulsion de mort dans la deuxième topique de Freud. Éros ne relève pas d’une union sacrée ou d’une notion physiologique mais d’une « dualité », du « mystère d’autrui » : « Le rapport qui, dans la volupté, s’établit entre les amants, foncièrement réfractaire à l’universalisation, est tout le contraire du rapport social. Il exclut le tiers, il demeure intimité, solitude à deux, société close, le non public par excellence ». C’est à une « phénoménologie de l’éros » que fait appel Levinas. Une origine sexuelle du phénomène du social qui ne peut s’accomplir que dans la « dualité sociale » de sujets confrontés à l’immédiateté de la jouissance. Du duo éthique, de « la diachronie de deux », se déploie une « contemporanéité du multiple » comme « tiers exclu de l’essence, de l’être et du ne-pas-être ». Un tertium qui offre la possibilité d’une suspension d’un conatus qui ne s’envisagerait que dans sa persévérance. Une « illéité » comme épochè, une « non-phénoménalité de l’ordre », qui viendrait de « je ne sait d’où », « auquel je suis assujetti avant de l’entendre ou que j’entends dans mon propre Dire ; commandement auguste, mais sans contrainte ni domination qui me laisse hors toute corrélation avec sa source[32] ». Cette « tertialité » lévinassienne côtoie la première topique de Freud non pas par l’entremise du complexe mythique[33] mais l’anticipation du besoin ontologique d’un tiers organisateur rendant possible la séparation de la mère et de l’enfant. Un « autre de l’objet » qui est constitutif d’une « tiercéité » chez André Green. Réflexion qui ne se limite pas à la figure du « père séparateur » mais aborde essentiellement les registres sexuels prégénitaux et « la construction du père » dans un effet de balancier où « nous passons constamment d’une forme de présence à une autre » et où « chacun de ces modes d’existence est absent de l’autre[34] ». Levinas vient ainsi s’inscrire en complémentarité de Freud en s’engouffrant dans la faille laissée ouverte par l’Esquisse inaugurale où affleurait la question éthique d’une « compréhension mutuelle » au fondement pré-œdipien. Il vient aussi en continuité du deuxième texte qui borde l’œuvre de Freud : le dernier, celui qui exprime certains regrets d’avoir insuffisamment considéré la phylogénèse « de l’hérédité des traces mnésiques » et fait retour sur une forme de judéité de l’homme, idée de Dieu façonné à son image : Le « facteur constitutionnnel[35] » d’un « être juif » en quête d’une « essance », comme ose l’écrire Levinas. Une existance pourrions-nous dire en reprenant ce suffixe ance qui ouvre à l’action du Seiendes, « processus ou évènement d’être » de l’ens, l’Être par excellence de la philosophie scolastique. Un mouvement de l’essence qui s’accomplit en même temps qu’il s’exprime, participe présent de l’esse (Sein) latin. Une éthique en souffrance, « incessance » sous-jacente, que Levinas vient mettre en lumière. « Un droit de vivre sans quérir une raison d’être » qui ne se limiterait pas à « chercher un refuge dans le monde » mais s’enquérait d’une « place dans l’économie de l’être[36] ».

Vincent Caplier – Décembre 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Jean-Claude Coquet, Phénoménologie du langage, (2022).

[2] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921).

[3] « L’expérience humaine est inscrite dans le langage », Émile Benveniste, Le langage et l’expérience humaine (1965).

[4] Vincent Caplier, Les reliques de la passion, 2023.

[5] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, 1807

[6] Martin Heidegger, Apports à la philosophie : De l’avenance (1989): Il y a dans l’emploi de Wesen le sens de « demeurer », « habiter » (en un lieu), temporellement, comme tentative de passage d’un commencement de penser à un autre commencement débouchant sur une véritable transformation du mode d’être de l’« être humain ».

[7] Emmanuel Levinas, Totalité et Infini (1961). Sauf mention autre, les citations de l’article sont extraites de l’ouvrage.

[8] Op. cit.

[9] Terme forgé par Levinas à l’occasion de la traduction des Méditations cartésiennes de Husserl.

[10] Michel Dupuis, Le cogito ébloui ou la noèse sans noème. Levinas et Descartes, in Revue ne Philosophique de Louvain (1996).

[11] Pierre Fédida, Les stries de l’écrit. La table d’écriture in L’absence (1978)

[12] Donation de sens : « […] le sens (Sinn) en phénoménologie est distinct de la signification (Bedeutung). […] il revient à la subjectivité de conférer un sens à une matière ou hylé qui n’en a pas par elle-même. La subjectivité ou conscience intentionnelle est la condition d’émergence du sens. » Philippe Cabestan, Evénement et sens de l’événement : E. Straus, L. Binswanger, Séminaire de l’Ecole Française de Daseinsanalyse, 2018.

[13] Marcel Conche, Métaphysique (2012).

[14] On pense en littérature à L’inconvénient d’être né de Cioran et Le livre de l’intranquillité de Pessoa.

[15] L’emprunt de la formule à Jankélévitch nous intéresse en ce que son « je-ne-sais-quoi » nous comblerait de sa présence et nous plongerait dans l’abîme de son inquiétante absence.

[16] La formule de Freud qui clôt Totem et tabou empruntée au Faust de Goethe trouve ici toute sa valeur.

[17] Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre (1948a).

[18] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947).

[19] Ibid.

[20] Emmanuel Levinas, Parole et silence (1948b).

[21] Sigmund Freud, Malaise dans la culture (1929).

[22] Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935).

[23] Emmanuel Levinas, op. cit. (1948a)

[24] « L’altérité absolue de l’autre […] ne peut se trouver dans le sujet qui est définitivement lui-même. Cette altérité ne vient que d’autrui. » Emmanuel Levinas, op. cit. (1947).

[25] Emmanuel Levinas, op. cit. (1948a).

[26] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1978).

[27] Emmanuel Levinas, Les carnets de captivité (1940-1945).

[28] Ibid.

[29] Emmanuel Levinas, op. cit (1948b).

[30] Emmanuel Levinas, op. cit. (1978).

[31] Une référence seconde au langage lorsque la philosophie traditionnelle était directement référentielle.

[32] Ibid.

[33] Complexe d’Œdipe perçu comme fondamentalement païen et sévèrement critiqué par Levinas (Lévinas, 1996, Nouvelles lectures talmudiques).

[34] André Green, La construction du père perdu (2008).

[35] C’est ainsi que Freud définit dans L’homme Moïse l’héritage archaïque d’un savoir originaire qui transcenderait les différences entre les langues.

[36] Emmanuel Levinas, Être juif (1947).

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