Science et psychanalyse : discours, corps, symptôme

Guy Decroix – Janvier 2024

Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve, 1492, Gallerie dell’Accademia de Venise (cabinet des dessins et estampes), Venise

Sommaire :

Introduction
Entre deux discours : scientifique et psychanalytique 
– Discours scientifique
– Discours psychanalytique 
Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance
– Le corps du discours médical
– Le corps du discours psychanalytique 
Entre deux symptômes
– Approche somatique du symptôme 
– Approche psychanalytique du symptôme 
En guise de conclusion

Introduction

Dans la préface de l’ouvrage de Christophe Dejours[1] Entre biologie et psychanalyse, François Dagonnier évoquait une « faute inexpiable » pour avoir tenté une « discussion interdite » qui remettait en cause jusqu’alors « les doctrines, les territoires et les frontières » en abordant la question du corps dans son double registre biologique et érotique.
En effet, les biologistes demeurent monistes, considérant l’âme comme inexistante ou incarnée dans le fonctionnement cérébral, en opposition au dualisme freudien envisageant la pensée humaine déterminée d’une part par la biologie mais relevant aussi du psychique, du sens, du rapport à l’autre.
Notre propos tentera de revisiter et comparer quelques soubassements des discours scientifiques (biologique et médical) et psychanalytique, pour illustrer le fonctionnement de ces discours dans le registre du corps et les symptômes associés. En guise de conclusion nous évoquerons le transgenrisme, en tant que symptôme sociétal affectant le corps qui nous autorisera à poser la question de la subjectivité de notre époque et du caractère politique de la psychanalyse.

Entre deux discours : scientifique et psychanalytique

– Discours scientifique

Quelques spécificités de ce discours :
Tout discours scientifique use de concepts monosémiques. Ce langage qui opère hors de la psyché ouvre au fonctionnement performant de la physique contemporaine. Ainsi, l’énergie qui est « une grandeur qui mesure la capacité d’un système à modifier un état, à produire un travail entraînant un mouvement » ne souffre pas d’interprétation, en opposition au concept littéraire ou psychanalytique. Ce discours se caractérise par la visée constante de l’objectivité, la rigueur, la méthode spécifique dite expérimentale (identification d’une problématique, définition d’une méthode, formulation d’hypothèses, expérimentation, analyse des résultats et conclusion) et s’appuie sur des procédés variés (démonstration, réfutation, comparaison).
Karl Popper, théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique propose le critère de réfutabilité pour distinguer la science de toute pseudo-science dans laquelle il classe la psychanalyse.
Comme nous venons de l’évoquer, l’activité scientifique procède par hypothèses. Elle ne consiste pas à vérifier ces conjectures mais s’efforce de réfuter ces propositions par l’expérimentation.
À titre d’exemple la proposition « tous les cygnes sont blancs » est réfutable et toute attitude scientifique consistera à repérer un seul cygne noir invalidant cet énoncé. A l’inverse, la proposition « Dieu existe » peut-être vraie mais non scientifique car non réfutable selon le critère poppérien de la science. Ainsi, nous n’obtiendrons jamais la certitude de la véracité d’une théorie car toujours réfutable ou intégrable à un autre paradigme, à l’instar de la théorie newtonienne intégrée dans la théorie de la relativité générale d’Einstein. En revanche, nous pouvons avoir la certitude de la fausseté de certaines propositions telles que « tous les signes sont blancs ». Attitude scientifique qui évince tout dogmatisme. Tout énoncé scientifique n’est jamais qu’un savoir incomplet et ouvert. 

L’expérimentation et ses résultats généralement appliqués sur l’animal, par définition animé par des processus instinctuels sont difficilement transposables à l’humain mû par le pulsionnel.
Entreprendre un questionnement sur le comportement du rat dans un labyrinthe peut conduire à s’interroger sur ce qui reste de l’animalité de l’animal expérimenté, car dans la nature, point de rat drogué et enfermé dans un labyrinthe sous le regard de l’expérimentateur.
Lacan nous interroge sur le désir de l’expérimentateur dans le séminaire 20 « Le rat, le scientifique et la lalangue ». Le savoir, dit-il, se réduit à « un apprendre à donner un signe de sa présence d’unité ratière en appuyant sur un clapet ». Tout vient de l’extérieur. C’est l’expérimentateur qui sait ! C’est en quelque sorte l’animal perdu du rêve du scientifique. Une autre situation en lien avec la dimension instinctuelle de l’animal se présente avec la sexualité. L’animal est programmé dans sa sexualité qui lui permet un rapport sexuel dans une complémentarité par adéquation des instincts. Il inscrit ce rapport hors signifiant à la différence de l’humain pour qui le rapport sexuel n’existe pas dans l’inconscient, car les « parlêtres » sont divisés par le langage et séparés par leur mode de jouissance. Les sujets humains cherchent à s’unir dans la sexualité pour faire UN. La vie sexuelle est toujours hors programme préétabli, hors harmonie, et nous confronte à du non savoir, à la pulsion, à la jouissance, à la différence de la sphère de la conservation et de la reproduction. « Nous sommes alors frappés de quelques fêlures peu naturelles » a pu écrire Lacan. En d’autres termes, du mécanique, de l’adéquation du rapport sexuel se présente chez l’animal, qui permet à la science de mieux s’y repérer. En revanche, chez l’être parlant, point de semblable. Le champ du désir génère toujours du différent.
Le discours de la science est synonyme de progrès humain et de modernité en tant que la science aura permis à l’humanité de s’affranchir des contraintes de son environnement et de tenter d’éradiquer toute faille.
Il s’inscrit historiquement dans la métaphore cartésienne fondatrice de la science moderne, « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », métaphore sexuelle signant une certaine domination de la femme par l’homme. Phénomène reconduit aujourd’hui dans les technosciences.
Ce discours est de nature pulsionnelle où des forces libidinales poussent toujours au « plus de jouir ». On peut remarquer que les questions posées à la science portent moins sur la curiosité que sur la volonté de puissance ou de jouissance aliénant l’homme moderne à ce discours en tant qu’il prétend éliminer toute faille et toute énigme.
Ce discours est par ailleurs sous-tendu par un double fantasme : d’ordre œdipien, où le chercheur en culotte courte poursuit sa logique d’aller à son terme les yeux fermés, en ne voulant rien savoir de son destin, dans un déchaînement expérimental de la biomédecine où il s’agit moins de soulager la souffrance que de tenter de nous guérir de la condition humaine, et d’ordre prométhéen en s’emparant du feu, réalisant la bombe atomique dans une puissance mortifère. Certes, les comités d’éthique « instances surmoïques » semblent répéter « pas plus loin !» mais ne transmettent-ils pas subrepticement l’injonction « Jouis ! » et ne signent-ils pas un déficit symbolique sans précédent dans notre société ?Dans sa conférence à Rome de 1974, Lacan précise que « Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce que l’on appelle l’humanité. La psychanalyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi l’on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de Jouissance du parler pour que l’histoire continue ».  En d’autres termes la technoscience génère de l’irrespirable pour le sujet et entrave son désir synonyme de respiration. Belle métaphore du poumon artificiel en une période récente où le virus du Covid a failli faire mourir la planète d’étouffement.
Si Freud évoque dans Le malaise de la culture cette capacité d’extinction, source d’angoisse, Lacan dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse avance l’idée d’un effondrement de l’éthique sous-tendu par une pulsion de mort et présente la bombe atomique comme « la vérité de la physique » qui conduit à un anéantissement de l’humanité et de son support la planète.
Clotilde Leguil[2] rappelle qu’historiquement la notion de progrès chez Rousseau était perçue comme une maladie au sens où progresse un cancer qui risque d’anéantir l’individu et que cette frénésie innovatrice de la technoscience génère du toxique au point de rendre l’humanité irrespirable.

