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Science et psychanalyse : discours, corps, symptôme

Guy Decroix – Janvier 2024

Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve, 1492, Gallerie dell’Accademia de Venise (cabinet des dessins et estampes), Venise

Sommaire :

Introduction
Entre deux discours : scientifique et psychanalytique 
– Discours scientifique
– Discours psychanalytique 
Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance
– Le corps du discours médical
– Le corps du discours psychanalytique 
Entre deux symptômes
– Approche somatique du symptôme 
– Approche psychanalytique du symptôme 
En guise de conclusion

Introduction

Dans la préface de l’ouvrage de Christophe Dejours[1] Entre biologie et psychanalyse, François Dagonnier évoquait une « faute inexpiable » pour avoir tenté une « discussion interdite » qui remettait en cause jusqu’alors « les doctrines, les territoires et les frontières » en abordant la question du corps dans son double registre biologique et érotique.
En effet, les biologistes demeurent monistes, considérant l’âme comme inexistante ou incarnée dans le fonctionnement cérébral, en opposition au dualisme freudien envisageant la pensée humaine déterminée d’une part par la biologie mais relevant aussi du psychique, du sens, du rapport à l’autre.
Notre propos tentera de revisiter et comparer quelques soubassements des discours scientifiques (biologique et médical) et psychanalytique, pour illustrer le fonctionnement de ces discours dans le registre du corps et les symptômes associés. En guise de conclusion nous évoquerons le transgenrisme, en tant que symptôme sociétal affectant le corps qui nous autorisera à poser la question de la subjectivité de notre époque et du caractère politique de la psychanalyse.

Entre deux discours : scientifique et psychanalytique

– Discours scientifique

Quelques spécificités de ce discours :
Tout discours scientifique use de concepts monosémiques. Ce langage qui opère hors de la psyché ouvre au fonctionnement performant de la physique contemporaine. Ainsi, l’énergie qui est « une grandeur qui mesure la capacité d’un système à modifier un état, à produire un travail entraînant un mouvement » ne souffre pas d’interprétation, en opposition au concept littéraire ou psychanalytique. Ce discours se caractérise par la visée constante de l’objectivité, la rigueur, la méthode spécifique dite expérimentale (identification d’une problématique, définition d’une méthode, formulation d’hypothèses, expérimentation, analyse des résultats et conclusion) et s’appuie sur des procédés variés (démonstration, réfutation, comparaison).
Karl Popper, théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique propose le critère de réfutabilité pour distinguer la science de toute pseudo-science dans laquelle il classe la psychanalyse.
Comme nous venons de l’évoquer, l’activité scientifique procède par hypothèses. Elle ne consiste pas à vérifier ces conjectures mais s’efforce de réfuter ces propositions par l’expérimentation.
À titre d’exemple la proposition « tous les cygnes sont blancs » est réfutable et toute attitude scientifique consistera à repérer un seul cygne noir invalidant cet énoncé. A l’inverse, la proposition « Dieu existe » peut-être vraie mais non scientifique car non réfutable selon le critère poppérien de la science. Ainsi, nous n’obtiendrons jamais la certitude de la véracité d’une théorie car toujours réfutable ou intégrable à un autre paradigme, à l’instar de la théorie newtonienne intégrée dans la théorie de la relativité générale d’Einstein. En revanche, nous pouvons avoir la certitude de la fausseté de certaines propositions telles que « tous les signes sont blancs ». Attitude scientifique qui évince tout dogmatisme. Tout énoncé scientifique n’est jamais qu’un savoir incomplet et ouvert. 

L’expérimentation et ses résultats généralement appliqués sur l’animal, par définition animé par des processus instinctuels sont difficilement transposables à l’humain mû par le pulsionnel.
Entreprendre un questionnement sur le comportement du rat dans un labyrinthe peut conduire à s’interroger sur ce qui reste de l’animalité de l’animal expérimenté, car dans la nature, point de rat drogué et enfermé dans un labyrinthe sous le regard de l’expérimentateur.
Lacan nous interroge sur le désir de l’expérimentateur dans le séminaire 20 « Le rat, le scientifique et la lalangue ». Le savoir, dit-il, se réduit à « un apprendre à donner un signe de sa présence d’unité ratière en appuyant sur un clapet ». Tout vient de l’extérieur. C’est l’expérimentateur qui sait ! C’est en quelque sorte l’animal perdu du rêve du scientifique. Une autre situation en lien avec la dimension instinctuelle de l’animal se présente avec la sexualité. L’animal est programmé dans sa sexualité qui lui permet un rapport sexuel dans une complémentarité par adéquation des instincts. Il inscrit ce rapport hors signifiant à la différence de l’humain pour qui le rapport sexuel n’existe pas dans l’inconscient, car les « parlêtres » sont divisés par le langage et séparés par leur mode de jouissance. Les sujets humains cherchent à s’unir dans la sexualité pour faire UN. La vie sexuelle est toujours hors programme préétabli, hors harmonie, et nous confronte à du non savoir, à la pulsion, à la jouissance, à la différence de la sphère de la conservation et de la reproduction. « Nous sommes alors frappés de quelques fêlures peu naturelles » a pu écrire Lacan. En d’autres termes, du mécanique, de l’adéquation du rapport sexuel se présente chez l’animal, qui permet à la science de mieux s’y repérer. En revanche, chez l’être parlant, point de semblable. Le champ du désir génère toujours du différent.
Le discours de la science est synonyme de progrès humain et de modernité en tant que la science aura permis à l’humanité de s’affranchir des contraintes de son environnement et de tenter d’éradiquer toute faille.
Il s’inscrit historiquement dans la métaphore cartésienne fondatrice de la science moderne, « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », métaphore sexuelle signant une certaine domination de la femme par l’homme. Phénomène reconduit aujourd’hui dans les technosciences.
Ce discours est de nature pulsionnelle où des forces libidinales poussent toujours au « plus de jouir ». On peut remarquer que les questions posées à la science portent moins sur la curiosité que sur la volonté de puissance ou de jouissance aliénant l’homme moderne à ce discours en tant qu’il prétend éliminer toute faille et toute énigme.
Ce discours est par ailleurs sous-tendu par un double fantasme : d’ordre œdipien, où le chercheur en culotte courte poursuit sa logique d’aller à son terme les yeux fermés, en ne voulant rien savoir de son destin, dans un déchaînement expérimental de la biomédecine où il s’agit moins de soulager la souffrance que de tenter de nous guérir de la condition humaine, et d’ordre prométhéen en s’emparant du feu, réalisant la bombe atomique dans une puissance mortifère. Certes, les comités d’éthique « instances surmoïques » semblent répéter « pas plus loin !» mais ne transmettent-ils pas subrepticement l’injonction « Jouis ! » et ne signent-ils pas un déficit symbolique sans précédent dans notre société ?Dans sa conférence à Rome de 1974, Lacan précise que « Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce que l’on appelle l’humanité. La psychanalyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi l’on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de Jouissance du parler pour que l’histoire continue ».  En d’autres termes la technoscience génère de l’irrespirable pour le sujet et entrave son désir synonyme de respiration. Belle métaphore du poumon artificiel en une période récente où le virus du Covid a failli faire mourir la planète d’étouffement.
Si Freud évoque dans Le malaise de la culture cette capacité d’extinction, source d’angoisse, Lacan dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse avance l’idée d’un effondrement de l’éthique sous-tendu par une pulsion de mort et présente la bombe atomique comme « la vérité de la physique » qui conduit à un anéantissement de l’humanité et de son support la planète.
Clotilde Leguil[2] rappelle qu’historiquement la notion de progrès chez Rousseau était perçue comme une maladie au sens où progresse un cancer qui risque d’anéantir l’individu et que cette frénésie innovatrice de la technoscience génère du toxique au point de rendre l’humanité irrespirable.

– Discours psychanalytique 

« Seule l’âme permet de percevoir l’essence des choses, le corps, lui, nous trompe. Ainsi, seule l’âme peut s’élever vers le bien et atteindre la vérité »
Platon

Cette citation pourrait illustrer le rôle de l’analyste, qui est engagé sur le versant du désir tourné vers l’avenir, à l’opposé de la jouissance axée sur le passé.  Il s’agit de susciter un désir de vérité de l’âme de chacun, face à l’omnipotence du discours scientifique qui vise la réduction de l’âme à de l’observable. Rappelons pour autant que la vérité est toujours du domaine du dit, elle n’est « pastoute » et ne peut être, comme l’énonce Lacan que de l’ordre du « mi dire ». Il n’y a pas de dire en vérité.
Le discours psychanalytique s’inscrit dans la rencontre intellectuelle des grandes découvertes du 19e siècle. On peut repérer ainsi le point de vue économique de l’énergie psychique comme héritier de la découverte de la thermodynamique. La psychologie de l’enfant naîtra du principe évolutionniste darwinien et de la loi biogénétique de Haeckel où l’embryogénèse récapitule la phylogenèse. Ce principe s’illustre par l’expression « l’enfant est le père de l’homme » du poète Wordsworth repris par Freud, où l’on repère une perspective génétique, à savoir que les premières expériences ne cessent de se répéter et historique où le sujet « fait du neuf avec du vieux », évocation du « bricolage » dans la thèse de François Jacob[3].

Rappelons la définition de la psychanalyse pour Freud[4] :
« Psychanalyse est le nom : 1) d’un procédé pour l’investigation de processus animiques, qui sont à peine accessibles autrement ; 2) d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; 3) d’une série de vues psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se rejoindre en discipline scientifique nouvelle ».
Ainsi cette nouvelle discipline qui se veut une science de la vie psychique inconsciente au même titre que les sciences de la nature vise l’amélioration de la vie du patient pour lui permettre de « travailler et d’aimer » d’un amour éventuellement sexué.
Le langage de la psychanalyse est la langue naturelle, centrée sur la parole du sujet désirant c’est-à-dire manquant, sur le tissage des mots et leurs signifiants, pour se saisir de l’émergence de l’inconscient. C’est un langage non consistant contrairement à la science car polysémique.
Le signifiant est équivoque et source de malentendus. Il s’agira de se brancher sur les deux registres, celui des significations du réseau social de la langue et celui du registre primitif (la « lalangue » de Lacan), source de lapsus, de cette « parole originelle…d’avant les mots » disait Artaud.  Lacan utilisait la métaphore de la passoire pour illustrer la notion de « Lalangue » que l’on envisagera particulièrement à l’occasion du chapitre sur le corps.
La méthode d’investigation est de type archéologique. La psychanalyse relève de l’archéologie dans la mesure où la méthode freudienne s’exprime par la recherche d’un passé enfoui, d’un désir de ramener le refoulé en surface. Freud comparait lui-même le travail de l’analyste à celui de l’archéologue qui, « d’après des pans de mur restés debout, reconstruit les parois de l’édifice »[5].
C’est également un art herméneutiquequi fait accéder à l’inconscient par l’interprétation, en travaillant sur l’hypothèse de la division du sujet entre conscient et inconscient.
La méthode de la cure basée sur le dire, qui contribue à prendre conscience des déterminismes inconscients, des désirs sexuels de l’enfance sources de symptômes, exige la règle de la sincérité absolue, en laissant advenir toute pensée hors censure, par la technique de l’association libre dans la stricte confidentialité. La parole censurée de l’un se libère pour tendre vers sa vérité, alors que la parole de l’autre se réduit à l’interprétation et ne dit rien de l’émetteur. Ce moment permet de pointer le respect du silence, qui autorise que quelque chose de l’émergence de la propre parole de l’analysant advienne. Deux remarques relatives à la cure : premièrement, dans une période où la place du « grand Autre » dans sa verticalité est forclose et tend à se déplacer vers une dépendance à l’horizontalité de l’opinion, l’analyste dans la cure pourrait occuper cette place du « grand Autre » comme lieu de la verticalité. Deuxièmement, il est intéressant de faire remarquer que pour Freud dans Introduction à la psychanalyse, des personnes doutent de l’efficacité d’une cure par la parole alors qu’ils reconnaissent « qu’avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir ».
L’usage du transfert défini par l’extériorisation des conflits intrapsychiques, qui doit être démasqué comme tout symptôme, autorisera la transposition de la névrose de l’adulte en névrose de transfert analysable en termes de névrose infantile. Le « sujet supposé savoir » représenté par l’analyste qui néanmoins « en connaît un bout » précise Lacan fonde la demande de la cure. Cette place que l’analysant donne à l’analyste à qui il suppose un savoir sur sa souffrance, installe le transfert moteur de la cure. L’analysant se met alors à « aimer celui à qui il suppose le savoir ».
Ce discours se réfère à des états mentaux et non à des propriétés propres au discours scientifique. États mentaux appréhendés à des fins d’évaluation des capacités liées aux comportements, croyances, perceptions inhabituelles, troubles de l’humeur ou autres aspects de la cognition.
La psychanalyse est étrangère à la recherche des causes conscientes. Ainsi on peut travailler avec des enfants autistes sans connaître les causes de la pathologie. On sait que face à leur hypersensibilité qui entrave l’organisation de leur monde intérieur, ces enfants mettent en place des mécanismes de défense qui inhibent leur développement cognitif. Le travail abordera le desserrage de ces mécanismes.
Pour Lacan, le discours va au-delà de la parole et constitueune forme de lien social. Dans le séminaire l’envers de la psychanalyse il introduit quatre discours, celui du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et de l’analyste
Ainsi, le discours de la science peut s’inscrire dans le discours hystérique, « Ils ont presque la même structure »[6] écrit Lacan, dans télévision, à cette différence que le savoir de la science s’élabore dans le réel, celui de l’hystérique serait « déjà là » dans l’ « Autre ». Le discours psychologique s’exprimerait dans le discours universitaire, mais où situer le discours psychanalytique qui n’apporte pas le progrès de nouvelles connaissances ?
Autant on peut soutenir que la structure du discours psychanalytique est l’interprétation, autant pour Christian Fierens[7] « le discours psychanalytique n’est pas le discours tenu par l’analyste, ni non plus le discours tenu par l’analysant. Il n’y a aucun analyste et aucun analysant qui tiennent le discours psychanalytique. C’est au contraire ce dernier qui les tient et les soutient ».  En d’autres termes ce discours sans consistance ne serait pas un discours. 
Bien des interrogations demeurent concernant le discours psychanalytique, telle l’interrogation sur l’acte thérapeutique ou non, sur les limites de la méthode cantonnée au domaine des névroses, sur le normal et le pathologique, en rappelant avec Georges Canguilhem[8] que le concept de pathologique n’est pas l’antonyme logique du concept de normal, car dit-il « la vie à l’état pathologique n’est pas l’absence de normes mais présence d’autres normes ». Le pathologique serait ainsi le contraire de sain. Autre interrogation : la dimension mythologique. Rappelons que Freud lui-même qualifiera ses théories de « mythologie » à propos de la doctrine des passions. Dans une lettre ouverte à Einstein il interroge celui-ci : « Toute la science de la nature ne revient elle pas à une sorte de mythologie » ?
Enfin, l’interrogation majeure pourrait porter sur la scientificité de la démarche freudienne. Notons d’emblée, que ces deux disciplines procèdent de la même démarche, mais se singularisent dans le rapport de leurs savoirs à l’origine. Alors que le savoir de la psychanalyse s’articule à son énonciation, celui de la science s’ampute de celle-ci, car le discours de la science par nécessité se caractérise par une forclusion du sujet.
Quels arguments militeraient en faveur de la scientificité de la psychanalyse ?
On pourrait retenir deux arguments : la capacité de rendre intelligible le réel et le possible remaniement des théories.  Si la science est d’édifier un savoir, au-delà des apparences et des illusions, de rendre intelligible le réel (que l’on ne connaît pas, le non su), par une méthode spécifique, alors la psychanalyse dont le but est également l’intelligibilité du réel de l’inconscient (dans les névroses par exemple), apparaît comme une science par sa méthode, par sa cure de parole. Freud, fondateur d’un nouveau savoir qu’il nomme « la jeune science », dans une « passion du réel », dans le sillage d’Ernest Renan, militant de la science, pour qui il s’agit « d’organiser scientifiquement l’humanité », montre le désir de s’approcher du « mystérieux réel » dans l’introduction de la pulsion de mort, d’en saisir les processus inconscients qui sont des morceaux de réel. Il ne s’agit pas de s’approprier tout le réel, ce qui serait une position totalitaire mais faire avec « les restes » que la science ignore. Précisons la position scientifique de « non savoir » de l’analyste animé d’un amour de vérité, d’une « passion de l’ignorance » dira Lacan, c’est-à-dire d’un « ne rien vouloir savoir ». Position opposée à tout maître. En second lieu, si le changement possible de paradigme est singulier dans le domaine scientifique, alors l’analyse freudienne pourrait présenter ce caractère scientifique en tant que la clinique qui s’élabore avec les patients est fondamentale au sens des fondations et n’hésite pas à remanier ses théories. Le fameux aphorisme de Charcot « La théorie c’est bon mais ça n’empêche pas d’exister ? » sera repris par Freud et Octave Mannoni qui rédigera un ouvrage sous le titre Ça n’empêche pas d’exister, ouvrage consacré à la pratique de la psychanalyse et du transfert. Lacan accentuera cette position ainsi énoncée « Il faut que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer[9] ». Cependant, Freud remaniera son développement de la théorie psychanalytique du moment en introduisant le concept de narcissisme de 1914 dans le cadre du traitement des psychoses.
Freud est le produit de la médecine scientifique qui découvre en qualité de conquistador le « continent intérieur » en nous, l’inconscient, non irrationnel mais domicilié dans la science. L’inconscient est un système psychique et non un principe métaphysique.
A cet égard, un moment particulièrement scientifique de la démarche freudienne pourrait s’exprimer dans la période inspirée de la neurobiologie dite « de la neurotica » ou théorie de la séduction élaborée entre 1895 et 1897, autorisant Freud à faire l’hypothèse du refoulement dans l’inconscient auprès des hystériques. Le titre initial était Psychologie à l’usage du neurologue dans une lettre à Wilhem Fliess[10]. L’hypothèse de la localisation cérébrale de sa neurotica sera abandonnée au profit du support matériel du langage dans la psychanalyse. Lacan empruntera plus tard cette voie en se distanciant de l’emprise imaginaire propre à une interprétation moïque.

Et que dire de certains concepts ? L’équation mathématique qui est une égalité entre deux expressions sur le mode A = B ne rencontre-t-elle pas son analogue dans les concepts psychanalytiques tels phallus = fèces = enfant = argent ? Ces équivalents pulsionnels renvoient à une pensée qui fonctionne sur l’égalité et l’identité.
La question du symbole pour être également être interrogée. Le scientifique invente le symbole d’une qualité qui est hors signifiant. E symbole de l’énergie dans E = MC 2 permet d’effectuer des équations avec des symboles hors langage. Le symbole en psychanalyse est lié entre autre à des conflits psychiques dissimulés. Il sert à écrire une équation qui est marquée d’une contradiction interne. Le symptôme n’est-il pas une tentative d’écrire une équation fausse, ratée entre l’actuel et l’infantile ?
Remarquons au passage que toutes les théories d’Euclide, de Galilée, d’Einstein qui en donnant leur nom propre à leur axiomatique supplantent le précédent par un désir sexuel parricide. Pour la psychanalyse, Freud plus intéressé par la fonction de la vérité que par la dimension narcissique, aura souhaité d’une part, s’effacer dans son œuvre en refusant sa photo sur ses ouvrages, d’autre part en désignant Jung comme son « fils et héritier scientifique », seul apte à soustraire « la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive ».
En revanche l’argument majeur qui ne répond pas aux critères de scientificité demeure celui de la réfutabilité. Rappelons la position de Lacan : « La psychanalyse est à prendre au sérieux bien que ça ne soit pas une science. Comme l’a montré abondamment un nommé Karl Popper. Ce n’est pas une science du tout car c’est irréfutable. C’est une pratique qui durera ce qu’elle durera. C’est une pratique de bavardage.[11]»
En effet, Karl Popper théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique, reproche à la psychanalyse qu’il qualifie de « pseudo-science », de ne pas être scientifique car non réfutable au même titre que l’énoncé « Dieu existe » où aucune expérimentation ne saurait l’invalider.
Ainsi toute interprétation de l’analyste ne saurait être démontrée et toute désapprobation de l’analysant peut être alors présentée comme une résistance en vertu du paradigme où « le moi n’est pas maître en sa demeure »selon l’expression de Freud dans Introduction à la psychanalyse.
Aucun énoncé ne peut être réfuté en raison des critères alogiques de l’objet de la psychanalyse qu’est l’inconscient. Dans L’interprétation du rêve, Freud montre que l’inconscient ne répond à aucun des trois principes logiques d’Aristote, l’identité, la non-contradiction, le tiers-exclu, et ne considère pas la négation qui permet de prendre conscience du refoulé ou les rapports de causalité. Ainsi tel énoncé peut exister et ne pas exister, être vrai et faux en même temps, ce qui par parenthèse est sans doute possible aujourd’hui en physique quantique.
Vassilis Kapsambelis[12] montre que le schizophrène peut être soumis à une situation paradoxale. Il ne peut pas vivre sans objet mais dans le même mouvement il peut être menacé de mort psychique par les objets sur le mode paranoïaque. L’issue pourrait être la formation d’objets délirants. 
Si la science traite des objets quantifiables et discontinus, la pulsion sexuelle qui est prégnante dans toutes les activités psychiques demeure continue.
Les énoncés psychanalytiques étant pratiquement toujours performatifs demeurent donc non réfutables. L’usage du discours psychanalytique est thérapeutique. En médecine, la description des symptômes est un préalable à la guérison alors que dans la cure dite de parole talking cure énoncée par Anna O. l’expression des troubles est la méthode de guérison. La parole est curative. L’acte thérapeutique repose sur un dire, sur une « narration dépuratoire »[13]. Le langage soigne ses maux par des mots, sur le mode efficace, performatif, mais non réfutable.
J.L. Austin inventeur du concept de « performatif » et praticien d’une « philosophie du langage ordinaire », distingue deux types d’énoncés : constatif, descriptif, réfutable, et performatif non réfutable à l’effet perlocuteur c’est-à-dire qui produit quelque chose pouvant affecter le locuteur. Formule ramassée de 1962 sous la forme « quand dire c’est faire ». Austin précise que l’énoncé performatif peut être heureux ou malheureux suivant l’effet produit.
Il est remarquable que Freud dans Constructions dans l’analyse de 1937 évoque la future conceptualisation d’Austin en évoquant l’effet d’enthousiasme ou de désapprobation de l’analysant consécutif à l’interprétation.
Enfin, la prédictibilité scientifique qui est le fait de prévoir un événement particulier qui se produira grâce à un ensemble prédéfini d’événements similaires qui se sont produits dans le passé est un impossible en psychanalyse à l’exception de l’expérience post traumatique qui conduit le malade à répéter le même rêve qui devient alors prédictif.

Ayant placé notre paragraphe sous le signe de l’entre-deux, entre discours de la science et discours de la psychanalyse, il est à noter que Freud se sera intéressé aux entre-deux dans le psychisme au sein de la découverte de la psychanalyse. Entre-deux, dans le développement de la sexualité humaine nommée période de latence, entre veille et lendemain dans l’activité psychique nocturne évoquée dans L’Interprétation du rêve.
Janus, Dieu à deux têtes et gardien des passages, de la transition, de l’entre-deux, peut se présenter comme une figure de la psychanalyse en tant que Freud ne participera pas au débat qui scindait les sciences de la nature dans le registre de l’explicatif et du matériel et les sciences de l’homme dans le registre du compréhensif et du spirituel. Pour Freud la psychanalyse participe de l’explication et de l’interprétation.
Au regard du sujet, la science dans sa pratique le forclos, là où la psychanalyse le fait advenir par la cure.
En dépit de certaines critiques, nous souhaiterions rappeler combien Freud neurologue fut un homme de science dans toute sa formation. Sa pratique scientifique ayant eu pour objet l’inconscient. Outre sa rencontre avec son Maître Charcot à la Salpêtrière, il fut reconnu par ses prédécesseurs du Collège de France. Paul Laurent Assoun[14] retrace ces rencontres avec une acuité remarquable.
Louis-Antoine Ranvier, assistant et successeur de Claude Bernard auteur de la méthode expérimentale fut le créateur des archives anatomiques microscopiques. Il légitima Freud qui débutait sa carrière derrière le microscope préoccupé par les cellules d’anguilles dans une passion de la neurobiologie. Freud fut alors l’homme de la clinique de regard avant d’être celle de l’écoute.
Alfred Maury, professeur au Collège de France aborde la question du rêve dans sa réalité psychophysiologique. C’est une première intuition qui restera descriptive faute de l’usage de la pulsion. Comme Freud dans l’interprétation des rêves il engage sa problématique subjective en racontant ses rêves dont celui de la guillotine sous Robespierre où « il va être décapité, se réveille dans la torpeur, réalise que la tête du lit s’est détachée ». Nous assistons à un rêve de castration qui reste au stade de stimuli extérieur pour Maury.
Ainsi Freud aura puisé chez ces initiateurs qui l’ont reconnu les germes d’une rupture épistémologique. Il abandonnera son savoir neurologique pour s’ouvrir au savoir métapsychologique dans une conception psycho-sexuelle, une psychologie au-delà du conscient, une théorie des processus inconscients.

Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance

« Le cœur et l’esprit sont une seule et même chose vue sous deux angles différents »
Spinoza, Éthique, livre II, proposition 7

Le corps est un signifiant polysémique. De quel corps parle-t-on en passant d’un discours à l’autre, celui de la médecine, de la psychosomatique, de la psychanalyse ? La conception philosophique classique dualiste séparait le corps de l’esprit. L’expression « un esprit sain dans un corps sain » en témoigne, mais il fallait privilégier l’âme supposée éternelle sur un corps périssable et mortel. Tout corps considéré pervers sexuellement était brûlé pour préverser son âme. « Le corps est la prison de l’âme » dit Platon dans ses Dialogues. Ce dualisme sera sérieusement perturbé par Freud qui introduisit les concepts de conversion hystérique et de pulsion, et par Lacan qui distinguera trois registres du corps (Réel, Imaginaire, Symbolique). Ainsi émergeront deux discours, médical et analytique, sérieusement distincts. 

– Le corps du discours médical

Un jeu de réductions s’est opéré au fil des siècles pour délimiter le champ du somatique comme objet d’une pensée scientifique reposant sur la méthode anatomoclinique.
Quelques points de repères historiques :
Vésale (1514-1564) père de l’anatomie à la Renaissance produit un corpus de savoir De Humani corporis fabrica (La fabrique du corps humain). Il entérine la conception céphalocentrée de l’organisme et le modèle ventriculaire répartissant des zones cérébrales superficielles, prémisses des facultés et futur schéma des territoires spécifiques du cortex cérébral de Gall et ses dérives phrénologiques. Ces localisations cérébrales associées de manière congruente à la théorie de l’évolution et la réflexologie du 19e siècle obligent à penser un fonctionnement fédéral cérébral et participeront à un certain réductionnisme. 
Descartes (1596-1650) animé par la doctrine iatromécanique rapporte tous les phénomènes de l’organisme à des actions mécaniques. Le savoir est dans le corps constitué comme « une machine qui se remue de soi-même ».
Morgagni (1682-1771) médecin-chirurgien à Padou fondateur de l’anatomopathologie travaille moins à découvrir la place des organes que la lésion qui a entraîné la mort.  Il instaure le cadavre comme outil de l’étude des vivants. C’est un corps-mort biologique, organique, ensemble d’organes qui réfère à l’anatomie scotomisante de la dissection où la dimension humaine est forclose.
Ainsi le corps organique né de la biologie et de la médecine du dix-neuvième siècle se présente comme un ensemble d’organes avec des fonctions d’autoconservation pouvant dysfonctionner et générer une « mauvaise santé ». C’est un corps conçu comme une machine homéostasique dans lequel on peut changer des pièces. Machine fonctionnant soit sur le mode thermodynamique où s’affrontent des forces tensionnelles compensatrices (Notons que l’appareil psychique freudien s’est accommodé de ce modèle dans le principe de plaisir où alternent tensions et décharges), soit sur le modèle cybernétique (dans les systèmes immunitaires ou hormonaux), où des messages, des informations, circulent, au sens propre du terme, soumises à des rétroactions régulatrices. 
L’abstraction du corps est advenue d’une part par la spécialisation démantelant le corps (le foie appartenant à l’hématologue) évinçant le sujet de la maladie et d’autre part celui des techniques (prélèvement, IRM, scanner) privant du regard ou de la palpation et excluant la dimension de jouissance et de souffrance.
La représentation du corps devient un tableau en deux dimensions où toute historicité est évincée. Un lien causal s’établit entre symptôme et lésion. Le corps est à décoder et à analyser par des signes. L’être malade se réduit au corps.
Le discours médical est essentiellement un discours hygiéniste qui parle à la place du patient sur le mode « Je sais ton dysfonctionnement que tu ignores et je te prescris le remède ».  Cet hygiénisme s’est particulièrement révélé dans l’épisode du Covid, faisant de la médecine et de la science « le sujet supposé savoir » de notre temps. Dans un transfert quasi généralisé nous avons cru et obéi à cette voix du maître politique et scientifique qui nous énonçait « Restez chez vous ».  Cet hygiénisme se démocratise aujourd’hui en prônant une vie saine associée à la défense de la planète.
« Ce qui est forclos dans le discours de la science, c’est le savoir de la jouissance sexuelle. »
La science vise à caractériser le « quelconque » applicable à tous les sujets, or le sujet est « irremplaçable », et irréductible à tout processus physico-chimique, car il relève d’une variabilité absolue qui maintient le mystère humain.
Le discours médical, via le médecin, répond à une demande et tend à installer celui-ci dans la position du « discours du Maître » faisant de la réalité scientifique la totalité du réel.
Alors que la pratique médicale vise à la disparition du symptôme en tant que dysfonctionnement organique, la pratique analytique selon le développement ci-après est porteuse de la vérité du sujet invisible à la conscience. Deux concepts et pratiques antagonistes.