– Discours psychanalytique 

« Seule l’âme permet de percevoir l’essence des choses, le corps, lui, nous trompe. Ainsi, seule l’âme peut s’élever vers le bien et atteindre la vérité »
Platon

Cette citation pourrait illustrer le rôle de l’analyste, qui est engagé sur le versant du désir tourné vers l’avenir, à l’opposé de la jouissance axée sur le passé.  Il s’agit de susciter un désir de vérité de l’âme de chacun, face à l’omnipotence du discours scientifique qui vise la réduction de l’âme à de l’observable. Rappelons pour autant que la vérité est toujours du domaine du dit, elle n’est « pastoute » et ne peut être, comme l’énonce Lacan que de l’ordre du « mi dire ». Il n’y a pas de dire en vérité.
Le discours psychanalytique s’inscrit dans la rencontre intellectuelle des grandes découvertes du 19e siècle. On peut repérer ainsi le point de vue économique de l’énergie psychique comme héritier de la découverte de la thermodynamique. La psychologie de l’enfant naîtra du principe évolutionniste darwinien et de la loi biogénétique de Haeckel où l’embryogénèse récapitule la phylogenèse. Ce principe s’illustre par l’expression « l’enfant est le père de l’homme » du poète Wordsworth repris par Freud, où l’on repère une perspective génétique, à savoir que les premières expériences ne cessent de se répéter et historique où le sujet « fait du neuf avec du vieux », évocation du « bricolage » dans la thèse de François Jacob[3].

Rappelons la définition de la psychanalyse pour Freud[4] :
« Psychanalyse est le nom : 1) d’un procédé pour l’investigation de processus animiques, qui sont à peine accessibles autrement ; 2) d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; 3) d’une série de vues psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se rejoindre en discipline scientifique nouvelle ».
Ainsi cette nouvelle discipline qui se veut une science de la vie psychique inconsciente au même titre que les sciences de la nature vise l’amélioration de la vie du patient pour lui permettre de « travailler et d’aimer » d’un amour éventuellement sexué.
Le langage de la psychanalyse est la langue naturelle, centrée sur la parole du sujet désirant c’est-à-dire manquant, sur le tissage des mots et leurs signifiants, pour se saisir de l’émergence de l’inconscient. C’est un langage non consistant contrairement à la science car polysémique.
Le signifiant est équivoque et source de malentendus. Il s’agira de se brancher sur les deux registres, celui des significations du réseau social de la langue et celui du registre primitif (la « lalangue » de Lacan), source de lapsus, de cette « parole originelle…d’avant les mots » disait Artaud.  Lacan utilisait la métaphore de la passoire pour illustrer la notion de « Lalangue » que l’on envisagera particulièrement à l’occasion du chapitre sur le corps.
La méthode d’investigation est de type archéologique. La psychanalyse relève de l’archéologie dans la mesure où la méthode freudienne s’exprime par la recherche d’un passé enfoui, d’un désir de ramener le refoulé en surface. Freud comparait lui-même le travail de l’analyste à celui de l’archéologue qui, « d’après des pans de mur restés debout, reconstruit les parois de l’édifice »[5].
C’est également un art herméneutiquequi fait accéder à l’inconscient par l’interprétation, en travaillant sur l’hypothèse de la division du sujet entre conscient et inconscient.
La méthode de la cure basée sur le dire, qui contribue à prendre conscience des déterminismes inconscients, des désirs sexuels de l’enfance sources de symptômes, exige la règle de la sincérité absolue, en laissant advenir toute pensée hors censure, par la technique de l’association libre dans la stricte confidentialité. La parole censurée de l’un se libère pour tendre vers sa vérité, alors que la parole de l’autre se réduit à l’interprétation et ne dit rien de l’émetteur. Ce moment permet de pointer le respect du silence, qui autorise que quelque chose de l’émergence de la propre parole de l’analysant advienne. Deux remarques relatives à la cure : premièrement, dans une période où la place du « grand Autre » dans sa verticalité est forclose et tend à se déplacer vers une dépendance à l’horizontalité de l’opinion, l’analyste dans la cure pourrait occuper cette place du « grand Autre » comme lieu de la verticalité. Deuxièmement, il est intéressant de faire remarquer que pour Freud dans Introduction à la psychanalyse, des personnes doutent de l’efficacité d’une cure par la parole alors qu’ils reconnaissent « qu’avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir ».
L’usage du transfert défini par l’extériorisation des conflits intrapsychiques, qui doit être démasqué comme tout symptôme, autorisera la transposition de la névrose de l’adulte en névrose de transfert analysable en termes de névrose infantile. Le « sujet supposé savoir » représenté par l’analyste qui néanmoins « en connaît un bout » précise Lacan fonde la demande de la cure. Cette place que l’analysant donne à l’analyste à qui il suppose un savoir sur sa souffrance, installe le transfert moteur de la cure. L’analysant se met alors à « aimer celui à qui il suppose le savoir ».
Ce discours se réfère à des états mentaux et non à des propriétés propres au discours scientifique. États mentaux appréhendés à des fins d’évaluation des capacités liées aux comportements, croyances, perceptions inhabituelles, troubles de l’humeur ou autres aspects de la cognition.
La psychanalyse est étrangère à la recherche des causes conscientes. Ainsi on peut travailler avec des enfants autistes sans connaître les causes de la pathologie. On sait que face à leur hypersensibilité qui entrave l’organisation de leur monde intérieur, ces enfants mettent en place des mécanismes de défense qui inhibent leur développement cognitif. Le travail abordera le desserrage de ces mécanismes.
Pour Lacan, le discours va au-delà de la parole et constitueune forme de lien social. Dans le séminaire l’envers de la psychanalyse il introduit quatre discours, celui du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et de l’analyste
Ainsi, le discours de la science peut s’inscrire dans le discours hystérique, « Ils ont presque la même structure »[6] écrit Lacan, dans télévision, à cette différence que le savoir de la science s’élabore dans le réel, celui de l’hystérique serait « déjà là » dans l’ « Autre ». Le discours psychologique s’exprimerait dans le discours universitaire, mais où situer le discours psychanalytique qui n’apporte pas le progrès de nouvelles connaissances ?
Autant on peut soutenir que la structure du discours psychanalytique est l’interprétation, autant pour Christian Fierens[7] « le discours psychanalytique n’est pas le discours tenu par l’analyste, ni non plus le discours tenu par l’analysant. Il n’y a aucun analyste et aucun analysant qui tiennent le discours psychanalytique. C’est au contraire ce dernier qui les tient et les soutient ».  En d’autres termes ce discours sans consistance ne serait pas un discours. 
Bien des interrogations demeurent concernant le discours psychanalytique, telle l’interrogation sur l’acte thérapeutique ou non, sur les limites de la méthode cantonnée au domaine des névroses, sur le normal et le pathologique, en rappelant avec Georges Canguilhem[8] que le concept de pathologique n’est pas l’antonyme logique du concept de normal, car dit-il « la vie à l’état pathologique n’est pas l’absence de normes mais présence d’autres normes ». Le pathologique serait ainsi le contraire de sain. Autre interrogation : la dimension mythologique. Rappelons que Freud lui-même qualifiera ses théories de « mythologie » à propos de la doctrine des passions. Dans une lettre ouverte à Einstein il interroge celui-ci : « Toute la science de la nature ne revient elle pas à une sorte de mythologie » ?
Enfin, l’interrogation majeure pourrait porter sur la scientificité de la démarche freudienne. Notons d’emblée, que ces deux disciplines procèdent de la même démarche, mais se singularisent dans le rapport de leurs savoirs à l’origine. Alors que le savoir de la psychanalyse s’articule à son énonciation, celui de la science s’ampute de celle-ci, car le discours de la science par nécessité se caractérise par une forclusion du sujet.
Quels arguments militeraient en faveur de la scientificité de la psychanalyse ?
On pourrait retenir deux arguments : la capacité de rendre intelligible le réel et le possible remaniement des théories.  Si la science est d’édifier un savoir, au-delà des apparences et des illusions, de rendre intelligible le réel (que l’on ne connaît pas, le non su), par une méthode spécifique, alors la psychanalyse dont le but est également l’intelligibilité du réel de l’inconscient (dans les névroses par exemple), apparaît comme une science par sa méthode, par sa cure de parole. Freud, fondateur d’un nouveau savoir qu’il nomme « la jeune science », dans une « passion du réel », dans le sillage d’Ernest Renan, militant de la science, pour qui il s’agit « d’organiser scientifiquement l’humanité », montre le désir de s’approcher du « mystérieux réel » dans l’introduction de la pulsion de mort, d’en saisir les processus inconscients qui sont des morceaux de réel. Il ne s’agit pas de s’approprier tout le réel, ce qui serait une position totalitaire mais faire avec « les restes » que la science ignore. Précisons la position scientifique de « non savoir » de l’analyste animé d’un amour de vérité, d’une « passion de l’ignorance » dira Lacan, c’est-à-dire d’un « ne rien vouloir savoir ». Position opposée à tout maître. En second lieu, si le changement possible de paradigme est singulier dans le domaine scientifique, alors l’analyse freudienne pourrait présenter ce caractère scientifique en tant que la clinique qui s’élabore avec les patients est fondamentale au sens des fondations et n’hésite pas à remanier ses théories. Le fameux aphorisme de Charcot « La théorie c’est bon mais ça n’empêche pas d’exister ? » sera repris par Freud et Octave Mannoni qui rédigera un ouvrage sous le titre Ça n’empêche pas d’exister, ouvrage consacré à la pratique de la psychanalyse et du transfert. Lacan accentuera cette position ainsi énoncée « Il faut que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer[9] ». Cependant, Freud remaniera son développement de la théorie psychanalytique du moment en introduisant le concept de narcissisme de 1914 dans le cadre du traitement des psychoses.
Freud est le produit de la médecine scientifique qui découvre en qualité de conquistador le « continent intérieur » en nous, l’inconscient, non irrationnel mais domicilié dans la science. L’inconscient est un système psychique et non un principe métaphysique.
A cet égard, un moment particulièrement scientifique de la démarche freudienne pourrait s’exprimer dans la période inspirée de la neurobiologie dite « de la neurotica » ou théorie de la séduction élaborée entre 1895 et 1897, autorisant Freud à faire l’hypothèse du refoulement dans l’inconscient auprès des hystériques. Le titre initial était Psychologie à l’usage du neurologue dans une lettre à Wilhem Fliess[10]. L’hypothèse de la localisation cérébrale de sa neurotica sera abandonnée au profit du support matériel du langage dans la psychanalyse. Lacan empruntera plus tard cette voie en se distanciant de l’emprise imaginaire propre à une interprétation moïque.