– Le corps du discours psychanalytique

L’analyste passe pour négliger le corps alors que sa rencontre est présente à chaque séance et le transfert peut s’exprimer par une certaine « agitation » du corps.
« Alors de quoi avons-nous peur ?… De notre corps ! » déclarait Lacan en 1974.  Le corps apparaît ainsi comme lieu de la peur qui fait névrose, chez Lacan.  Cette dimension de la radicale altérité, cet autre double, cette « inquiétante étrangeté », Freud en aura fait l’expérience dans l’appréhension de son corps, comme d’un étranger à lui-même dans le célèbre reflet d’un miroir apparaissant soudain dans un wagon-lit de voyageurs.
Toute la question du corps peut être massifiée dans l’élément fondateur, inaugural, et princeps de la psychanalyse évoquée par Alain Vanier[15] dans le fameux rêve de « L’injection faite à Irma ». Ce rêve de Freud d’une de ses patiente raconté dans L’interprétation du rêve de 1900 fonde un pan de la psychanalyse en exposant la méthode de l’interprétation du rêve. 
Rappelons que dans ce rêve Freud examine la gorge souffrante d’Irma et découvre « d’extraordinaires formations contournées de larges escarres… ». Devant ces anomalies anatomiques où le savoir lui échappe, il en appelle « aux petits autres », deux amis médecins M. et Otto qui défaillent à leur tour. Cette vision effrayante de l’informe échappe à la nomination du savoir anatomique. Une faille apparaît. A la fin du rêve, dit Freud « la formule de la triméthylamine devant mes yeux, imprimée en caractères gras » Trois radicaux autour de deux lettres à A et Z. Première et dernière lettre de l’alphabet. La question de la lettre apparait, faut-il prendre le corps à la lettre ? Le corps pourrait être un support à la lettre, une surface d’écriture ?
Sur la question du corps, Freud sera traversé par une hétérogénéité épistémologique, illustration de sa démarche scientifique. Rappelons qu’il débute sa carrière en qualité de neurologue pétri de la science positiviste de son époque, appliquant la démarche de Claude Bernard, puis dans un glissement de posture, il abandonnera le paradigme médical pour la psychanalyse, via la méthode cathartique de la neurotica (première théorie de la séduction) en collaboration avec Breuer.
La présentation des malades de Charcot à la Salpêtrière conduira Freud à éclairer le statut du corps. Il s’agira du corps des hystériques donnés à voir dans ce théâtre d’exposition. Louise Augustine l’une des malades de Charcot excellait dans la grande crise hystérique en réponse à l’attente du Maître. La photographie immortalisera les contorsions corporelles, illustrant la puissance de l’hystérie. « La grande hystérie » sera alors le modèle conceptuel de Charcot, considéré comme une névrose spécifiquement féminine aux symptômes corporels protéiformes.
Le corps fut originellement tabou en psychanalyse et l’objet de controverses quant à sa prise en compte.
Dans « Pulsions et destins de pulsions » en 1915 Freud montre que la source pulsionnelle est somatique, issue d’un corps anatomo-physiologique. Pour Freud, la notion de pulsion qui devait servir d’intermédiaire « concept limite entre le psychisme et le somatique », n’aura jamais atteint le stade de concept apte à produire de nouvelles découvertes. « Les pulsions sont notre mythologie » dit-il encore en 1932. Il congédie le corps de la théorie psychanalytique, l’abandonnant aux sciences biologiques. En 1923 Freud inclinera sa position dans Le moi et le ça en précisant sa fameuse phrase « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ».
En dehors du corps comme lieu symptomatique de la conversion hystérique, Freud restera récalcitrant à toute théorie du corps et théorie psychosomatique. Il n’y a pas de langage du corps mais celui-ci peut « se mêler à la conversation » selon l’expression élégante de Freud.
D’autres auteurs s’écarteront de l’orthodoxie freudienne sur la question du corps en psychanalyse : Didier Anzieu s’aventurera dans une théorie du moi-peau et des états limites. On peut s’interroger sur la nécessité de donner une peau au moi qu’on pourrait dire lui-même structuré comme une peau.
Groddeck avec son concept du « ça » emprunté à Spinoza dans son poème Natura naturans sera le premier à poser la séparation corps-âme comme distinction de mots et non d’essence. Pour l’auteur[16] l’inconscient était le « maillon manquant » entre psychique et somatique.
Qu’en est-il de la somatisation pour la psychanalyse ? Ne pourrait-on pas la décrypter comme un passage à l’acte du fantasme sur l’organe dans une jouissance inconsciente ?
Jean Oury pourra définir le corps comme une limite c’est-à-dire le « je ne suis pas tout partout ».
Dans une perspective psychanalytique « le corps apparaît comme le lieu d’où se déploie progressivement la subjectivité[17] ». Les soins de l’enfant s’accompagnent de plaisir, de désir, d’excitation et se déplient ainsi dans une dimension érotique. Un second corps apparaît issu du corps biologique, un corps érotique issu d’une « subversion libidinale des fonctions physiologiques[18] » générant une affectivité érotique. Un stigmate de la naissance ou vestige de la première « coupure » du corps, le nombril, « le nombre IL », le un en plus, fait entrer l’enfant dans le monde du nombre.
Ainsi à côté du corps organique, il existe donc un autre corps, un corps boitant, magistralement représenté dans « le corps imaginaire » de Molière, un corps de l’économie pulsionnelle, libidinale, narcissique.
Ce corps définit par la dimension érogène évoquée dans les Études sur l’hystérie est un corps qui ne se réduit pas à l’organique, mais un corps souffrant et jouissant sous l’effet des processus inconscients, corps animé d’une conflictualité psychique entre pulsions de vie et pulsions de mort.
L’hystérique invente une anatomie et défie le discours médical avec son corps : un bras peut être paralysé sans répondre aux lois de l’anatomie organique. Dans la cécité organique, l’œil fonctionne mais ne voit pas. Un conflit s’instaure dans l’organe, entre la fonction d’observation animale du monde extérieur, fonction organique de conservation, où regarder s’entend au sens de « se garder de », et l’utilisation de l’œil dans un plaisir voyeuriste de l’être parlant. Tout organe apparaît avec deux fonctions organiques et sexuelles.  Pierre Janet qui déniait le réel sexuel ne pouvait que décrire la dissociation sans en comprendre le sens, à savoir le conflit sexuel. Notons l’absence de plaisir voyeuriste chez l’animal. Pour Freud, l’homme ne pourrait servir « deux maîtres à la fois ».  Ayant mal usé de cet œil, le sujet cesse de voir par culpabilité.
L’hystérie donc apparait comme le lieu du corps où un événement « se répète » et renvoie à un autre lieu du corps. Situation rencontrée également chez l’hypocondriaque, malade réel et non imaginaire, mais du corps pulsionnel. Ce corps mène une vie libidinale. À travers la satisfaction des besoins s’installe une satisfaction pulsionnelle. Le nourrissage est un besoin sur lequel s’étaye un érotisme oral et le corps entier et ses orifices devient une « poudrière pulsionnelle » selon l’expression de Paul-Laurent Assoun.
L’analyste s’intéresse aux dysfonctionnements entre le patient, son corps et l’autre. Le sujet est en quelque sorte malade de l’autre. Depuis Freud des circuits pulsionnels, narcissisés, projetés et fortifiables se substituent au corps avec un grand C. Plus de corps, plus d’inconscient du corps. Ce corps pulsionnel ignoré par la médecine, demeure en crise permanente du fait de la répression pulsionnelle qui fonde la culture.  
Depuis le père de la horde primitive, ce Père orang outang, « pérorant outang » de Lacan qui se jouissait sans entrave, le corps est coupé de sa jouissance. Certes le corps pervers tente d’y revenir sporadiquement sur le mode d’un « pauvre diable » dit Freud.
Quelle serait l’approche lacanienne du corps ?
Pour Lacan, le « parlêtre » a un corps à la différence du psychotique qui en est dépourvu, être sans parole, incapable de relier les organes et leurs fonctions, suspendu à la jouissance de l’autre.
Ce corps du « parlêtre » tramé dans sa structure langagière, n’est jamais un ensemble biologique mais d’emblée le résultat du « nouage » réel, symbolique, imaginaire.
Le corps réel s’exprime par ses caractéristiques personnelles génétiques, couleur de peau, problème de vision… C’est une chair vivante, traversée par des sensations de plaisir, de douleur et animée d’une pulsion de jouissance non abordée par le discours de la science.
Les somatisations affectent le réel du corps. L’uvéite répond bien à une infection bactérienne ou virale, mais le désir du sujet déclenche-t-il le virus dont il est porteur sain ? Désir de ne pas voir ?
Le corps imaginaire présente en plus du corps réel anatomique, une enveloppe limitante et limitée construite dans le miroir. Au stade du miroir le spéculatif s’enchevêtre avec le langagier, le symbolique : « c’est toi » et « c’est moi », faisant du corps imaginaire une surface de projection d’affects.
Médecine et psychanalyse abordent ce corps avec une approche de discours différents.
À la demande de certains patients qui souffrent dans leur corps et leur psychisme, le médecin reste sans réponse.
Ainsi se rencontrent des conversions symboliques ou des manifestations hypocondriaques sans lésion, qui n’affectent pas l’organisme
Le corps symbolique est le cadavre qui « ne jouit pas sauf dans les films justement dits d’horreur »[19]
Déjà avant sa naissance le corps de l’enfant est tramé de mots, de projections diverses de son entourage lui désignant entre autres sa place générationnelle. Ces signifiants constitutifs de l’inconscient évident le corps de sa jouissance. Celle-ci se niche dans les enclaves que sont les zones érogènes.
Les signifiants lestés d’affects qui s’expriment dans la demande et donc du désir de l’autre, peuvent être à l’origine des troubles fonctionnels affectant le corps sans lésion. On pourrait dire que « le corps est parlé » pour signifier l’impact de la parole sur le corps. Le corps est le lieu de la parole signifiante qui s’exprime à titre d’exemple dans l’expression « accouche » ! Corps et paroles sont liés
On pourrait s’interroger sur le devenir actuel de ces corps exposés dans le social, de ces nombrils à l’air, symbole du moi, expression du centre d’un monde omphalique et de l’attention, dans un narcissisme de type exhibitionniste, enfin de ces corps que l’on peut s’approprier, se monnayer dans l’univers de la procréation, ces corps scarifiés, expression
quasi psychotique où la jouissance semble prévaloir sur le désir. 
Le discours social fédérant semble s’évanouir au bénéfice d’une variété de revendications qui ne peuvent se dialectiser, d’un éclatement du corps social et de la disparition des limites. Le discours capitaliste dominant œuvre-t-il sur l’élaboration des subjectivités ? L’apparition non négligeable du transgenrisme s’exprimant sous l’aphorisme « je suis ce que je dis » ne signe-t-il pas un nouveau rapport au corps sans repérage identitaire (hier celui-ci était organisé à partir d’une reconnaissance de soi par l’ « Autre »), en lien avec ce que Charles Melman[20] nomme une « nouvelle économie psychique » ?
Si pour Freud « les artistes nous précèdent », comment penser ces structures géantes en cire d’Urs Fischer fondues chaque jour à l’exposition Pinault ? Inconsistance de corps évanescents ?
Que dire de la pratique artistique d’Abraham Poinwheval enfermé plusieurs jours dans du minéral au Palais de Tokyo ? Un moi cuirasse supplantant une enveloppe contenante psychique défaillante ? La représentation du corps pourrait faire place aujourd’hui à sa présentation, à ses déchets, de nature à sidérer le spectateur. Les effets de bordage du symbolique apparaissent chancelants.

Entre deux symptômes

L’étymologie de symptôme, sumptôma nous renvoie à une coïncidence, sun à ensemble, en même temps et ptosis à chute.  En tant qu’il fait événement, le symptôme est au carrefour des deux champs médical et psychanalytique. Comment décliner cette notion complexe empruntée à la médecine et qui se déploie dans chaque domaine ?

– Approche somatique du symptôme 

L’Académie nationale de médecine de 2023 définit le symptôme comme une « manifestation pathologique perçue par le malade, par opposition au signe constaté lors de l’examen ». Le signe apparaît donc comme une manifestation objective distincte du symptôme qui est la perception et la description par le malade de diverses sensations.
Pour la médecine ou la psychiatrie le symptôme qui s’exprime par une voie anatomique, est un observable de l’extérieur par le praticien. C’est l’ensemble des signes cliniques qui traduisent une dysfonction organique, par une lésion liée à un processus morbide sous-jacent.
Les signes ou symptômes peuvent se regrouper en syndromes qui constituent un tableau clinique d’une maladie.
La médecine par un double traitement symptomatique et étiologique va tenter de traiter la cause d’origine organique, héréditaire, ou environnementale, en vue d’un retour à la situation antérieure au dysfonctionnement, mais ne traite pas l’effet de vérité du sujet qui refusée s’exprime sous forme d’un symptôme somatique.

– Approche psychanalytique du symptôme 

« Commencez par ne pas croire que vous comprenez »
Lacan

Notons que dans le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.B. Pontalis le symptôme ne figure pas dans la liste alphabétique. Il est mentionné à l’occasion des formations de compromis, réactionnelle et substitutive.
Pour Freud le symptôme apparait comme le substitut de représentations, le mode d’expression déguisé d’un désir inconscient insupportable, enraciné dans la sexualité infantile, désir refoulé qui peut désormais réinvestir le champ de la conscience en étant acceptable.
Explorons succinctement ces trois types de formation citées précédemment qui participent du symptôme.
. Formation de compromis
Le symptôme apparaîtra comme un mode d’expression d’un désir inconscient refoulé. C’est un mode d’expression en formation de compromis entre le désir inconscient et les exigences défensives qui s’expriment dans les lapsus, les rêves, les actes manqués, le mot d’esprit. Pour Freud, les symptômes hystériques étaient des messages codés tels des « hiéroglyphes » adressés par le sujet à qui voudrait bien les entendre, espérant et craignant simultanément que cet autre puisse également les déchiffrer. Le symptôme hystérique dans sa dimension corporelle et théâtrale est l’accomplissement d’un compromis entre le besoin de satisfaction et celui de punition devant témoins.
Le sujet entretient une ambivalence par rapport à son symptôme. Paradoxalement, il a du mal à s’en séparer, il tient à le garder, car c’est là que le désir trouve à s’y satisfaire en lui apportant une étrange satisfaction. Cette souffrance qui le satisfait est un compromis. C’est mieux que rien dans son économie psychique.  Ainsi s’exprime la capacité de résistance du symptôme. À l’inverse de l’approche médicale, symptôme et cause ne sont pas séparés. Le symptôme porte en lui-même la cause dans la structure de la syntaxe de la langue. Éradiquer le symptôme c’est découvrir son sens crypté. Trouver l’événement traumatique c’est trouver la cause du symptôme, « les symptômes sont des signes commémoratifs d’événements traumatiques » disait Freud en 1909. Cette révélation de savoir participe à lever le refoulement et libérer le sujet de sa souffrance.
. Formation réactionnelle
« En termes économiques la formation réactionnelle est un contre investissement d’un élément conscient, de force égale et de direction opposée à l’investissement inconscient. »[21]
L’étude des mécanismes de la névrose obsessionnelle conduira Freud à repérer la trace d’un conflit défensif dans le symptôme. Ce mécanisme de défense est manifeste dans le « caractère anal ». C’est une attitude qui s’oppose à un désir refoulé dans l’inconscient et en réaction à celui-ci. Les attitudes conscientes du sujet sont contraires à son inconscient. Ainsi l’excès de pudeur pourra s’opposer à des tendances exhibitionnistes, le désir inconscient de saleté peut entraîner une névrose obsessionnelle visant à une propreté abusive.
. Formation substitutive
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud assimile les symptômes névrotiques à des formations substitutives. Ces formations comme les actes manqués, les traits d’esprit, remplacent les contenus inconscients. Elles désignent le retour du refoulé suffisamment changé pour ne pas être reconnu par la censure.
Ces substitutions sont d’une double nature : symbolique par déplacement et condensation d’une part et économique en apportant une satisfaction dans le remplacement de tensions liées au désir inconscient, par une autre. Cette hypothèse de la substitution comme mécanisme de formation du symptôme hystérique se retrouve dans tous les cas des études sur l’hystérie rapportés par Freud. Le cas Miss Lucy R. est emblématique. Freud suppose que le symptôme d’hallucinations olfactives présentée par la patiente relève d’une substitution de ce qui fut à l’origine une perception olfactive par une perception subjective. De même la phobie du cheval chez Le petit Hans relève de la substitution du péril de la castration en celui de la morsure.

Contrairement au champ médical, en psychanalyse le symptôme qui est d’abord un phénomène subjectif, constitue non le signe d’une maladie mais l’expression d’un conflit intérieur, et s’exprime par une voie sémantique et non anatomique. C’est un rapport au langage, (« le mal à dit »), un bégaiement du corps. Quand le langage est suspendu, l’organe prend la parole.
Lacan parlera d’une dimension de « jouissance » du symptôme. C’est la solution singulière de résolution pour le sujet à sa condition d’être parlant, c’est-à-dire d’être entré dans le langage.
Cette entrée dans le symbolique, implique de facto quelque chose de l’ordre de la division puisque l’on est « représenté par un signifiant pour un autre signifiant », et confronte le sujet à une dimension de l’impossible tant sur le plan de sa sexualité qui abandonne son statut d’instinct, que son rapport à la mort « qui est du domaine de la foi » dont il est conscient mais qui reste néanmoins un impensable. Le symptôme est dû à un rapport à la langue. Lacan utilise la métaphore de la passoire, pour signifier que l’eau du langage laisse au passage quelques détritus avec lesquels l’enfant va jouer et devra se débrouiller en entrant dans le monde du langage. Cette entrée dans le langage advient dès lors que le besoin oral est insatisfait. L’appel « maman » pour l’enfant signifie par cette nomination, le « mot étant le meurtre de la chose », non seulement l’absence mais le premier nom de la perte.
La jouissance du symptôme est alors en lien avec la notion de « lalangue » ou langue maternelle entendue par l’enfant dans sa jouissance sonore. Pour Lacan, le symptôme éclaire, outre son statut de signe qui réfère à la sémiologie, celui d’une vérité qui témoigne de ce qui ne va pas dans le réel, « la vérité est cause du symptôme ». L’hystérique manifeste ce qui ne va pas entre l’homme et la femme et pour elle dans son rapport à la féminité.
Le symptôme dit-il, « c’est ce que les gens ont de plus réel » et qui conduit à l’entrée en analyse. Les grandes œuvres illustrent la dimension du réel inconscient pris dans la fiction littéraire : « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horacio, que n’en rêve votre philosophie » Hamlet de Shakespeare.  Un rappel de l’artiste qui « précède toujours le psychanalyste ».  Si le symptôme freudien se guérit, le « sinthome » définit comme le noyau du symptôme, « le trognon du réel » qui ne chute pas, résiste à l’analyse et il doit trouver sa fonction. 
La psychanalyse pour Lacan[22] consistera à « tirer au clair la conscience dont vous êtes le sujet » induisant un double effet, celui de l’élucidation et celui du changement.
Le symptôme qui vient de l’inconscient s’adresse à l’autre. Nous en sommes destinataires dans le transfert. Là où Buffon écrivait « le style est l’homme même », Lacan[23] dès l’ouverture de ses Écrits sera soucieux d’accentuer la citation, « le style c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse ? », pour souligner l’importance qui consiste à prendre l’autre en compte d’où le discours nous revient.
Beaucoup de sujets rencontrent dans leur vie des obstacles intérieurs qui les privent d’une réalisation de leur désir, que ce soient des inhibitions au travail ou dans leur vie érotique et sentimentale. Ces signes de l’inconscient entrent dans la répétition. Le symptôme plainte qui fait souffrir le patient, sera à rechercher non pas dans le registre de la conscience mais sur « l’autre scène », celle de l’inconscient, de son désir.
Dans l’inconscient, le sujet ignore être habité par des paroles non confuses mais bien élaborées à l’image de celles de la vie diurne, qui le guident à son insu. Le sujet participe ainsi à son symptôme, lequel apparait double dans sa dimension manifeste, ce qu’il dit, ce qu’il donne à voir et sa dimension latente, ce que ces dits expriment c’est-à-dire un désir inconscient refoulé en opposition avec les exigences de l’extérieur. Le sujet se trouve divisé par ce symptôme.
Dans son séminaire « oupire », Lacan définit le symptôme, structuré par le processus métaphorique du langage, comme lettre à la jonction du symbolique et de la jouissance. La lettre est le résultat d’un signifiant refoulé qui fait retour incomplètement et revient avec sa charge de jouissance. Ainsi le V romain nominateur (expression des jambes écartées d’une femme) dans L’homme au loup  est un marqueur qui a pris sa source dans le signifiant originaire refoulé et marque la rencontre (« troumatique ») avec le réel de la scène primitive.
Chez un contemporain, où la jouissance prend toute la place, la demande et le symptôme devront quelquefois être élaborés en amont du travail analytique. Il est plus facile en effet de se détourner de la question de la castration pour des sujets sans demande, et de s’en remettre à l’Autre médical. Il s’agira d’accueillir le patient là où il en est, pour le conduire progressivement vers l’élaboration d’une demande, en renonçant à la dépendance, à la non-soumission à l’autre, pour accéder à la position de sujet désirant.

En guise de conclusion

Une expression de la psychopathologie de notre hypermodernité ou un symptôme sociétal : Le transgenrisme.
Les affirmations identitaires sexuelles s’intensifient, entraînant les individus vers l’illusion d’une « maîtrise du moi en sa demeure ». Le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le « ressenti », aurait augmenté de 1000 à 4000 % sur une période de 10 à 15 ans.[24]  Comment accueillir ces nouvelles demandes de transition de genre ? Au-delà de l’interrogation sur le sens de ces dérives du transgenrisme chez les mineurs, ce phénomène illustre à ce jour une différence d’approches médicales ou psychiatrique et psychanalytiques.
Arte a diffusé en décembre 2020 un documentaire, Petite fille, de Sébastien Lifshitz qui présente le vécu familial, le diagnostic et le traitement de la dysphorie de genre chez les enfants. Nous emprunterons à l’ouvrage cité de Caroline Eliacheff et Céline Masson, quelques extraits des paroles de la mère de Sacha et du discours médical.
La mère de l’enfant déclare à plusieurs reprises « avoir toujours souhaité avoir une fille ». Réponse péremptoire de la pédopsychiatre : « ça n’a rien à voir ». Le diagnostic de « dysphorie de genre » est posé comme une évidence, et un rendez-vous est programmé avec l’endocrinologue pour préparer le protocole de changement de sexe. Aucune investigation sur l’assujettissement possible de Sacha au désir de sa mère, aucun temps pour l’élaboration constructive et complexe de la personnalité de l’enfant, aucune attente de l’âge requis de cet enfant et de sa faculté de discernement, aucun temps pour interroger le symptôme et aborder la question de la vérité chez cet enfant en souffrance, sans s’opposer pour autant à son projet de transition. Le psychanalyste est dans une autre temporalité plus longue et dans un autre champ que celui de l’agir.
Un autre psychiatre cité dans l’ouvrage conduit les parents qui exprimaient un doute sur l’urgence de la prise en charge au dilemme suivant : « Monsieur préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? »
Le risque suicidaire est agité, évinçant toute réflexion sur la radicalité du traitement.
Ainsi dans ces situations, la transidentité est appréhendée par la médecine ou la pédopsychiatrie non pas comme un symptôme psychique à entendre, à interroger dans toute sa complexité, mais comme un fait social à accompagner qui signe d’une part, l’autodétermination de l’enfant, le non-dépassement du stade de la toute-puissance infantile chez certains adultes et certains médecins qui peuvent être aveuglés par un savoir absolu, au détriment du patient.
Il s’agirait en quelque sorte pour la science de tendre vers une jouissance toujours plus satisfaisante, d’offrir un pouvoir du « tout possible », de l’ubris, du « plus de jouir » au-delà du principe de plaisir, ouvrant la voie à la libération de forces mortifères à bas bruit, autorisant l’abolition de la castration qui ouvre au désir, l’abolition des limites spatio-temporelles symboliques, l’abolition de la différence conflictuelles des sexes.
Faut-il rappeler que rester humain consiste à se soumettre aux interdits fondamentaux et accepter le renoncement à la toute-puissance par l’intériorisation des limites ?  Sans limite, nous ne sommes plus dans l’humanité mais dans la nature, « un homme ça s’empêche » disait Camus. Il s’agit d’engager ses pulsions dans des destins de sublimation ou dans des formations de compromis.
Le transgenrisme qui n’est pas sans évoquer l’hystérie du 19e siècle dans sa difficulté à déterminer l’objet de son désir, à se demander toujours qui aimer, dans une ambivalence des jeux de rôles actif- passif, masculin-féminin, maître-esclave, voire à confondre le pénis et le phallus, n’est-il pas un symptôme qui s’inscrit dans des dérives identitaires dans un moment caractérisé par une profonde crise de la rationalité ? Un symptôme d’une nouvelle pathologie ou d’un désordre psychosomatique en lien avec notre modèle civilisationnel dominé par le discours du marché dérivant le désir sur la demande ? Un cas limite ou limite de la psychanalyse, où face au moindre malaise psychique la médecine et la technique répondent présents ? Quoi qu’il en soit s’ouvrent des pistes d’investigation pour la psychanalyse.
Dans une approche analytique, il s’agira de faire exister et émerger le sujet dans son lien à la parole et la jouissance du corps. La pratique de l’analyste, instrumenté de la métapsychologie peut se décliner dans trois dimensions pour questionner le processus psychique :  dans quelle topique (préconscient- conscient-inconscient, ça -moi -surmoi), quelles sont les forces en tension, quelle dynamique de conflit, quelles quantités investies ou déchargées dans cette économie ?
Ce phénomène actuel pose la question de la subjectivité, voire de l’engagement de l’analyste.
Paul-laurent Assoun[25] fait remarquer qu’au Collège de France les enseignants-chercheurs le sont à la première personne en engageant leur subjectivité, qu’ils sont à ce titre en affinité avec la démarche freudienne, et de rappeler la citation de Freud « Quand on est chercheur il faut être sanguin dans l’effort et critique dans l’examen. »
Sur un autre registre Lacan invite l’analyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque ».
Freud rejoignait la subjectivité de son époque en qualité de lecteur de romans de son temps, « la clinique se lit comme un roman » pouvait-il déclarer. Lacan influencé par le nouveau roman (Joyce, Duras) et la littérature chinoise tentait cette visée.
Ainsi l’analyste doit être en rapport avec son temps mais pas dans l’air du temps qui « imaginarise » les problèmes.
Une adaptation à l’esprit du temps serait problématique et signerait une dégradation de l’éthique psychanalytique. L’analyste doit rester à l’écoute de la réalité psychique de ses patients déboussolés par absence de repères identitaires exprimés par le « je suis ce que je dis » dans le rapport au corps. L’analyste qui occupe la place symbolique du grand Autre ne doit pas abolir l’acte de résistance à ces dérives performatives, à ces tendances à évacuer la question de la castration et du sexuel, soutenues par des dérives de thérapies perméables au wokisme d’outre Atlantique.
En d’autres termes, l’analyste ne doit pas être garant d’aucune façon de l’ordre moral, mais au service du sujet, du déploiement de sa vie psychique, du primat de son désir. La psychanalyse rappelle ce primat du désir sur lequel il y a lieu pour le sujet de « ne pas céder » et ne peut que résister à cet idéal actuel de jouissance, obstacle au désir. « La psychanalyse est politique »[26] ou éthique en cela qu’elle ne peut être indifférente à l’évolution d’une société, où une clinique du refoulement cède la place à une clinique de la jouissance mortifère, qui appellera demain un maître pour réguler cette jouissance et accéder à la culture.Évolution où la loi du père s’est effacée créant une crise du signifiant père.  « Se passer du nom du père à condition de s’en servir » serait le but de la psychanalyse pour Lacan.
Évolution où la transmission s’efface par absence d’adultes responsables : le dé-baptême envisagé d’une crèche Anne-Frank en Allemagne au titre que « l’histoire de l’adolescente d’origine juive est difficile à comprendre pour des petits enfants et des parents issus de l’immigration », pose la question du lieu de description de la mémoire collective ainsi brocardée.
Évolution qui conduit à un enlisement assuré par faute de temporalité, de fondation commune, de pusillanimité dans bien des secteurs, pour l’illusion d’une paix sociale.  

                                          « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. »
Freud, 1939.

Guy Decroix – Janvier 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Christophe Dejours, Le corps entre biologie et médecine, Payot, 1986

[2] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2023

[3] François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard, 1981

[4] Sigmund Freud, « Encyclopédie de la sexologie humaine en tant que science de la nature et de la culture » 1923

[5] Cité par Aziza Claude, « Freud archéologue », in l’Histoire, septembre 2000, n° 246

[6] Jacques Lacan, « Télévisions », Autres écrits, 1973

[7] Christian Fierens, Le discours psychanalytique, une deuxième lecture de L’étourdit de Lacan, Erès, 2012

[8] Georges Canguilhem, « La connaissance de la vie », Paris, Vrin, 1965

[9] Jacques Lacan, Conclusion du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur « La transmission », paru dans Les Lettres de l’École,   1979, n° 25, vol. II, p.219-220.

[10] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à Wilhem Fliess, Paris Puf, 2006, p 593.

[11] Ornicar ? bulletin périodique du champ freudien, 1979, numéro 19

[12] Vassilis Kapsambelis, Le schizophrène en mal d’objet, PUF, 2020

[13] S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie, Vienne, 1895, trad. A. Bernard, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse » 1956, p.25.

[14] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[15] Alain Vanier, « le corps entre psychanalyse et médecine » Youtube 2021

[16] Lettre de Freud à Groddeck du 5 juin 1917, le ça et le moi, Gallimard, 1977

[17] Christophe Dejours, corps et psychanalyse, L’information psychiatrique, 2009

[18] Ibid.

[19] Patrick Valas, Essai sur le corps dans la biologie la médecine la psychanalyse, 2014

[20] Charles Melman, l’homme sans gravité, Denoël, 2003

[21] Jean Laplanche, Jean-Berttrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1964

[22] Jacques Lacan, Séminaire Livre XX

[23] Jacques Lacan, Ecrits, Editions Seuil, Paris 1966

[24] Caroline Eliacheff, Céline Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, Ed. L’Observatoire, 2022

[25] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[26] Jean Charles Bettan, « La psychanalyse est politique », Youtube 2023

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II

Guy Decroix – Avril 2023                                              

Illustration pour la pièce de théâtre « Rhinocéros » de Ionesco jouée au nouveau cabaret d’Okan Bayülgen

   

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat »
Hannah Arendt, La crise de l’éducation extrait de la crise de la culture

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – Partie II

Sommaire

            Avant-propos

          I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société

  1. L’université
  2. Les institutions
  3. La culture
  4. Les médias et l’art
  5. Les entreprises
  6. La politique
  7. La « théorie du genre »

          II Approche psychopathologique psychanalytique

  1. Une faille narcissique
  2. Une orientation obsessionnelle et narcissique
  3. Couple masochiste-paranoïaque

           III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité

Avant-propos

La « culture woke » et la « cancel culture » sont des oxymores dans la mesure où elles œuvrent à saper les fondations culturelles telles que la langue, le Droit, le patrimoine, les arts et traditions.
Le sujet est affecté dans son économie psychique, par ce mouvement idéologique identitaire qui éradique l’Histoire, essentielle pour l’élaboration du sujet et de la civilisation. « De tous les besoins de l’âme humaine… le plus vital qui soit est le besoin du passé et de sa transmission[1] » nous rappelle Simone Weil.
Pour Bérénice Levet[2], cette Histoire n’était déjà plus transmise depuis longtemps au nom de la liberté, jetant les individus dans un vide identitaire, où se sont engouffré toutes les identités singulières, « Ils se sont fait dévots, de peur de n’être rien » disait Voltaire à d’Alembert. Ainsi, chacun s’est fait femme, trans, noir, musulman.
L’usage actuel du signifiant « identité », pourrait être réduit à un sens politique comme le fait remarquer
Clotilde Leguil[3] et tendrait ce faisant à faire disparaître les identifications qui impliquent la dimension du sujet d’une part, et un risque de soumission au discours de la foule, évoqué par Freud[4] d’autre part. Le discours d’un « nous » communautaire, de genre, de sexe, de religion, de culture serait une réponse à l’angoisse de l’uniformisation des mœurs comme le fait remarquer l’auteur, mais on assisterait alors à une forclusion du « je » comme acte de parole. Alors sur le divan, émergent des récits d’exclusion, d’agressions, de conflagrations, d’effacement des repères et limites, de perte de repères dans les familles où les relations amicales se clivent en raison de discordances de valeurs. De nouvelles pathologies juvéniles telles les addictions, scarifications, errance subjective, et de nouveaux habits de la demande dans la question de changement de sexe, ne sont pas sans lien avec ces idéologies identitaires développées et amplifiées par les réseaux sociaux. On assiste à une sorte de contagion virale à l’instar de l’hystérie du dix-neuvième siècle. Roland Gori[5] avance l’hypothèse que nous sommes devenus les nouveaux esclaves des actuelles technologies d’un post-modernisme où l’exploitation est désormais remplacée par l’addiction. La haine, la fragilité d’un moi souvent exhibé, s’invitent dans le cabinet du psychanalyste à qui on demande réparation. L’expérience de l’analyse devrait faciliter le dépassement de ce narcissisme par une dimension symbolique, le sujet de l’inconscient.
De surcroît notre société est tentée par l’isolement, l’espace sûr (safe space) d’un entre nous où l’on fuit l’altérité, le jugement, l’attitude jugée offensante pour des minorités ethniques, sexuelles. Forme de ségrégation peu « inclusive » et fraternelle. Aux États-Unis beaucoup recherchent un analyste inclusif, porteur du même vécu ou sensibilisé aux questions liées aux noirs, femmes, gays ou musulmans… De plus en plus de patients sont en quête d’un thérapeute qui leur ressemble. Rechercher un frère, une sœur, un coreligionnaire, dans une logique communautaire, sans doute pour éviter l’altérité et les méandres du désir est pure illusion, car le désir qui est du registre de la métonymie, se soucie peu de la sociologie et « court comme le furet » disait Lacan.
Enfin cette nouvelle idéologie affecte les rapports entre les générations. Dans un article du journal le Monde, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov[6] », la parole des enseignants est remise en question. Pour certains étudiants, « Les professeurs aurait besoin d’une mise à niveau » au prétexte que l’un d’eux aurait confondu « transsexualité » et « transidentité », lors de la présentation par un étudiant d’un jeune trans. Émergence d’étudiants vigiles de la bien-pensance.
La société est également contaminée dans ses différents secteurs, par le pouvoir à l’œuvre du mouvement woke et la « culture de l’annulation » (cancel culture) qui pénètre toutes les sphères, par le prisme des identités particulières et victimaires dans l’espace public. Le wokisme apparaît comme une utopie anti-européenne née de la volonté d’éradiquer le passé des « privilèges » de l’ancien monde et qui s’exprime dans son anhistorisme. Si le marxisme pénétrait hier les sphères intellectuelles, aujourd’hui les élites économiques culturelles et politiques se convertissent au marché et au wokisme. Pour Jacques Julliard[7], nous assistons à une troisième glaciation, qui vise à combler un certain vide idéologique après les faillites du stalinisme et du maoïsme.

          I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société

1. L’université

« Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires »
Georges Orwell

Classiquement, l’université demeure l’épicentre des turbulences d’étudiants, jeunes, inexpérimentés à la complexité de la vie et prompts à s’enflammer et se radicaliser pour toute cause. Elle était traditionnellement le lieu de la disputation, de la recherche procédant par réfutations successives comme l’a démontré Popper, de l’échange d’arguments pour tendre vers une vérité objective et une transmission de la culture, opposée à la religion et à la magie qui n’est pas une science (épistémè) mais une technique (technè). Or, le wokisme, infiltré dans l’université apparait pour Jean François Braustein[8] plus comme une religion sectaire prosélyte qu’une idéologie. Nous retiendrons la religiosité plutôt qu’une nouvelle religion faute de perspective de salut. Dans une émission de France Culture, Jean François Braustein[9] professeur émérite, rapporte sans risque pour sa carrière, que « l’université est prise en main par les militants… et ne transmet plus notre héritage culturel » et de citer l’annulation d’un séminaire à Paris 1 « l’énigme du transsexualisme » au motif que l’énigme renvoie à curieux et transsexualisme ramène au sexe. Dans le même registre, autre annulation à Sciences Po de deux séminaires « Biologie, évolution et genre », sur la théorie de l’évolution, pour une approche biologique de la différence des sexes. « J’ai compris » dit l’enseignant Leonardo Orlando[10] « que Darwin est tabou, y compris à Sciences Po ».  Sous la pression de l’Europe, l’université et les grandes écoles doivent proposer des formations, sur le racisme, les mouvements LGBT+, le handicap, les violences sexistes et sexuelles, les orientations sexuelles et identité de genre, consignées dans un « Kit de prévention des discriminations de l’enseignement supérieur » de décembre 2021, rédigé en écriture inclusive.
Précisons que cette « religion » de l’ultra calvinisme ne connaît pas le pardon, le salut pour « le blanc ». Xavier-Laurent Salvador[11] maître de conférence à Paris 13, habilité à diriger des recherches en ancien français, note qu’en 2000 aucune thèse ne référait aux notions de genre et de race. En 2022, la théorie de la race et du genre avec 40% des thèses devient un fondement de l’université en tant qu’elle use de grille de lecture pour toutes les disciplines, à l’image des « studies », mouvement de rébellion contre toute domination de race, de sexe, de « blanchité ». En revanche ces grilles de lecture ne seront pas appliquées à d’autres sociétés que l’Occident.
Certains universitaires rejoignent ce courant dominant et s’investissent dans « le Moyen Âge transgenre » ou la « sexualité queer de William Shakespeare ».
Le colloque récent à la Sorbonne « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » aura mis en lumière les dérives du wokisme. On aura noté une négation revendiquée des critères de rationalité (respect des faits et sources, argumentation et interprétation cohérente), une mise en cause de la biologie, où rappeler l’évidence de deux sexes est réactionnaire, ouvrant ainsi le débat au profit du ressenti et de l’identité. Dans ce contexte, la rationalité est renvoyée à « l’a priori » blanc et occidental. L’entreprise de déconstruction obnubilée par le genre, pointe « Les Lumières » prétendument responsables de la colonisation. A ce titre il faut « décoloniser la lumière » (sic). Les mathématiques genrées, marquées par la masculinité, racistes, également à décoloniser conduisent à faire fi de l’exactitude des résultats en mathématique. On assiste, en dernière instance, au retour d’autres préjugés racistes : aux blancs, la raison et l’esprit scientifique, aux autres, le sentiment et l’authenticité. Seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti, de cette idéologie de la toute-puissance du « ressentisme », qui en se substituant au réel se soustrait à toute réfutabilité. Dans cette philosophie de la connaissance, la logique est toujours raciste. Le savoir n’assurerait plus désormais un référent commun de nature à étayer le lien social.
Le radicalisme de ce mouvement en France exerce une censure sauvage : Alain Finkielkraut invité à Sciences Po pour une conférence intitulée « Modernité, héritage et progrès » aura subi les pressions d’un groupe « antiraciste ». Cette conférence aura été annulée et reprogrammée rue de l’université sous haute protection policière ; Sylviane Agacinski, connue pour son opposition « au marché de la personne humaine » devait intervenir dans le cadre d’une conférence-débat parmi d’autres universitaires à Bordeaux, sur le thème de la « reproductivité » de l’être humain. De violentes menaces l’ont conduit à l’annulation de cet événement. 
Depuis 2021, les étudiants de Sciences Po Poitiers peuvent suivre des cours de sociologie de la race tels les principes du constructivisme racial, la blanchité de l’hégémonie raciale. « Nous voulons un pluralisme dans les enseignements et nous y veillons[12] » déclare l’école.
L’Institut d’études politiques de Lyon organise pour la 3e année une semaine obligatoire et sanctionnée « Genre et inclusion sociale » sous forme de cours et ateliers. La commission scientifique de Sciences Po Lyon a attribué en février dernier le prix du mémoire pour un travail intitulé « Quitte à être mère autant être lesbienne », et le sujet de partiel de janvier était ainsi rédigé : « Les citoyen.nes.s ont-iels le pouvoir en démocratie ?[13]». Enseignerait-on à Sciences Po, via l’écriture inclusive et la volonté de visibilisation, confondant réel et conventions graphiques, que Enée héros troyen et Orphée poète troyen étaient des femmes et que la princesse Psyché était un homme ? Écriture inclusive, qui vient après son emploi dans les circulaires de la mairie de Paris d’être gravée dans le marbre « Conseiller.e.s et Président.e.s » pour rendre hommage aux anciens présidents du Conseil et conseillers de Paris.
Les États-Unis sont particulièrement contaminés : Mathieu Bock-Côté[14] évoque l’insurrection des étudiants de Cambridge contre la célébration du 250e anniversaire de Beethoven au motif que le compositeur de la Sonate à Kreutzer était « too pale, too mâle, too sale » (« trop blanc, trop mâle, trop rance ») ; à l’université de Minneapolis, les étudiants en médecine ne prêtent plus le serment d’Hippocrate pour soigner leur prochain, mais s’engagent à « lutter contre le privilège blanc, la binarité, et à restaurer les savoirs indigènes ».  Au Minnesota, un professeur d’histoire de l’art a été licencié, à la suite d’une plainte d’une élève offensée, pour avoir montré une peinture médiévale de Mahomet. La professeure avait laissé la possibilité aux élèves de ne pas participer à ce cours. La présidente de l’établissement précise dans un courriel que « le respect des étudiants aurait dû primer sur la liberté académique[15] ».
Dan Goodley, professeur d’étude et d’éducation sur le « validisme » demande aux handicapés de ne pas se rapprocher des normes « valides » en refusant les prothèses, afin de subvertir les normes sociales et d’échapper à « l ‘autonomie, l’indépendance et la rationalité qui sont des qualités souhaitées par le système néolibéral validiste[16] ».
La société américaine d’ornithologie rebaptise cent cinquante oiseaux, au titre de l’inclusivité, et dont les noms référaient à des personnages liés à la colonisation. (Le Monde[17]). L’apport scientifique importe peu dans ce mouvement de destruction. Faut-il rappeler que la recherche n’est pas le militantisme et que tout chercheur doit tendre vers une neutralité axiologique ?