Et que dire de certains concepts ? L’équation mathématique qui est une égalité entre deux expressions sur le mode A = B ne rencontre-t-elle pas son analogue dans les concepts psychanalytiques tels phallus = fèces = enfant = argent ? Ces équivalents pulsionnels renvoient à une pensée qui fonctionne sur l’égalité et l’identité.
La question du symbole pour être également être interrogée. Le scientifique invente le symbole d’une qualité qui est hors signifiant. E symbole de l’énergie dans E = MC 2 permet d’effectuer des équations avec des symboles hors langage. Le symbole en psychanalyse est lié entre autre à des conflits psychiques dissimulés. Il sert à écrire une équation qui est marquée d’une contradiction interne. Le symptôme n’est-il pas une tentative d’écrire une équation fausse, ratée entre l’actuel et l’infantile ?
Remarquons au passage que toutes les théories d’Euclide, de Galilée, d’Einstein qui en donnant leur nom propre à leur axiomatique supplantent le précédent par un désir sexuel parricide. Pour la psychanalyse, Freud plus intéressé par la fonction de la vérité que par la dimension narcissique, aura souhaité d’une part, s’effacer dans son œuvre en refusant sa photo sur ses ouvrages, d’autre part en désignant Jung comme son « fils et héritier scientifique », seul apte à soustraire « la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive ».
En revanche l’argument majeur qui ne répond pas aux critères de scientificité demeure celui de la réfutabilité. Rappelons la position de Lacan : « La psychanalyse est à prendre au sérieux bien que ça ne soit pas une science. Comme l’a montré abondamment un nommé Karl Popper. Ce n’est pas une science du tout car c’est irréfutable. C’est une pratique qui durera ce qu’elle durera. C’est une pratique de bavardage.[11]»
En effet, Karl Popper théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique, reproche à la psychanalyse qu’il qualifie de « pseudo-science », de ne pas être scientifique car non réfutable au même titre que l’énoncé « Dieu existe » où aucune expérimentation ne saurait l’invalider.
Ainsi toute interprétation de l’analyste ne saurait être démontrée et toute désapprobation de l’analysant peut être alors présentée comme une résistance en vertu du paradigme où « le moi n’est pas maître en sa demeure »selon l’expression de Freud dans Introduction à la psychanalyse.
Aucun énoncé ne peut être réfuté en raison des critères alogiques de l’objet de la psychanalyse qu’est l’inconscient. Dans L’interprétation du rêve, Freud montre que l’inconscient ne répond à aucun des trois principes logiques d’Aristote, l’identité, la non-contradiction, le tiers-exclu, et ne considère pas la négation qui permet de prendre conscience du refoulé ou les rapports de causalité. Ainsi tel énoncé peut exister et ne pas exister, être vrai et faux en même temps, ce qui par parenthèse est sans doute possible aujourd’hui en physique quantique.
Vassilis Kapsambelis[12] montre que le schizophrène peut être soumis à une situation paradoxale. Il ne peut pas vivre sans objet mais dans le même mouvement il peut être menacé de mort psychique par les objets sur le mode paranoïaque. L’issue pourrait être la formation d’objets délirants. 
Si la science traite des objets quantifiables et discontinus, la pulsion sexuelle qui est prégnante dans toutes les activités psychiques demeure continue.
Les énoncés psychanalytiques étant pratiquement toujours performatifs demeurent donc non réfutables. L’usage du discours psychanalytique est thérapeutique. En médecine, la description des symptômes est un préalable à la guérison alors que dans la cure dite de parole talking cure énoncée par Anna O. l’expression des troubles est la méthode de guérison. La parole est curative. L’acte thérapeutique repose sur un dire, sur une « narration dépuratoire »[13]. Le langage soigne ses maux par des mots, sur le mode efficace, performatif, mais non réfutable.
J.L. Austin inventeur du concept de « performatif » et praticien d’une « philosophie du langage ordinaire », distingue deux types d’énoncés : constatif, descriptif, réfutable, et performatif non réfutable à l’effet perlocuteur c’est-à-dire qui produit quelque chose pouvant affecter le locuteur. Formule ramassée de 1962 sous la forme « quand dire c’est faire ». Austin précise que l’énoncé performatif peut être heureux ou malheureux suivant l’effet produit.
Il est remarquable que Freud dans Constructions dans l’analyse de 1937 évoque la future conceptualisation d’Austin en évoquant l’effet d’enthousiasme ou de désapprobation de l’analysant consécutif à l’interprétation.
Enfin, la prédictibilité scientifique qui est le fait de prévoir un événement particulier qui se produira grâce à un ensemble prédéfini d’événements similaires qui se sont produits dans le passé est un impossible en psychanalyse à l’exception de l’expérience post traumatique qui conduit le malade à répéter le même rêve qui devient alors prédictif.

Ayant placé notre paragraphe sous le signe de l’entre-deux, entre discours de la science et discours de la psychanalyse, il est à noter que Freud se sera intéressé aux entre-deux dans le psychisme au sein de la découverte de la psychanalyse. Entre-deux, dans le développement de la sexualité humaine nommée période de latence, entre veille et lendemain dans l’activité psychique nocturne évoquée dans L’Interprétation du rêve.
Janus, Dieu à deux têtes et gardien des passages, de la transition, de l’entre-deux, peut se présenter comme une figure de la psychanalyse en tant que Freud ne participera pas au débat qui scindait les sciences de la nature dans le registre de l’explicatif et du matériel et les sciences de l’homme dans le registre du compréhensif et du spirituel. Pour Freud la psychanalyse participe de l’explication et de l’interprétation.
Au regard du sujet, la science dans sa pratique le forclos, là où la psychanalyse le fait advenir par la cure.
En dépit de certaines critiques, nous souhaiterions rappeler combien Freud neurologue fut un homme de science dans toute sa formation. Sa pratique scientifique ayant eu pour objet l’inconscient. Outre sa rencontre avec son Maître Charcot à la Salpêtrière, il fut reconnu par ses prédécesseurs du Collège de France. Paul Laurent Assoun[14] retrace ces rencontres avec une acuité remarquable.
Louis-Antoine Ranvier, assistant et successeur de Claude Bernard auteur de la méthode expérimentale fut le créateur des archives anatomiques microscopiques. Il légitima Freud qui débutait sa carrière derrière le microscope préoccupé par les cellules d’anguilles dans une passion de la neurobiologie. Freud fut alors l’homme de la clinique de regard avant d’être celle de l’écoute.
Alfred Maury, professeur au Collège de France aborde la question du rêve dans sa réalité psychophysiologique. C’est une première intuition qui restera descriptive faute de l’usage de la pulsion. Comme Freud dans l’interprétation des rêves il engage sa problématique subjective en racontant ses rêves dont celui de la guillotine sous Robespierre où « il va être décapité, se réveille dans la torpeur, réalise que la tête du lit s’est détachée ». Nous assistons à un rêve de castration qui reste au stade de stimuli extérieur pour Maury.
Ainsi Freud aura puisé chez ces initiateurs qui l’ont reconnu les germes d’une rupture épistémologique. Il abandonnera son savoir neurologique pour s’ouvrir au savoir métapsychologique dans une conception psycho-sexuelle, une psychologie au-delà du conscient, une théorie des processus inconscients.

Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance

« Le cœur et l’esprit sont une seule et même chose vue sous deux angles différents »
Spinoza, Éthique, livre II, proposition 7

Le corps est un signifiant polysémique. De quel corps parle-t-on en passant d’un discours à l’autre, celui de la médecine, de la psychosomatique, de la psychanalyse ? La conception philosophique classique dualiste séparait le corps de l’esprit. L’expression « un esprit sain dans un corps sain » en témoigne, mais il fallait privilégier l’âme supposée éternelle sur un corps périssable et mortel. Tout corps considéré pervers sexuellement était brûlé pour préverser son âme. « Le corps est la prison de l’âme » dit Platon dans ses Dialogues. Ce dualisme sera sérieusement perturbé par Freud qui introduisit les concepts de conversion hystérique et de pulsion, et par Lacan qui distinguera trois registres du corps (Réel, Imaginaire, Symbolique). Ainsi émergeront deux discours, médical et analytique, sérieusement distincts. 

– Le corps du discours médical

Un jeu de réductions s’est opéré au fil des siècles pour délimiter le champ du somatique comme objet d’une pensée scientifique reposant sur la méthode anatomoclinique.
Quelques points de repères historiques :
Vésale (1514-1564) père de l’anatomie à la Renaissance produit un corpus de savoir De Humani corporis fabrica (La fabrique du corps humain). Il entérine la conception céphalocentrée de l’organisme et le modèle ventriculaire répartissant des zones cérébrales superficielles, prémisses des facultés et futur schéma des territoires spécifiques du cortex cérébral de Gall et ses dérives phrénologiques. Ces localisations cérébrales associées de manière congruente à la théorie de l’évolution et la réflexologie du 19e siècle obligent à penser un fonctionnement fédéral cérébral et participeront à un certain réductionnisme. 
Descartes (1596-1650) animé par la doctrine iatromécanique rapporte tous les phénomènes de l’organisme à des actions mécaniques. Le savoir est dans le corps constitué comme « une machine qui se remue de soi-même ».
Morgagni (1682-1771) médecin-chirurgien à Padou fondateur de l’anatomopathologie travaille moins à découvrir la place des organes que la lésion qui a entraîné la mort.  Il instaure le cadavre comme outil de l’étude des vivants. C’est un corps-mort biologique, organique, ensemble d’organes qui réfère à l’anatomie scotomisante de la dissection où la dimension humaine est forclose.
Ainsi le corps organique né de la biologie et de la médecine du dix-neuvième siècle se présente comme un ensemble d’organes avec des fonctions d’autoconservation pouvant dysfonctionner et générer une « mauvaise santé ». C’est un corps conçu comme une machine homéostasique dans lequel on peut changer des pièces. Machine fonctionnant soit sur le mode thermodynamique où s’affrontent des forces tensionnelles compensatrices (Notons que l’appareil psychique freudien s’est accommodé de ce modèle dans le principe de plaisir où alternent tensions et décharges), soit sur le modèle cybernétique (dans les systèmes immunitaires ou hormonaux), où des messages, des informations, circulent, au sens propre du terme, soumises à des rétroactions régulatrices. 
L’abstraction du corps est advenue d’une part par la spécialisation démantelant le corps (le foie appartenant à l’hématologue) évinçant le sujet de la maladie et d’autre part celui des techniques (prélèvement, IRM, scanner) privant du regard ou de la palpation et excluant la dimension de jouissance et de souffrance.
La représentation du corps devient un tableau en deux dimensions où toute historicité est évincée. Un lien causal s’établit entre symptôme et lésion. Le corps est à décoder et à analyser par des signes. L’être malade se réduit au corps.
Le discours médical est essentiellement un discours hygiéniste qui parle à la place du patient sur le mode « Je sais ton dysfonctionnement que tu ignores et je te prescris le remède ».  Cet hygiénisme s’est particulièrement révélé dans l’épisode du Covid, faisant de la médecine et de la science « le sujet supposé savoir » de notre temps. Dans un transfert quasi généralisé nous avons cru et obéi à cette voix du maître politique et scientifique qui nous énonçait « Restez chez vous ».  Cet hygiénisme se démocratise aujourd’hui en prônant une vie saine associée à la défense de la planète.
« Ce qui est forclos dans le discours de la science, c’est le savoir de la jouissance sexuelle. »
La science vise à caractériser le « quelconque » applicable à tous les sujets, or le sujet est « irremplaçable », et irréductible à tout processus physico-chimique, car il relève d’une variabilité absolue qui maintient le mystère humain.
Le discours médical, via le médecin, répond à une demande et tend à installer celui-ci dans la position du « discours du Maître » faisant de la réalité scientifique la totalité du réel.
Alors que la pratique médicale vise à la disparition du symptôme en tant que dysfonctionnement organique, la pratique analytique selon le développement ci-après est porteuse de la vérité du sujet invisible à la conscience. Deux concepts et pratiques antagonistes.