2. Les institutions

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal »
Hannah Arendt

La présidence de la République Française aura nommé à la tête de toutes les institutions culturelles des personnalités aptes à promouvoir la diversité et les minorités.
La commissaire européenne à l’égalité aura prononcé une série de recommandations pour communiquer de manière plus « inclusive » et non discriminatoire, en évitant les noms de Noël (à remplacer par « période de fêtes »), Marie, (Malika and Julio sera préféré à Maria and John), les titres Mesdames et Messieurs, au profit de « chers collègues », les mots citoyen et colonisation. Étonnement, la même institution aura promu une forme de militantisme par la diffusion d’affiches illustrant « la liberté dans le Hijab ». Catalogue de la bien-pensance, mouvement intégriste, délire militant et contagieux, expression de la pulsion de mort. Paradoxe d’un mouvement qui uniformise en défendant la diversité.  Symptôme d’une société malade, éclatée en ses divers séparatismes et qui agit sur la langue en la dévoyant. Seule l’analyse individuelle exigeant temps et travail permettrait à ce jour de revivifier la langue ?

3. La culture

« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude[18] ».
Albert Camus, 1951

Au Canada, prendre la posture du Lotus peut être perçue comme une offense à la culture indienne. Sur le campus de l’université d’Ottawa, des cours de yoga ont été récemment supprimés au titre d’une « inacceptable appropriation culturelle » et « d’une pratique non occidentale ». A remarquer qu’aucun indien n’avait protesté. Illustration d’une conception de la culture qui serait sans source d’inspiration extérieure. Le mouvement Woke ne renâcle pas à la pratique de l’autodafé à l’instar du moine Jérôme Savonarole, instaurateur d’une dictature théocratique à Florence au XVe siècle qui se manifesta à l’apogée de son pouvoir par des « bûchers des vanités » où furent brûlés livres et peintures païennes dont celle de Botticelli. 
Ainsi, Pierre Valentin[19], auteur d’une étude sur le phénomène woke pour la Fondapol relate la cérémonie organisée dans une école pour détruire des livres jugés offensants et porteurs de stéréotypes à l’égard des autochtones amérindiens. Des bandes dessinées ont été « cancellées » comme Tintin en Amérique, Astérix et les indiens, Lucky Luke. « Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire, on essaie de la corriger » déclare la présidente de la commission des peuples autochtones. Dans une vidéo à destination des élèves on assiste à la dispersion des cendres présentées comme un engrais permettant de tourner du « négatif en positif ». Cette cérémonie pseudo religieuse de « purification par les flammes », d’incantation performative, n’est pas sans rappeler les autodafés de l’Allemagne nazie qui constituaient le symbole suprême de la mise au pas culturel. L’étude montre par ailleurs que la volonté de protéger les enfants de ces stéréotypes, de ces idées offensantes, génère une fragilité à la source d’une demande de surprotection, et que la violence deviendrait une légitime défense face à des mots qui heurteraient leur sensibilité. Il ressort de cette étude l’un des paradoxes du wokisme, à savoir la pratique de l’autodafé au nom de l’inclusion ! Ici comme ailleurs, cette notion d’inclusion est particulièrement critiquable.
En contrepoint de l’inclusivité, la nomination du « mariage pour tous » est intéressante car ce mariage s’ouvre à tous les couples quel que soit leur sexe, dans les mêmes conditions d’âge et d’obligations. Dans cette situation, le mariage n’est pas inclusif au sens d’une inclusion des homosexuels en tant qu’homosexuels. En effet, le critère retenu de citoyenneté s’abstrait des spécificités sexuelles.

Après les Dix petits nègres d’Agatha Christie, rebaptisés en « Ils étaient dix » dans sa version française, après le retrait de Autant en emporte le vent à l’affiche du Grand Rex de Paris, après le baiser du prince à « Blanche Neige » accusé de véhiculer la culture du viol, après la requalification des collections de Charles Darwin sous la rubrique « Expéditions scientifiques colonialistes », après l’introduction d’un nouveau personnage, une magicienne trans parmi les sorciers de l’univers d’Harry Potter en réponse à l’accusation de transphobie de la part de l’auteure Joanne Rowling, une nouvelle étape est franchie avec la réécriture de Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Les mots de « blanc et noir », de « gros » trop « grossophobe », de « laid » par trop validistes, « homme nuage » remplacé par « monde nuage » car trop masculiniste, et des phrases entières sont réécrites, jugées offensantes. La « sensitivity reader » ou « relecteurs en sensibilité » veille à toute « discrimination » et à la promotion de l’inclusion. (Les éditions Puffin travaillent en partenariat avec L’« Inclusive minds »). Au-delà de cette forme de révisionnisme, qui prive les jeunes lecteurs de projections imaginatives par la puissance narrative des adjectifs hyperboliques utilisés, c’est une visée égalitariste qui s’impose, en pourchassant tout « ressenti de discriminations ou d’offenses » des minorités de toute nature. Notons à propos du baiser volé de Blanche-Neige, un néoféminisme plus offusqué par cette fiction, que par la réalité de mariages forcés de mineurs d’une part, et une déréalisation de type psychotique confondant l’univers imaginaire et la réalité d’autre part. Dans ce discours victimaire où tout homme est un bourreau, telle jeune fille ne risque elle pas de vivre sa féminité en devenant elle-même bourreau par identification à l’agresseur ? Dany Laferrière, académicien, pionnier de l’antiracisme, accepterait-il de débaptiser son premier roman « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. » ?  Pour Caroline Fourest[20]cette peste de la sensibilité (Rama Yade Ministre de la République se sentait « micro-agressée » par la statue de Colbert) conduit « de la police de la culture à la police de la pensée ». La dictature des ressentis s’installe s’il n’y a de vérité que subjective. Raphaël Enthoven dénonçait déjà en 2020 ces « censeurs modernes », retenus en fonction de leurs spécificités, « enfant d’immigré », bisexuel, sourd, porteuse d’hidjab, pour repérer les incohérences culturelles et stéréotypes dans les manuscrits. Ces censeurs, précisait-il, étaient « l’avant-garde de la peste identitaire ». Cette fiction aura été évoquée dans le roman d’anticipation « l’homme surnuméraire » de Patrice Jean, où le protagoniste se voit contraint d’un projet éditorial étrange, où il doit rendre les classiques conformes aux normes actuelles. Véritable crise de l’humanisme qui avait pour visée l’instruction du passé, via les professeurs intercesseurs de ce passé et l’appropriation des œuvres qui avaient perdurées par leur résonance sur les psychés singulières.
Dans le cadre des violences sexuelles au sein de l’église, la philosophe espagnole Béatrice Preciado devenue Paul Préciado propose dans Mediapart[21]« […] que l’État français retire à l’église la garde de la cathédrale de Notre-Dame à Paris et la transforme en centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans et antiraciste et de lutte contre les violences sexuelles ».
On ne peut que partager le malaise d’Alain Finkielkraut[22] devant le retour d’une « littérature édifiante des Saintes écritures » au service d’une idéologie de l’inclusion diversitaire.

4. Les médias et l’art

« L’inculture est propice à l’emprise et à l’expression débridée des affects et des pulsions qui ne trouvent plus les canaux de leur expression symbolique. Au risque de la désagrégation d’une barbarie nouvelle qui rend le monde insignifiant et vain » 
Jean-Pierre Le Goff

Le wokisme s’insinue également dans les œuvres par le prisme identitaire, diversitaire et minoritaire.
Le musée du Louvre s’ouvre généreusement aux questions de société : un pilier gigantesque des migrants disparus s’érige jusqu’à la pointe de la pyramide du Louvre.
Le wokisme s’empare des séries télévisées françaises. Dans « Il est elle » saison 2020 un jeune garçon sollicite l’accompagnement de ses parents dans la demande de transition qu’il souhaite accomplir. Cette pathologie rare est utilisée pour banaliser un récit légendaire sur le libre choix et la fluidité du genre.
L’actrice Aissa Maiga dans un discours teinté de racisme, à la cérémonie des Césars, déclare, ne pas pouvoir « s’empêcher de compter le nombre de noirs dans la salle ». Au début de l’occupation Tristan Bernard déclarait : « A Cannes, on bloque les comptes et on compte les Bloch ».
Autre actrice, Halle Berry renonce à jouer un rôle où elle devait interpréter un homme transgenre, fait fi de ses talents de comédienne au nom de son identité « cis », et s’excuse en ces termes : « En tant que femme cis, je comprends que je n’aurais jamais dû envisager ce rôle, et la communauté transgenre devrait avoir l’opportunité de raconter ses propres histoires[23] ». Expression de l’impossibilité de créer de l’universel. Adieu complexité des sentiments qui honorent tant d’œuvres. Flaubert écrivit Madame de Bovary sans être une femme. Demain verra la suppression de Médée et Lady Macbeth, chefs d’œuvre de nature à contrarier l’idéologie de la seule domination violente du mâle.
La traduction aux Pays-Bas par une personne blanche, des propos de la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman, à l’occasion de l’investiture de Joe Biden fait polémique. Il fallait « confier cette traduction à une femme jeune et résolument noire[24] » déclare une journaliste néerlandaise. Au nom de l’appropriation culturelle chacun doit être renvoyé à son statut épidermique.
La tragédie d’Eschyle « Les suppliantes » s’est vue censurée à la Sorbonne au motif d’apologie de racisme, de colonialisme et pour utilisation de blackface, alors que cette œuvre ouvre l’opportunité d’un travail, d’une réflexion sur l’accueil des migrants. Le passé n’est plus mis à distance et la « cancel culture » voit le passé avec les lunettes du présent dans une isographie historique.
Pour avoir critiqué la jeune suédoise Greta Thunberg défendant la « cause écologique » sur une grande chaine de radio publique, Pascal Bruckner fut traité par l’un des chroniqueurs de « vieux mâle blanc occidental qui a des problèmes avec sa virilité ». On peut s’interroger sur ce rapport, sinon y voire l’importation d’une idéologie américaine où l’homme blanc est accusé entre autres de la destruction de la planète.
Une « interview [25] » d’un robot conversationnel issu de l’intelligence artificielle « ChatGPT », qui n’est pas sans convoquer de nombreux fantasmes en lien avec l’intelligence humaine, et qui ne reste qu’un modèle prédictif basé sur la statistique, s’illustre dans sa matrice idéologique concernant la théorie du genre et l’inclusivité.
Comme à l’université, une entreprise de rééducation est en marche qui exige ceux que l’on appelle les « blancs » de se renier, rappelant en cela les années sombres du fascisme des années 1930.

5. Les entreprises

« Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage »
Rémy de Gourmont

Après les États-Unis et le Canada, certaines entreprises françaises sont aujourd’hui affectées. Quelques exemples.
Dans son ouvrage « La grande déraison » Douglas Murray[26] rapporte les pratiques des grandes entreprises américaines dont Google, qui fait passer des tests aux postulants, afin d’évincer tout individu qui présenterait des penchants idéologiques non conformes, en répondant à une batterie de questions relatives à la diversité sexuelle, raciale et culturelle. 
Robert Leroux[27] évoque dans son ouvrage, la suspension d’un collègue de l’université d’Ottawa, pour avoir utilisé le mot nègre dans un cours sur l’histoire de la colonisation noire et des peuples opprimés. Partant du principe que les « universités sont des reliques coloniales », il faut « déblanchir » la connaissance comme le produit d’un blanc colonial.
La marque de jouets danoise Lego a déclaré suspendre la promotion de figurines à l’effigie des policiers en solidarité à Black Lives Matter.
Renault Group[28] en lutte contre l’homophobie, la transphobie, la biphobie, déploie un réseau de « référents diversité LGBT+ » dans ses usines en France, et habille ses logos aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Rappelons que pour Auguste Comte « une société ne peut tenir sans religion », or notre modernité individualiste dépourvue de tout principe transcendantal conduit à réduire les individus à des « particules élémentaires » évoquées par Michel Houellebecq. Dans cette vacance, le woke s’installe telle une secte, avec cette volonté d’atomiser, d’essentialiser les sujets, cependant complexes par nature. Cette atomisation de la personne en membre d’une communauté (transgenre, végane, animaliste…) facilite la « gestion des ressources humaines », « le marketing », la rencontre entre les narcisses et une base de données, de « parts de marchés » permettant d’élaborer le produit adapté à chaque minorité. Ainsi se déploie avec aisance le consumérisme dans l’entreprise.

6. La politique

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ».
Albert Camus 1957

Avant d’évoquer quelques politiques qui s’illustrent dans le cadre de « la culture de l’annulation », et qui tendent à faire disparaître dans l’espace public certaines figures emblématiques jugées indésirables, mentionnons l’entretien de notre président à une chaîne de télévision américaine qui déclare en évoquant la « question raciale », qu’il « fallait d’une certaine mesure déconstruire notre propre histoire[29] ». Propos peu conformes à Paul Ricoeur dont notre président se réclame.
Le maire de Rouen a évoqué l’idée de remplacer la statue de Napoléon par celle de la militante Gisèle Halimi. Ce sont deux statues de Victor Schoelcher qui ont été détruites en Martinique, le jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. On a pu lire « Déboulonnons le récit officiel », graffiti à Paris déposé sur une statue de Joseph Gallieni, Maréchal de France, figure de la première guerre mondiale, mais aussi auteur de la décolonisation ! Des militants antiracistes demandent le déboulonnage des statues de Jean Baptiste Colbert, grand ministre de Louis XIV considéré à l’origine du Code Noir. Excusez l’usage de l’écriture en chiffre romain. A Paris, le Louvre et le Musée Carnavalet, ont décidé de supprimer certains chiffres romains dans les expositions. Faute de pouvoir être lu par beaucoup de visiteurs. Autre effacement du savoir.
Le conseil municipal du Blanc Mesnil a décidé de débaptiser le parc municipal Jacques Duclos, désormais nommé Anne de Kiev pour une diatribe homophobe datant d’un demi-siècle. Débaptisera-t-on prochainement les écoles de l’homophobe Robert Desnos, de Voltaire qui dans son Dictionnaire philosophique, déclarait que cette coutume grecque était une honte et une turpitude, l’avenue Dante qui faisait rôtir les « sodomites » dans les flammes de l’enfer dans la Divine Comédie ? 
Une députée EELV qui veut « déconstruire l’ensemble des dénominations » et qui déclare vivre avec « un homme déconstruit » (sic) vient de publier avec deux autres militantes écoféministes, sous le néologisme Par-delà l’androcène[30] un court essai présentant l’homme comme le mâle alpha blanc occidental, colonisateur, responsable de tous les maux de la terre : réchauffement, colonialisme, racisme, etc. Notons une fois encore que l’andro-centrisme ne relève pas de l’observation étayée par les faits mais de la dénonciation.
La « loi Taubira » de 2001 qui reconnaît comme crime contre l’humanité la seule traite négrière occidentale faisant des « blancs » les seuls coupables, occultant les traites précédentes intra africaines.
Un colloque organisé par la mairie de Paris Centre et dédié aux nouveaux enjeux des parents a été annulé sous la pression de mouvement LGBT. Caroline Eliacheff et Céline Masson, psychanalystes, devaient intervenir sur « La fabrique de l’enfant transgenre ». Dans cet ouvrage elles s’inquiètent d’une « augmentation de cas d’enfants voulant changer de genre » et « d’une contagion sociale influencée par les discours de militants ». Elles émettent l’idée que les soignants en charge de mineurs se déclarant transgenres, prennent des précautions avant de prescrire des traitements aux effets irréversibles. Ces positions ont été déclarées « transphobes » sur les réseaux sociaux, bien que proches de celles de l’Académie Nationale de Médecine qui alertait récemment sur un « phénomène d’allure épidémique » généré par une « consultation excessive des réseaux sociaux qui est, à la fois néfaste au développement psychologique des jeunes et responsable d’une part très importante de la croissance du sentiment d’incongruence du genre ».  

7. La « théorie du genre »

« Un peuple qui tient à sa langue est un peuple qui tient bon »
André Gide

Expression cardinale de la contamination du sociétal actuel par le wokisme, où l’émergence du transgenrisme signe un changement de position de la marge au centre, exprime « la voie royale » de mise en cause de la binarité, et par son militantisme représente l’étape ultime de l’émancipation du donné. Il s’agit d’être son propre fondement.
Avant d’illustrer de quelques exemples cette idéologie rampante, et sans se positionner sur la question du transgenrisme, ne peut-on pas s’interroger sur un transgenrisme sexuel inhérent au développement psychosexuel de l’enfant ? Ce pervers polymorphe tel que défini par Freud n’est-il pas une forme de transgenrisme ?
Si l’enfant appréhende ses pulsions sur un mode actif ou passif au cours de l’Œdipe, ou de l’Œdipe inversé quel que soit le sexe, en exprimant des sentiments amoureux pour le père et en se féminisant pour lui, pour la mère, en se masculinisant pour elle, comment entendre le transgenrisme chez l’adolescent ou l’adulte ? Nous pourrions avancer l’idée avec Hélène Godefroy[31], de fixations infantiles de ce transgenrisme évitant la castration et le non-renoncement au sentiment amoureux pour les parents ?
Ainsi un élève canadien de 16 ans s’est vu interdire pour le reste de l’année l’accès à son école catholique St. Joseph’s Catholic High School de Renfrew de l’Ontario pour avoir manifesté ses croyances en matière de genre et sa conviction qu’il n’y a que deux sexes.
L’école s’est justifiée sur le motif que sa présence « serait préjudiciable au bien-être physique et mentale des élèves transgenres[32] ».
Le journal de Montréal[33] rapporte qu’en Norvège une militante féministe encourt trois ans de prison pour avoir déclaré « qu’un homme ne peut être lesbienne ».
En Irlande[34], un professeur catholique est emprisonné après une procédure complexe et outrage au tribunal pour refus d’utilisation d’un prénom neutre (équivalent du « iel ») pour un de ses élèves transgenres.
Un professeur de danse a été contraint de quitter Sciences Po sous le diktat de l’école, pour non-observation de la nouvelle charte linguistique, dans laquelle les signifiants hommes et femmes devaient être remplacés par follow et leader provenant de l’anglais non genré, qui autorise la non-différence des sexes.
Un homme politique présidentiable français aura déclaré son souhait d’inscrire dans la constitution la « liberté de genre » au nom de l’intime conviction.
Ce néo féminisme remplace le désir d’égalité par l’identité et un retournement de la domination aujourd’hui dite systémique. Ces exemples évoquent une certaine police de la langue. Cette volonté d’introduire une intention dans la langue, qui n’est qu’un système de signes linguistiques virtuels et non des mots qui renverraient à l’essence des choses, nous apparaît surtout dans l’écriture inclusive, comme le symptôme d’une tentative de domination qui s’exprime dans la langue, mais la langue a ses raisons que la raison d’un certain féminisme ne connaît pas.
La psychanalyse qui s’étaye sur la fonction de la parole et le champ du langage ne peut être indifférente à son époque, à la question de la langue et des signifiants maîtres. Cette « révolution » déferlante qui se déploie dans tous ces domaines, semble saper les fondements humanistes et universalistes de la civilisation occidentale dit patriarcale et oppressive au profit peut-être d’une américanisation de la France et de l’Europe. À noter que le monde asiatique qui a également connu le colonialisme et la dévastation reste à ce jour imperméable au wokisme. Le woke apparaît comme le symptôme d’un nouveau rapport que les individus entretiennent avec le langage, la parole, l’interprétation.

 » La psychanalyse est un remède contre l’ignorance. Elle est sans effet sur la connerie. « 
Jacques Lacan

          II Approche psychopathologique psychanalytique

Dans une recherche récente, Ruben Rabinovitch et Renault Large[35] assimilent le wokisme à un cheval de Troie entrant dans la cité républicaine.
Certes, les inégalités diverses longuement évoquées doivent être défendues, mais les modes d’expression souvent radicaux voire totalitaires de leurs défenses peuvent être éclairés par la psychanalyse.
Il est loisible de repérer dans ce tableau une faille narcissique, une dimension hystérique et obsessionnelle enfin un couple à orientation masochiste-paranoïaque des sujets.           

  1. Une faille narcissique

La supériorité de « l’éveillé » qui surplombe la masse au motif de son éveil, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité, lié à une faille narcissique du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ?
Dans cette hypothèse adlérienne, le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, une agressivité exacerbée, voire par une paranoïa, où le sujet se croit persécuté et méconnu dans sa valeur.
Être membre des « éveillés » confère une intense satisfaction narcissique et un mépris pour tous les petits « autres ».
Nous pourrions également repérer un fantasme infantile de toute puissance qui se déploie dans l’univers lexical du « woke français ». L’usage du « iel » renvoie à ce désir d’échapper à la différence des sexes, à l’autodétermination, à l’autonomisation, se dispensant du nom du père, se soutenant de sa seule parole déclarative et performative, dans un « je dis ce que je suis » déniant l’inconscient, et trouvant son apogée chez les trans qui se soustraient alors au réel du corps, dans une théorie du genre qui fait retour à une conception grammaticale, là où Lacan a produit une logique de la sexuation.
Pour Lacan, lorsque le père est exclu de la chaine signifiante, c’est-à-dire qu’il ne fait pas partie de ce dont la mère parle, cela fait trou dans le psychisme où peut s’engouffrer un délire paranoïaque, ce qui apparait en dernière instance comme une tentative inadéquate de guérison.
Ce sujet se vit dans un monde sans partage dans le règne du « Je veux ». Une marque publicitaire encourageait déjà ce narcissisme « J’en ai rêvé, Sony l’a fait »en développant des comportements mortifères. Je dois seulement rêver, et mon désir se mute en réalité. Ce refus de toute ontologie, de toute permanence, qui s’exprime dans la notion de fluidité, signe une forme d’irrationalisme et de narcissisme, au sens restreint du terme. Ce dernier est quasiment fétichisé par le refus de la castration symbolique.
On repère différents modes de défense dans l’expression du wokisme : le déni, la dénégation, le refoulement, l’intellectualisation et rationalisation abolissant toutes querelles intellectuelles, et générant un bouc émissaire qui les fait exister selon l’hypothése de René Girard. Ainsi dans la question « trans », tel adolescente qui énonce « Je suis un homme», exprime une affirmation de sa toute-puissance, celle des parents projetée sur leur enfant, celle de la médecine, et un déni, une ignorance de la division subjective. Cette adolescente serait heureuse en étant collée à elle-même.
Le wokisme signe un despotisme du Moi idéal, c’est-à-dire cette instance du registre imaginaire, reposant sur un idéal de toute-puissance fondée sur le narcissisme infantile.
Les réseaux sociaux apparaissent comme des accélérateurs d’un processus viral, où s’exprime un « narcissisme de masse » selon le concept de Clotilde Leguil, un stade du miroir démultiplié par les écrans, source de jubilation devant la mise en scène de l’existence de chacun, mais aussi d’angoisse devant les petits « autres » anonymisés, mettant en péril le « je » cet au-delà du narcissisme, de l’image de soi et des autres. Ce « je » de chacun serait aujourd’hui délaissé au profit du Moi.
Cette idéologie signe en dernière instance une négation de l’inconscient. « Sois toi-même » serait désormais écrit au frontispice du monde moderne en place du « Connais-toi, toi-même » du monde antique. 

2. Une orientation obsessionnelle et hystérique

Cette idéologie figée, rigide, autoritaire et excessive est l’expression dela pulsion de mort. C’est une idéologie de l’obsessionalité, à percevoir le monde au travers du prisme réduit des minorités sexuelles, culturelles, religieuses, et de la binarité agonistique dominants-dominés à l’image du communisme qui bissectait le monde entre exploitants et exploités ou encore du catharisme qui divisait également le monde en purs (étymologie de cathare) fait d’une minorité d’éveillés et d’impurs, d’inconscients, de privilégiés de l’église romaine. Vigilance obsessionnelle exprimée dans un guide de la Commission Européenne (évoqué précédemment) qui avait envisagé (avant son retrait pour « révision ») d’inviter ses fonctionnaires à ne pas utiliser certains termes, afin de refléter la diversité de la communauté européenne, d’éviter de stigmatiser ou nier l’identité par le simple énoncé de termes susceptibles de heurter toute sensibilité. Nouvelle forme de censure au nom de l’inclusivité.
Devant tant d’obsessions identitaires, de tribalisme d’exclusion, où des individus ne se définissent qu’en tant que gay, musulman, végan, victime, il serait bon de réaffirmer l’universalisme illustré par Romain Gary sous son expression « Je me suis toujours été un autre » et mise en scène par Delphine Horviller, dans son ouvrage Il n’y a pas de Ajar[36], où elle fait jouer un homme par une femme dans son texte. Monologue contre l’identité. L’humour juif de l’autrice l’avait conduite, sans succès à proposer à l’instar de la Pâque juive et des Pâques chrétiennes, une fête du « Pas que » pour rappeler que chacun ne se réduit pas qu’à une identité et que celle-ci, figée, mène à la mort de l’humanité.

Comment ne pas repérer par ailleurs avec Jean charles Bettant[37] une orientation hystérique dans ses diverses dimensions : exhibition, agressivité et incertitudes sexuelles ?
Cet exhibitionnisme s’ancre dans les fondements de la théorie du genre (gender, mot d’origine française), qui s’exprime sous ses formes de visibilité, performativité (où dire c’est faire), et d’acting out.
L’exhibition se traduit ainsi par une théâtralisation des postures, une dramatisation, une outrance des propos telle cette écoféministe du parti EELV qui voit derrière chaque blanc, un membre du KKK, « ça me déprime de faire de la politique dans les groupes du KKK ». Un collectif chilien se dévoile en dénonçant à Paris les violences sexuelles faites aux femmes sur un chant devenu viral « Le kérosène, c’est pas pour les avions, c’est pour brûler violeurs et assassins ».
Le narcissisme exhibitionniste s’exprime dans certains défilés (gay-pride) sous la forme de carnaval, de théâtre de rue, en portant en écharpe son identité sexuelle comme une identité sociale. Nous n’avons pas à ce jour « d’échangisme pride » revendiqué comme identité sociale d’hétérosexuels qui s’adonneraient à certaines pratiques, mais qui pourrait advenir dans un monde où prime l’économie de l’échange. Ce type de narcissisme se déploie également aujourd’hui dans certains comportements à l’Assemblée nationale où certains représentants du peuple se soucient moins de la chose publique que de leur image exposée sur les réseaux, qui passent en boucle dans un jeu pervers entre les médias et la politique. Image du révolutionnaire pour qui « ça jouit à plein tube » de son idéologie. Effondrement des formes et de la politique. Cette exhibition en place de la parole signe une certaine abolition du symbolique et une promotion d’un passage à l’acte attirant la médiatisation. L’exhibition par le planning familial « d’hommes enceints » selon l’expression « au planning on respecte l’autodétermination » est une imposture dans la mesure où ces femmes demeurent génétiquement XX par leurs chromosomes et devenues « hommes » par traitement hormonal. Peut-on voir dans cette dissimulation un désir de prise de pouvoir du mouvement néo-féministe ?
Laurent Dubreuil dans la dictature des identités [38] illustre ces revendications des identités victimes qui exhibent leurs blessures, leurs stigmates pour culpabiliser le monde entier.

L’agressivité attachée à la personnalité hystérique s’exerce pour faire plier les « résistants » privilégiés et imposer le « réveil » par la violence, la haine et non par le dialogue. Un climat d’intimidation s’exprime dans les interdictions de tenues de conférences dans les lieux même de la disputation, à Sciences Po Alain Finkielkraut, à Bordeaux Sylviane Agacinski déjà cités, à Necker pour la présentation du livre Le mirage Metoo de Sabine Prokhoris sur le motif de l’incompatibilité avec la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles présupposant sans doute que l’autrice ferait l’apologie de la violence. Une agressivité s’exprime encore dans les dérives du mouvement « metoo » ou son équivalent français « Balance ton porc », où un tribunal médiatique vient en place d’un tribunal judiciaire et où l’accusation vaut condamnation. On a pu assister ces derniers temps à une véritable passion de l’exclusion dans certains partis politiques. Il est notable que cette exclusion se réalise dans un parti dont le signifiant magistral est l’inclusion.
L’incertitude sexuelle est manifeste dans ses luttes pour le genre. Dans une enquête de l’IFOP (novembre 2022) pour le journal Marianne, 22% des 18-30 ans « ne se sentent ni homme ni femme [39]» et se revendiquent de catégories « non binaire », « a-genré », « gender fluid » en utilisant le prénom « iel ». Pour Jean Laplanche, l’hystérique resté bloquée au stade œdipien et met en scène des fantasmes originaires, dont le but serait l’évitement de la sexualité génitale. André Green précise quant à lui le caractère sexuel ambivalent où l’hystérique désire simultanément être aimée de l’objet et le détruire. Nous rencontrons la difficulté d’un choix d’identification masculin-féminin en lien avec la bisexualité psychique. Ce stade s’exprime également par une contestation de l’autorité.
Faut-il repérer dans la palette actuelle des genres (masculin, féminin, « non binaire », androgyne) et d’identité de genre (« transgenre », « cisgenre », « intersexe », « asexuel », « pansexuel », etc.), et leurs revendications spécifiques voire opposées, les dérives liées à la complexité et l’incompréhension des travaux de Rolland Barthes sur les déclinaisons du concept de neutre ?
« Le Neutre » (du latin neuter, « ni l’un ni l’autre »), ni actif, ni passif, ni masculin, ni féminin apparaîtra comme un troisième terme ou « terme zéro » et sera l’objet d’une année de cours au Collège de France (1977-78) où Rolland Barthes déploiera ce concept esthétique et politique sous toutes ses nuances :
« La pensée du Neutre est en effet une pensée limite, au bord du langage, au bord de la couleur puisse qu’il s’agît de penser le non-langage, la non-couleur mais non l’absence de couleur, la transparence ».
Éric Marty démontre dans son ouvrage Le sexe des modernes que la disjonction du sexe et du genre est un geste éminemment moderne. Pour Barthes, « Le neutre est la forme la plus perverse du démoniaque », c’est dire qu’en introduisant le neutre dans la question sexuelle, Barthes introduit la perversion dans le champ de la sexualité au cœur même du dispositif, à savoir la différence sexuelle ou encore le paradigme où se lie le masculin au féminin. On sait que le pervers méconnait le complexe de castration. En jouant avec la question de la castration, en neutralisant la question de la différence sexuelle, le neutre suspend le relationnel.

3. Couple masochiste – paranoïaque

On peut conjecturer une prédisposition historique paranoïaque chez certains protestants puritains, fuyant les persécutions religieuses et une obsession pour le péché, la pureté et la culpabilité s’exprimant dans le sexe et la race. Si le corps est l’expression du mal, à l’image de l’hérésie chrétienne que fut la gnose, la théorie du genre offre cette possibilité d’en changer en s’étayant sur le sentiment d’être d’un genre ou d’un autre.
Un ethnomasochisme exprimé par la repentance à Cary[40] en Caroline du Nord s’est déployé chez un groupe de policiers blancs et de plusieurs civils réunis pour laver les pieds des chefs religieux noirs en signe de contrition, en écho au lavage des pieds des apôtres par le Christ. Au cours d’un certain nombre d’avant matchs lors des matchs de championnat anglais de football, des joueurs ont pu effectuer une génuflexion en guise d’attrition et de soutien au mouvement « Black Lives Matter ».
Le wokisme se positionne alternativement en victime opprimée par des forces dominantes et en bourreau vengeur du passé oppresseur. Cette interprétation permanente, itérative et réductrice du monde entre dominants et dominés évoque la répétition mortifère de Toinette dans Le malade imaginaire de Molière : « le poumon, le poumon vous dis-je ».
Dans une note pour la Fondation Jean Jaurès, Ruben Rabinovitch et Renaud Large[41] repèrent et mettent en scènela dynamique d’un couple indigné-indigne dans la société occidentale actuelle.
On peut en effet pointer une folie à deux où l’ancien « dominant » par mauvaise conscience, haine de soi et culpabilité jouit dans l’autopunition, là où le jeune minoritaire développe une tendance paranoïaque en guettant toutes les humiliations et oppressions et tente d’imposer sa loi sur la majorité.
Nous traversons une série de confusions, une profanation de la mémoire de nos morts. A une introjection victimaire, où des descendants de colonisés se prennent pour des colonisés, répond une identification masochiste, où des descendants de colonisateurs se sentent tenus à la repentance de fautes qu’ils n’ont pas commises.
Le moi surdimensionné évoqué précédemment tente de combler la faille avec d’absolues certitudes paranoïaques, des engagements violents, et lui confère une mission salvatrice de nos sociétés endormies. Bien reçues, ces assertions et convictions confortent le narcissisme défaillant ; refusées, l’autre apparait persécuteur car le moi est menacé, et conduit le woke à persécuter à son tour pour se restaurer sur le mode de la dénonciation. Caractéristique d’une révolution du tiers-exclu se résumant en cet aphorisme « Ou vous êtes avec moi, ou vous êtes contre moi et alors vous n’existez plus ».  Ces certitudes paranoïaques s’expriment aujourd’hui dans une psychopathologie d’un néo-féminisme séparatiste, détruisant l’universel et ne renâclant pas aux délations, aux cellules de surveillance. Une paranoïa sexuelle s’installe confondant viol et propos graveleux. Fascination pour la confusion et un chaos incestueux. Ces néo féministes ne revendiquent plus l’émancipation ou l’égalité mais œuvrent à un « retournement de la domination[42] » et réintroduisent une posture victimaire dans une hypertrophie du moi. Cette figure victimaire s’inscrit dans le dispositif judiciaire actuel où la victime et son ressenti est désormais centrale. La plaignante est non seulement portée par sa plainte mais cherche une reconnaissance de statut de victime par la narration de son agression, en place d’une tentative de résolution de sa situation. Un montage pervers peut s’installer entre certaines accusations issues du mouvement #MeToo, accusations associées à une jouissance à peine dissimulée, et un certain voyeurisme du public sollicité. Sándor Ferenczi a avancé l’hypothèse d’un « terrorisme de la souffrance » exprimé dans une propension narcissique, source de violence.  Ces postures évoquent pour nous le roman percutant de la dénonciation du convenable, La tâche de Philip Roth[43] qui nous ouvre à une université américaine, gangrénée par la médiocrité, les obsessions racistes, féministes, de l’identité et du sans mélange, car la tâche « Est en chacun, inhérente, à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie, toute explication. C’est pourquoi laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie de barbare et le fantasme de pureté terrifiant ».
Ce narcissisme victimaire se présente comme une variante du narcissisme pervers qui manipule l’autre par le masochisme. Ce narcissisme apparaît comme une revanche dans le plaisir d’humilier l’autre pour se valoriser, pour conjurer son sentiment d’infériorité. « Il est doux de se croire malheureux quand on n’est que vide et ennuyé » disait Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle.
Le « sentiment », voire le « ressenti » qui s’impose chez les « wokes », s’agrège à d’autres semblables en un « nous » identitaire, contre un « eux » dans une communauté de jouissances. Ce ressenti pivote autour d’un dol sexuel, racial, religieux, historique au détriment du pacte social.  Ce sentiment consolide le narcissisme belliqueux de la petite différence moïque, mais révèle une identité de nature paranoïaque de la haine et du ressentiment, et installe le sujet dans cette posture victimaire, dans cette revendication infantile de la plainte. Dans cette idéologie du « ressentisme », le woke se sent blessé, offusqué et aurait directement une conscience de soi sans le détour par l’Autre, qui propose à l’instance moïque différentes identifications devant conduire au registre du symbolique. On comprend dès lors que « toute contradiction passe alors pour remettre en cause un être profond, bien souvent de façade[44]». Au nom d’un ressenti, exprimé par exemple dans le « je me sens femme » posera demain la question de l’introduction de la subjectivité dans le droit.
Cette dimension paranoïaque s’exprime dans la situation de cette professeure de danse à Sciences Po évoquée précédemment. La plainte d’un seul élève exprimé par un malaise aura généré une crise dans l’école. Aucun élève ne se plaint par culpabilité narcissique qui diffuse dans le groupe. Ils ne veulent pas être accusés d’une participation à l’exclusion. La direction de l’école méfiante, sans doute par une confiance limitée, ne peut supporter la moindre critique et en l’occurrence cette plainte portant sur le ressenti d’un élève et non sur une parole passible d’une sanction. Des éléments de nature paranoïaque mettent en mouvement le mécanisme de défense qu’est la projection : L’élimination de cet objet anal s’impose et conduit à l’éjection de ce professeur « excrémentiel ».
Cette paranoïa s’exprime dans sa dimension totalitaire et dans certains délires. On brule des livres au Canada en 2019 au nom de la réconciliation avec les autochtones, on déboulonne des statues et on interdit des conférences. Au Royaume -Uni une grande marque commerciale retire de sa vente les rouleaux de papier toilette à l’aloe vera, dont le dessin cacherait le nom d’Allah en arabe. Après s’être justifiée et défendue de ces accusations, la marque aura décidé le retrait du produit. Cette position n’exprime-t-elle pas une relation structurée sur le mode persécuteur-persécuté ? Pour Micheline Enriquez[45], « Les paranoïaques et les masochistes érotisent la haine et la souffrance, s’en nourrissent et trouvent en elles le ressort de leur identification et de leur choix d’objet ».
La collusion entre l’accusation narcissique« Vous nous avez colonisés, vous êtes coupables », et la culpabilité narcissique « Oui nous sommes coupables » nous apparaît sans issue dans ce face-à-face entre deux identités. « L’entre-deux, l’origine en partage » concept forgé par Daniel Sibony[46] permettrait il, par le récit partagé de deux histoires, le dépassement d’un passé toujours présent entre ces deux narcissismes ? Le woke apparaît ainsi comme une idéologie de la culpabilité narcissique où, par complaisance, des groupes minoritaires font la loi.

Un regard métapsychologique repère une clinique des limites se révélant dans des délires militants contagieux. Des frontières peuvent être brouillées, des limites effacées telle la différence vécue comme une inégalité, une hiérarchie à détruire. Nous avions précédemment évoqué la question des limites dans notre article « La question des limites actuelles dans les bio-technosciences » en l’illustrant par les notions de fluidité, de genre, de troubles, d’ambiguïté, de brouillage des frontières entre l’humain et l’animal dans l’antispécisme. Il est remarquable que la ville « écologiste » de Grenoble dans une campagne « pour bien vivre ensemble » use du terme d’animal liminaire pour évoquer le nuisible rat des villes. Après avoir reconnu la sensibilité et le statut « d’être à part entière » des animaux, en s’inscrivant dans un mouvement antispéciste fondé par Peter Singer et consigné dans La Libération animale, le Parlement espagnol vient d’accorder la possibilité légale d’avoir des relations sexuelles avec les animaux partenaires. La relation sexuelle sans consentement ne serait-elle plus un viol ? 
Si la phobie interpelle la question des limites, des frontières entre soi et l’autre, on peut s’interroger sur son emploi aujourd’hui démesuré dans le social au tout devient phobique. La fonction paternelle symbolique carencée dans sa fonction séparatrice n’opérerait elle plus ? L’individualisme actuel serait-il une façon phobique de se séparer de l’autre ?
En occupant une telle position, tout peut être soumis à déconstruction : le sujet, le couple, la famille, les institutions, la culture, la science, toutes les valeurs fondatrices d’une civilisation.
Le déni de la réalité extérieure associé à un délire persécutif s’exprime dans la culture de l’annulation ou du féminisme. Ainsi telle éco-féministe universitaire qui s’ingère dans le privé avec le regard étroit de l’omni-phallocratie qui veut changer les mentalités pour que « le barbecue ne soit plus symbole de virilité » et qui veut instaurer un délit pour l’obtention de « l’égalité sur le partage » des tâches ménagères exprimant la politisation du privé, c’est à dire une figure du fanatisme. Étrange conception par ailleurs d’un ustensile de cuisson porteur d’un genre en soi.
Évoquons ici cette juste pensée de Milan Kundera :
« Le privé et le public sont deux mondes différents par essence, et le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un homme puisse vivre un homme libre. Le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable, et les arracheurs de rideaux sont des criminels. »
Enfin, ce profil masochiste pourrait d’autant plus s’installer, que comme le fait remarquer Pierre Manent[47], « la proposition chrétienne » qui émerge de Dieu et non de l’homme, s’efface, se réduit à la religion du semblable où le migrant devient la nouvelle figure christique dans la nouvelle foi européenne. Cette dérive humanitaire, cosmopolitique, efface l’histoire souillée de crimes. La nouvelle proposition consisterait alors pour devenir meilleur, à mortifier tout ce que nous avons été jusqu’à maintenant à des fins d’une nouvelle humanité innocente. Tel serait l’esprit du wokisme progressiste.
Le sujet qui arrivera chez le psychanalyste dans une telle errance subjective, et dans une injonction de réponse à sa demande militante, devra alors réaliser, via l’absence de réponse du thérapeute, que cette plainte s’avère être une demande de l’enfant à l’adulte, une attente d’étayage, et que seul il devra grandir et assumer son destin, dans un renoncement à sa toute-puissance ouvrant une place à l’altérité. 

           III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité

« Ils ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux »
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire

On pourrait achever ce survol psychopathologique en pointant une certaine perversion qui s’exprime dans le domaine des idées et du dévoiement des mots : la transphobie détournée de son sens à des fins de sujétions mentales, l’égalité se mutant en égalitarisme par écrêtement de toute différence vécue comme hiérarchique conduisant à un effacement des limites et des distinctions entre l’homme et l’animal, entre la différence des sexes, entre la vie et la mort, enfin l’autodétermination de l’enfant dans sa sexualité présentée comme possible « je dois advenir car je le ressens »  par des groupes militants où l’adulte se déresponsabilise, se dérobe à sa fonction d’étayage, à l’asymétrie des places, et prétend priver l’enfant des processus d’identification nécessaires à  l’édification de son identité.  Ce dernier point illustre la négation de l’inconscient. Jacques Lacan[48] dans les complexes familiaux insiste sur la prégnance du culturel sur la constitution du sujet, sur la dépendance vitale par rapport aux autres, c’est-à-dire que celui-ci est pris dans le désir de l’autre, dans la norme langagière imposée par l’ordre social en tant qu’être social. La présence de l’autre est la condition de notre existence. Freud quant à lui enfin énonçait que on ne savait rien de son sexe avant d’avoir été analysé. Cette question de l’autodétermination illustre aussi le néologisme d’« auto-thée » de Peggy[49] pour définir l’homme moderne devant Dieu « L’homme moderne se croit athée, mais ce n’est pas vrai, il est auto-thée ». Le woke qui tente cette maîtrise de lui-même et de la langue, qui serait pour Judith Butler qu’une construction sociale, méconnaît que la langue elle-même contrecarre cette prise de position. Il en est de la nature humaine de vouloir repousser les limites, dans la science, dans la médecine, mais une clinique des limites est aujourd’hui interpellée par la destruction de certains principes démocratiques, faute de débats possibles et d’une politique des minorités, enfin par l’ébranlement civilisationnel.
Pour Claude Lefort[50], la démocratie est fondée sur la centralité du désaccord, à partir d’un espace vide, d’un manque, représenté anciennement par le forum où peuvent s’exprimer les conflits, faute de quoi des leaders narcissiques, charismatiques avides de pouvoir peuvent venir saturer ce manque, massifier le social et s’exprimer sur un mode totalitaire en tentant de faire Un.

Freud, dans La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes en 1908, relie les névroses à l’organisation de la société de son temps.  Pour ne pas être un « hors-la-loi », l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle, en abandonner une part, pour qu’émerge le sacré laïque et faire communauté. Ce renoncement est accompagné d’une compensation symbolique qui permet l’échange.  Les difficultés actuelles de vivre toutes frustrations et le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprimeraient il pas dans les différentes formes de revendications actuelles et de victimisation ?

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité ».
Albert Camus

Serge Moscovici[51] a toujours considéré « qu’une société sans minorités actives et déviantes est une chose aussi impossible et irréalisable qu’un carré rond ».Ainsi,Gilles Marchant[52]dansun article de Sciences Humaines de 2003 s’interrogeait sur l’avenir des mouvements de contestation, comme la tendance queer et l’action des inter mondialistes quant à leur capacité à devenir sources d’innovation et de changement pour notre société. Mais les minorités Woke actuelles sont aujourd’hui plus complexes en tant qu’elles forment un couple infernal entre le vieux pénitent d’une société occidentale s’autoflagellant par culpabilité et le jeune minoritaire issu d’outre atlantique au profil paranoïaque et hystérique.
Si la pensée Woke à un sens dans la société clanique américaine où chacun a son école, son église, son sentiment d’appartenance, où dès la naissance chacun est inscrit selon sa race, où chacun vote en tant qu’homme blanc d’âge moyen, elle demeure problématique d’un point de vue français. Ernest Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? » précise que notre République universaliste repose sur un principe d’assimilation culturelle, sur un projet commun et des valeurs et non sur des ethnies.
Notre République propose un modèle de civilisation par désaffiliation et désidentification des citoyens de leur communauté d’origine et de leur histoire singulière. En réalité, il ne s’agit pas de s’extraire de ses appartenances premières, mais de laisser de côté ses particularités tant dans le registre de la citoyenneté que de l’école sanctuarisée, pour se rattacher à une réalité plus vaste, à savoir l’histoire, la langue, la littérature. La France n’est pas une mosaïque de particularités mais « une personne » comme aimait le dire, le plus illustre des historiens français Jules Michelet.
Notre République qui ne reconnaît que des individus et non des communautés parviendra-t-elle à maintenir sa spécificité face à cette déferlante minoritaire, puritaine, communautaire se vivant toujours opprimée en raison de sa couleur de peau, de genre ou d’orientation sexuelle. Le wokisme pourrait prospérer sur les manquements de la promesse républicaine d’égalité des chances et de la méritocratie.
A l’instar du corps biologique, notre corps social semble attaqué par un virus mortifère qui nous dévitalise d’une part et altère nos défenses et limites d’autre part. Dévitalisation, en s’attaquant aux deux caryatides qui soutiennent la culture : la langue et le droit. Deux étais aujourd’hui minés par la langue inclusive et les dérives du mouvement Metoo qui met en cause le contradictoire constitutif du droit, repérable dans les expressions : « nous avons tous vécu la même chose » et « femme on vous croit ». Attaque de nos défenses immunitaires dans différents propos, en ne supportant pas le débat contradictoire. Celui-ci se voit supprimé à l’université, au lieu même de la disputation, renvoyé dans la nébuleuse « faschosphère » en dévoyant les mots, enfin relégué chez « les nouveaux réactionnaires ». Pour Albert Camus,[53] « Le démocrate après tout est celui qui admet qu’un adversaire puisse avoir raison, qui le laisse donc s’exprimer, et qui accepte de réfléchir à ses arguments ». Virus provoquant une sorte de maladie auto-immune où l’organisme s’auto-inhibe pour éviter toute vague, toute mort sociale via les réseaux sociaux, toute image dégradée dans certaines entreprises commerciales.
Le corps social est alors comme anesthésié progressivement à l’image biologique proposée par l’anthropologue Gregory Bateson[54] dans la fable de la grenouille qui ne réalisait pas sa cuisson à venir dans l’eau progressivement chauffée ou encore cette image de la physique, où l’eau bout progressivement jusqu’à 100° en demeurant liquide jusqu’au moment où brusquement le système bascule et le liquide devient vapeur ! Certains jeunes moins marqués par l’histoire, d’autant plus que celle-ci tend à être effacée par la cancel culture et remplacée par l’économie après la deuxième guerre mondiale, et à qui l’on fournit « du pain et des jeux », pourraient se laisser emporter par le mouvement. On assisterait alors au retour à « Panem et circenses » du poète romain satirique Juvénal où la suffisance en pain et les amusements détournaient de la décadence à l’œuvre de l’Empire Romain.
En dehors de la psychanalyse, qui a pour fonction de troubler la mise en récit de ce monde actuel en travaillant au cas par cas, quelle Cassandre dans la cité s’élèvera assez tôt et d’une voix suffisamment forte pour nous avertir de l’entrée subreptice d’un nouveau cheval de Troie animé d’une mentalité nébuleuse, manichéenne, animiste, magique, nourri de passions tristes tel le ressentiment et la détestation, enfin d’une pulsion de mort exprimée chez les studies autodestructrices de la raison et qui vise à l’anomie en anéantissant la différence des sexes, les savoirs humains, les fondateurs de la méthode scientifique libre et argumentée : Bacon, Descartes, Durkheim, Kant ?
Quel Béranger résistera à ce virus de rhinocérite dépeint magistralement par Ionesco en affirmant avec vigueur sa foi humaniste : « Hélas jamais, je ne deviendrai un rhinocéros jamais, jamais ! ».

Guy Decroix – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949.

[2] Bérénice Levet, Le courage de la dissidence, Paris, Édition de l’Observatoire, 2022.

[3] Clotilde Leguil, « Je » Une traversée des identités, PUF, 2018.

[4] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1920), PUF, 2019.

[5] Roland Gory, La fabrique de nos servitudes, Les liens qui libèrent, 2022.

[6] Laurent Carpentier et Aureliano Tonet, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov », Le Monde, 22 février 2023.

[7] Jacques Julliard, « Le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois », 21 janvier 2022.

[8] Jean François Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.

[9] Alain Finkielkraut , France culture, « Réplique »,  25 février  2023.

[10] Marianne, « Cours sur le genre annulé à Sciences Po : les enseignants dénoncent une censure, l’école se défend ». Marianne, 11 juillet 2022.

[11] Xavier-Laurent Salvador, cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.

[12] Emma Ferrand, « Cours de sociologie de la race », Le figaro, 13 décembre 2021.

[13] Paul_Henry Wallet, « Les citoyen.nes.s ont -iels le pouvoir en démocratie ? », Le figaro, 13 janvier 2023.

[14] Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, Editions du cerf, 2019.

[15] Alexandre Clappe, « Aux États-Unis, une enseignante licenciée pour avoir montré des peintures médiévales de Mahomet », LEJOURNALDESARTS.FR, 10 janvier 2023.

[16] James Lindsay, Helen Pluckrose, et Peter Boghossian, « Le triomphe des impostures intellectuelles », H&0, 2022.

[17] Pierre Bouvier, « Aux États Unis, bataille pour des noms d’oiseaux plus inclusifs », Le Monde, 10 juin 2021.

[18] Albert Camus, Entretien pour la revue « Caliban » 1951.

[19] Pierre Valentin, « Anatomie du wokisme », Fondation pour l’innovation politique, 2021.

[20] Caroline Fourest, Génération offensée, Grasset, 2020.

[21] Paul Préciado, « Notre Dame … des survivants et survivantes de la pédocriminalité », Médiapart, 12 octobre 2021.

[22] Alain Finkielkraut, L’après littérature, Stock, 2021.

[23] Pauline Machado, « Maintenant je comprends : pourquoi Hall Berry abandonne un rôle de transgenre », Terrafemina, 5 juillet 2020.

[24] Lisbeth Koutchoumoff Arman, « Qui pour traduire la poétesse Amanda Gorman ? », Courrier International, 23 mars 2021.

[25] Interview de Chat GPT, Europe1, Février 2023.

[26] Douglas Murray, La grande déraison, L’artilleur, 2020.

[27] Robert Leroux, Les deux universités, Cerf, 2022.

[28] www.renaultgroup.com

[29] . François Joyaux, « Déconstruire notre propre histoire :  et si Macron avait raison ? », Revue front populaire 14 mai 2021.

[30] Sandrine Rousseau, Adelaîde Bon et Sandrine Roudaut, Par-delà d’Androcène, Seuil 2022.

[31] Hélène Godefroy, Malaise dans le genre, séminaire de psychanalyse actuelle, Youtube, 19 février 2022.

[32] « Anguille sous roche », Le Journal de Montréal, 5 février 2023.

[33] « Pour une école libre au Québec », 15 juillet 2022.

[34] Jessica Warren, Mailonline, 7 septembre 2022.

[35] Ruben Rabinovitch et Large Renaud, op.cit.

[36] Delphine Horviller, « Il n’y a pas de Ajar », Grasset, 2022

[37] Jean Charles Bettan, Clinique d’un cheval de Troie, YouTube, 21 décembre 2021.

[38] Laurent Dubreuil, Gallimard, 2019.

[39] Fracture sociétale : enquête auprès des 18-30 ans, IFOP pour Marianne, novembre 2020.

[40] Désiré Sossa, George Floyd, « Des policiers blancs lavent les pieds des manifestants noirs », La nouvelle tribune, 6 juin 2020.

[41] Ruben Rabinovitch et Renauld Large, op.cit.

[42] Sabine Prokhoris, Les habits neufs du féminisme, Intervalles, 2023.

[43] Philip Roth, La tâche, Gallimard, 2000.

[44] Isabelle Barberis, Panique identitaire, Paris, PUF, 2022.

[45] Michèle Enriquez, La souffrance et la haine, Dunot 2001.

[46] Daniel Sibony, L’entre-deux, Seuil, 1991.

[47] Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Grasset, 2022.

[48] Jacques Lacan, Les complexes familiaux, L’harmattan 1938. 

[49] « Être péguyste dans la cité », colloque-Péguy-cité, janvier 2014.

[50] Claude Lefort, La valeur du désaccord, Editions la Sorbonne 2020.

[51] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1976.

[52] Gilles Marchant, « Psychologie des minorités actives », Sciences humaines, Hors-série N° 42, 2003.

[53] Albert Camus, « Démocratie et Modestie », Combat, février 1947.

[54] Gregory Bateson, La nature et la pensée, Seuil, 1979.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Guy Decroix – Décembre 2022

Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone - Musée national de la Renaissance, Ecouen
Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone – Musée national de la Renaissance, Ecouen

                                                             

«Armstrong, je ne suis pas noir,
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l’espoir
Quel manque de pot
[…]
Allez Louis, alléluia
Au-delà de nos oripeaux
Noir et blanc sont ressemblants
Comme deux gouttes d’eau».

        Claude Nougaro/Maurice Vander, Armstrong. Sony/ATV Music Publishing LLC

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère Partie I

Sommaire :


Introduction

I Une vision binaire du monde

II L’idée communautaire

  1. Une communauté de semblables
  2. Une éviction de l’altérité
  3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

III Manipulations

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire
  2. Les impostures linguistiques
    . Féminicides
    . Planning familial
    . La langue
    . Écriture inclusive
  3. Le moment Me Too et le Planning familial
  4. La question du genre
  5. Quelques concepts importés des États-Unis

Introduction

« Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », telle serait la retentissante phrase attribuée à Freud qui connaissait la puissance subversive de la psychanalyse, phrase adressée à Jung et Ferenczi au cours de la traversée de l’Atlantique. « Empester » le savoir existant serait l’apport de la psychanalyse. Pour Lacan, « Freud a changé l’assiette du savoir humain », c’est-à-dire que désormais l’assise du savoir est branlante. Il s’avèrera au fil du temps que cette peste se mutera en anesthésiant dans l’évolution des pratiques thérapeutiques de l’Amérique du Nord. Les États-Unis pourraient bien aujourd’hui nous retourner une autre peste, en le fruit quelque peu dégradé des travaux de déconstruction des philosophes postmodernes des années 1970 de la French theory, Deleuze et Guattari, Derrida, Beauvoir, Foucault, Barthes, Lacan, Lyotard, à savoir un virus identitaire, racial, tribal, articulé aux études de genre, de race et post-coloniales.
Dans Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil[1] livre une analyse sans concession du danger de l’endoctrinement passionnel des partis politiques. « Les partis sont des machines à fabriquer de la passion collective ». Le dictionnaire Larousse nous propose pour définition de la passion : « Mouvement affectif très vif qui s’empare de quelqu’un en lui faisant prendre parti violemment pour ou contre quelque chose ou quelqu’un ».

La « pensée » woke née aux USA semble entrer dans ce profil. Initialement elle se distingue comme mouvement de « revendications légitimes » au sein de la communauté afro-américaine en réaction à des « discriminations » ou « violences policières ». C’est Martin Luther King qui exhortait les jeunes Américains à « rester éveillés », lors d’un discours à l’Université Oberlin, dans l’Ohio, en juin 1965. Ainsi, la jeunesse devait être « éveillée » à toutes oppressions. Allions-nous assister à une nouvelle sagesse à l’instar de Bouddha, qui évoque un éveil des consciences, allions-nous tel Socrate réveiller les consciences endormies de ses contemporains ?  La réalité fut tout autre. À la faveur du mouvement Black Lives Matter et du meurtre d’un jeune noir de 18 ans tué par la police, les revendications se radicaliseront en idéologie fumeuse sur certains campus états-uniens et se généraliseront à toutes les minorités de sexe, de religion, de genre sous le concept d’intersectionnalité, qui se vivront comme des victimes de discrimination de toutes natures et qui réduira le monde à l’affrontement de deux forces antagonistes, le mâle blanc hétérosexuel et les victimes d’injustice et de discrimination. Ces revendications et accusations de dominations s’étendront au domaine des animaux, de la terre, de l’écologie, de l’écoféminisme (Bérénice Levet)[2]. A l’instar de Monsieur Jourdain, prosateur malgré lui, l’homme occidental blanc hétérosexuel, devient criminel à son insu. Les néo-féministes, décoloniaux, indigénistes, accusent l’homme « blanc » de son mode de vie : oppresseur de femmes, raciste, dominateur, destructeur de la planète, et le contraint à la repentance et l’expiation. C’est un nouveau maccarthysme qui sévissait hier dans une atmosphère paranoïaque anticommuniste et qui aujourd’hui se manifeste essentiellement dans la « Cancel culture » ou culture de l’effacement : annulation de conférences, déboulonnage de statues, réécriture de l’histoire, déconstructions diverses…

Notre propos tentera d’éclairer partiellement ce mouvement dans ses logiques et pratiques à la lumière de la psychopathologie psychanalytique.

I Une vision binaire du monde

Pour Alain Finkielkraut nous assistons à un retour inattendu de l’idéologie au sens défini par Hannah Arendt[3] dans Les origines du totalitarisme, c’est-à-dire de la logique d’une idée, « une idée qui se détache de ce qu’est le fonctionnement des idées, et qui finit par adopter sa propre logique, qui devient folle au sens où elle ne reconnaît plus de choses qui peuvent l’arrêter ».
Dans le communisme, exploiteurs et exploités divisaient le monde et pour Paul Nizan deux espèces humaines n’avaient que la haine pour lien.
Dans la révolution culturelle maoïste en Chine, une minorité de jeunes activistes animés d’une pulsion iconoclaste prenaient le contrôle sur le reste de la population en contraignant, entre autres, les professeurs à l’autocritique.
On assiste aujourd’hui en Occident à une telle renaissance avec le wokisme.
Ainsi se déploie la logique de l’idée (idéologie) de domination de l’homme blanc occidental, hétérosexuel, judéo-chrétien sur tout ce qui lui est étranger : la femme, la « race noire », les diverses identités et orientations sexuelles, le musulman, les animaux dans l’antispécisme (un député français aura proposé de nommer « sur-moucheron » le moustique trop connoté négativement et de ne plus le tuer). En 1990, Marcel Gauchet[4] pointait déjà à juste titre la haine de l’homme sous l’amour de la nature, mais pour Bérénice Levet, sous l’influence de l’éco féminisme, cet homme déjà ennemi de la nature allait muter en homme occidental blanc pollueur et cristallisant tous les péchés. Substitution de signifiant. Le signifiant « dominateur » de Michel Foucault devenait obsolète et remplacé par celui de « prédateur » plus effrayant encore.
Le monde se divise désormais en wokes éveillés, vigilants, conscients et sachants et en somnolents, inconscients et ignorants ou, sur un autre mode, mâles blancs prédateurs hétérosexuels, d’une part, et femmes, minorités sexuelles et raciales sous l’égide de l’intersectionnalité, c’est-à-dire subissant plusieurs formes de domination ou discrimination, d’autre part.
Sabine Prokhoris[5] préfère parler d’un « mouvement de somnambules » plutôt que d’éveillés car ses militants et la masse suiviste est littéralement hypnotisée par les slogans, au sens de l’hypnose définie par Freud où la mère n’est éveillée que par le cri du nourrisson.
La supériorité de « l’éveillé » (étrange dénomination d’ailleurs réservée au bouddhisme), qui s’est hissé au-dessus de la mêlée, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ? Dans cette théorie jungienne le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, et une agressivité exacerbée.
Dans ce monde manichéen les entités risquent de s’affronter entre les binômes dominant-dominé, victime-bourreau, féministe-machiste, antiraciste-raciste, où l’adversaire devient ennemi, où toutes nuances n’ont pas droit de cité, quasiment au sens originaire militaire du terme.
C’est une véritable rupture dans la nature du débat intellectuel où les individus ne sont plus jugés sur leurs actes ou leurs paroles mais sur ce qu’ils sont, sur leur expérience. Le binarisme s’établit entre ceux qui ont vécu une oppression, qui peuvent justifier d’un éprouvé intime de domination, et les autres.
Bien que signataire du décret de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schoelcher sont déboulonnées en Martinique car « blanc » et associé aux français. A l’époque de Schoelcher, parmi les abolitionnistes, « il y avait des noirs, des blancs, des femmes et des hommes qui se soutenaient dans leur combat » explique Anissa Bouhied[6], spécialiste de l’époque coloniale et de l’abolition de l’esclavage. Certes dit-elle, « Schoelcher était un homme de son époque qui a eu des amitiés avec des grandes féministes qui ont défendu l’abolition de l’esclavage, leur combat était commun même si la vision qu’avait schoelcher de la femme était celle de la mère au foyer. On assiste aujourd’hui à une concurrence anachronique des mémoires et désabolitionnistes, qui justifie cet acte car « c’est aux esclaves qu’il faut rendre hommage » !
La prétendue « culture du viol » déduite de notre société anciennement patriarcale conduit à désigner le genre homme prédateur et le genre femme proie potentielle, et toute plainte des dominées est forcément vraie car ressentie comme une agression. L’intention est toujours prédation : « ne pas avoir de mari m’épargne d’être violée, tuée ou frappée » déclare une élue écologique au conseil de Paris, « le soupçon suffira », soutient un candidat EELV à la présidentielle, « il n’y aura pas de ministre soupçonné de violence sexuelle ».
Le régime de parole de la vérité subjective est incontestable. Cette vérité doit être accueillie et doit pouvoir éventuellement se décoller de ses fantasmes captivants mais en aucune façon doit être confondue avec le régime du droit.
Ces minorités totalitaires évoquent, d’une part, les minorités actives définies par Serge Moscovici[7] dans « le caractère irrévocable de son choix et de son refus de compromis sur l’essentiel », d’autre part le binarisme des sectes New Age.

II L’idée communautaire

« Le racisme est une peur devenue folle, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix si l’on veut que l’humanité survive. »
Germaine Tillion

  1. Une communauté de semblables

Le sujet est donc évincé au profit d’une communauté de semblables.
Les réunions non mixtes interdites aux blancs posent la question de la « mêmeté » : les « blancs » sont exclus au motif de leur incapacité à comprendre parce qu’ils ne sont pas les mêmes, pas identiques. À l’inverse les « noirs » se comprendraient nécessairement comme si leur similitude les rendait identiques entre eux. Dans ce contexte, beaucoup d’artistes et d’auteurs ne pourraient créer, adieu Madame Bovary. Ce point illustre le concept de « mentalité groupale » de Didier Anzieu[8] pour qui le groupe est une enveloppe vivante, faisant tenir ensemble des individus, ayant son soi propre et réalisant dans l’imaginaire un désir de sécurité et de préservation. Cette mentalité annihile tous les individus, tous les semblables, tous petits autres, toutes subjectivités au profit d’une communauté fusionnelle faite de doublons, de clones, de mêmeté. Ruben Rabinovitch[9] pointe à juste titre un fantasme de fusion qui travaillerait cette idéologie, comme si les rassemblements visaient à modeler un même organisme, phénomène déjà rencontré dans certains partis politiques avec « sa tête » et ses « membres ». Ce mouvement vise l’assujettissement de l’individu, fondu dans son clan et aliéné à ses totems et à ses tabous.

2. Une éviction de l’altérité

Pour le wokisme et son corollaire la cancel culture ou culture de l’effacement, seuls sont considérés les communautés de semblables et sont évincés par là même tous sujets singuliers. Une logique communautaire d’’isomorphisme et d’exclusion de l’altérité se met en œuvre dès lors que chacun ne peut aller vers l’autre que s’il lui ressemble dans son vécu. Situations rencontrées dans les réunions non mixtes racisées ou celle des femmes noires en quête de gynécologues noires.
S’offre à nous un monde où toute altérité est évincée. Ce type de clonage dispense de la sexualité toujours problématique et de la mort. Or toute civilisation se fonde sur l’altérité qui suppose la séparation, le sexuel, c’est à dire la section, la différence homme-femme qui préoccupe nos passions.
Au-delà de l’interprétation classique du mythe de la tour de Babel où les Babyloniens voulurent atteindre les cieux, ne peut-on pas repérer une crainte de perte d’identité en évitant de se mêler par peur de l’altérité ? C’est la tentation du même, la tentation du clone qui sera brouillée par Dieu.
Pour Emmanuel Levinas[10], l’autre n’est pas qu’un alter ego (un autre moi-même) mais un ego alter (ce que je ne suis pas).