– Le corps du discours psychanalytique

L’analyste passe pour négliger le corps alors que sa rencontre est présente à chaque séance et le transfert peut s’exprimer par une certaine « agitation » du corps.
« Alors de quoi avons-nous peur ?… De notre corps ! » déclarait Lacan en 1974.  Le corps apparaît ainsi comme lieu de la peur qui fait névrose, chez Lacan.  Cette dimension de la radicale altérité, cet autre double, cette « inquiétante étrangeté », Freud en aura fait l’expérience dans l’appréhension de son corps, comme d’un étranger à lui-même dans le célèbre reflet d’un miroir apparaissant soudain dans un wagon-lit de voyageurs.
Toute la question du corps peut être massifiée dans l’élément fondateur, inaugural, et princeps de la psychanalyse évoquée par Alain Vanier[15] dans le fameux rêve de « L’injection faite à Irma ». Ce rêve de Freud d’une de ses patiente raconté dans L’interprétation du rêve de 1900 fonde un pan de la psychanalyse en exposant la méthode de l’interprétation du rêve. 
Rappelons que dans ce rêve Freud examine la gorge souffrante d’Irma et découvre « d’extraordinaires formations contournées de larges escarres… ». Devant ces anomalies anatomiques où le savoir lui échappe, il en appelle « aux petits autres », deux amis médecins M. et Otto qui défaillent à leur tour. Cette vision effrayante de l’informe échappe à la nomination du savoir anatomique. Une faille apparaît. A la fin du rêve, dit Freud « la formule de la triméthylamine devant mes yeux, imprimée en caractères gras » Trois radicaux autour de deux lettres à A et Z. Première et dernière lettre de l’alphabet. La question de la lettre apparait, faut-il prendre le corps à la lettre ? Le corps pourrait être un support à la lettre, une surface d’écriture ?
Sur la question du corps, Freud sera traversé par une hétérogénéité épistémologique, illustration de sa démarche scientifique. Rappelons qu’il débute sa carrière en qualité de neurologue pétri de la science positiviste de son époque, appliquant la démarche de Claude Bernard, puis dans un glissement de posture, il abandonnera le paradigme médical pour la psychanalyse, via la méthode cathartique de la neurotica (première théorie de la séduction) en collaboration avec Breuer.
La présentation des malades de Charcot à la Salpêtrière conduira Freud à éclairer le statut du corps. Il s’agira du corps des hystériques donnés à voir dans ce théâtre d’exposition. Louise Augustine l’une des malades de Charcot excellait dans la grande crise hystérique en réponse à l’attente du Maître. La photographie immortalisera les contorsions corporelles, illustrant la puissance de l’hystérie. « La grande hystérie » sera alors le modèle conceptuel de Charcot, considéré comme une névrose spécifiquement féminine aux symptômes corporels protéiformes.
Le corps fut originellement tabou en psychanalyse et l’objet de controverses quant à sa prise en compte.
Dans « Pulsions et destins de pulsions » en 1915 Freud montre que la source pulsionnelle est somatique, issue d’un corps anatomo-physiologique. Pour Freud, la notion de pulsion qui devait servir d’intermédiaire « concept limite entre le psychisme et le somatique », n’aura jamais atteint le stade de concept apte à produire de nouvelles découvertes. « Les pulsions sont notre mythologie » dit-il encore en 1932. Il congédie le corps de la théorie psychanalytique, l’abandonnant aux sciences biologiques. En 1923 Freud inclinera sa position dans Le moi et le ça en précisant sa fameuse phrase « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ».
En dehors du corps comme lieu symptomatique de la conversion hystérique, Freud restera récalcitrant à toute théorie du corps et théorie psychosomatique. Il n’y a pas de langage du corps mais celui-ci peut « se mêler à la conversation » selon l’expression élégante de Freud.
D’autres auteurs s’écarteront de l’orthodoxie freudienne sur la question du corps en psychanalyse : Didier Anzieu s’aventurera dans une théorie du moi-peau et des états limites. On peut s’interroger sur la nécessité de donner une peau au moi qu’on pourrait dire lui-même structuré comme une peau.
Groddeck avec son concept du « ça » emprunté à Spinoza dans son poème Natura naturans sera le premier à poser la séparation corps-âme comme distinction de mots et non d’essence. Pour l’auteur[16] l’inconscient était le « maillon manquant » entre psychique et somatique.
Qu’en est-il de la somatisation pour la psychanalyse ? Ne pourrait-on pas la décrypter comme un passage à l’acte du fantasme sur l’organe dans une jouissance inconsciente ?
Jean Oury pourra définir le corps comme une limite c’est-à-dire le « je ne suis pas tout partout ».
Dans une perspective psychanalytique « le corps apparaît comme le lieu d’où se déploie progressivement la subjectivité[17] ». Les soins de l’enfant s’accompagnent de plaisir, de désir, d’excitation et se déplient ainsi dans une dimension érotique. Un second corps apparaît issu du corps biologique, un corps érotique issu d’une « subversion libidinale des fonctions physiologiques[18] » générant une affectivité érotique. Un stigmate de la naissance ou vestige de la première « coupure » du corps, le nombril, « le nombre IL », le un en plus, fait entrer l’enfant dans le monde du nombre.
Ainsi à côté du corps organique, il existe donc un autre corps, un corps boitant, magistralement représenté dans « le corps imaginaire » de Molière, un corps de l’économie pulsionnelle, libidinale, narcissique.
Ce corps définit par la dimension érogène évoquée dans les Études sur l’hystérie est un corps qui ne se réduit pas à l’organique, mais un corps souffrant et jouissant sous l’effet des processus inconscients, corps animé d’une conflictualité psychique entre pulsions de vie et pulsions de mort.
L’hystérique invente une anatomie et défie le discours médical avec son corps : un bras peut être paralysé sans répondre aux lois de l’anatomie organique. Dans la cécité organique, l’œil fonctionne mais ne voit pas. Un conflit s’instaure dans l’organe, entre la fonction d’observation animale du monde extérieur, fonction organique de conservation, où regarder s’entend au sens de « se garder de », et l’utilisation de l’œil dans un plaisir voyeuriste de l’être parlant. Tout organe apparaît avec deux fonctions organiques et sexuelles.  Pierre Janet qui déniait le réel sexuel ne pouvait que décrire la dissociation sans en comprendre le sens, à savoir le conflit sexuel. Notons l’absence de plaisir voyeuriste chez l’animal. Pour Freud, l’homme ne pourrait servir « deux maîtres à la fois ».  Ayant mal usé de cet œil, le sujet cesse de voir par culpabilité.
L’hystérie donc apparait comme le lieu du corps où un événement « se répète » et renvoie à un autre lieu du corps. Situation rencontrée également chez l’hypocondriaque, malade réel et non imaginaire, mais du corps pulsionnel. Ce corps mène une vie libidinale. À travers la satisfaction des besoins s’installe une satisfaction pulsionnelle. Le nourrissage est un besoin sur lequel s’étaye un érotisme oral et le corps entier et ses orifices devient une « poudrière pulsionnelle » selon l’expression de Paul-Laurent Assoun.
L’analyste s’intéresse aux dysfonctionnements entre le patient, son corps et l’autre. Le sujet est en quelque sorte malade de l’autre. Depuis Freud des circuits pulsionnels, narcissisés, projetés et fortifiables se substituent au corps avec un grand C. Plus de corps, plus d’inconscient du corps. Ce corps pulsionnel ignoré par la médecine, demeure en crise permanente du fait de la répression pulsionnelle qui fonde la culture.  
Depuis le père de la horde primitive, ce Père orang outang, « pérorant outang » de Lacan qui se jouissait sans entrave, le corps est coupé de sa jouissance. Certes le corps pervers tente d’y revenir sporadiquement sur le mode d’un « pauvre diable » dit Freud.
Quelle serait l’approche lacanienne du corps ?
Pour Lacan, le « parlêtre » a un corps à la différence du psychotique qui en est dépourvu, être sans parole, incapable de relier les organes et leurs fonctions, suspendu à la jouissance de l’autre.
Ce corps du « parlêtre » tramé dans sa structure langagière, n’est jamais un ensemble biologique mais d’emblée le résultat du « nouage » réel, symbolique, imaginaire.
Le corps réel s’exprime par ses caractéristiques personnelles génétiques, couleur de peau, problème de vision… C’est une chair vivante, traversée par des sensations de plaisir, de douleur et animée d’une pulsion de jouissance non abordée par le discours de la science.
Les somatisations affectent le réel du corps. L’uvéite répond bien à une infection bactérienne ou virale, mais le désir du sujet déclenche-t-il le virus dont il est porteur sain ? Désir de ne pas voir ?
Le corps imaginaire présente en plus du corps réel anatomique, une enveloppe limitante et limitée construite dans le miroir. Au stade du miroir le spéculatif s’enchevêtre avec le langagier, le symbolique : « c’est toi » et « c’est moi », faisant du corps imaginaire une surface de projection d’affects.
Médecine et psychanalyse abordent ce corps avec une approche de discours différents.
À la demande de certains patients qui souffrent dans leur corps et leur psychisme, le médecin reste sans réponse.
Ainsi se rencontrent des conversions symboliques ou des manifestations hypocondriaques sans lésion, qui n’affectent pas l’organisme
Le corps symbolique est le cadavre qui « ne jouit pas sauf dans les films justement dits d’horreur »[19]
Déjà avant sa naissance le corps de l’enfant est tramé de mots, de projections diverses de son entourage lui désignant entre autres sa place générationnelle. Ces signifiants constitutifs de l’inconscient évident le corps de sa jouissance. Celle-ci se niche dans les enclaves que sont les zones érogènes.
Les signifiants lestés d’affects qui s’expriment dans la demande et donc du désir de l’autre, peuvent être à l’origine des troubles fonctionnels affectant le corps sans lésion. On pourrait dire que « le corps est parlé » pour signifier l’impact de la parole sur le corps. Le corps est le lieu de la parole signifiante qui s’exprime à titre d’exemple dans l’expression « accouche » ! Corps et paroles sont liés
On pourrait s’interroger sur le devenir actuel de ces corps exposés dans le social, de ces nombrils à l’air, symbole du moi, expression du centre d’un monde omphalique et de l’attention, dans un narcissisme de type exhibitionniste, enfin de ces corps que l’on peut s’approprier, se monnayer dans l’univers de la procréation, ces corps scarifiés, expression
quasi psychotique où la jouissance semble prévaloir sur le désir. 
Le discours social fédérant semble s’évanouir au bénéfice d’une variété de revendications qui ne peuvent se dialectiser, d’un éclatement du corps social et de la disparition des limites. Le discours capitaliste dominant œuvre-t-il sur l’élaboration des subjectivités ? L’apparition non négligeable du transgenrisme s’exprimant sous l’aphorisme « je suis ce que je dis » ne signe-t-il pas un nouveau rapport au corps sans repérage identitaire (hier celui-ci était organisé à partir d’une reconnaissance de soi par l’ « Autre »), en lien avec ce que Charles Melman[20] nomme une « nouvelle économie psychique » ?
Si pour Freud « les artistes nous précèdent », comment penser ces structures géantes en cire d’Urs Fischer fondues chaque jour à l’exposition Pinault ? Inconsistance de corps évanescents ?
Que dire de la pratique artistique d’Abraham Poinwheval enfermé plusieurs jours dans du minéral au Palais de Tokyo ? Un moi cuirasse supplantant une enveloppe contenante psychique défaillante ? La représentation du corps pourrait faire place aujourd’hui à sa présentation, à ses déchets, de nature à sidérer le spectateur. Les effets de bordage du symbolique apparaissent chancelants.