3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

                 « [...] Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. […] C’est en fonction de l’avenir qu’il faut poser les problèmes, sans remâcher interminablement les fautes du passé. »
Albert Camus, 1958

On peut noter une évolution majeure des mouvements d’émancipation collective. Hier Lénine se posait la question « Que faire ? » pour transformer et rendre le monde meilleur, aujourd’hui ce sont des groupes minoritaires qui se défendent de certaines menaces, exposent leurs souffrances, leurs affects et dénoncent leurs offenseurs. Par abandon de l’analyse marxiste, un retournement s’est opéré, des revendications sociales collectives du peuple vers des demandes de satisfactions sociétales individuelles de toutes formes de petites jouissances claniques, sexuelles, qui sapent sous différentes formes de violence l’intérêt général. Nous sommes passés d’un projet d’émancipation collective du genre humain étayé par des intellectuels (Foucault, Derrida, Fanon, Césaire), où l’anticolonialisme devait libérer colons et colonisés dans un même mouvement, où le féminisme tendait à une égalité économique et symbolique homme-femme, où l’antiracisme exigeait le respect des populations quelle que soit leur origine, à des assignations de chacun à résidence identitaire, à des replis communautaires revendicatifs se positionnant en victimes et non plus en combattants, en s’auto-nommant « racisés ». Ainsi, il est reproché à l’homme blanc occidental d’être porteur de tous les maux de la terre, d’être le bouc émissaire, tel que le définit Pascal Bruckner[11], indispensable à leur existence : pour les « décoloniaux », la décolonisation n’a pas eu lieu, il faut décoloniser les esprits de « l’unique » colonisateur, pour les néo-féministes, il faut abolir l’hétérosexualité car l’homme est un violeur par nature, enfin, les « antiracistes » désignent l’homme blanc comme un raciste inexpugnable.  
Ce prétendu racisme permanent pourrait signer chez celui qui le guette son propre racisme intérieur angoissant non intégré et projeté sur l’autre sur un mode persécutif : c’est le processus d’identification projective décrit par Mélanie Klein. Le regroupement par identités qui n’existe pour le psychanalyste que comme un ensemble d’identifications, produit selon Lacan[12] dans … ou pire, la montée de frères qui génère le racisme et pourrait produire des identités meurtrières définies par Amin Maalouf[13].
Il est paradoxal que le colonialisme soit d’autant plus virulent qu’il a disparu, que l’Europe reste le seul continent à avoir abolit l’esclavage et que les régimes qui accordent le maximum de droits aux minorités sont attaqués pour violation des droits fondamentaux. Belle illustration de la thèse de Tocqueville[14] où « Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ».
Notre degré de tolérance à sérieusement baissé. On assiste ainsi aujourd’hui au retour de la notion de race, qui risque de mettre en cause le pacte social.
1789 abolit les privilèges et crée les citoyens. Le creuset républicain et universel accueille chacun désormais quel que soit ses origines ethniques et religieuses, épouse la confraternité entre citoyens, et transcende les appartenances identitaires et communautaires.
Pour nuancer notre propos, la pensée de Claude Lévi-Strauss nous invite à ne pas fétichiser ni l’universalisme toujours abstrait et nécessaire pour penser l’humain (le modèle étant la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen), ni le différencialisme des cultures variées. Quant à Lacan[15], pour qui tout élan de fraternité a un revers : « Je ne connais qu’une seule origine de la fraternité […], c’est la ségrégation. Dans la société […], tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité ».
C’est à ce point que l’idolâtrie identitaire soutenue par le wokisme tend aujourd’hui à fracturer ce pacte social. C’est une certaine américanisation des idées qui tente à réduire l’individu à une religion, une couleur de peau. Ainsi le prétendu « privilège blanc » ou mieux de la « pensée blanche » en Europe est insensé, compte tenu du fait que nous sommes quasiment tous caucasiens, d’une part, et qui pose la question « comment une pensée pourrait-elle émerger d’une couleur ?» d’autre part. Parlons éventuellement d’une pensée coloniale, celle de Jules Ferry opposé à Clémenceau. Pour Pascal Bruckner, culpabiliser les individus pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font, c’est réhabiliter l’idée du péché originel, où tout enfant naissant en Europe serait coupable d’exister. Triste évocation des années sombres de 1930.

III Manipulations

                                      « On commence par céder sur les mots et
on finit parfois par céder sur les choses »
Sigmund Freud

La cancel culture dans ses différentes manifestations que nous parcourrons illustre une véritable pensée révisionniste.

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »
Charles Péguy

Dans une stratégie de destruction, le woke, ou cancel culture, tente de modifier le sens des mots et de réécrire l’histoire : la novlangue.
Les régimes totalitaires vident les mots de leur sens pour les substituer à d’autres mots et obligent ainsi à parler ce jargon. Ainsi se crée une nouvelle réalité avec ce langage.
Le philosophe allemand Victor Klemperer[16] décrypteur de la langue totalitaire nous a montré magistralement dans son ouvrage Lingua Tertii Imperii, que la rhétorique nazie, en corrompant la langue allemande, réussissait à faire passer pour vrai ce qu’il faux. Dans un même mouvement, Georges Orwell illustre la novlangue dans le personnage du dictateur de 1984. La répétition de slogans, la mise en scène, la propagande instaure un espace pulsionnel destiné à assujettir. Les slogans sont des outils de prise de pouvoirs d’autant plus efficaces qu’ils s’adressent plus à l’émotion qu’à la raison.
Il est à noter que la propension à la déconstruction est quasi-fondatrice de l’imaginaire américain, où il est loisible de repartir de zéro, et de se « faire soi-même » dans le pattern du self made man. Sur ce terreau peut prospérer le wokisme et la cancel culture où tout pourrait être « déconstruit et reconstruit ».
L’égalité se voit progressivement remplacée par l’égalitarisme qui est un processus infini qui tend à uniformiser, à écrêter toute différence. Ce processus se déploie d’autant plus facilement dans un contexte de relativisme et où les autorités sont affaiblies et où règne l’horizontalité dans les réseaux sociaux. Cette perversion des idées, des concepts est une falsification de nature à provoquer, libérer et autoriser l’expression des haines.
Le wokiste se donne pour mission d’éveiller le monde aux vérités cachées.
L’ « éveillé » apparait comme le nouveau sauveur qui s’inscrit dans le triangle dramatique de Karpman[17]. Le dominant blanc privilégié apparait en place de persécuteur des victimes de toutes les minorités. Mais tout sauveur tend à infantiliser sa victime et peut endosser le rôle de persécuteur en cas de non-retour gratifiant attendu.

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire

      « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion »
Michel de Montaigne, Les Essais, Chapitre XXVII 

Dans son ouvrage[18], Bérénice Levet illustre bien la claustration dans le présent des protagonistes. « Les Verts » nés dans les années 70-80, période d’abandon du vieux monde et de la non-transmission de l’universalisme. Cet écologisme comme toute idéologie s’illustre dans la fabrique de slogans, « Une politique sans conservateur » éclaire l’évitement du monde réel.
Les directions de ce mouvement s’observent dans un ressentiment contre l’Occident, une exigence de reconnaissance  des identités puis de visibilité de celles-ci dans l’espace public, visibilité antinomique de la discrétion qui était une ancienne vertu commune, enfin  un homme nouveau dévirilisé où tout engin à moteur est banni (la sculpture commémorative représentant la moto de Johnny Hallyday a été installée sans moteur) et remplacé par tous les moyens  de glisse dont la trottinette enfantine, sans doute plus féminine.

« Qui détient le passé détient l’avenir », ce principe de « mutabilité du passé » de Georges Orwell dans son roman 1984 consiste à faire disparaître par le parti, archives et figures politiques historiques. Principe déjà à l’œuvre dans la Rome antique avec la damnatio memoriae à l’encontre d’un personnage politique par effacement de son nom des monuments publics et renversement de ses statues.
Tout se passe comme si certains faits étaient psychiquement intolérables.
Une candidate à la présidence de la République a pu déclarer à un journaliste qu’il était préférable de ne pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des arabes ». Remarque infantilisante qui signe un moment confusionnel où être descendant d’esclave serait être un esclave et où les enjeux du présent autorisent l’amnésie mémorielle. Comme le souligne Rabinovitch, il ne s’agit plus « d’enseigner l’histoire mais d’enseigner à l’histoire, plus temps de tirer les leçons du passé, mais de lui faire la leçon ».

On assiste à une relecture de l’histoire associé à un essentialisme. Ainsi tous les « blancs » ont tous été racistes structurellement et portent en eux « la férocité blanche » et tous les noirs sont donc des « racisés ». Racisé, personne « touchée par le racisme, la discrimination » indique le Robert. Précisonsque selon les « woke », une personne blanche ne peut pas être désignée comme étant une « personne racisée ».
La cancel culture et la mentalité woke se dispensent de l’histoire vécue comme étant un affront narcissique insupportable.
L’histoire en psychanalyse est fondamentale pour le sujet et la culture.
Déconstruire des œuvres du passé par des metteurs en scène, déboulonner des statues à l’instar des bouddhas d’Afghanistan dynamités par les Talibans, effacer l’histoire, c’est supprimer la mémoire, l’identité, déliter les liens humains et favoriser en dernière instance l’émergence d’une horde sauvage livrée à ses pulsions primaires.
Hannah Arendtd[19] dans La crise de l’éducation définit le monde comme l’habitat construit par l’homme sur cette terre. Il faut, dit-elle, expliquer aux enfants que le monde dans lequel ils vivent est plus vieux qu’eux, c’est à dire les introduire au monde du passé. « Ne pas instruire du passé les enfants, c’est introduire une brèche entre le passé et l’avenir ».
Par ailleurs, pourquoi offrir aux élèves les œuvres du passé qui ont perduré jusqu’à ce jour si l’on pense sans nuance que le monde précédent était mauvais, raciste, colonialiste. L’école française est une structure universaliste qui accueille tous les élèves à visée d’apprentissage quel que soient leur sexe, leur fortune, leur culture d’origine, leur couleur de peau. « Un peuple qui oublie son histoire se condamne à le revivre » (Winston Churchill).
Les commémorations deviennent des dates anniversaires, comme si l’homme contemporain se désincarnait de son histoire traumatique. La commémoration présuppose de rendre hommage à ceux qui ont traversé les événements traumatiques qui nous ont précédé. Or aujourd’hui dans une confusion et une sorte d’écrasement générationnel, on assite à des descendants de colonisés qui se vivent et s’expriment comme colonisés !
Enfin, vivre dans le présent, abraser le temps, c’est occulter le principe paternel pour avancer et s’ouvrir à un espace maternel incestuel.
Attendons-nous dans ces conditions à un retour du refoulé du passé des folies humaines.

2. Les impostures linguistiques

« Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »
Joseph Goebbels

Les différentes revendications qui investissent la langue française censées lutter contre le « masculinisme » s’avèrent de véritables impostures linguistiques.
Le palmarès revient sans doute à un élu démocrate ouvrant la session parlementaire du Congrès américain par cette formule inclusive « A-men » and « A-women » !
Dans un tweet récent, l’association « Osez le féminisme », affirmait vouloir rendre « femmage » à la cinéaste Agnès Varda contre un hommage jugé trop viril. Pour le linguiste Jean Szlamovicz[20] le mot hommage ne fait évidemment pas référence à l’homme e,t par ailleurs, tout mot possédant la racine homme ne constitue pas une injustice à rectifier.
Les néo-féministes entrent dans une guerre du langage. Toute réalité est externe au discours. Or celle-ci n’est plus aujourd’hui caractérisée objectivement mais produit par un récit qui est une vision du monde. Cette vision est de type performatif sur le mode déjà utilisé par un ancien président des États-Unis : « Si je le dis, c’est vrai ». Nous assistons à une logique de type négationniste où le sujet est demeuré à une position de toute puissance infantile. Ce mode d’adresse à un peuple pourrait être qualifié de psychotique compte tenu de la forclusion de la castration.

  • Emprise 

La notion d’emprise est actuellement présentée comme un rapport de force entre une victime et un coupable, et tend à annihiler les interactions réciproques, or l’emprise est l’ordinaire de toute relation humaine à condition que de l’extérieur existe pour être vivable. Amoureux, nous versons dans l’emprise, la passivité, l’hypnose telle que définie par Freud.
Sabine Prokhoris va jusqu’à caractériser l’emprise comme une addiction où les deux partenaires sont accrochés à un lien de nature fusionnelle. Nous assistons alors à une double polarité active, une intrication de deux jouissances.
Le film « Lunes de fiel » de Roman Polanski adapté du roman de Pascal Bruckner décrit admirablement une relation d’emprise où les deux partenaires sont entraînés dans une relation fusionnelle mortifère où chacun se perd. Seule la relation de domination existe lorsque l’un des deux partenaires qui souhaite se retirer ne peut le faire.
Notons que ce terme d’emprise insuffisamment défini n’est pas entré dans le code pénal en raison de sa complexité.

  • Féminicide

Le néologisme de féminicide est l’expression d’un dévoiement magistral du langage, d’une sémantique militante pour une réalité tragique et complexe. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1976 par la sociologue Diana Russell, militante féministe, pour désigner les massacres de femmes en Amérique latine.
Des exemples de féminicide, c’est-à-dire de meurtre d’une femme ou des femmes en raison de leur appartenance au sexe féminin, ont pu exister tels les avortements sélectifs de fœtus féminins en Inde et en Chine, ou encore cet homme en 1989 qui exprimait sa haine des femmes en tuant toutes les étudiantes d’une école d’ingénieurs montréalaise après les avoir séparées des hommes. En revanche les crimes entre époux ne relèvent pas d’une question de genre mais d’un relation de couple. D’ailleurs dans une mesure moindre, des hommes peuvent être également victimes de femmes. On assiste à l’expression d’une confusion entre causalité et corrélation.
On fait aujourd’hui exister une catégorie d’homicides par « visibilisation » de faits statistiques, mais comment prouver le caractère sexiste ? Tel homme tue-t-il sa femme parce qu’elle est une femme ou parce que c’est « sa » femme ?
Le féminicide entend répondre par l’article indéfini, « une » femme.  Or dans tous les mobiles du crime les experts psychiatriques retiennent le caractère possessif « sa femme » comme expression du lien à l’autre. Notons que le terme n’est pas plus reconnu par l’Académie française que dans le Droit.
Que nous enseigne la psychanalyse avec Lacan ? D’une part, que « La Femme n’existe pas », que seules existent des femmes, une par une et, d’autre part, que « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».
Ces femmes pourraient être sous emprise d’un lien masochiste dans une intrication de jouissance les privant de leur place comme sujet.

  • Planning familial

Une affiche réalisée par le planning familial dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBTI+ représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de 8 mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi cette idée de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? ».
Ces assertions appellent plusieurs remarques.
La langue est ainsi affectée et limite les capacités d’échange dans la difficulté de nommer et de prononcer cette écriture « l’homme enceint-e ». L’éviction du mot femme signe une manipulation langagière déjà évoquée chez Georges Orwell dans les moments totalitaires. C’est une idéologie où s’exprime la performativité du langage en récusant l’existence de réalité et de vérité et en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par une bisexualité anatomique.
« Au planning, on sait » stipule l’affiche. Le lieu du savoir serait le Planning, société scientifique savante de haute autorité sans doute, qui affirme par ailleurs « qu’un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle » !  En d’autres termes le pénis doit être considéré comme un organe sexuel féminin dès lors qu’un homme se déclare qu’il se sent femme. On note une inversion du rapport au réel. Quiconque énonce « un homme peut être enceint-e » s’inscrirait dans un discours de vérité. Les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
Il est vrai que Judith Butler[21] qui semble être une référence met en cause la scientificité de la biologie nommée science « idéologique » dans Trouble dans le genre, à l’instar des mathématiques occidentales à décoloniser sous le motif que le calcul fut utilisé pour compter les esclaves sur les bateaux négriers !
« Couvrez cette femme que je ne saurais voir » serait l’expression de la tartufferie dans ce contexte. Dans le lexique du planning familial on peut lire « le sexe est un construit social », et « un homme gay peut avoir une vulve », La femme est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions : « personne qui menstrue » ou « personne qui a un utérus ». En Angleterre un tiers des maternités utiliseraient le terme de « personne enceinte » à la place de « mère » (Breizh-info).
Le mot vagin du latin vagina nommant « un fourreau où était enfermée l’épée » exprimerait une vision hétérosexuelle masculine et « hétéronormée » du sexe puisqu’il ne servirait qu’à enserrer un pénis. Aussi, le site médical américain Healthline propose de remplacer le mot « vagin » par « front hole » ou « trou de devant », et les sage-femmes du Royaume-Uni sont invitées au titre de l’inclusivité à ne plus utiliser ce terme mais bien celui de « trou de devant ».
Une confusion des langues s’exprime entre le monde imaginaire et le monde réel. Le premier laisse libre cours à toutes les créations possibles (Frankenstein, succubes), tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche de procréation masculine (Dionysos), d’hermaphrodites (Cybèle est castrée par les dieux pour en faire une femme et ses adorateurs se castrent et revêtent des habits de femme). En revanche dans le monde réel, l’humanité est fondée sur la différence sexuelle et aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus. L’hermaphrodisme humain reste ultra minoritaire. Rappelons avec Françoise Héritier[22] cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes ont ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles. Affirmer qu’on pourrait naître « dans un mauvais corps », et que l’on pourrait donc changer de sexe est une négation de la science biologique. Enfin si une souffrance s’exprime dans une « dysphorie de genre », ne doit-on pas tenter de décoder cette souffrance qui pourrait en masquer une autre, avant de s’engager dans le parcours périlleux de la transition ?
Certes notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, mais le planning familial des années 70 qui militait pour les droits à l’avortement, à la contraception, à la prévention manifeste aujourd’hui une dérive idéologique radicale où tout opposant est psychiatrisé dans le registre des phobies.

« Je crois parce que c’est absurde »
Tertullien

  • La langue

Dans un article d’Alain Finkielkraut[23]« Le iel est-il tombé sur la tête ? », l’académicien fait remarquer qu’à « côté de il et de elle, une troisième personne -iel- fait sans préavis son apparition dans notre univers lexical », pour identifier une personne quel que soit son « genre ». Dans un fantasme de toute puissance d’engendrement infantile, la visée est de congédier le donné biologique, la différence des sexes, toutes finitudes, toute référence à l’origine, et de reconstruire un nouveau monde avec ses codes culturels, ses rapports sociaux d’une civilisation occidentale où les marges, la fluidité de genre et l’indifférencié   deviennent les nouvelles normes. On demande maintenant dit-il « à la langue d’homologuer ce grand soir de l’Émancipation subjective », comme si celle-ci était au service du ressenti des individus.
Notons que ce nouveau mot exprimant une volonté de neutralité est aujourd’hui entré dans le dictionnaire Robert !
Ce mouvement qui s’inscrit dans l’auto-construction (fantasme américain du self made man) plutôt triste car même s’il exprime une autonomie, celle de n’avoir rien à demander à personne, il évacue la demande qui demeure précieuse combien même elle demeure une impasse. Fantasme qui pourrait se traduire par « je n’ai jamais aimé personne ». Ce mouvement oublie que nous sommes d’abord des héritiers en « naissant dans un monde qui nous précède et qui nous survivra », qu’il nous faut d’abord consentir à son héritage pour le travailler et accéder à sa propre liberté. « On ne pense pas par soi-même, de soi-même » mais par le détour des œuvres, de la littérature, de l’histoire, en prenant une distance par rapport aux modes et humeurs de l’opinion. Encore faut-il que l’École transmette la langue en « ne donnant pas la parole avoir d’avoir donné la langue » faute de quoi nous assistons à l’expression de borborygmes, de piaillements sur les réseaux sociaux, et à l’émergence d’une société des émojis. 
Notons enfin la pensée magique performative à l’œuvre, dans cette croyance où le mot serait la chose et où d’une part « auteure » octroierait de facto des talents d’écrivain (Simone de Beauvoir était reconnue femme de lettres sans être « auteure ») et où d’autre part « iel » n’invalide pas la biologie : l’homme demeure XX et la femme XY dans ses chromosomes.

                                                           « Quand les hommes ne peuvent pas changer les choses ils changent les mots ».
Jean Jaurès

  • Écriture inclusive

Il n’était nul besoin jusqu’alors de modifier la graphie pour faire exister et rendre visible le féminin. Cette écriture inclusive s’inscrit dans une volonté d’instrumentaliser et de déconstruire la langue. Celle-ci devient victime de la novlangue managériale et idéologique où l’usage des mots ne sert plus à nommer mais à falsifier. La langue est ainsi réduite à un système de communication en la détachant de la littérature et de l’histoire.
Cette écriture inclusive instaurée par le néo-féminisme qui considère que la langue est sexiste, est un vandalisme (Alain Finkielkraut) qui enlaidit la langue française au point de la rendre illisible et « imparlable », par destruction de sa fluidité, sa musicalité, sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin. Or la langue est arbitraire et universelle, il n’y a pas de rapport entre le genre grammatical qui est une convention et le sexe qui est une réalité biologique : l’utérus est masculin et la verge est féminin d’une part, une abeille peut être mâle ou femelle d’autre part. La taie d’oreiller serait-elle plus féminine que l’oreiller ? Notre langue présente deux genres grammaticaux, l’un marqué, le féminin où l’on ajoute un e et l’autre non marqué, masculin qui joue le rôle neutre héritier du latin. La fameuse remarque non écrite ou « le masculin l’emporte sur le féminin » signe une confusion entre masculin et mâle d’une part, féminin et femelle d’autre part.
Dire que la grammaire est porteuse de domination patriarcale n’est pas un observable mais une pétition de principe. Est-ce une injustice sociale de dire « il pleut » plutôt que « elle pleut » ? 
La plupart des langues du monde ne possède pas de genre grammatical.
Les langues Peul ou Bantou en Afrique sans marque de genre masculin ou féminin n’empêche pas mariages forcés et excisions. Le Turc et les langues apparentées au persan qui ne distinguent pas le masculin du féminin n’apparaissent pas forcément comme des modèles d’égalité. En revanche, en Europe les langues qui possèdent soit trois genres ou aucun genre ne privent pas une douzaine de femmes d’êtres ou d’avoir été dirigeantes de leur pays. Simone de Beauvoir et Olympe de Gouges n’ont-elles pas œuvré pour le féminisme sans féminiser la langue ? C’est un sexisme imaginaire et un discours tenu par les inclusivistes dans les sociétés les plus égalitaires et occidentales déjà repéré comme paradoxe chez Alexis de Tocqueville.
Claire Martinot, professeur en linguistique (Sorbonne université), souligne que l’écriture tou.te.s est une hérésie morpho-syntaxique car la racine de tout est tout et non tou. En outre, le genre ne s’entend pas à l’oreille dans l’énoncé « mes amies et amis ». Le militantisme transactiviste actuel du planning familial n’hésite pas quant à lui à utiliser « Toustes » dans le slogan « Gratuité des protections périodiques pour toustes » !
L’écriture inclusive devient excluante en dépit du guide Inclure sans exclure par sa complexité pour tous les élèves en difficulté d’apprentissage de la lecture, par la difficulté de traduction en braille pour les aveugles. Sa pratique devient discriminante. Jusqu’alors, les femmes ne se sentaient pas exclues par l’usage du « Bonjour à tous ». Désormais, quiconque n’empruntera pas les expressions « Bonjour à toutes et à tous » ou « celles et ceux » en précisant le féminin en premier sera considéré comme excluant les femmes ! Rappelons également que « Les droits de l’homme » que l’on voudrait remplacer par « Les droits humains », renvoient à homo l’être humain.
Enfin, une part d’exclusion ne fait-elle pas partie de la vie en n’ayant pas accès à tout ce que je désire ?  Et que dire de cette nécessité de vouloir réintroduire le sexe là où les néo féministes n’ont de cesse de vouloir l’occulter au nom du biologique.
Ce désir de déconstruire pour recréer la langue, l’écriture, l’identité sexuelle est une posture ou plutôt une imposture narcissique, un fantasme de maîtrise de l’humain face à l’arbitraire d’une langue, au roc dur de la biologie. Quant à cette idéologie du signe « e » comme s’il représentait la femme relève d’une pensée anthropomorphique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible l’auteur(e) réduite à la femme sans espace de jeu.

3. Le mouvement « Me Too » et le planning familial

Le mouvement Me Too apparu aux États Unis, dont le but était de libérer la parole de toutes les femmes pour dénoncer le harcèlement sexuel, sera suivi en France de « hashtag #balance ton porc » versant dans la dénonciation généralisée sur les réseaux sociaux et conduisant à la dénomination de la « culture du viol ».
Pour Alain Finkielkraut, ce mouvement apparait comme un « amalgamisme », nous pourrions ajouter comme un relativisme et un exhibitionnisme, en créant un continuum avec cette formule condensée problématique VSS (viol violences sexistes) entre la drague déplacée ou des propos graveleux et le viol condamné pénalement. Un geste galant devient la métonymie d’une oppression millénaire alors que certaines violences réelles peuvent jouir d’une immunité. Ne peut-on pas repérer dans la tyrannie de ce mouvement non seulement une lutte des places sur le mode de la revanche et de la haine des hommes « Un homme sur deux ou trois est un agresseur » (Caroline de Haas) mais aussi un fantasme de maîtrise de la sexualité, de la différence sexuelle en châtrant les hommes sur le mode de l’interdit de tout rapprochement ?
Une statistique de l’Ifop[24] (février 2023) indique que près de la moitié des jeunes de 15 à 24 ans n’ont pas eu de de relations sexuelles en 2021. Le rapport à la sexualité conduit toujours à une part de risque, à l’éprouvé de l’inquiétante étrangeté, à une forme de non savoir source d’angoisse. Mais à quel processus pourrait-on imputer cette « récession sexuelle » ? Certes le confinement, la dictature de la performance et l’obligation de jouissance sous un surmoi tyrannique, la pornographie qui impose ses procédures peuvent être déterminants, mais les ukases des néo féministes et de Me Too pourraient généreusement contribuer à inhiber le désir, les usages de la séduction et les relations amoureuses représentant l’homme en général comme violent armé de son pénis destructeur.
Par ailleurs, une « Envie du pénal » expression forgée par Philippe Muray en place de « l’envie du pénis » freudien illustre une société prête à combler tout vide juridique jusque dans les conflits mineurs du registre amoureux au risque d’une perte de liberté et de responsabilité et voit la disparation des lois non écrites.  Le contrat sexuel est une nouvelle tendance des campus américains où les deux partenaires s’engagent à signer un contrat prouvant leur consentement de nature à éviter toute accusation de viol avant tout rapport sexuel.
Si le consentement est la base de toute relation, ne pourrait-on pas déplacer la question en envisageant la femme comme sujet pouvant faire preuve d’initiative et non passive et victime ?
Vanessa Springora[25] (Le consentement) aborde la complexité du consentement en ne réduisant pas sa pensée au « j’ai été violée »mais s’interroge sur son consentement, et distingue, comme nous invite à le faire Clotilde Leguil[26], une frontière floue entre la zone du forçage et le consentement ambigu, qui demeure une zone d’opacité (pourquoi j’ai consenti) qui renvoie à une part d’énigme, de non savoir. « La passion, l’angoisse dans le rapport à l’autre, l’obéissance sur moi peuvent brouiller les frontières entre consentement et forçage » précise Clotilde Leguil.
Cependant nous assistons avec ce mouvement au glissement d’un tribunal judiciaire où la plaignante, désormais nommée victime, dénonce une personne à un tribunal médiatique fait de « balance », de délation et de vengeance amplifiée par la vox populi des réseaux. On est passé d’un féminisme de progrès à un féminisme de procès, où tout différend homme-femme tend comme aux États-Unis à devenir médiatisé par des avocats. Les slogans « victimes on vous croit » produisent de la croyance et non de la réflexion. Pour le woke, la dénonciation est une passion, une valeur cardinale. Il s’évertue à révéler la « vérité » cachée par les mâles blancs occidentaux, posant ainsi un véritable rapport à la vérité.
Sabine Prokhoris fait remarquer dans Le mirage Me Too que le langage néo féministe fait référence à la Shoah en utilisant les mots de victimes et de survivantes. Ainsi, les plaignantes qui accusaient hier sont devenues des victimes qui témoignent aujourd’hui. A la cérémonie des Césars à propos du film de Polanski on a pu lire dans la rue des slogans du type « Celui qui doit être gazé c’est Polanski ». Ce discours en référence à la Shoah était impossible il y a plus de cinquante ans. Que s’est-il passé en quelques années pour que ces références perverties à la question des crimes de l’humanité se soient ainsi banalisées au point de voir des croix gammées pour dénoncer un « passé nazitaire » et un port de l’étoile jaune dans une manifestation contre l’islamophobie ? Ainsi le langage ne décrit plus le réel.
Ce nouveau féminisme vit dans l’idéologie configuré par Boris Pasternak[27] à savoir « la domination inhumaine de l’imaginaire », car il apparaît que le patriarcat a été quelque peu démantelé et le masculin dévalorisé dans notre société, depuis le passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale rompant avec un culturel millénaire où la fonction paternelle était d’assurer la descendance de la lignée et la restriction des jouissances, de l’homme aujourd’hui superfétatoire dans la procréation où les femmes peuvent avoir seules des enfants et de l’accès des femmes à toutes les professions y compris régaliennes. Certaines professions pourtant sont devenues féminisées : le socio-éducatif, la justice, la médecine, les médias et la littérature. Remarquons au passage que désormais père et mère sont désignés par un seul signifiant celui du parent, forme de déni de la réalité du sexuel par affranchissement de l’instance paternelle.
A l’argument des dérives inévitables de tout mouvement de ce profil selon l’expression consacrée « où l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » Hannah Arendt répond dans La philosophie de l’existence et autres essais que « les œufs se rebiffent » (The eggs speak up) pour illustrer les germes du totalitarisme.

4. La question du genre

Les transsexuels ont toujours existé mais en ultra-minorité. Ils ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination, mais aujourd’hui obtenir un blanc-seing du corps médical, usant du scalpel et des hormones sur simple ressenti (remarquons que nous sommes entrés dans l’ère du primat du ressenti) chez de jeunes enfants pose de sérieux problèmes d’éthique. On assiste à l’émergence d’une idéologie contagieuse via les réseaux sociaux proche d’une emprise sectaire pour Caroline Eliacheff et Céline Masson (La fabrique de l’enfant transgenre). Dans cette idéologie l’anatomie est superfétatoire (on parle de transgenre et non de transsexuel), et l’enfant pourrait s’autodéterminer, choisir son sexe en fonction de ses ressentis. Les catégories du masculin et du féminin seraient à déconstruire pour recouvrer la fluidité de l’identité de genre qui participe de l’autodétermination. C’est oublier l’enseignement de Freud et de Lacan pour qui la sexualité est traumatique, et fait symptôme pour le parlêtre. Contrairement à l’animal, le sujet ne naît pas avec une identité sexuelle, il ignore les causes de ses choix, toujours soumis à des remaniements pour l’enfant. Quelle autodétermination pourrait avoir l’enfant quand on sait l’importance du désir de l’Autre qui peut être éventuellement ravageant ? Ce désir d’autodétermination répond au sacrifice du grand Autre et une éviction de l’altérité. Pour autant, cette position rejoint l’antispécisme promu dans l’écologisme actuel qui défend l’idée d’un continuum entre l’homme et l’animal où l’homme serait pourvu d’un savoir inné, savoir à recouvrer car brisé par la culture et le langage.  Dans cette aventure, l’écoute et l’interprétation de l’analyste s’avère nécessaire pour que le sujet retrouve la place de son désir.
Que masque la revendication de l’introduction de la notion de sexe neutre dans notre état civil ? Pour Bérénice Levet[28] le genre est une philosophie de la désincarnation. Cette nouvelle orientation repose sur une fiction, une autre imposture. Si « un bébé sans sexe n’existe pas » affirmait Winnicott pour pointer que le bébé ne peut exister sans sa mère ou tout substitut maternel, on pourrait préciser ici qu’un bébé sans sexe n’existe pas. Une position de parent qui verrait son bébé avec un sexe neutre ouvrirait la voie à une schizophrénie.
L’école se prête à ces revendications. Ainsi dans le cadre d’une scolarisation « inclusive », la circulaire du Ministère de l’Éducation Nationale du 29 septembre 2021 demande de prendre en compte les élèves transgenres. Aujourd’hui une circulaire validée par le Conseil d’État autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix avec l’accord des deux parents. « Seul le prénom inscrit à l’état-civil doit être pris en compte pour le suivi de l’annotation des élève […] et pour les épreuves des diplômes nationaux ». Le prénom attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. À noter que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance comme pour pointer l’empreinte de l’hétéro-patriarcat inhibant toute future auto-détermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-t-il l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon porteur d’un prénom masculin, c’est à dire qu’il n’échappe pas au destin de l’anatomie. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du corps à corps et accéder au mot à mot.
Tout parent doit savoir que l’enfant, puis l’adolescent, traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition.
Comment dans le cadre d’une telle circulaire, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. A noter que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition.
C’est ignorer la différence entre le sujet du droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qui le veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Toutes ces demandes de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourraient signer un refus de la division subjective et de ses avatars et une volonté impossible à réaliser de séparer le corps du parlant.
Ce « trans-genrisme » proche du courant transhumaniste déshumanisant s’avère plus fascinant que tout travail psychique d’exploration d’un désarroi, d’un rapport à l’identification, en rappelant la nécessité d’un père pour qu’un homme devienne un homme quel que soit son patrimoine génétique. Notons par ailleurs que ce « trans-genrisme » , à ne pas confondre avec la bisexualité reconnue par Freud » exprime un déni de la différence sexuelle, de cette scission originelle, et ouvre le champ à une obsession de l’hybridation, une passion du mélange, peut-être un désordre, une « salade » comme aurait pu dire Lacan. Cette facette du wokisme évoque une pathologie de la modernité, une tentative démiurgique de toute puissance, une volonté de recréer un monde nouveau et in fine une ouverture à la barbarie en mettant à mal l’ordre symbolique vécu comme une contrainte.

                                             « Le totalitarisme est basé en dernière analyse sur la conviction que tout est possible »
Hannah Arendt, la crise de la culture

5. Quelques concepts importés des États-Unis

Le woke veut renverser et déconstruire les représentations et récits qui seraient à la base des rapports de domination et qui s’expriment dans des micro-agressions. A titre d’exemple quelques « concepts » qui émergent en France :
Le « misgendering » ou « megenrage » qui agresse quelqu’un en ne s’adressant pas au genre choisi par la personne ou en usant du prénom d’avant transition.
Le « white privilege » ou « privilège blanc » en France qui n’a jamais connu de lois raciales, hormis la loi du 4 octobre 1940 qui permettait l’internement des « ressortissants étrangers de race juive » dans des « camps spéciaux », jamais d’esclavage et qui a proclamé l’abolition des droits féodaux et divers  privilèges dans la nuit du 4 août 1789.
Le « male gaze » où le « regard du mâle » hétérosexuel toujours sexualisé et dégradant pour la femme qui serait réduite à un statut de pur objet.
Le « manterrupting », cette attitude qui consisterait à interrompre la parole spécifiquement aux femmes apparait plus comme une forme rhétorique qui criminalise la contradiction face à un homme et conduit à ne plus débattre avec un « sexiste ». Ainsi déclare une élue écologiste au conseil de Paris : « Les hommes, je ne veux plus lire leurs livres, plus voir leurs films ».
Le « manspreding » ou « l’étalement masculin » de l’homme qui écarte les jambes en s’asseyant exprime peut-être moins l’expression de la domination masculine qu’une question d’anatomie. La mairie de Madrid a mis en place une nouvelle signalétique dans le métro demandant aux usagers de ne pas écarter les jambes pour ne pas gêner son voisin de banquette, et le collectif « Osez le féminisme » a invité les voyageuses excédées à interpeller la RATP.

Nous aborderons dans la seconde partie les retentissements de cette idéologie sur le sujet et la société et tenterons une approche psychopathologique psychanalytique de cette nébuleuse du wokisme.

Guy Decroix – Décembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, éditeur Allia,1943.

[2] Bérénice Levet, L’écologie où l’ivresse de la table rase, Hors collection, 2022.

[3] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le Seuil, 1972.

[4] Marcel Gauchet, Sous l’amour de la nature, la haine des hommes, Le débat, 1990/3 (N°60), p 247.