Entre deux symptômes

L’étymologie de symptôme, sumptôma nous renvoie à une coïncidence, sun à ensemble, en même temps et ptosis à chute.  En tant qu’il fait événement, le symptôme est au carrefour des deux champs médical et psychanalytique. Comment décliner cette notion complexe empruntée à la médecine et qui se déploie dans chaque domaine ?

– Approche somatique du symptôme 

L’Académie nationale de médecine de 2023 définit le symptôme comme une « manifestation pathologique perçue par le malade, par opposition au signe constaté lors de l’examen ». Le signe apparaît donc comme une manifestation objective distincte du symptôme qui est la perception et la description par le malade de diverses sensations.
Pour la médecine ou la psychiatrie le symptôme qui s’exprime par une voie anatomique, est un observable de l’extérieur par le praticien. C’est l’ensemble des signes cliniques qui traduisent une dysfonction organique, par une lésion liée à un processus morbide sous-jacent.
Les signes ou symptômes peuvent se regrouper en syndromes qui constituent un tableau clinique d’une maladie.
La médecine par un double traitement symptomatique et étiologique va tenter de traiter la cause d’origine organique, héréditaire, ou environnementale, en vue d’un retour à la situation antérieure au dysfonctionnement, mais ne traite pas l’effet de vérité du sujet qui refusée s’exprime sous forme d’un symptôme somatique.

– Approche psychanalytique du symptôme 

« Commencez par ne pas croire que vous comprenez »
Lacan

Notons que dans le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.B. Pontalis le symptôme ne figure pas dans la liste alphabétique. Il est mentionné à l’occasion des formations de compromis, réactionnelle et substitutive.
Pour Freud le symptôme apparait comme le substitut de représentations, le mode d’expression déguisé d’un désir inconscient insupportable, enraciné dans la sexualité infantile, désir refoulé qui peut désormais réinvestir le champ de la conscience en étant acceptable.
Explorons succinctement ces trois types de formation citées précédemment qui participent du symptôme.
. Formation de compromis
Le symptôme apparaîtra comme un mode d’expression d’un désir inconscient refoulé. C’est un mode d’expression en formation de compromis entre le désir inconscient et les exigences défensives qui s’expriment dans les lapsus, les rêves, les actes manqués, le mot d’esprit. Pour Freud, les symptômes hystériques étaient des messages codés tels des « hiéroglyphes » adressés par le sujet à qui voudrait bien les entendre, espérant et craignant simultanément que cet autre puisse également les déchiffrer. Le symptôme hystérique dans sa dimension corporelle et théâtrale est l’accomplissement d’un compromis entre le besoin de satisfaction et celui de punition devant témoins.
Le sujet entretient une ambivalence par rapport à son symptôme. Paradoxalement, il a du mal à s’en séparer, il tient à le garder, car c’est là que le désir trouve à s’y satisfaire en lui apportant une étrange satisfaction. Cette souffrance qui le satisfait est un compromis. C’est mieux que rien dans son économie psychique.  Ainsi s’exprime la capacité de résistance du symptôme. À l’inverse de l’approche médicale, symptôme et cause ne sont pas séparés. Le symptôme porte en lui-même la cause dans la structure de la syntaxe de la langue. Éradiquer le symptôme c’est découvrir son sens crypté. Trouver l’événement traumatique c’est trouver la cause du symptôme, « les symptômes sont des signes commémoratifs d’événements traumatiques » disait Freud en 1909. Cette révélation de savoir participe à lever le refoulement et libérer le sujet de sa souffrance.
. Formation réactionnelle
« En termes économiques la formation réactionnelle est un contre investissement d’un élément conscient, de force égale et de direction opposée à l’investissement inconscient. »[21]
L’étude des mécanismes de la névrose obsessionnelle conduira Freud à repérer la trace d’un conflit défensif dans le symptôme. Ce mécanisme de défense est manifeste dans le « caractère anal ». C’est une attitude qui s’oppose à un désir refoulé dans l’inconscient et en réaction à celui-ci. Les attitudes conscientes du sujet sont contraires à son inconscient. Ainsi l’excès de pudeur pourra s’opposer à des tendances exhibitionnistes, le désir inconscient de saleté peut entraîner une névrose obsessionnelle visant à une propreté abusive.
. Formation substitutive
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud assimile les symptômes névrotiques à des formations substitutives. Ces formations comme les actes manqués, les traits d’esprit, remplacent les contenus inconscients. Elles désignent le retour du refoulé suffisamment changé pour ne pas être reconnu par la censure.
Ces substitutions sont d’une double nature : symbolique par déplacement et condensation d’une part et économique en apportant une satisfaction dans le remplacement de tensions liées au désir inconscient, par une autre. Cette hypothèse de la substitution comme mécanisme de formation du symptôme hystérique se retrouve dans tous les cas des études sur l’hystérie rapportés par Freud. Le cas Miss Lucy R. est emblématique. Freud suppose que le symptôme d’hallucinations olfactives présentée par la patiente relève d’une substitution de ce qui fut à l’origine une perception olfactive par une perception subjective. De même la phobie du cheval chez Le petit Hans relève de la substitution du péril de la castration en celui de la morsure.

Contrairement au champ médical, en psychanalyse le symptôme qui est d’abord un phénomène subjectif, constitue non le signe d’une maladie mais l’expression d’un conflit intérieur, et s’exprime par une voie sémantique et non anatomique. C’est un rapport au langage, (« le mal à dit »), un bégaiement du corps. Quand le langage est suspendu, l’organe prend la parole.
Lacan parlera d’une dimension de « jouissance » du symptôme. C’est la solution singulière de résolution pour le sujet à sa condition d’être parlant, c’est-à-dire d’être entré dans le langage.
Cette entrée dans le symbolique, implique de facto quelque chose de l’ordre de la division puisque l’on est « représenté par un signifiant pour un autre signifiant », et confronte le sujet à une dimension de l’impossible tant sur le plan de sa sexualité qui abandonne son statut d’instinct, que son rapport à la mort « qui est du domaine de la foi » dont il est conscient mais qui reste néanmoins un impensable. Le symptôme est dû à un rapport à la langue. Lacan utilise la métaphore de la passoire, pour signifier que l’eau du langage laisse au passage quelques détritus avec lesquels l’enfant va jouer et devra se débrouiller en entrant dans le monde du langage. Cette entrée dans le langage advient dès lors que le besoin oral est insatisfait. L’appel « maman » pour l’enfant signifie par cette nomination, le « mot étant le meurtre de la chose », non seulement l’absence mais le premier nom de la perte.
La jouissance du symptôme est alors en lien avec la notion de « lalangue » ou langue maternelle entendue par l’enfant dans sa jouissance sonore. Pour Lacan, le symptôme éclaire, outre son statut de signe qui réfère à la sémiologie, celui d’une vérité qui témoigne de ce qui ne va pas dans le réel, « la vérité est cause du symptôme ». L’hystérique manifeste ce qui ne va pas entre l’homme et la femme et pour elle dans son rapport à la féminité.
Le symptôme dit-il, « c’est ce que les gens ont de plus réel » et qui conduit à l’entrée en analyse. Les grandes œuvres illustrent la dimension du réel inconscient pris dans la fiction littéraire : « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horacio, que n’en rêve votre philosophie » Hamlet de Shakespeare.  Un rappel de l’artiste qui « précède toujours le psychanalyste ».  Si le symptôme freudien se guérit, le « sinthome » définit comme le noyau du symptôme, « le trognon du réel » qui ne chute pas, résiste à l’analyse et il doit trouver sa fonction. 
La psychanalyse pour Lacan[22] consistera à « tirer au clair la conscience dont vous êtes le sujet » induisant un double effet, celui de l’élucidation et celui du changement.
Le symptôme qui vient de l’inconscient s’adresse à l’autre. Nous en sommes destinataires dans le transfert. Là où Buffon écrivait « le style est l’homme même », Lacan[23] dès l’ouverture de ses Écrits sera soucieux d’accentuer la citation, « le style c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse ? », pour souligner l’importance qui consiste à prendre l’autre en compte d’où le discours nous revient.
Beaucoup de sujets rencontrent dans leur vie des obstacles intérieurs qui les privent d’une réalisation de leur désir, que ce soient des inhibitions au travail ou dans leur vie érotique et sentimentale. Ces signes de l’inconscient entrent dans la répétition. Le symptôme plainte qui fait souffrir le patient, sera à rechercher non pas dans le registre de la conscience mais sur « l’autre scène », celle de l’inconscient, de son désir.
Dans l’inconscient, le sujet ignore être habité par des paroles non confuses mais bien élaborées à l’image de celles de la vie diurne, qui le guident à son insu. Le sujet participe ainsi à son symptôme, lequel apparait double dans sa dimension manifeste, ce qu’il dit, ce qu’il donne à voir et sa dimension latente, ce que ces dits expriment c’est-à-dire un désir inconscient refoulé en opposition avec les exigences de l’extérieur. Le sujet se trouve divisé par ce symptôme.
Dans son séminaire « oupire », Lacan définit le symptôme, structuré par le processus métaphorique du langage, comme lettre à la jonction du symbolique et de la jouissance. La lettre est le résultat d’un signifiant refoulé qui fait retour incomplètement et revient avec sa charge de jouissance. Ainsi le V romain nominateur (expression des jambes écartées d’une femme) dans L’homme au loup  est un marqueur qui a pris sa source dans le signifiant originaire refoulé et marque la rencontre (« troumatique ») avec le réel de la scène primitive.
Chez un contemporain, où la jouissance prend toute la place, la demande et le symptôme devront quelquefois être élaborés en amont du travail analytique. Il est plus facile en effet de se détourner de la question de la castration pour des sujets sans demande, et de s’en remettre à l’Autre médical. Il s’agira d’accueillir le patient là où il en est, pour le conduire progressivement vers l’élaboration d’une demande, en renonçant à la dépendance, à la non-soumission à l’autre, pour accéder à la position de sujet désirant.