[5] Sabine Prokhoris, Le mirage #metoo, Le cherche midi, 2021.

[6] Anissa Bouihed, France Télévision, Rédaction culture, 17/08/2022.

[7] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1076.

[8] Didier Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Dunod, 1975.

[9] Ruben Rabinovitch et Renaud Laege, Des hussards noirs de la République à la Chronique des Bridgerton, Fondation Jean Jaurés, 2021.

[10]  Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Puf, 2014.

[11] Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset, 2020.

[12] Jacques Lacan, … ou pire, Le séminaire, livre XIX, 1971-1972.

[13] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

[14] Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848.

[15] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Textes J.A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 132. 

[16] Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperï, Essai, 1947.

[17] Stephen Karpman, Le triangle dramatique, Interdictions, 2020.

[18] Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, Éditions de l’observatoire, 2022.

[19] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972.

[20] Jean Szlamowiez, Le sexe et la langue, Intervalles, 2018.

[21] Judith Butler, Trouble dans le genre, La découverte, 2006.

[22] Françoise Héritier, Masculin/féminin, Odile Jacob, 1996

[23] Alain Finkielkraut, « Le iel nous est-il tombé sur la tête ? » Tribune Figarovox, 18/12/2022.

[24] Enquête IFOP, Février 2022.

[25] Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020

[26] Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, Puf, 2021

[27] Boris Pasternak, Œuvres, Puf, 1990.

[28] Bérénice Levet, Le crépuscule des idoles, Stock, 2017.

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La question des limites actuelles dans les bio-technosciences – 3

Guy Decroix – Juin 2022

« La figure la plus terrifiante et la plus repoussante de notre temps, c’est la conjonction  de l’immaturité psychique la plus complète avec les moyens d’action les plus sophistiqués »
Olivier Rey

La question des limites interpelle le psychanalyste en tant que celui-ci conduit tout sujet désirant à une confrontation de limites. Situation sans doute plus délicate aujourd’hui dans une société et un État de droit plus prompts à défendre des particularismes individuels, telle la liberté de changer de sexe, validée par la Cour européenne des droits de l’Homme que par la protection du bien commun et la participation aux affaires de la cité.  

Prométhée enchaîné, Nicolas-Sébastien Adam, 1762, Musée du Louvre, Paris

Dans notre article – Guy Decroix, Transhumanisme, désir de maitrise et coronavirus -, nous soulignions l’explosion incontrôlée de la technoscience dans l’univers de la procréation, sous la demande sociale qui autorise le passage à l’acte de fantasmes inconscients infantiles, tels que la quête de l’immortalité et la maîtrise de son origine, le brouillage temporel des générations, voire la transgression de certains principes anthropologiques fondateurs de la civilisation. Ces fantasmes inconscients de la conception qui ne répondent à aucun schéma biologique ont traversé tous les temps en s’exprimant dans la mythologie et les contes, alors que désormais on assiste à un déploiement de leur réalisation, l’éprouvette remplaçant le chou d’où naissaient les enfants et le médecin magicien supplantant la cigogne… Qu’adviendra-t-il de notre capacité dans ce contexte à métaphoriser toutes réalités biologiques dès lors que celles-ci s’assimilent aux fantasmes ?
A remarquer que ces idées et pratiques entrent en écho avec le wokisme. Ce courant de pensée idéologique présente de multiples facettes. Parmi celles-ci nous retiendrons pour notre propos les notions de fluidité de genre, de troubles, d’ambiguïté, de brouillage des frontières entre le réel et le fantasmatique, entre l’humain et l’animal dans l’antispécisme (rappelons que le spécisme en référence au racisme ou au sexisme désigne l’affirmation de la supériorité ontologique de l’homme sur toutes les espèces vivantes. Or, comme le précise Alain Finkielkraut dans L’après littérature, la sollicitude pour les autres espèces reste une prérogative humaine), enfin le brouillage entre le sexe et le genre (Les sages femmes au Royaume Uni sont invitées à remplacer les mots « lait maternel » par « lait humain » et les termes père et mère par parent ou personne, pour ne pas blesser un public transgenre ou « non binaire ».
Faut-il rappeler que sans limite (« Un homme ça s’empêche » disait Albert Camus dans Le premier homme) nous n’habitons plus l’humanité mais la nature. Pour l’animal dans la nature fonctionnent l’adéquation et le rapport sexuel. Pour Lacan chez l’être parlant «il n’y a pas de rapport sexuel » ni de complétude et la sexualité est intrinsèquement problématique. 
Enfin sans renoncement pulsionnel et à la toute-puissance du désir, point de culture. A noter à cet égard l’étrange discrétion des présidentiables dans le domaine de la culture.  La culture qui n’est pas un loisir est fondamentale pour l’humanité, « c’est l’ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme lorsqu’il regarde dans une glace ce que sera son visage de mort » (André Malraux).

Nous illustrerons notre propos dans deux situations ou pratiques actuelles où les limites anthropologiques sont quelque peu vacillantes : la GPA (gestation pour autrui) et la placentophagie.
Avant de déployer ces quasi-vignettes cliniques, rappelons que toute famille nucléaire dite « normale » père, mère, enfant ne va pas de soi. Un détour par nos mythes fondateurs grecs et sémitiques illustre ces difficultés :
Œdipe abandonné par ses parents et récupéré par une famille d’adoption qui lui occulte ses origines, retournera vers ses parents génétiques avec le destin funeste qu’on lui connait.
Moïse né d’une famille d’hébreux est également abandonné sur le Nil (symbole de vie) dans un berceau pour être épargné d’un destin génocidaire. Il est récupéré et éduqué comme un prince par la fille du pharaon. Bithiah devient alors sa mère adoptive. Moïse, étymologiquement « sauvé des eaux », signe son profil d’orphelin, fils de personne. Les suites du meurtre d’un égyptien qu’il commet pour sauver l’un des siens lui font prendre conscience de son déchirement entre deux familles, égyptienne et naturelle, et le conduit à la fuite.
Ces mythes posent la question de l’origine qui sera interrogée dans la première situation suivante exposée. Cette origine est toujours inscrite dans un réseau fantasmatique, le fantasme de l’origine et l’origine du fantasme, illustration de la question familiale qui ne se réduit pas à deux géniteurs mais interpelle en tiers le langage qui fonctionne comme un extracteur de son origine biologique pour lui associer une origine symbolique et culturelle.

La GPA ou une maternité en pièces détachées

Les scientifiques sont les protagonistes d’une dynamique qui les dépasse et prennent le relai plus ou moins à leur insu d’un discours philosophico-religieux et culturel effondré qui fondait et cisellerait les contours des questions existentielles sur la naissance, la vie, la mort, la transmission, pour aboutir à ce renversement impensable pointé par Monette Vacquin où l’on assiste aujourd’hui à « des embryons congelés en début de vie et des cadavres chauds en fin de vie ».
Le langage est actuellement dévoyé. La GPA est en réalité « un contrat de location d’utérus ». Or le corps humain n’est pas monnayable, c’est un principe d’indisponibilité dans les droits de l’homme et du citoyen sauf à confondre dans une indifférenciation du droit, la chose et la personne morcelée de surcroit.
Les limites sont franchies au nom d’une idéologie sous-jacente : « J’ai le droit à tout, à l’amour », or l’amour est fluctuant et n’est pas une loi qui permet un étayage symbolique.  Ainsi les inséminations post mortem qu’évoquent Monette Vacquin (Frankenstein aujourd’hui) font vaciller la distinction entre la vie et la mort. Le stockage et la congélation de sa descendance est de nature à engendrer des enfants prompts à imaginer des pères tout puissants créateurs après leur mort et des adultes devenant parents en proie à un récit très singulier de leur conception.

L’utérus est le premier de trois niches sensorielles décrites par Boris Cyrulnik avant la niche affective du corps de la mère et la niche humaine faite de récits, de représentations verbales de type « tu es de cette culture ».
L’utérus artificiel (ectogenèse) en se dispensant de cette première niche écologique, sensorielle et contenante pour l’embryon apparait comme le stade ultime de la déshumanisation et pourrait inaugurer une civilisation transhumaniste préparée par la cancel culture ou l’idéologie woke. Ainsi l’homme s’avèrerait réifié par la création d’hommes et de sous hommes, les notions d’homme et de femme tendraient à disparaitre. Dans un document américain du CDC (Centre pour le contrôle et la prévention des maladies), les termes de « personne enceinte » sont substitués à ceux de femmes enceintes et dans le projet écologiste EELV pour 2022 (p. 83) à propos de la PMA et au nom de l’égalité soi-disant réelle des éco-féministes, le mot femme est remplacé par« toute personne en capacité de porter un enfant » enfin le consortium Unicode, instance américaine qui supervise la création des émojis et leur standardisation mondiale sur les plateformes numériques, a validé mi-septembre 2011 l’émoji de l’homme enceint !). Remarquons l’évolution de ces nouvelles productions du langage écrit utilisées par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) firmes américaines qui dominent le marché mondial. Les émoticônes codées et non personnalisées ont été supplantées par les émojis qui expriment aujourd’hui des questions identitaires extrémistes.
Enfin, l’enfant ne serait plus le fruit d’un désir mais le produit d’un projet parental donc surdéterminé dans son avenir et qui par ailleurs pourrait être abandonné à l’occasion d’un projet de loi française autorisant l’IMG (Interruption Médicale de Grossesse) jusqu’à neuf mois pour « détresse psycho-sociale » (voté à l’Assemblée Nationale en août 2020, rejeté à ce jour par le Sénat). Enfin, qu’en serait-il du lien humain dans cette mécanisation de la gestation ?

Serions-nous par ailleurs sur la voie de l’abolition du tabou de l’inceste ?
« Mater semper certa est », était jusqu’alors le principe irréfragable du droit romain où la mère était toujours certaine et le père une fiction qui devait énoncer au fils « Je suis ton père » qui appelait pour réponse du fils « Tu es mon père ». L’adage est repris par Freud avec l’image de l’astronome : « L’astronome sait à peu près avec la même certitude si la lune est habitée et qui est son père, mais il sait avec une tout autre certitude qui est sa mère ».
Ainsi les technosciences dans le domaine de la procréation conduisent à la « production » d’une mère incertaine (porteuse ou donneuse d’ovocytes ?) et à un père biologique assuré par le contrôle génétique.
Pour autant en cas de différend entre un père biologique attesté par la génétique et la parole de la mère signifiant à l’enfant « Cet homme est ton père », il est probable que la parole de celle-ci, portée par le désir, soit déterminante.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité la fonction maternelle se décline en trois femmes : la mère « d’intention » qui élève l’enfant, la gestatrice qui porte l’enfant, la génétique qui donne l’ovocyte. Certes, une mère « d’intention » peut devenir mère sans avoir porté son enfant mais qu’en est-il du vécu de l’enfant dans cette conception ?
Myriam Szejer, psychanalyste, propose l’expression « Complexe de Moïse » pour illustrer la fragilité psychologique de l’enfant qui se vivrait abandonné par sa gestatrice et toute séparation future pourrait être de nature à raviver cette blessure originelle.
« Ma mère est ma grand-mère, mon père est mon oncle » pourra énoncer Uma née par GPA au Nebraska.  Cette grand-mère de 61 ans a accouché de sa petite fille Uma conçue avec le sperme de son fils homosexuel et d’un ovocyte de la sœur du mari (Elliot) de son fils gay. Cette saga familiale se déploie sous le signe de l’amour et du désintéressement !
Dans ce scénario, Natacha Polony (Marianne 3/4/19 : « La science au service des fantasmes » pointe le propos suivant de l’un des pères : « Le fait de pouvoir contrôler tout ce qui se passait était important ». Tout se passe comme si la personne se réduisait alors à un objet fabriqué, sous contrôle, répondant au désir des parents et rendu possible par la technoscience qui éloigne toujours plus les limites au point d’un engendrement possible chez une femme ménopausée. L’enfant programmé est sommé de fournir une obligation de résultat. Conception qui maintien l’enfant dans le giron biologique familial et qui se dispense de tout rapport sexuel entre des sexes opposés en évacuant la question de la castration. On assiste à un déni du fantasme de la scène primitive où tout enfant imagine un rapport sexuel entre ses parents l’ayant engendré. Notons dans un autre domaine avec Caroline Eliacheff et Céline Masson que la sexualité est également évacuée dans la théorie dite « du genre » et qu’un changement de paradigme s’inscrit jusque dans le langage dans la mouvance trans par des glissements sémantiques de « transsexuel » à « transgenre » puis à « trans », scotomisant ainsi la charge émotionnelle et la force de la section dans le sexuel (scare) dont l’étymologie renvoie à la coupure.

Le désir d’enfant tend à devenir une demande et un droit.
L’enfant ne doit pas faire « office de bouchon », terme entendu quelque fois pour satisfaire totalement un parent, mais doit pouvoir déployer son existence dans l’écart entre l’enfant fantasmé et l’enfant réel.  
D’une façon générale ces situations posent le problème de la nomination des liens (cf. La Loi symbolique). Le langage est percuté voire innommable (le nom de « belle-mère » est équivoque dans les familles recomposées) et peut ouvrir sur un imaginaire parfois violent dans un espace juridique vide ; dans ce cas précis émerge au sein de ce brouillage symbolique la figure de Jocaste, mère d’Œdipe, incarnée au pays de l’hubris où la transgression de l’interdit de l’inceste apparait comme l’apogée du progrès et de l’égalité.

La placentophagie

La placentophagie est un comportement animal éthologique sans doute acquis chez les mammifères, excepté chez les cétacés et chez l’homme, pour des raisons trophiques et d’évitement des prédateurs. La dévoration est inhibée par les cris émis par les petits. Bernard This fait remarquer qu’une des fonctions du cri est de bloquer le réflexe incorporatif, en rapportant ce vécu où une truie rendue sourde par un surdosage de streptomycine dévore ses petits  malgré les cris devenus inaudibles pour la mère. 
L’interdit du cannibalisme ou mieux de l’anthropophagie (manger du même) est un des fondements anthropologiques de notre civilisation.  La placentophagie pourrait être une des variantes mineures de l’anthropophagie.
Le cannibalisme est légion dans la mythologie grecque. Cependant un exemple émerge comme exception et provoque l’horreur de l’anthropophagie en la figure de Tantale, fils de Zeus et de la nymphe Plutô. Tantale offrit aux Dieux lors d’un banquet son propre fils Pélops démembré et transformé en ragout.
Zeus horrifié condamnera son fils aux enfers pour l’éternité à subir les affres dévorantes de la faim et de la soif.
Dans de nombreuses cultures dont la nôtre, le placenta et ses annexes s’inscrivaient dans des rites de naissance. Dans ces pratiques les secondines ne devaient pas être vues par la mère. Le placenta avait un destin particulier participant aux cycles naturels, enfoui ou jeté à l’eau, planté au pied d’un arbre, pommier pour un garçon, poirier pour une fille et quelques cendres pouvaient être ingérées plus ou moins symboliquement avec la nourriture du père pour participer au même titre que la couvade à la triangulation.
Ce placenta aura toujours été vécu avec ambivalence. D’une part il apparait « digestible », l’étymologie (galette, tourte) rappelle ce caractère et le rituel partagé actuel de la galette des rois avec la présence du baigneur, de la fève après la naissance de l’enfant Jésus, semble maintenir cette particularité. D’autre part, il suscite une répugnance et à ce titre est fréquemment rejeté car faisant obstacle au fantasme unaire « Ne faire qu’un avec la mère », en une barrière entre la mère et l’enfant.
Depuis quelques temps, cet interdit semble être levé nous rapprochant en cela de l’animalité. La placentophagie vient en place d’une symbolique nourricière.  Comment appréhender cette nouvelle pratique chez certaines femmes ?
Cette placentophagie pourrait s’entendre comme une réappropriation du corps de la mère et de ses sensations plus ou moins dérobées au cours de la péridurale ou de la surmédicalisation.
Autre interprétation : une rationalisation de bienfaits énergétiques dans la récupération et l’ingestion chez certaines femmes de pays anglo-saxons de leur placenta sous forme de granules homéopathiques ou de recettes variées et partagées. Pour Brigitte Mytnik, psychanalyste, (De l’exil à l’enfantement, liens racinaires, liens placentaires) ces mères feraient le deuil de leur grossesse en se réappropriant quelque chose de l’ordre du naturel.  Enfin, on pourrait avancer l’hypothèse que l’utilisation de crèmes et d’injections (symbolique sexuelle) d’extraits placentaires, formes galéniques et moins viscérales dérivées du placenta, constituerait un mode inconscient de récupération recyclée du placenta, pour lutter contre la culpabilité du rejet de cet organe.
Pour Lacan, la mère, fantasmatiquement, veut « réintégrer son produit » c’est-à-dire son enfant qui incarne le phallus absent, en un fétiche comblant.
La placentophagie ne serait-elle pas le passage à l’acte du désir de réincorporation de « son » placenta ?
L’Autre maternel, c’est-à-dire la mère du point de vue de l’inconscient et non de la personne, est généralement dépeint avec bienveillance, comblant à l’égard de sa progéniture et la dyade mère-enfant est évoquée sur un modèle harmonieux. Pour Lacan, l’Autre maternel est animé d’un inconscient mortifère généralement sans passage à l’acte, d’un fantasme morbide et fétichiste à l’égard de son enfant, d’un désir vorace tel celui d’une mère crocodile, « Le rôle de la mère c’est le désir de la mère… Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes, c’est ça la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça le désir de la mère » (Jacques Lacan, Le séminaire XVII).
Le « J’ai envie de te croquer » de la mère n’exprime-t-il pas le désir articulé aux pulsions ? Seul le fantasme peut sauver l’enfant de cette dévoration cannibalique matérielle.
La grossesse est vécue comme comblant le manque, annulant la castration et conférant à la mère un sentiment de toute puissance. La dépression post partum pourrait être pensée comme cette vacuité destinée à accueillir la place du père. Or, comme nous l’avions évoqué dans le second volet sur Les conceptions de la conception, l’enfant n’est pas coupé de sa mère et le placenta ne lui appartient pas. La mère n’a pas perdu « son » placenta mais celui-ci, compagnon des profondeurs, apparait comme le double de l’enfant et fait partie de l’œuf à l’instar de la coquille pour les ovipares.
L’enfant est coupé de lui-même : « Ici, c’est de sa partition que le sujet procède à sa parturition, d’où il résulte qu’à la section du cordon, ce que perd le nouveau-né, ce n’est pas, comme le pensent les analystes, sa mère, mais son complément anatomique. » (Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits, pp. 843 et 845).
Le destin anatomique est jeté. Le placenta perdu est l’objet a dont la pulsion toujours partielle s’aventurera via d’autres objets partiels à compenser la perte.
« A casser l’œuf, se fait l’homme, mais aussi l’hommelette » disait Lacan.
Alexandre Elisabeth dans Suivez le placenta (Libération, 12 août 1981) décrit avec moult détails les pérégrinations du placenta, véritable pétrole maternel, des maternités aux laboratoires pharmaceutiques.
Ainsi, nous pourrions formuler l’hypothèse que sur un mode mineur, l’ingestion de granules homéopathiques et l’usage de crèmes placentaires masqueraient inconsciemment  le désir d’une récupération recyclée du placenta qui avait été éliminé en tant qu’obstacle au fantasme unaire, et ce faisant permettrait de se refaire « une peau de bébé ». Enfin, formulé sur un mode majeur plus viscéral et organique où les recettes variées (pâtés, ragouts) à base de placenta viseraient la réintégration de l’objet perdu dit « mon placenta » par la mère.

Nous avons inauguré notre propos par référence à la mythologie en partie grecque, or tout se passe comme si nous avions glissé en quelques dizaines d’années d’un univers prométhéen avec la visée de « récréer » la vie par le don d’organes à un univers œdipien où la jouissance à l’œuvre conduit le bio-technicien apprenti sorcier actuel à exécuter sans limite les yeux fermés tout ce que l’homme peut faire. Gardons pour boussole cette philosophie grecque pour qui toute transgression de limites, toute outrance, toute succombance à l’hubris devait entrainer la vengeance des Érinyes persécutrices. Quelles formes pourraient prendre demain une vengeance erinyenne ?

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition »
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927

Guy Decroix – Juin 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Sources :

  • Élisabeth Alexandre, « Suivez le placenta », Libération, 12 août 1981.
  • Rachel Binhas, « Père, Mère Ces mots jugés discriminatoires du Royaume Uni au Québec », Marianne, 20 février 2021.
  • Caroline Eliacheff et Céline Masson, La fabrique de l’enfant-transgenre, Edition de l’Observatoire, 2022.
  • Sigmund Freud, Des transpositions pulsionnelles en particulier dans l’érotisme anal, Paris, Puf, 2002.
  • Jacques Lacan, « L’envers de la psychanalyse », Le séminaire, Livre XVII, (1969-1970), Paris, Seuil, 1991, p. 129.
  • Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits 1, Paris, Seuil 1966.
  • André Malraux, discours prononcé le 18 avril 1964 à la maison de la Culture de Bourges.
  • Brigitte Mytnik et Danièle Rousseau, « De l’exil à l’enfantement : Liens racinaires, liens placentaires », Le journal des psychologues, n° 259, 2008, pp. 62-64.
  • Bernard This, Naitre et sourire, Paris, Champs Flammarion, 1983.
  • Monette Vacquin, Frankenstein ou les délires de la raison, François Bourin, 1989.

Quelques réflexions psychanalytiques sur les représentations historico-mythologiques de la naissance et de la conception 1
Des conceptions de la conception ou quelques représentations historiques du développement fœtal 2
La question des limites actuelles dans les bio-technosciences 3

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Des conceptions de la conception ou quelques représentations historiques du développement fœtal – 2

Guy Decroix – Janvier 2022

Léonard de Vinci – Etude sur l’embryon – 1510-1512, Royal Collection, Château de Windsor, Windsor (Berkshire), Royaume-Uni

Du fœtus, on connaissait la morphologie, c’est-à-dire les résultats des observations post-mortem, la physiologie était ignorée et le domaine relationnel impensable. Alexandre Minkoswski évoquait « l’ignorance du fœtus et du nouveau-né jusqu’au milieu du 20e siècle ».
Les progrès des domaines biomédicaux (biochimie des hormones, immunologie, imageries médicales, explorations intra-utérines) ont contribué au développement d’une discipline, la fœtologie. Cette orientation a pris chez certains psychanalystes tel Bernard This une importance telle, à travers les perceptions somato-sensorielles et psycho-sensorielles du fœtus pendant l’accouchement haptonomique (science du toucher et de l’affectivité, pratiquée par Frans Veldman) qu’elle est devenue une véritable « fête au logis ».
Mais que savait-on avant cette révolution sur le développement fœtal dans l’espèce humaine ? Quels en furent les grands schémas représentatifs ?
Minkowski repère, sans les expliciter, trois phases dans l’histoire de la connaissance du fœtus et du nouveau-né, et précise que deux ont pu exister.
– Une phase mystérieuse où le fœtus n’a d’existence qu’imaginaire, voire magique. C’est la conception qui aurait prévalue tout au long de l’antiquité.
– Une phase artistique, religieuse et mystique au cours de laquelle fœtus et nouveau nés sont « représentés » mais non inclus dans une observation médicale. Ces représentations seront idéalisées durant le Moyen-âge et la Renaissance.
La peinture chrétienne au Moyen Âge figure des vierges enceintes avec un « bébé Jésus » à genoux dans le ventre de sa mère, en prière, paré de son auréole et d’habits somptueux !
La nativité du 14e siècle peinte par Giotto présente un nouveau-né emmailloté telle une momie dans des bandelettes, à fin de rectification des membres et de lutte contre l’animalité, et qui tient sa tête en souriant. Chacun sait que l’hypotonie musculaire ne permettrait pas une telle position de la tête.
– Enfin une phase récente amorcée à la fin du 19e siècle et qui sera le théâtre en quelques années d’une véritable explosion scientifique.
En 1964 seulement, au congrès d’obstétrique de Monaco, Philippe Edelman présente les premières images d’un fœtus dans l’utérus. Cette échotomographie venait heurter nos représentations. Au bébé « auréolé » d’hier succédait un bébé suçant son pouce in utero lorsque la mère est fatiguée.

Mais revenons sur quelques représentations historiques, quelques modèles, idées forces, aphorismes, préjugés relatifs à la formation du fœtus et à son comportement.

1. L’origine et la formation du fœtus

Pour Hippocrate, le fœtus se forme à partir du sperme transformé en sang blanc coagulé au sang menstruel de la femme. L’embryon se nourrira de sang au cours de la grossesse expliquant l’absence de règles pendant cette période.
Pendant plus de vingt siècles, la conception du fœtus aura reposé sur deux systèmes de pensée fonctionnant en parallèle : le système épigéniste et le système préformiste.
Dans le système épigéniste, à chaque génération les deux parents participent à la fabrication du fœtus par apport et mélange de chaque semence particulière dans la matrice. Ce système de la double semence dite séminisme sera de type égalitaire chez Empédocle et Hippocrate et phallocentrique chez Aristote et Galien. Ainsi chez Aristote, la semence paternelle apporte l’idée, le principe efficient qui engendre la forme, tandis que la mère par le sang menstruel fournit la matière à l’embryon. Pour Galien, la semence femelle produite par les « testicules féminins », moins chaude et plus humide que la semence male jouera un moindre rôle dans la fabrication du fœtus. 
Cette représentation conduira dans un mythe binaire à situer la mère et par extension la femme sur le versant liquide et extérieur (mer et mère ont le même signifiant) et l’homme sur le versant sec et extérieur. Opportunité d’offrir un soubassement aux valeurs traditionnelles dévolues aux femmes sous la règle des trois K : Kinder, Kuche, Kirche (enfant, cuisine, église) selon Schopenhauer (Bernard This, neuf mois dans la vie d’un homme). Une répartition des pathologies pourrait s’inspirer de ce mythe, situant la femme du coté de la souffrance et du masochisme et l’homme s’illustrant dans le sadisme.
Le système préformiste émerge à la fin du 17e avec les découvertes de De Graaf et Leeuwenhoek. Un seul parent désormais va fournir le principe essentiel de la génération.
Le fœtus préexiste soit dans l’ovule (École des ovistes) fœtus unique s’il est mâle, fœtus contenant tous ses descendants emboités les uns dans les autres, s’il est femelle, soit dans le spermatozoïde (École des spermatistes ou animalculistes). Cette dernière École est elle même partagée pour expliquer la provenance d’un embryon préformé sur un mode emboité (emboitementalistes) à la manière des poupées russes remontant jusqu’à Adam ou sur un mode disséminé (disséminationnistes).
La palme de l’imagination revient à Hartsoecker qui en 1694 dans son Essai de Dioptrique présente un petit homme accroupi, entièrement formé, les membres repliés en position fœtale, au crâne démesuré où figure en bonne place la fontanelle bregmatique !
Leeuwenhoek distinguera des « animalcules mâles » et des « animalcules femelles » !
Une remarquable convergence peut s’établir entre ces représentations de scientifiques du 17ème siècle et les productions d’enfants de l’école primaire qui dessinent des spermatozoïdes sous forme de têtard à apparence humaine contenant le futur bébé. Sorte d’ontogenèse récapitulant la phylogenèse historique…
Woody Allen dans Tout ce que vous avez voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (1972) reprendra sous une forme humoristique ce type de représentations, de projections de type animiste dans les gamètes personnalisées.
L’hypothèse de Françoise Héritier rappelée au fil de ses travaux (Masculin, féminin) entre en écho avec le système préformiste des spermatistes. L’anthropologue repère que partout le masculin est considéré comme supérieur au féminin et qu’en matière de fécondation les hommes sont au principe de la vie et mettent les enfants dans le ventre des femmes réduites à leur utérus Cette « logique » universelle s’impose du constat que seules les femmes peuvent engendrer et de surcroit des deux sexes mais que toute grossesse nécessite un coït signifiant que la fécondation vient du mâle.
L’expression « l’ovule est fécondée par le spermatozoïde » renforce l’idée scientifiquement erronée de la passivité de l’ovule.

2. La détermination du sexe

Découverte seulement à la naissance, cette détermination énigmatique aura intrigué de tout temps et généré bien des explications à caractère déterministe.
La théorie du mélange des semences (séminisme) soutient chez Hippocrate que « la semence la plus vertueuse (celle du mâle) et la plus copieuse donnera le sexe à l’enfant ».
La température intra-utérine génère des mâles chez Empédocle si celle-ci est plus élevée.
Enfin les écoles hippocratiques et galéniques complètent leur système par une localisation des mâles et des femelles dans la procréation : « Les garçons à droite, les filles à gauche » !  Ainsi, la semence émise par le testicule droit engendre les garçons et celle émise par le gauche, les filles. Les fœtus mâles se développent généralement dans la matrice droite qui est plus chaude que la gauche (sinistre)…
De nombreuses pratiques médicales s’appuieront sur cette « théorie de la « répartition anatomique binaire » pour proposer l’engendrement des garçons, chez la femme en s’allongeant sur le flanc droit pendant l’acte sexuel pour attirer la semence, chez l’homme par ligature ou ablation du testicule gauche. Enfin un type de régime alimentaire (testicules de boucs rôtis…) prescrit médicalement pour procréer des mâles sévira au moins jusqu’au 19e siècle. Une certaine presse actuelle fait ressurgir ce type de préoccupations.

3. L’image et le comportement du fœtus

Comment se comporte le fœtus dans cette « antique terre natale du petit homme », ce lieu « où chacun a séjourné une fois et d’abord » écrivait Freud ?
Une fois encore, faute d’investigations scientifiques les représentations les plus fantastiques verront le jour.
Les ouvrages médicaux exposent deux types de représentations du fœtus, dormant ou en apesanteur ayant pour point commun d’être un enfant achevé à terme.

Le fœtus en apesanteur
Dans les représentations iconographiques du 11e au 16e siècle dont le modèle est celui de Rösslin dans son manuel d’obstétrique, le fœtus est un petit homme achevé au corps d’adulte, parfaitement constitué, flottant en apesanteur dans une matrice volumineuse, visiblement trop vaste pour lui, en forme de poire, de goulot renversé et s’essayant à diverses positions gymniques et autres exercices acrobatiques. Cette représentation ne semble pas avoir évoluée depuis Soranus d’Éphèse.
Des travaux rapportés par Danielle Rapoport (Corps de mère, corps d’enfants) sur des dessins de corps d’enfants imaginés pendant la grossesse chez des femmes enceintes de quelques mois, rendent compte d’une incapacité à représenter le fœtus tel qu’il existe réellement, mais tel qu’il sera le jour de sa naissance. Quel que soit son âge fœtal et quel que soit la formation éventuellement médicale de la femme, il est pourvu d’un sexe, de phanères et de divers signes d’investissement affectif… C’est l’enfant du rêve et ajoutons avec Lagache que « La relation mère-enfant n’attend pas l’accouchement pour exister ». Là encore peut-on avancer que ces projections individuelles et actuelles, « une certaine ontogenèse » récapitulerait une série de représentations médicales et historiques ?
Curieusement le tableau de Joan Miro « Trois bleus » illustrerait cette chambre utérine sans haut sans bas où flottent des formes embryonnaires en état d’apesanteur (« Ce sont mes œuvres qui sont à l’état d’embryon répulsives et incompréhensif comme des fœtus »).

Le fœtus dormant
La pensée populaire et la tradition médicale depuis Hippocrate semblent imaginer le fœtus de la même manière : à l’abri, bien au chaud, recevant du sein maternel « gite et couvert », recroquevillé, pelotonné, assis tout au fond de son trou, dans l’obscurité et l’attente, dans un profond sommeil. Dans l’obscurité de la « nuit utérine » il attend sa maturation soit à l’image d’un fruit, métaphore de l’arbre et du fruit, soit à l’image d’une pate à pain, métaphore du four et du pain où le ventre maternel assure la cuisson de l’enfant. Le prématuré était alors un « fœtus pas cuit ». F. Héritier rapporte que les enfants albinos Samos de haute Volta sont considérés comme des enfants trop cuits.
La question de l’enfant endormi est une croyance raged qui persiste pour l’Islam et en particulier au Maghreb quand une femme stérile évoque le sommeil de son enfant imaginaire pour échapper à la répudiation. Selon cette croyance, la croissance du fœtus est arrêtée par magie et peut reprendre dans les cinq ans ! Le film L’enfant endormi de Yasmine Kassari illustre parfaitement cette croyance.
A noter que dans la bible les femmes qui présentent la plus longue infécondité (Sarah femme d’Abraham et mère d’Isaac, Rebecca femme d’Isaac enfantera les jumeaux Ésaü et Jacob, Rachel femme de Jacob et mère de Josef.) produisent les hommes les plus illustres des générations, comme si cet « objet » devait maturer…
Pour Jacques Lacan, l’enfant sort du ventre maternel en tant qu’objet inconscient, objet du désir incestueux de la mère d’avoir un enfant du père, enfant interdit. La femme doit faire vœu d’enfant pour avoir cet enfant et quand il ne vient pas, ce vœu, ce désir ne serait pas formulé au bon lieu. Attendre un enfant serait attendre le surgissement de son objet dans le réel qu’elle pourra couver.
« C’est moi qui ai fait ça » peut dire la jeune mère primipare comme si elle ne croyait pas que l’objet de son désir soit réalisable. Cet enfant est en quelque sorte toujours inespéré. Le Christianisme exploitera cette dimension avec l’Enfant divin.

4. Des obstacles à la recherche scientifique

De nombreux obstacles ont pu freiner l’investigation scientifique et les recherches embryologiques, pré et post natales :
– La grande mortalité infantile d’autrefois générera une résistance certaine.
Comment accorder un intérêt scientifique dans ce contexte de viabilité aussi précaire à des enfants qui meurent presque aussi vite qu’ils naissent quels que soient l’époque et le lieu ?
– Les représentations historiques du petit de l’homme dans la société s’expriment toutes par une insuffisance, un manque par rapport à l’adulte, une faiblesse créatrice d’images négatives à l’origine des statuts d’enfant essentiellement « tube digestif ». Le vocabulaire en usage pour désigner le premier âge rend compte de ce statut : « nourrisson » qui explicite la relation unique à l’aliment, « poupard » référant à la poupe (mamelle), infans privé de langage.
E. Badinter repère la seconde moitié du 18e siècle comme période de modification de l’image sociale du nourrisson, perçu désormais comme un être unique, qui accèdera au statut de personne pour Martino s’inspirant des travaux de Spitz, de Bowlby et de Lebovici. Dans cette perspective, certains s’interrogeront sur le fœtus en tant que personne.
– Une absence de technologie performante (Échotomographie) a pu freiner certaines investigations scientifiques. Cependant, l’histoire des sciences nous persuaderait qu’observation et technique ne suffissent pas aux découvertes et que l’acceptation d’un idée nouvelle révolutionnaire se heurte à une résistance. Il aura fallu près d’un siècle pour que le microscope contribue à un progrès scientifique dans la découverte scientifique.
La pratique de l’échographie poserait une série de questions à explorer :
– Versant échographiste, comment comprendre le ravissement du médecin s’appesantissant sur les images, sur l’exploration du ventre de sa patiente tel un scaphandrier dans le corps de la mère (de sa propre mère ? de la mer intérieure ?) en proie plus ou moins fascinante à la vision de la scène primitive ?
– Versant mère, dans quelle mesure l’échographie ne provoque-t-elle pas pour partie une IVF – Interruption Volontaire de Fantasmes – (Corps de mères, corps d’enfants) par infractions de ces nouvelles informations objectives à métaboliser psychiquement ?
Tous ces obstacles mériteraient un long développement, mais nous nous attarderons à deux obstacles psychiques plus ou moins pérennes : les représentations du contenant, le ventre et l’utérus, et du contenu proprement dit, l’enfant comme bourgeon de la mère.

a. Le contenant du fœtus : le ventre et l’utérus
Freud en son temps avait déjà repéré que la consonance sexuelle de la représentation de cette première demeure matricielle et archaïque allait conduire à un interdit.
Mais revisitons quelques étapes historiques.
Dans l’ancienne médecine l’organisme humain est conçu comme un emboitement de cavités ou ventres : Trois ventres cardinaux, le crâne-ventre supérieur d’où l’expression « Savoir ce qu’il a dans le ventre », le thorax-ventre moyen exprimant l’idée « d’avoir du cœur au ventre », l’abdomen (ventre inférieur) contenant de nombreux petits ventres (ventricules du cerveau, du cœur, de l’estomac) et d’alvéoles (de la dent, des poumons).
Dans la vision métaphysique de Platon (Le Timée) chacun des trois ventres est occupé par une âme : l’âme de la pensée dans la tête, l’âme guerrière du thorax, le thumos, l’âme des instincts et de la nourriture dans l’abdomen, « une bête fauve enragée ».
Le ventre (de venter : cavité ou encore de venturus : ce qui est à venir) de la femme enceinte ou non n’est pas un territoire anatomiquement neutre car il est conçu comme une représentation en creux, en intériorité et infériorisé du système génital masculin présenté comme l’archétype.
Cette image de la femme « homme manqué » dotée de « testicules féminins » aura occulté jusqu’au 17e siècle le regard des savants sur ce corps. Ce corps fait peur car il exprime à la fois le secret et la sécrétion.
La dissection, source de connaissances sur le corps et le contenu du ventre étaient d’autant moins possible que contrairement aux hommes, les femmes condamnées pour hérésie étaient brulées en qualité de sorcières. Dans ces conditions, le ventre des femmes aura été l’objet de mystères, de fantasmes démesurés, d’inquiétantes étrangetés à l’articulation du pur et de l’impur, de la vie de la mort, de l’éprouvé du plein et du vide, autant d’éléments de nature à leur tour à rejeter tout type d’investigation.
Cette horreur du sexe féminin s’exprime chez Freud dans le rêve (L’injection faite à Irma).  Freud en relation épistolaire avec Fliess et ses recherches sur « le sexe de la femme et les cornets du nez » observe le fond de la gorge de sa patiente Irma et aperçoit le gouffre du sexe féminin dans une vision d’horreur !
Historiquement ce ventre peut apparaître sous différents aspects : magique, démoniaque, fantasmatique faisant de la femme une figure inquiétante par sa capacité d’enfanter de surcroit des enfants des deux sexes, et par sa spélonque génitale lieu de monstres castrateurs.
La dangerosité et la culpabilité de la femme pour l’homme prennent origine dans le mythe de Pandore puis sera relayé par les figures de Lilith et d’Ève dans la religion judéo-chrétienne :
– C’est un territoire magique ou véritable laboratoire alchimique par la transformation des aliments d’une part et la formation et le façonnage des bébés engendrés par quelques gouttes de sperme d’autre part. Platon (Le Timée) distinguera deux appartements dans la matrice : un « ventre appartement » à droite et chaud pour les garçons, à gauche et froid pour les filles.
Les médecins du moyen-âge dichotomisent toujours les deux fonctions du ventre valorisés de manière opposée : Le « bon ventre » de la gestation (paradis perdu) et le « mauvais ventre » de la digestion (l’enfer, lieu de la perte d’identité car de la dissolution et des vapeurs). Ces deux fonctions apparaissent en miroir avec une prévalence pour la digestion (stade oral ?)
Le ventre par excellence est le ventre féminin qui est soumis à l’alternance de la cavité (ventre vide) et du plein (ventre repu) et dont la destinée est l’expulsion de son contenu (aliments ou fœtus).
La médecine traditionnelle présente un « ventre-four » (lieu de la coction) où la graine mise dans cette cavité gonfle comme dans un four et engendre au bout de neuf mois, l’enfant suffisamment cuit qui force la porte du four. L’enfant dans cette conception est à l’origine de sa propre naissance et l’image idéale qui se dégage est celle d’un enfant joufflu, rose c’est-à-dire cuit à point (Jacques Gélis). Le placenta est alors le résidu du four ou « gâteau » de « plaçous » pour les praticiens et de « tarte, galette, secondines » pour les matrones et l’opinion publique. Ce ventre peut être encore un « crapaud » en relation avec le monde chtonien à l’inépuisable fécondité, un « verger » d’où tombera le fruit mûr sous les gesticulations ordonnées par les matrones, enfin un « vivier » où l’enfant est vécu comme un poisson baignant dans un liquide.
La perte de sang évoquant une blessure fait de la femme le lieu du secret, de la sécrétion, et de la crainte, pour tous les hommes (Bruno Bettelheim). Ces menstruations vécues comme impures l’excluront de certains lieux (le saloir où la viande risque de tourner).
Enfin lieu du plaisir questionnant et démesuré pour l’homme d’où la demande de réponse de Tirésias dans le diffèrent Zeus-Héra.
A noter que ce lieu énigmatique, originel (d’où je viens) interpelle l’enfant qui s’exprime pour les petites filles essentiellement par l’exploration des sacs de leur mère en vidant puis restituant les contenus : expression de l’alternance pour l’objet creux du vidage et du remplissage.
– C’est un territoire démoniaque d’où tout peut sortir : crustacés, loir, fille à tête de moule… (Ambroise Paré) mais aussi où tout peut entrer par la béance du corps de la femme. C’est ainsi que l’eau et l’air peuvent être des vecteurs de fécondation spontanée en référence à la théorie antique de la panspermie. La fumigation, prescription médicale couramment et longuement pratiquée, s’inscrit dans cette conception et renforce cette croyance.
A remarquer que dans les représentations enfantines le bébé peut sortir par l’anus illustrant les Transpositions pulsionnelles en particulier dans l’érotisme anal (Freud 1917). Ainsi, les objets pulsionnels : anal, cadeau, argent, phallus, enfant sont des équivalents symboliques.
Tous ces objets qui se détachent du corps, des fèces à l’enfant apparaissent précieux et plus ou moins angoissants par peur de la perte. La femme doit donc expulser de son ventre, un objet partiel phallique, un objet anal d’un éclat phallique particulier (l’ »agalma » pour Jacques Lacan).
Mélanie Klein pointera que pour l’enfant le ventre maternel est supposé contenir du lait, le pénis du père et des enfants conçus sous forme d’excréments.
– Enfin c’est un territoire fantastique :fantastique par son pouvoir de destruction, ventre « gaster » siège de la dissolution, de l’enfer, par opposition au ventre gestation paradisiaque, par son pouvoir de captation tentaculaire de la semence masculine, par cette matrice représentée velue intérieurement, à l’image de l’utérus de truie disséquée et présentant de nombreuses villosités (Histoire de femme, Duby et Clapisch-Zuber).

Nombre de mythes et de théories s’enracineront dans ce « continent noir » de la sexualité de Freud :
– Le Mythe du vagin denté :
« De conin qui signifiait lapin en vieux français mais désignait également le sexe féminin ne demeure que le con. On a remplacé lapin par chatte. Le sexe est devenu carnivore » (Roland Topor).
Au-delà de cet humour, Vagina dentata demeure un mythe quasi universel où le vagin (qui possède déjà des lèvres) de certaines femmes serait pourvu de dents destinées à freiner les ardeurs du partenaire sexuel.
Toutes ces représentations fantasmatiques et terrifiantes trouveront leur expression dans la poésie de Rimbaud, La venus Anadyomène, de Baudelaire, Les métamorphoses du vampire ou encore dans la nouvelle Bérénice d’Edgar Poe où le narrateur est obsédé par les dents de sa cousine qui seront extraites à la fin de la nouvelle (symbole de castration pour le narrateur). Élisabeth Badinter rapporte dans X Y de l’identité masculine cette hantise de la dévoration du pénis dans certaines légendes d’Inde entre autres « Les hommes avaient tellement peur de d’effleurer les femmes qu’ils l’offraient, pour la première nuit à un autre, de peur de se faire mordre. Un sexe de femme, des crocs de bêtes ».
Freud aura fait de la méduse la représentation symbolique du sexe de la femme jetant l’effroi de la castration du fascinus romain (phallos grec), de la pétrification devant l’angoisse insoutenable et Jacques Lacan établira une corrélation entre le vagin denté et la femme castratrice.
– Théorie de la migration utérine :
Cet utérus matrice de la vie est conçu par Hippocrate comme un organe autonome, voyageur dans le corps de la femme, véritable animal dans un autre animal« quaerens quem devoret », doué d’une avidité de semence mâle. Il aura servi de parangon explicatif de la névrose hystérique exclusivement féminine (utérus, « hystéro ») jusqu’à Freud et Breuer.
Étrangement cette « migration » fantasmatique d’un placenta, organe avide d’enfant entre en résonance aujourd’hui avec les attentes du gynécologue sous observation échographique d’un « déplacement de l’utérus » vers une position haute évitant une césarienne.
Cet utérus invisible comme tous les organes génitaux internes de la femme participe d’un corps féminin mystérieux et inachevé en référence au corps masculin jusqu’au 18e siècle.
C’est une véritable rupture épistémologique qu’opère Freud en abandonnant la référence anatomique de l’utérus comme organe assujettissant la femme à son corps pour repérer dans les symptômes organiques l’expression de la trace d’un traumatisme inconscient et d’une parole tue. Il écrit cette thèse en français en 1893 dans Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques : « J’affirme que la lésion des paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du système nerveux puisque l’hystérie se comporte dans les paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie n’existait pas ou comme si elle en avait nulle connaissance ».
La cause s’avère psychique dans cette conversion hystérique. Le corps interpellé n’est plus le corps organique de la médecine mais un corps pulsionnel, libidinal, de jouissance. On assiste alors à une « décorporéification » de l’hystérie, à un nouveau statut du corps en mettant au jour une anatomie imaginaire, un corps subjectif, intériorisé, représenté. L’expérience de division, de dédoublement change radicalement de registre. C’est entre le visible et l’invisible, le soi subjectif et le soi objectif, le corps et la conscience, la nature et la personne que passait l’expérience de division. Désormais, c’est au sein de l’invisible, du subjectif, de la conscience, du sujet que s’opère cette division.
La psychanalyse permettra d’accéder à cette part refoulée d’un traumatisme lié à la sexualité qui œuvre comme destin tant que le sujet ne parvient pas à l’interpréter.
Jusqu’au 18e siècle la doxa voulait que toute femme violée qui tombait enceinte avait été consentante, désirante et jouissante. En d’autres termes étaient articulées procréation et jouissance.
Quel rapport existerait-il aujourd’hui encore entre hystérie et utérus ? L’expression de « fureurs utérines » fut utilisée jusqu’au 19e siècle et en cette période pour contrecarrer ce sexe incontrôlable et pour limiter le plaisir de la femme on pratiquera l’excision en France et en Europe ! Pour Freud qui va conceptualiser le travail de Breuer, l’hystérique est un être qui souffre non pas de perte de mémoire mais de réminiscences, c’est-à-dire de souvenirs inconscients auquel le sujet n’a pas accès mais qui restent inscrits dans le corps. La référence au corps et à l’utérus demeurent dans certains milieux.
Ainsi, on attribuera à Anna O (mythe fondateur de la psychanalyse dans Études sur l’Hystérie) l’invention de la psychanalyse par talking cure, cure par la parole, et chimney sweeping, ramonage de cheminée ou cure cathartique. Anna O souffre de troubles corporels, de la vision, du langage. Ses symptômes disparaitront après réminiscences et évocation de souvenirs sous hypnose ; ses troubles étaient sans cause organique, sans relation avec la sexualité mais des symboles d’événements traumatiques. Ainsi avoir vu sous hypnose « Sa dame de compagnie anglaise qu’elle n’aimait pas (…) faire boire son petit chien, une sale bête, dans un verre » fit disparaitre l’hydrophobie à son réveil, de même que les troubles visuels disparaitront en nommant un évènement ancien : Au chevet de son père mourant, Anna O tente mais en vain de retenir ses larmes pour épargner son père. Sa vision devient floue. Ce symptôme disparaitra par nomination de cet événement.
– Théorie du ventre comme siège de l’inconscient :
« Je suis obligé d’affirmer que vous êtes un superbe analyste qui a saisi l’essence de la chose sans plus pouvoir la perdre » (Écrit de Freud à Groddeck, 1917).
Pour Didier Anzieu l’utérus maternel, contenant anatomique du fœtus, offre l’esquisse d’un contenant psychique et le ventre de la mère est à usage de pare-excitation, d’où le désir de retour dans ce territoire paradisiaque.
Georg Groddeck, psychanalyste auteur du livre du ça et fondateur de sa célèbre clinique de Baden-Baden qu’il baptisait son « satanarium » ressuscite et réhabilite 24 siècles après Platon l’âme de ce ventre matrice pour en faire un héros positif (Du ventre humain et de son âme).
Pour Groddeck le ventre est le lieu de l’inconscient. Il interroge l’influence sur le corps de cette âme dans le ventre. Est-ce que les instincts franchiront le diaphragme organe de la respiration pour accéder à la tête ?
Il note que les enfants ne dessinent jamais le diaphragme comme si aucune frontière n’existait entre le conscient rationnel et l’inconscient irrationnel, entre le propre et le sale.
Des études récentes viennent en écho aux expressions populaires « avoir le ventre noué… se faire de la bile » et aux hypothèses de Groddeck en repérant les interactions intestin (nommé deuxième cerveau) – cerveau. Des macrobiotes intestinaux participent à la communication intestin-cerveau et influenceraient le fonctionnement cérébral.
Pour Groddeck, le langage du ventre apparait entre autres dans la constipation, expression d’une angoisse (dans une partie de son étymologie « resserrement ») où le sujet ne peut se délester des secrets de son intimité et des rides, expression des soucis du ventre à l’instar des rides frontales.
Pour Groddeck le corps ne « parle pas ». Le symptôme somatique seul est moyen d’expression. Le ça s’exprime par images et non par signifiants. Un calcul rénal ne s’interprète pas comme un mauvais calcul stratégique mais signale par son évacuation le désir du ça de connaitre les sensations de l’accouchement.
« Le ça ignore tout de la logique linguistique » (G. Groddeck, L’arc 78, 1980).
Enfin l’auteur souligne dans le livre du ça que les hommes également présentent des troubles somatiques, en rapport avec des préoccupations inconscientes concernant une grossesse souhaitée, redoutée, imaginée. La psychopathologie nous rappelle les effets de la grossesse dans la sphère digestive de l’époux d’une femme enceinte : prise de poids, constipation, vomissements, problèmes dentaires, orgelet dit « compère loriot ».
Ces manifestations illustrent que l’hystérique, homme ou femme, pose la même question concernant la procréation : Qui suis-je ?
Jacques Lacan aura quant à lui cette formule : « L’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner ».

b. Le contenu : Le fœtus et ses annexes
Après le ventre et l’utérus, un second obstacle psychologique à l’investigation scientifique se porte sur le contenu, à savoir le fœtus comme bourgeon de la mère et le placenta évacué car trop lié à la mort.
Quelques éléments physiologiques et regard psychanalytique :
– L’unité fœto-placentaire se différencie progressivement en embryon (futur fœtus) et en trophoblaste (futur placenta et annexes embryonnaires).
– L’accouchement (« mise sur la couche ») est l’acte d’excorporation de l’enfant par viviparité.  La mère doit se séparer non de son enfant mais de cette unité-œuf fait de l’enfant et de son contenant, les secondines (qui arrivent en second : placenta, liquide amniotique, membranes et cordon ombilical).
– La naissance est cet acte de séparation de l’enfant avec le contenant, cette partie de lui-même. L’enfant n’est pas séparé de sa mère mais de son placenta.  Ainsi, l’embryon est destiné à vivre au prix d’une perte fondatrice, celle de son placenta (compagnon des profondeurs pour Bernard This), son double pour l’Afrique et de ses membranes constituant un espace non seulement physiologique mais psychique contenant les premiers éprouvés sensoriels.
Cette « décontenance » à la naissance serait la source de l’angoisse originelle pour Lacan, une part de moi-même, de cet objet perdu à jamais sans retour possible s’impose pour que je vive. Une distinction s’opère entre la vie et la mort qui n’est pas à la fin mais au début de la vie.
L’angoisse de séparation (coupure entre l’extérieur et l’intérieur) de l’enfant ne porte pas sur la mère mais sur les annexes embryonnaires dont le placenta prototype de « l’objet a ».
Cette théorie Lacanienne s’oppose à Freud (Inhibition, symptôme et angoisse, 1926) pour qui l’angoisse de la naissance est de nature phylogénétique. Plus précisément cet « objet a » serait source d’angoisse pas tant par sa capacité à être perdu comme les objets partiels catégorisés par Freud (sein, phallus, enfant) que par sa possibilité à être partagé.
Ainsi le placenta est occulté d’autant plus que non vu par la mère en position horizontale lors de l’accouchement, voire refoulé à la naissance.
Pour Jacques Lacan, devenir humain nécessite de passer par l’« hommelette » (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ») c’est-à-dire par la perte du placenta, premier objet primordial perdu, première séparation.
De cette première béance naitra le désir, le premier signifiant prélude des suivants, la naissance du sujet parlant qui porte le stigmate de son origine, le nombril.
Pour Bernard This, auteur de Naitre et sourire, l’embryon pour beaucoup de mères est vécu comme un prolongement du corps maternel où il se développe à partir de celui-ci, dans un fantasme unitaire. Cette conception où la mère « fait » un enfant, l’objet de sa production est validé par la souffrance engendrée au cours de l’accouchement et de l’amputation de cette chair de ma chair.
Ce fantasme unaire tiendrait au refus d’une considération du placenta vécu comme une barrière entre la mère et l’enfant et sans doute trop lié à cette mort nécessaire dès le début de la vie. Tant que ce placenta ne sera pas restitué à sa place de premier objet perdu de l’enfant, cette livre de chair dont la disparition assure la vie, la mère continuera à penser, à dire, à vivre la naissance comme une amputation d’elle-même, en dépit de toute réalité physiologique et perdurera « l’illusion fusion-confusion originelle dans une complémentarité parfaite ».
Sur des dessins de corps d’enfants imaginés pendant la grossesse (Corps de mère, corps d’enfant) le placenta est peu figuré, sinon comme un coussin fessier, voire inexistant même pour des femmes médecins enceintes et beaucoup de femmes sont étonnées de cet élément de la délivrance.
Denys Ribas, psychanalyste qui a écrit sur des enfants autistes, assimile avec une certaine pertinence dans l’émission Sans oser le demander sur France culture du 20/12/21, lie le placenta à l’objet transitionnel qui permettrait l’échange mère-enfant. Cet objet abandonné à la naissance sera repris dans d’autres registres éventuellement culturels.
Il semblerait que contrairement à d’autres civilisations pour qui le placenta est l’objet de rites, notre société actuelle n’enseigne pas le rôle cet objet fondamental, « ce reste qui doit disparaitre ».

« J’ai été accoucheur… l’orgasme est peu intéressant… tout le battage des géants de plume et de cinéma n’ont jamais pu mettre en valeur que deux ou trois petites secousses de croupions… le sperme fait son travail bien trop en douce, bien trop intime, tout nous échappe… l’accouchement, voilà qui vaut la peine d’être vu !… épié… au milli… » (Louis-Ferdinand Céline, Rigodon)

Guy Decroix – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Sources :

  • Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Flammarion, 1980
  • Élisabeth Badinter, XY de l’identité masculine, Flammarion, 1992
  • John Bowlby, L’attachement, PUF, 1978
  • Diane Ducret, La chair interdite, Albin Michel, 2014
  • Jacques Gelis, L’arbre et le fruit, Fayard, 1984
  • Georg Groddeck, Du ventre et de son âme, Nouvelle revue de psychanalyse, 1911
  • Françoise Héritier, Masculin, féminin : La pensée de la différence, Odile Jacob 1996
  • Christiane Klapisch-Zuber, Histoires de femmes en occident, le Moyen Age, Plon, 1992
  • Serge Lebovici, Le nourrisson, la mère et le psychanalyste, Le Centurion, 1983
  • Éliane Lecarme-Tabone, Simone de Beauvoir et Héléne Deutsch, L’Harmattan, 2011
  • Les cahiers du nouveau-né, Corps de mères-corps d’enfants, Stock, 1983
  • Bernard Martino, Le bébé est une personne, Balland, 1985
  • Alexandre Minkoswski, L’art de naître, Odile Jacob, 1987
  • Bernard This, L’aube des sens, Stock, 1982
  • René Spitz, de la parole à la naissance, PUF, 1968
  •  René Spitz, Naitre et sourire, Flammarion, 1983
  •  René Spitz, Neuf mois dans la vie d’un homme, InterEdition, 1994

Quelques réflexions psychanalytiques sur les représentations historico-mythologiques de la naissance et de la conception 1
Des conceptions de la conception ou quelques représentations historiques du développement fœtal 2
La question des limites actuelles dans les bio-technosciences 3

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Quelques réflexions psychanalytiques sur les représentations historico-mythologiques de la naissance et de la conception – 1

Guy Decroix – Novembre 2021

                                  « La vie utérine et la première enfance sont beaucoup plus en continuité que ne le laisse croire la césure frappante de la naissance. »
Sigmund Freud

La naissance d’Athéna – Amphore attique à figures noires, Vers 540 av. JC, Museum of Fine Arts, Boston

L’origine du processus naturel de la procréation et de la naissance interroge l’humanité depuis l’aube des temps. Des représentations historico-mythologiques, des processus de procréation, des conceptions du fœtus et de l’embryon parcourent le temps depuis les mythes fondateurs, traversent l’antiquité pour parvenir à nos jours. L’embryologie scientifique offrira des idées rationnelles et évincera pour partie seulement un certain nombre de fantasmes.

La dimension obscure de la procréation aura généré craintes et espoirs favorisant dans son sillage un certain nombre de rites et croyances persistant jusqu’à nos jours pour s’efforcer de maitriser l’invisible, de faciliter la fécondité et d’accueillir l’enfant dans les meilleures conditions.

En navigant aux frontières du réel et du fantastique nous tenterons au fil de ces représentations d’apporter quelques réflexions psychanalytiques éclairant un sens crypté de ces idées, de ces pratiques, de ces nouveaux mythes actuels délirants s’inscrivant dans le social et faisant vaciller la frontière entre le fantasme et le passage à l’acte.

1 – Mythologie et naissance

Freud énonce le statut de la mythologie dans deux formules :
« Les mythes sont les rêves de l’humanité » et « La mythologie est une psychologie projetée ».
Il utilisera la mythologie dans l’invention de la psychanalyse pour comprendre les processus inconscients dans « Le complexe d’Œdipe » et dans « L’interprétation des rêves ».
A. Green souligne « La parenté profonde entre la pensée grecque et celle de l’inconscient ».
J. Lacan, se référant à C. Lévi-Strauss dans son article « La structure des mythes » présente le mythe comme un « mi- dire » c’est-à-dire une vérité à moitié dite : « Le mi- dire est la loi interne de toute espèce d’énonciation de la vérité, et ce qui l’incarne le mieux, c’est le mythe ».
J. Lacan dans son Séminaire III sur les psychoses avance l’hypothèse de points d’attache nommés « points de capiton » entre le signifiant et le signifié nécessaires à normaliser l’humain. Les mythes mettent en relief des points de capiton d’où émerge l’inconscient dans son fonctionnement ambivalent et qui satisfont certains besoins humains.

La mythologie ouvre à tous les possibles, de Tirésias devin aveugle thébain ayant eu le « privilège » d’éprouver successivement la sexualité masculine et féminine, aux divinités pouvant émerger de tous les lieux du corps, de la cuisse, de la tête, d’une goutte de sperme… La mythologie gréco-romaine nous offre des exemples extraordinaires de naissance avec Dionysos (Bacchus), Athéna (Minerve) et Aphrodite (Vénus). La mythologie égyptienne nous propose l’extravagance d’une Déesse (Isis) mère avant d’être née. Les textes sacrés Indous relatent la conception miraculeuse de Bouddha. Nous explorerons le concept de « l’immaculée conception de Marie ».

La psychanalyse à la différence des mythologies doit conduire le sujet à se confronter à la question des limites du corps, de la biologie, de l’anatomie, d’un sexe, de la mort, même si aujourd’hui la question « trans » pourrait sembler faire vaciller la distinction homme-femme.

Revisitons quelques naissances extraordinaires après avoir rappelé en préambule que deux courants religieux de la Grèce antique s’opposent radicalement quant à l’origine du vivant : Le modèle orphique et le modèle d’Hésiode.
Dans le premier, un œuf cosmique primordial contenant tous les germes de la vie explose et disperse toutes les formes achevées et parfaites. Pas de progression, pas de combat entre différents protagonistes. Dans cette position fixiste, les enfants sont les fruits d’un émiettement.
Dans le modèle d’Hésiode, une puissance inorganisée chaotique préside à l’origine. Après de nombreuses étapes, des combats gigantesques émergeront des monstres, des Dieux jusqu’à Zeus, enfin des hommes, les autochtones (sans sexualité, sans gestation ni fœtus) issus de la terre Gaïa. Ce modèle est l’expression d’une mythologie évolutionniste du non-être à l’être.

Dionysos né de la cuisse de Jupiter

Demi-Dieu de l’Hubris, de la vigne et du délire mystique, Dionysos est fils de Zeus et Sémélé.
Poussée par la jalousie d’Héra (femme de Zeus), Sémélé exige de son amant divin de le voir dans toute sa puissance. Zeus apparaît alors au milieu des éclairs qui foudroient Sémélé et brûle en quelque sorte de désir… Juste avant qu’elle ne se consume, il extrait l’enfant du ventre de sa mère, ouvre sa cuisse pour le loger et achever sa croissance. Il sera deux fois né (Dionysos).
Pour le soustraire à la malveillance d’Héra, Zeus le travestit en femme chez le Roi Athamas. Caché par Hermès, il est élevé par les nymphes et le sage Silène. Il apprend la flûte et découvre le vin.
Frappé de folie par Héra il devient Bacchus ou « privé de raison » et parcourt le monde en provoquant moult folies jusqu’à la rencontre de la Déesse Cybèle qui le délivre de sa démence et conquiert les peuples par sa puissance mystique.
C. Bormans dans son article « Phallique » de 2003 repère les caractéristiques inconscientes de la phase phallique et les formations de l’inconscient.
Le mythe de Dionysos Dieu de la vigne et du délire extatique illustre cette phase. Outre la double naissance de Dionysos (pour autant toute mère ne fait-elle pas naître deux fois, physiquement et psychologiquement ?) qui se révèle dans certains rêves, l’expression « Être sorti de la cuisse de Jupiter » signerait moins une expression de l’orgueil que l’identification à la puissance sexuelle de Zeus.
Enfant mal né, de l’excès de jouissance maternelle, il sera condamné à l’errance dans son adolescence, puis frappé de folie (manie) à la source de toxicomanies.
Enfin le travestissement soulignerait le refus de la différence des sexes et de la castration symbolique. Pour Ovide (Livre IV des Métamorphoses) c’est l’enfant éternel, Dieu toujours jeune qui n’avance jamais vers la mort…

Athéna née de la tête de Jupiter

Athéna est fille de Zeus et de Métis Déesse de la sagesse, de la guerre stratégique et des arts et métiers. Prévenu par Gaïa qu’il aura de Métis une fille mais aussi un garçon qui le détrônera, Zeus avale Métis enceinte qui avait été transformée en goutte d’eau au cours d’un jeu, pour éviter que la prédiction se réalise et l’évince. Pris de violents maux de tête il demande à Héphaïstos le Dieu forgeron de lui fendre le crâne d’un coup de hache. De son cerveau surgit dans un terrible cri de guerre Athéna de taille adulte et toute armée pour affronter la bataille.
Athéna connaîtra un épisode singulier avec Héphaïstos. Celui-ci va poursuivre Athéna dans un violent désir. Du sperme du Dieu tombe sur sa cuisse qu’elle essuie d’un brin de laine (Erion en grec) qu’elle jette au sol fécondant la terre Gaïa et engendrant un enfant Erichthonios « Laine-Terre » (celui de la terre tribale ou enfant du brin de laine), enfant spontané de la terre ou autochtone (issu de la terre même). Élevé par Athéna il deviendra roi d’Athènes et ouvrira l’histoire mythique de la ville.
Étrange roman familial mythologique de la cité athénienne, où la Grèce offre pour origine une union sexuelle ratée avec une vierge qui repousse le désir sexuel et d’une fécondation de la terre comme mère porteuse faisant de la terre patrie leur mère matrice ou « matrie ». « Notre Mère qui êtes la Terre » aura précédé « Notre Père qui êtes aux Cieux »…
Cette incorporation de Métis par Zeus la rapproche singulièrement de Dionysos (autre enfant de Zeus).  Athéna est ainsi « portée par son père » du crâne devenu matrice auquel elle naît.
Il ne veut pas risquer une descendance qui lui fasse subir le sort qu’il avait lui-même infligé à son père Chronos. Aussi il garde pour lui par introjection sa fille vierge et prévient toute éventualité d’un fils parricide.On assiste à une descendance paternelle, patriarcale, sans mère d’un père imaginaire tout puissant, très éloigné d’un père symbolique où Héphaïstos jouera le rôle d’accoucheur de Zeus.
Pour G. Groddeck ce mythe doit ses origines à l’action de l’inconscient : « Le ça est bizarre, au point que, ne tenant aucun compte de la science anatomo-physiologique, il renouvelle de sa propre autorité l’exploit accompli par Zeus, dans le vieille légende athénienne, et enfante par la tête. »

Aphrodite née d’une goutte de sperme

Selon Hésiode, Gaïa, épuisée par les assauts pulsionnels érotiques d’Ouranos qui la couvre en permanence, demande à Cronos de mettre fins à ses agissements. Son fils s’exécute en tranchant de la main gauche (origine de sinistre pour gauche) les organes sexuels de son père Ouranos. Aphrodite est ainsi née de la semence divine échappée des organes sexuels tranchés qui mêlée à l’écume (aphros) des flots engendrera cette déesse de l’amour et de la beauté sublime.
Dans ce tableau, beauté absolue et horreur de la castration se côtoient. Comme dans un « Œdipe inversé » où Chronos limite la toute-puissance de son père, une certaine « pureté » sera rendue par la séparation de ce premier couple incestueux.
G. Massat dans son article « Psyché, Éros et Aphrodite » interprète Aphrodite comme l’illustration du stade du miroir. Ce moment de jubilation où l’enfant, de morcelé, se percevant dans une « mousse vaporeuse », une écume, accède à l’intégralité de son corps.
Aphrodite sortant nue des flots et chevauchant une conque est magistralement représentée dans le tableau de Botticelli et symbolise un phallo métamorphosé pour G. Devereux dans « La naissance d’Aphrodite ».
Une comparaison pourrait s’établir entre ces deux déesses archétypales de la féminité : Athéna et Aphrodite.
– D’une part, une convergence majeure : l’absence de femme et donc de mère pour accéder à la procréation et par voie de conséquence une certaine féminisation de Zeus par ses accouchements.
Quel pourrait être le bénéfice imaginaire tiré de ces générations transitant par les hommes ? Tout se passe comme si, outre l’exercice de la politique, le privilège de la filiation, l’homme grec ancien exprimait le désir d’éprouver les sensations du corps de la femme et de la mère tant dans le plaisir exprimé dans le mythe de Tirésias dans la jouissance de la grossesse que dans la douleur de l’accouchement.
– D’autre part, une divergence radicale : Athéna la cérébrale « forte tête » née entièrement habillée, protégée de la nudité, casquée, armée, sortie de la tête de son père et qui restera vierge toute sa vie et Aphrodite née seulement du sexe de son père castré, sortie nue, voluptueuse dans l’écume de sang, de sperme et d’eau salée et qui baignera dans les aventures sexuelles jusqu’à devenir le parangon de l’amour. Ces deux figures peuvent représenter dans la seconde Topique freudienne le Surmoi (la tête et la sagesse d’Athéna) et le Ça (l’amour et la volupté d’Aphrodite).
Ces deux naissances illustrent une des problématiques de la naissance voire du traumatisme mis en relief par O. Rank (Le traumatisme de la naissance).  Grand connaisseur et interprète de la mythologie (Le mythe de la naissance du héros), O. Rank exposera le mythe comme un fantasme régressif chez l’adulte et la naissance (à distinguer de l’accouchement) comme un traumatisme générant une ambivalence de la relation à la mère par ce jeu de fusion-défusion, source d’angoisse, de chute voire de morcellement. 
Si le développement psychique répond chez R. Spitz à trois organisateurs (principe d’organisateur emprunté à l’embryologie) :  sourire, angoisse du 8° mois et acquisition du non, on pourrait dire que pour O. Rank, la naissance est l’organisateur princeps qui se déploie dans deux champs : l’angoisse du traumatisme de la naissance et le plaisir de la vie intra-utérine, « libertés illimitées de l’état prénatal ». Angoisse et plaisir prendraient origine donc dans ce moment.
Pour autant Freud avait déjà rédigé une note dans « l’interprétation des rêves » pointant que « L’acte de naissance est le premier vécu d’angoisse, et par conséquent la source et le prototype de l’affect d’angoisse ».

Ainsi ces deux champs de la connaissance, la mythologie grecque et la psychanalyse peuvent s’articuler autour d’une détermination de l’homme : Là où l’homme grec ancien pouvait croire en ses mythes (voire les redouter, la crainte étant quelquefois nécessaire pour donner des limites à l’homme) qui lui étaient extérieurs, en position de surplomb, l’homme moderne  découvrira  qu’il est agi par un inconscient dynamique et autonome, par des forces, des tensions qui lui sont intérieures (« Le moi n’est pas maître en sa demeure » S. Freud – Introduction à la psychanalyse).