En guise de conclusion

Une expression de la psychopathologie de notre hypermodernité ou un symptôme sociétal : Le transgenrisme.
Les affirmations identitaires sexuelles s’intensifient, entraînant les individus vers l’illusion d’une « maîtrise du moi en sa demeure ». Le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le « ressenti », aurait augmenté de 1000 à 4000 % sur une période de 10 à 15 ans.[24]  Comment accueillir ces nouvelles demandes de transition de genre ? Au-delà de l’interrogation sur le sens de ces dérives du transgenrisme chez les mineurs, ce phénomène illustre à ce jour une différence d’approches médicales ou psychiatrique et psychanalytiques.
Arte a diffusé en décembre 2020 un documentaire, Petite fille, de Sébastien Lifshitz qui présente le vécu familial, le diagnostic et le traitement de la dysphorie de genre chez les enfants. Nous emprunterons à l’ouvrage cité de Caroline Eliacheff et Céline Masson, quelques extraits des paroles de la mère de Sacha et du discours médical.
La mère de l’enfant déclare à plusieurs reprises « avoir toujours souhaité avoir une fille ». Réponse péremptoire de la pédopsychiatre : « ça n’a rien à voir ». Le diagnostic de « dysphorie de genre » est posé comme une évidence, et un rendez-vous est programmé avec l’endocrinologue pour préparer le protocole de changement de sexe. Aucune investigation sur l’assujettissement possible de Sacha au désir de sa mère, aucun temps pour l’élaboration constructive et complexe de la personnalité de l’enfant, aucune attente de l’âge requis de cet enfant et de sa faculté de discernement, aucun temps pour interroger le symptôme et aborder la question de la vérité chez cet enfant en souffrance, sans s’opposer pour autant à son projet de transition. Le psychanalyste est dans une autre temporalité plus longue et dans un autre champ que celui de l’agir.
Un autre psychiatre cité dans l’ouvrage conduit les parents qui exprimaient un doute sur l’urgence de la prise en charge au dilemme suivant : « Monsieur préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? »
Le risque suicidaire est agité, évinçant toute réflexion sur la radicalité du traitement.
Ainsi dans ces situations, la transidentité est appréhendée par la médecine ou la pédopsychiatrie non pas comme un symptôme psychique à entendre, à interroger dans toute sa complexité, mais comme un fait social à accompagner qui signe d’une part, l’autodétermination de l’enfant, le non-dépassement du stade de la toute-puissance infantile chez certains adultes et certains médecins qui peuvent être aveuglés par un savoir absolu, au détriment du patient.
Il s’agirait en quelque sorte pour la science de tendre vers une jouissance toujours plus satisfaisante, d’offrir un pouvoir du « tout possible », de l’ubris, du « plus de jouir » au-delà du principe de plaisir, ouvrant la voie à la libération de forces mortifères à bas bruit, autorisant l’abolition de la castration qui ouvre au désir, l’abolition des limites spatio-temporelles symboliques, l’abolition de la différence conflictuelles des sexes.
Faut-il rappeler que rester humain consiste à se soumettre aux interdits fondamentaux et accepter le renoncement à la toute-puissance par l’intériorisation des limites ?  Sans limite, nous ne sommes plus dans l’humanité mais dans la nature, « un homme ça s’empêche » disait Camus. Il s’agit d’engager ses pulsions dans des destins de sublimation ou dans des formations de compromis.
Le transgenrisme qui n’est pas sans évoquer l’hystérie du 19e siècle dans sa difficulté à déterminer l’objet de son désir, à se demander toujours qui aimer, dans une ambivalence des jeux de rôles actif- passif, masculin-féminin, maître-esclave, voire à confondre le pénis et le phallus, n’est-il pas un symptôme qui s’inscrit dans des dérives identitaires dans un moment caractérisé par une profonde crise de la rationalité ? Un symptôme d’une nouvelle pathologie ou d’un désordre psychosomatique en lien avec notre modèle civilisationnel dominé par le discours du marché dérivant le désir sur la demande ? Un cas limite ou limite de la psychanalyse, où face au moindre malaise psychique la médecine et la technique répondent présents ? Quoi qu’il en soit s’ouvrent des pistes d’investigation pour la psychanalyse.
Dans une approche analytique, il s’agira de faire exister et émerger le sujet dans son lien à la parole et la jouissance du corps. La pratique de l’analyste, instrumenté de la métapsychologie peut se décliner dans trois dimensions pour questionner le processus psychique :  dans quelle topique (préconscient- conscient-inconscient, ça -moi -surmoi), quelles sont les forces en tension, quelle dynamique de conflit, quelles quantités investies ou déchargées dans cette économie ?
Ce phénomène actuel pose la question de la subjectivité, voire de l’engagement de l’analyste.
Paul-laurent Assoun[25] fait remarquer qu’au Collège de France les enseignants-chercheurs le sont à la première personne en engageant leur subjectivité, qu’ils sont à ce titre en affinité avec la démarche freudienne, et de rappeler la citation de Freud « Quand on est chercheur il faut être sanguin dans l’effort et critique dans l’examen. »
Sur un autre registre Lacan invite l’analyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque ».
Freud rejoignait la subjectivité de son époque en qualité de lecteur de romans de son temps, « la clinique se lit comme un roman » pouvait-il déclarer. Lacan influencé par le nouveau roman (Joyce, Duras) et la littérature chinoise tentait cette visée.
Ainsi l’analyste doit être en rapport avec son temps mais pas dans l’air du temps qui « imaginarise » les problèmes.
Une adaptation à l’esprit du temps serait problématique et signerait une dégradation de l’éthique psychanalytique. L’analyste doit rester à l’écoute de la réalité psychique de ses patients déboussolés par absence de repères identitaires exprimés par le « je suis ce que je dis » dans le rapport au corps. L’analyste qui occupe la place symbolique du grand Autre ne doit pas abolir l’acte de résistance à ces dérives performatives, à ces tendances à évacuer la question de la castration et du sexuel, soutenues par des dérives de thérapies perméables au wokisme d’outre Atlantique.
En d’autres termes, l’analyste ne doit pas être garant d’aucune façon de l’ordre moral, mais au service du sujet, du déploiement de sa vie psychique, du primat de son désir. La psychanalyse rappelle ce primat du désir sur lequel il y a lieu pour le sujet de « ne pas céder » et ne peut que résister à cet idéal actuel de jouissance, obstacle au désir. « La psychanalyse est politique »[26] ou éthique en cela qu’elle ne peut être indifférente à l’évolution d’une société, où une clinique du refoulement cède la place à une clinique de la jouissance mortifère, qui appellera demain un maître pour réguler cette jouissance et accéder à la culture.Évolution où la loi du père s’est effacée créant une crise du signifiant père.  « Se passer du nom du père à condition de s’en servir » serait le but de la psychanalyse pour Lacan.
Évolution où la transmission s’efface par absence d’adultes responsables : le dé-baptême envisagé d’une crèche Anne-Frank en Allemagne au titre que « l’histoire de l’adolescente d’origine juive est difficile à comprendre pour des petits enfants et des parents issus de l’immigration », pose la question du lieu de description de la mémoire collective ainsi brocardée.
Évolution qui conduit à un enlisement assuré par faute de temporalité, de fondation commune, de pusillanimité dans bien des secteurs, pour l’illusion d’une paix sociale.  

                                          « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. »
Freud, 1939.

Guy Decroix – Janvier 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Christophe Dejours, Le corps entre biologie et médecine, Payot, 1986

[2] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2023

[3] François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard, 1981

[4] Sigmund Freud, « Encyclopédie de la sexologie humaine en tant que science de la nature et de la culture » 1923

[5] Cité par Aziza Claude, « Freud archéologue », in l’Histoire, septembre 2000, n° 246

[6] Jacques Lacan, « Télévisions », Autres écrits, 1973

[7] Christian Fierens, Le discours psychanalytique, une deuxième lecture de L’étourdit de Lacan, Erès, 2012

[8] Georges Canguilhem, « La connaissance de la vie », Paris, Vrin, 1965

[9] Jacques Lacan, Conclusion du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur « La transmission », paru dans Les Lettres de l’École,   1979, n° 25, vol. II, p.219-220.

[10] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à Wilhem Fliess, Paris Puf, 2006, p 593.

[11] Ornicar ? bulletin périodique du champ freudien, 1979, numéro 19

[12] Vassilis Kapsambelis, Le schizophrène en mal d’objet, PUF, 2020

[13] S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie, Vienne, 1895, trad. A. Bernard, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse » 1956, p.25.

[14] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[15] Alain Vanier, « le corps entre psychanalyse et médecine » Youtube 2021

[16] Lettre de Freud à Groddeck du 5 juin 1917, le ça et le moi, Gallimard, 1977

[17] Christophe Dejours, corps et psychanalyse, L’information psychiatrique, 2009

[18] Ibid.

[19] Patrick Valas, Essai sur le corps dans la biologie la médecine la psychanalyse, 2014

[20] Charles Melman, l’homme sans gravité, Denoël, 2003

[21] Jean Laplanche, Jean-Berttrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1964

[22] Jacques Lacan, Séminaire Livre XX

[23] Jacques Lacan, Ecrits, Editions Seuil, Paris 1966

[24] Caroline Eliacheff, Céline Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, Ed. L’Observatoire, 2022

[25] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[26] Jean Charles Bettan, « La psychanalyse est politique », Youtube 2023

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