Isis « Mère avant sa naissance »

Les jumeaux Osiris et Isis forment le couple fondateur de la civilisation égyptienne. Amoureux dans l’utérus maternel ils s’accouplèrent tant et si bien qu’en naissant Isis « La divine mère » était déjà enceinte d’Horus l’ancien !
Isis s’illustrera plus tard par la reconstitution du corps de son frère Osiris découpé en quatorze morceaux (demi cycle lunaire) par son frère Thot qui l’avait au préalable « coffré » et jeté dans le Nil. Une pièce manquait, le pénis mangé par un poisson…
Ce mythe aura impressionné C. Viardel, chirurgien-accoucheur qui, au XVIIe siècle, n’envisageait qu’une poche amniotique pour les jumeaux de même sexe et deux poches pour les jumeaux de sexe différent afin notait-il « d’inspirer aux hommes, dès le premier moment de leur formation, des lois et des règles pour la chasteté ».
J. Barbaut dans « Histoires de la naissance » fait remarquer que ce modèle divin expliquera que jusqu’à Ptolémée les mariages furent autorisés entre frères et sœurs en Égypte.
Dans une « psychanalysis », Isis qui sera « mère » avant de naître, enceinte de son frère, exprime une conception pour le moins précoce et incestueuse. Elle est l’expression du défi de la mort et de la régénération alors que son frère Osiris incarnera la vie, la mort, la résurrection.
Pour R. Dadoun ce mythe est « parcouru de flux érotiques puissants ». Ainsi, chaque partie retrouvée du cadavre d’Osiris incitera à la vénération d’un phallus de pierre et Isis « mère avant la naissance » manifestera la puissance sexuelle et la maternité.
Isis Déesse aux multiples seins s’exprimera en qualité de mère et non de sœur d’Osiris. « Freud ne savait peut-être pas qu’Isis est censé avoir réveillé par une fellation le pénis endormi de son fils Osiris démembré ».
Il est à remarquer un certain renouvellement de ce mythe dans le christianisme, là où Isis dans la désolation de son frère, Dieu disparu et tant aimé, pleura « la nuit des larmes » provoquant une crue du Nil. L’évangile via un exégète grec rapportera que Jésus « Pleura toutes les larmes de son corps » pour Lazare. 
Enfin, la quête d’Isis pour le corps de son époux-frère entre en résonnance avec la recherche du corps du Christ par Marie-Madeleine témoin de la résurrection de Jésus et croyant s’adresser au jardinier s’exprime en ces termes : « Seigneur, si c’est toi qui l’as pris, dis-moi où tu l’as mis, que j’aille le reprendre moi-même ».

Bouddha « Une naissance par le flanc droit »

Les textes sacrés hindous relatent la conception miraculeuse et l’accouchement indolore de Siddharta-Gautama le futur Bouddha : conçu sans participation d’un mâle, le jeune Prince Siddharta entra dans le flanc droit de sa mère sous forme d’un éléphanteau blanc à six défenses dont elle avait rêvé.
L’embryon du futur Bouddha avait déjà connu des millénaires d’autres vies. La gestation dura dix mois lunaires.
Sa mère accoucha en chantant s’accrochant à une branche de figuier. Il naquit par là où il était entré, en sortant de la hanche droite de sa mère.
Le futur Bouddha ne naquit pas comme l’enfant Jésus par les voies naturelles, « inter faeces et urinas » entre la merde et l’urine comme aimait à dire saint Augustin. Non, pas du tout. Il naquit par là où il était entré, sortant par le flanc droit de sa mère. Déjà Hésiode avait fait naître Ouranos le ciel du flanc de Gaïa.
L’éléphant représente la stabilité, la longévité et la sagesse dans de nombreuses cultures.  Pour Freud, l’éléphant en songe symbolise le sexe masculin, la crainte du père par son phallus imposant, la virilité et l’autorité.
Ces conceptions parthénogénétiques n’expriment-elles pas le refus de la sexualité et une défense contre l’horreur de l’inceste ?

Une naissance biblique : Marie ou l’immaculée conception

Nous ne retiendrons pas la naissance d’Adam né de la terre « sans mère et sans lait » mais celle du fils de Marie ou « l’immaculée conception ». Toutes ces figures d’Athéna, d’Isis, et en dernier lieu de la vierge Marie,  illustrent l’archétype de la Mère vierge (parthénos).
Le dogme de l’immaculée conception déclare Marie « virgo ante partum, in partu, post partum », vierge avant, pendant et après l’accouchement. Le Christ sera conçu par l’opération du Saint Esprit. L’ange Gabriel envoyé de Dieu parla à Marie : « Tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus ». Marie interroge l’ange : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? » L’ange lui répondit : « L’esprit surviendra en toi, et la vertu du Très Haut vous couvrira de son ombre, c’est pourquoi l’enfant sera saint et sera appelé fils de Dieu ». En route vers Bethléem et sentant venir l’accouchement, Joseph part en quête d’une sage-femme. A son retour, accompagné de Gélome la sage-femme, Marie est délivrée. Gélome s’apprête à examiner Marie et s’écrit : « J’ai vu un spectacle merveilleux ! Je n’ai jamais soupçonné ni entendu dire chose semblable ! Une vierge a engendré et elle reste vierge ! ».
Voilà une construction imaginaire fabuleuse, le mythe d’origine de la chrétienté, un mythe fait de projections des imaginaux préverbaux où une femme se soustrait à l’ordre du biologique, du sexuel et de la mort. Illustration d’une conception par l’oreille où les paroles de l’ange Gabriel s’avèrent fécondantes (les Pères de l’Église ont pu prendre pour modèle le vautour qui ne présentant que des femelles, était censé être fécondé par le vent…)
F. Dolto (L’Évangile au risque de la psychanalyse) nous apporte un certain éclairage sur la Sainte Famille où cet extrait des Évangiles n’apparaît pas en contradiction avec les découvertes freudiennes.
Cette famille est une vraie famille en dépit d’un homme sans femme, d’une femme sans homme et d’un enfant sans père biologique car la responsabilité réciproque des parents est engagée.
Cette famille focalise les processus justes de la géniture dans le registre de la spiritualité et illustre le mode de relation au phallus symbolique, au manque fondamental de chacun où l’autre ne comble jamais son conjoint, d’où la distance de Joseph.
Du côté de Joseph : s’il demeure le premier « cocu » chrétien, objet de moquerie illustré dans « Joseph «  de G. Moustaki :  » Je pense à toi Joseph, mon pauvre ami, lorsque l’on rit de toi qui n’avait demandé qu’à vivre heureux avec Marie », le père de Jésus incarne néanmoins un modèle de la paternité spirituel. Il n’est pas le géniteur mais prend l’enfant en charge, fait confiance en la parole de sa femme et ne sera pas le rival de son enfant. Comme tout père, géniteur ou non, celui-ci doit adopter son enfant, sachant qu’il n’aura jamais l’enfant rêvé, fantasmé.
Pour autant cette paternité est clivée entre deux pères, l’un tout puissant, asexué, absent, Dieu le père et Joseph, père présent, distant, sans relation sexuelle avec Marie.
Du côté de Marie : sa virginité exprimant le miracle divin restaure les vieux mythes orientaux de la vierge qui enfante. Vierge, elle est aussi le fantasme de la toute-puissance de l’enfant qui souhaite l’absence de rival in utero et peut croire combler le désir de sa mère. Le fantasme masculin perdure. Marie demeure l’image de la disponibilité. Rappelons que longtemps la femme n’était qu’un vase recevant la semence-vérité de l’être. Faute d’être habitée par l’esprit elle ne pourra faire la messe dans la religion chrétienne.
La parole est fondamentale depuis sa réception est déployée dans la confiance. Cette parole est fécondante sans en connaître le processus (à l’image de toute femme) et en place de l’accouchement d’un corps biologique qui maintient la virginité de Marie.
Marie est le réceptacle du Divin qui se concrétise par un enfant.
Helene Deutsch psychanalyste à Boston et assistante de Freud à Vienne expose dans Psychologie des femmes « une essence féminine » et une capacité à la réception, contrairement à S. de Beauvoir (S. de Beauvoir et H. Deutsch d’Eliane Lecarme-Tabone) : « La passivité est à comprendre comme une aptitude à la réception, déduite de la disposition anatomique de la femme faite pour recevoir la pénétration et la fécondation masculines… La petite fille découvre la sensation vaginale par l’intervention active de l’homme ».
Pour J. Lacan, le féminin est l’aspiration mystique chez l’humain, certes plus marqué chez la femme et causé par la différence des sexes (se sentir du féminin en soi c’est percevoir ce réceptacle destiné à recevoir cet Autre transcendant). Dans la découverte de la différence sexuelle, la petite fille repère un creux en place du sexe là où le petit garçon expose un plein. Ce creux génère une problématique du vide. Dans ce creux de la matrice, Marie peut loger une création spirituelle, là où toute femme héberge un enfant.
Cet enfant divin précieux est de l’ordre de l’objet inconscient (J. Lacan), du désir de Marie d’être mère.
A partir des travaux de France Schott-Billmann qui explore la figure de Marie Madeleine et postule sa réémergence  comme signe du retour du féminin refoulé par les trois religions monothéistes, on pourrait tenter une comparaison entre Marie et Marie-Madeleine à la lumière de la féminité en tant qu’aptitude à la réception du divin. Deux figures générant une véritable schize dans le christianisme. Marie fécondée par Dieu incarnerait le versant de la maternité concrétisé par la naissance ex utero clauso (d’un utérus fermé) d’un enfant sauveur du monde au creux du vide matriciel et Marie-Madeleine fécondée spirituellement par Jésus lors du baiser sur la bouche accèderait à une vision créatrice donnant naissance à une figure du christianisme et représenterait le versant de la jouissance de cette femme dite prostituée, s’agenouillant devant le Christ dans une scène quasi érotique pour lui oindre les pieds de nard, qu’elle couvre de baisers puis de parfum.
Freud, en 1911, rédige un court texte sur la « Grande Diane des Éphésiens » inspiré de la lecture de Félix Sartiaux dans Villes mortes d’Asie Mineure. Diane d’Éphèse « Déesse de la fertilité » et mère de tous est l’Artémis grecque de l’Asie Mineure. Or Artémis est la déesse de la castration et son nom condense « l’Art » et la coupure « Témis ». Guy Massat précise que cette séparation, la plus élaborée, ouvre l’accès à la maturité et au langage.
Freud fera de Diane l’origine d’une lignée maternelle conduisant à la Vierge Marie pure et chaste.
La virginité peut être perçue comme une réponse à l’angoisse face au corps maternel ainsi intouché et désincarné.
Diane Ducret notera dans La chair interdite un retour au Japon de cet idéal de virginité sous le mode marketing où l’on exige de la femme un sexe parfait, sans âge, sans trace de grossesse, « vierge » avant et après l’accouchement…

Guy Decroix – Novembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Sources :

– S. Freud, L’Interprétation des rêves, Poche, 2013
– J. Lacan, Le séminaire, livre III. Les psychoses, Le champ Freudien, Seuil, 1955-56
– C. Bormans, Phallique, Psychanalyse, Paris.com, 2003
– Théogonie d’Hésiode, La naissance des Dieux, Rivage, petite bibliothèque
– G. Massat, Psyché, Éros et Thanatos, Cercle psychanalytique de Paris  2006.
– G. Devereux, La naissance d’Aphrodite, Échanges et communication, 1970
– J. Barbaut, Histoire de la naissance, Calman Levy 1990.
– D. Anzieu, L’auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, PUF, 1975
– R. Dadoun, Psychanalysis entre chien et loup, Imago, 1984
– F. Dolto, L’évangile au risque de la psychanalyse, Collection Point, 1980
– O. Rank, Le mythe de la naissance du Héros, Payot et Rivages, 1980
– G. Massat, Artémis d’Éphèse – Déesse de la castration, Séminaire CCP, 22 février 2007
– F. Schott-Billmann, Le féminin et l’amour de l’autre, O. Jacob, 2006

Quelques réflexions psychanalytiques sur les représentations historico-mythologiques de la naissance et de la conception 1
Des conceptions de la conception ou quelques représentations historiques du développement fœtal 2
La question des limites actuelles dans les bio-technosciences 3

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Eros et Thanatos – Quelques repères mythologiques à l’usage de la psychanalyse

Guy Decroix – Octobre 2020

François Gérard – Cupidon et Psyché – 1798

Et si le monde était « une pulsation rythmée de vie et de mort », de mouvements perpétuels, d’apparition et de disparition – « Il court, il court, le furet » – pointait Lacan pour illustrer le caractère métonymique du désir et d’aspiration à l’équilibre, à la satiété, à l’image de la mort. Telle pourrait être une représentation du couple oxymore d’Eros et Thanatos dans la mythologie grecque. 
La mythologie demeure elle-même structurée sur un couple cardinal de contraires conflictuels, constitué de Mythos («Tu racontes des bobards », pouvons-nous imaginer dans le propos de Platon soulignant une origine chaotique aux mythes) et de Logos, expression d’une parole discursive et organisée. Chaos, conflictuel, pulsions et « contre-pulsions », fait advenir l’engendrement des divinités.
La théorie des pulsions, selon Freud, est notre mythologie et les dieux de la mythologie ne seraient que des figures de nos pulsions.
Pour les mythologues, les généalogies fluctuent selon les auteurs, poètes ou philosophes, des pré-socratiques aux post-socratiques.

Un profil d’Eros

Dans la théogonie (engendrement des dieux) d’Hésiode, au commencement était le Chaos : l’abime, la béance, le non-lieu, d’où il ne sort rien, « l’ouvert » pour Jean-Pierre Vernant.
De ce Chaos émergeront cinq divinités dont Eros, le plus beau des immortels, Gaia, la terre mère primordiale matrice de la vie, Tartare, le lieu divin du châtiment, Nyx, la nuit et Erèbe, les ténèbres.  La Terre engendrera le Ciel (Ouranos : le Père).
Pour Pierre Legendre (La 901° conclusion : étude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998) ce Père – Ouranos sorti de la mère archaïque – serait l’expression d’un fantasme infantile du sexe unique.

Si ces divinités sont toutes des lieux constitutifs de l’espace, Eros apparait comme la force qui pousse à l’engendrement, le dynamisme, la puissance qui met en mouvement, la propulsion qui met hors de soi, le principe universel qui assure les générations en rendant les êtres attractifs.
Enfant qu’il est, il incarne l’amour, le désir, l’érotisme, la pulsion de vie.

Eros a pour frère Antéros, présenté selon les auteurs comme frère rival créateur de désamour, ou comme l’amour retourné, réciproque, et représente dans le discours de Socrate sur l’amour le sentiment amoureux d’un jeune garçon Éromène pour Éraste.
Dans la théogonie orphique (Orphée, initiateur mythique), Eros nait d’un œuf primordial nommé Protogonos (le premier né) ou Pharès (qui fait étinceler les ailes d’or sur son dos) qui, en unissant tous les éléments, crée l’origine du monde.
Ce serait pour Jean-Pierre Vernant le premier Eros non sexué (France culture : Le bon plaisir, 1994). Le second Eros, sexué, naîtrait de l’émasculation d’Ouranos par l’un de ses fils, Chronos, qui jette le sexe de celui-là à la mer. Ainsi naissent Aphrodite, de l’écume spermatique (« Aphros » signifie écume) et Eros, sexué à l’origine, de l’union entre les mâles et les femelles. 
Aphrodite sortant nue des flots et chevauchant une conque est magistralement représentée dans le tableau de Botticelli. 
Il est à noter que cette beauté absolue émerge d’une sanglante horreur, de l’émasculation d’un homme… Gérard Miller (Malaise, Seuil, 1992) fait remarquer que cette perfection (la Vénus) sera à notre époque (dé-)voilée, habillée par des hommes couturiers homosexuels qui mettront en scène dans un défilé de mode ces belles femmes mannequins inaccessibles en tenues vaporeuses, irréelles, telles des muses au regard porté vers un au-delà. Ces beautés parfaites « médusent » les photographes hommes rendus quasiment impuissants, rivés à leur bien le plus précieux, leurs gigantesques téléobjectifs phalliques. Dans cette comédie des sexes, beauté absolue et horreur de la castration se côtoient.
Face à l’événement traumatique de la découverte de la castration, notamment maternelle, événement à la lisière de l’imaginable, événement qui conduit Lacan à forger le néologisme de « troumatisme », le sujet invente alors quelque substitut pour combler le trou dans le Réel, ce trou lié au trauma.
Pour la plupart des auteurs, Eros est fils d’Aphrodite, déesse de l’Amour et d’Arès, dieu de la Guerre. Chez les Romains, la correspondance d’Eros est Cupidon, fils de Vénus et de Mars.
Eros est représenté en enfant ailé muni d’un arc et d’un carquois garni de deux types de flèches : en or et pointues, elles génèrent désir et amour, en plomb et émoussées, elles immunisent contre toute avance. Les Erotidies, en quelque sorte notre « Saint-Valentin », sont célébrées dans son sanctuaire à Thespies.

Le mythe d’Eros et Psyché illustre « l’amour aveugle » ou l’amour de deux êtres, impossible au grand jour, allégorie entre un amour charnel et un amour divin, une histoire d’ailes entre Psyché aux ailes de papillon (« Psyché » signifiant papillon) et Eros aux ailes d’oiseau.

Psyché, l’une des trois filles d’un roi de Grèce, est dotée d’une beauté extraordinaire. Aphrodite se montre jalouse et demande à Eros de décocher une flèche pour qu’elle tombe amoureuse de la créature la plus laide. Par erreur, Eros se blesse et tombe amoureux de Psyché qu’il emmène secrètement dans son palais.  Il la rencontre dans le noir et il lui fait promettre de ne jamais découvrir son visage, mais la curiosité trop forte l’entraine à découvrir ce mystérieux être tant aimé.  Pendant son sommeil elle approche une bougie, mais une goutte huile tombe et réveille Eros. Elle découvre alors la beauté du dieu de l’amour. La promesse est rompue, Eros s’envole dans la douleur. Psyché part à sa recherche et prie Aphrodite qui demeure d’autant plus jalouse que Psyché entretient une relation amoureuse avec son fils. Aphrodite va alors lui imposer une série d’épreuves dont la dernière est de rencontrer Perséphone dans le royaume d’Adès et de lui rapporter une boîte contenant une partie de sa beauté. Une fois encore, Psyché dérogera à cette injonction en ouvrant la boîte. Une brume sort de la boîte et l’endort (Serait-ce Hypnos, frère de Thanatos ?). Eros interprète ces épreuves comme autant de manifestations d’amour. Emu, il part à sa rencontre et remet la malédiction dans la boîte. Psyché se réveille alors et ils s’enlacent. Elle devient alors immortelle et déesse de l’Esprit. Ils ont pour descendante une fille nommée Edone, déesse de la volupté.

Ce mythe de Psyché est fondamental, en tant que la psychanalyse est l’analyse de Psyché, et mérite un développement. Guy Massat, dans un séminaire du 30-10-2006 sur le mythe de Psyché, avance l’idée que les trois figures illustrent des pulsions de vie : Eros la libido, Aphrodite la beauté et Psyché le charme et la force vitale inconsciente, laquelle devient immortelle après une série d’épreuves.
Aphrodite et Psyché illustreraient alors deux figures de la femme.

Dans le banquet de Platon, six personnes essaient de définir la nature d’Eros.
Pour Socrate, il apparaît comme un intermédiaire entre les Dieux et les hommes : il naît de Poros, dieu de l’ingéniosité, de l’abondance, doté de savoirs et de ressources  (son étymologie montre qu’il n’est jamais dans l’aporie) et de Pénia, figure de pauvreté, de misère, dépourvue de savoirs et toujours dans le manque !
Eros héritera de ces deux parents. Il sera « va-nu-pieds », malpropre, sans gîte, telle sa mère, mais à l’affut de tout ce qui est beau et bon, viril, chasseur redoutable, rusé, magicien à l’instar de son père ; il sera pauvre mais toujours astucieux pour charmer, toujours dans le manque de l’être aimé, en un mot en désir, à l’image de Don Juan.
Eros reste intrinsèquement contradictoire, exaltant et décevant, et quelle que soit sa généalogie, il est plus ou moins redouté, grâce à son pouvoir de faire aimer.

Une esquisse de Thanatos

Dans la Théogonie d’Hésiode, Thanatos est tantôt fils d’Erèbe, dieu des enfers et de Nyx, déesse de la nuit, tantôt, par parthénogenèse, Nyx l’a conçu seule c’est-à-dire sans union sexuelle. Thanatos « le trépas » possède un frère jumeau, Hypnos, personnalisation du sommeil et d’une forme de petite mort, et une sœur Lyssa, déesse de la folie furieuse destructrice.
Thanatos est la personnification de la mort, réfugié dans le Tartare, séjour des morts.  Redouté, son nom est tu par superstition, et il est représenté dans un corps amaigri, squelettique et souvent recouvert d’un voile, tenant une faux et une urne contenant des cendres. Ennemi des humains, au cœur d’airain, il considère les hommes comme faibles et sans intérêt.

Thanatos reste une figure mineure qui ne donne pas lieu à un mythe. Il est essentiellement attaché à deux épisodes : ceux de Sisyphe et d’Héraclès.
Sisyphe le rusé défie la mort et piège Thanatos en l’enchaînant avec des menottes, mais dans un second temps, Thanatos, aidé de Zeus, amène Sisyphe aux enfers où il sera condamné à rouler un rocher jusqu’au sommet d’une butte. Le rocher dévalera la pente et Sisyphe devra recommencer à perpétuité : on n’échappe pas à la mort qui gagne toujours… Nous sommes seulement en sursis.
Héraclès entre en lutte contre la mort, attache Thanatos pour délivrer Alceste (fille de Pélias) des enfers.

Le couple oxymore Eros et Thanatos  

Ce couple de dieux grecs sera retenu par Freud comme l’intrication de figures antagonistes et articulées sous le concept de pulsion de vie et de pulsion de mort (« de destructivité »). Le monde apparaît alors comme une pulsation rythmée de vie créative et de mort destructrice.
Eros est conçu dans un entre-deux, entre un Dieu et une mortelle, à la porte du palais, ni dedans, ni dehors. Il est l’expression du jeu dans cet entre-deux. C’est la vie dans son perpétuel renouvellement, dans son esthétisme à travers le plaisir de créer et de susciter le désir amoureux et sexuel. Le désir est étymologiquement l’arrachement à la fixation ( » sidération « ) de l’étoile, la « dé-sidération » représentant la quête vers l’étoile manquante, désir toujours en mouvement déséquilibrant et tendant vers l’équilibre, mouvement qui entraine vers l’autre. Ce désir qu’on ne peut jamais attraper est à l’image du furet pour Lacan : « il court il court le furet, le furet du bois mesdames », en une allusion sexuelle dans la contrepèterie de cette comptine de 1720 faisant référence au cardinal Dubois réputé pour son amour des femmes.
Thanatos sera au contraire l’aspiration à l’équilibre, la stabilité, la satiété hors de la faim, de la soif, image de la mort à l’instar d’un organisme parfait sans besoin de son environnement. Sur l’Olympe, Zeus et les treize autres olympiens viennent de gagner la guerre contre les Titans, ils se retrouvent dans un monde paisible, harmonieux et commencent à s’ennuyer. Le besoin de vie, Eros, se fait sentir pour ne pas chuter dans cet équilibre paradoxalement mortifère qu’est Thanatos. Alors ils inventent les humains pour se distraire !

Guy Decroix – Octobre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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Transhumanisme et psychanalyse : un nouveau désordre

Guy DecroixSylvain Brassart – Mai 2020

Transhumanisme, désir de maîtrise et coronavirus

Guy Decroix

L’Homme de Vitruve « augmenté » (1490) – D’après Léonard de Vinci

Le projet post humaniste s’adosse à la réflexion post cartésienne de l’homme « comme maître et possesseur de la nature » et Heideggérienne où « le projet de la technique est d’arraisonner le monde ». Il désire mettre l’homme en « trans »… en transgressant les limites, le symbole étant l’homme H+. En évacuant le symbolique,  en tentant d’éradiquer la castration, le corps, la sexualité, la mort, en réduisant l’homme à ses organes, il s’autorise de toutes les transgressions. Deux fantasmes délirants mégalomaniaques émergent de cette pensée magique déguisée en science : La toute maîtrise de la mort, où il s’agit d’abolir le tabou anthropologique de « tuer la mort », et la reproduction d’un homme parfait.
Le monde postindustriel se colore de ce désir de maîtrise, depuis la gestion des risques où tout se veut encadré,  ressources humaines comprises, jusqu’au principe  de précaution inscrit désormais dans la Constitution…

Depuis 2004, Jean-Pierre Dupuy, philosophe des sciences et disciple d’Ivan Illich, penseur de l’écologie, conduit une réflexion sur le destin apocalyptique de l’humanité dans son ouvrage  «  Pour un catastrophisme éclairé » sous-titré « Quand l’impossible est certain ». Il avance que les théories du risque ne suffisent plus, que c’est à l’inévitable de la catastrophe et non à sa simple possibilité que nous devons désormais nous confronter. Plutôt que de s’abriter sous un pseudo principe de précaution que l’on n’applique jamais,  mieux vaut inscrire cette catastrophe dans notre quotidien. Seul ce scénario conduit à la prudence !
La société postindustrielle tend à rejeter l’idée de catastrophe.. Or l’événement actuel du coronavirus illustre l’imprévisible !

Les transhumanistes apparaissent plus prolixes sur les banques de données (Big DATA) que sur l’attaque d’un virus venu de nulle part.. Il est vrai que « la pensée » du transhumanisme est quasi inexistante, faute de concepts et qu’elle est paradoxalement obsédée par le changement. Comme chez beaucoup de sujets psychotiques, l’imprévu est inenvisagé… 
Il apparaît de fait que ce fantasme de toute maîtrise avancé par les transhumanistes puisse être annihilé par la pandémie imprévisible de la Covid 19 ; ce fantasme aurait déjà pu être démenti par l’événement mondial du SIDA.

Cynthia Fleury dans son journal du confinement repère un certain nombre d’impacts liés à cette situation.
Je retiendrais trois rappels qui infligent à cette « théorie » une quasi blessure narcissique liée au virus.
Cette catastrophe actuelle imprévisible et non « maîtrisée » vient rappeler en premier lieu notre vulnérabilité ontologique : nous sommes mortels et potentiellement malades. Rappelons Lacan pour qui « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr ; ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Néanmoins ce n’est qu’un acte de foi ; le comble du comble c’est que vous n’en êtes pas sûr. ».
Et Woody Allen pour qui avec un brin d’humour « L’éternité c’est long, surtout vers la fin. ».
En d’autres termes, à la différence du transhumanisme, les Lumières avançaient un avenir mais limité par une fin. Accéder à cette finitude nous permet de vivre… Bien sûr, accepter le retour du risque dans le quotidien reste source d’angoisse… 

En un second rappel, l’événement signe l’interdépendance entre les hommes et entre l’homme et l’animal. Freud avait pointé  ce second démenti  infligé à l’humanité «… en réduisant à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. ». Il pourrait s’agir désormais de changer nos comportements égocratiques adossés à une hypertrophie du moi et, selon Foucault, pour  » penser ensemble et ajuster nos règles « .

Enfin en un troisième rappel, il s’agit de notre corps, qui se définit par l’oubli selon Leriche pour lequel « La santé c’est la vie dans le silence des organes… » et dont nous n’avons plus conscience, lequel se signale désormais à chacun, voire nous permet d’en jouir dès lors que l’on recouvre sa santé.. Notre corps est entravé à ce jour par l’injonction du « Pas touche » comme si l’ennemi invisible dans une visée animiste était au cœur du désir de la tendresse et de l’amour qui deviennent dangereux. Est-il pour autant entravé pour chacun ?  Pour Jean Baudrillard, après Mai 68, où l’impératif était de se toucher, de « jouir sans entrave »,  nous serions entrés dans « Le temps d’après l’orgie » où le toucher est insupportable hors règle, où l’asepsie est reine, où la phobie de la chair s’est exprimée hier dans le minitel rose, aujourd’hui dans les sites pornographiques qui n’auront jamais été tant visités que pendant cette période de confinement…

L’embryon, le génome et la mort 

Depuis 30 ans nous assistons à une explosion incontrôlée des technologies dans le monde de la procréation.
Cette dérive avait été pointée par Jean-Claude Guillebaud dans son ouvrage sur « La refondation du monde ». Cette technoscience, et non la science qui s’investit dans la recherche du comment, autorise le passage à l’acte.. Il s’agit en réalité de la réalisation de fantasmes inconscients infantiles tels que la quête de l’immortalité ou la maîtrise de son origine…
Ce déchainement épistémophilique, ou désir de savoir, est de nature à créer un véritable malaise dans la procréation au point où Jean Baudrillard fait remarquer que nous accédons à un monde fait de « cadavres chauds », de morts au cœur battant  et « d’embryons froids congelés » dans des cercueils de verre, à l’image des vampires…
Ce monde traduit un brouillage temporel des générations, « un froid entre les sexes », selon l’expression de Monette Vaquin.

Jusqu’alors, à la question « Qu’est-ce qu’un homme ? », l’anthropologie, la philosophie, la littérature, la religion étaient convoquées pour tenter de circonscrire une réponse, tandis que la biomédecine visait à soulager la souffrance… Désormais  la technoscience est destinataire de cette question pour « guérir » de la condition humaine à renfort de clonage de génome…Mais quelle réponse peut-on attendre de la science sur la difficulté de vivre, sur le malentendu amoureux, sur le « non rapport sexuel » selon l’expression de Lacan ?….

Ces nouvelles biotechnologies génèrent une véritable mutation anthropologique

Nous sommes passés d’un engendrement à la fabrication d’un enfant à l’aide de matériaux de laboratoire.
La loi universelle et immuable pour engendrer un enfant nécessitait un homme et une femme et cet enfant « maturait » dans l’utérus de sa mère. Aujourd’hui cette procréation peut être médicalement assistée (PMA) par un médecin en place de tiers… à telle enseigne que Testard et Frydman ont pu être nommés « Pères des enfants… ». Les interventions s’opèrent hors processus naturel pour les « bébés éprouvettes », les FIV, les transferts d’embryons..
L’utérus peut devenir artificiel (ectogénése..) et l’enfant peut être porté par une autre mère (mère porteuse : GPA) rémunérée dans certains pays du tiers monde. Il existe déjà des contrats de location aux Etats-Unis !.. 

Nous sommes en présence de la mise en acte de quelques grands mythes cristallisant certains fantasmes tels le mythe de Dionysos (le « deux fois né ») incubé dans la cuisse de Jupiter.
Le principe du droit romain irréfragable « mater semper certa est » ne s’applique plus depuis 1978, puisqu’un enfant peut avoir à la fois une mère génétique, et une mère de naissance (la mère devient incertaine…) est-elle désormais la donneuse d’ovule ou la porteuse de l’enfant ?.. 
Quelle est la mère de Dionysos ? Est-ce Zeus portant son enfant dans sa cuisse ou Sémélé (C’est mêlé…) ? Le père qui était incertain « pater est semper incertus » devient certain avec les tests génétiques… 
Paradoxalement tout se passe comme si simultanément on exaltait et liquidait la maternité. 

Les fantasmes qui sous-tendent ces pratiques

Tous les fantasmes stimulent la culture, la science.. et permettent de naviguer entre le possible et l’impossible. Ils expriment des désirs non réalisables. 
Daniel Sibony resitue le cas d’une femme qui demande une FIV et exprime le fantasme de faire un enfant seule sans homme, telle autre femme demande une césarienne dans le fantasme de rester vierge… (Situation déjà jouée il y a 2000 ans..).
Pour Françoise Héritier deux types de  grands fantasmes émergent dans la création scientifique : le tout autre sous la figure du monstre et le même sous celle du clone.  Ces fantasmes se cristallisent ainsi dans des mythes constituant une mise en mémoire d’objets culturels. Ils ne sont pas troublants en soi tant qu’ils ne sont pas passages à l’acte !
Dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle », Freud nous éclaire sur la pulsion épistémophilique : Toute recherche, toute création chez l’adulte repose sur le désir de l’enfant de répondre aux questions des origines… ce qui fait énigme pour lui. Sur le chemin du désir de savoir ( » voir ça « ) il rencontre la Loi, l’Interdit de l’inceste, paradigme de toute interdiction : Désormais il ne peut pas tout faire et ne peut occuper toutes les places.

Alors que rechercheraient aujourd’hui les scientifiques dans ce domaine de la génétique ? 
Le bien de l’humanité sans doute… Nous connaissons tous cette belle dénomination légitime et respectable de « bienfaiteurs de l’humanité ». Ne s’agit-il pas là d’une rationalisation, alors que les motivations inconscientes portent respectivement sur l’origine, avec la procréation artificielle et sur la maitrise de la mort, avec la question des greffes d’organes, qui retarderaient la mort, enfin sur la mémoire, avec les manipulations génétiques ?…  

Les fantasmes d’enfants tout puissants sont à l’œuvre et  la pulsion épistémophilique conduit à transformer l’autre en objet expérimental. Les fantasmes d’auto engendrement ont déjà été réalisés dans le Golem et dans  la créature de Frankenstein.
Le Golem, être inachevé fait d’argile, élaboré par le Rabbin de Prague (ville des marionnettes..), échappera à l’homme dans certaines versions pour incarner la figure du monstre incontrôlable. Pour d’autres il sera protecteur de la communauté juive, et c’est ainsi que le premier ordinateur israélien sera nommé « Golem aleph »… 
La créature du Docteur Frankenstein n’aura pas de nom comme innommable non inscrite dans le symbolique, à telle enseigne que chacun confond créateur et créature comme si l’un était le double de l’autre. C’est une créature artificielle faite par un homme qui signe au passage la domination masculine de la science. La créature sans femme sera née de la mort ainsi que de la maitrise et non de l’amour.

Marie Shelley exprimait déjà le danger de l’utilisation du savoir médical et dénonçait le positivisme rationaliste du 19° siècle et son culte de l’utilité.
Aujourd’hui l’humain est réalisé sans sexualité avec la PMA.
Daniel Cohen, responsable de recherche du génome humain, intitule « On va bien s’amuser » le premier chapitre de son ouvrage « Les gènes de l’espérance ». Comment mieux signer l’activité infantile et le plaisir de la transgression.. ?
Jacques Testard avait écrit sur la porte de son laboratoire « éprouveur-inventreur », nomination qui n’est pas anodine quand on se prénomme Jacques !.. La pulsion de mort serait-elle ici à l’œuvre ?

Ces interventions ne sont pas sans évoquer l’ubris du transhumanisme : désir de maitrise de la reproduction…
Il s’agit moins d’une problématique prométhéenne, dans l’ambition de recréer la vie avec le don d’organes, qu’œdipienne, où la jouissance est à l’œuvre : ce que l’homme  peut faire, il le fera les yeux fermés… Jacques Testard arrêtera ses recherches devant cette jouissance inattendue qui envahit la science, réalisant que le féminin devenait objet de science, que les réponses aux questions « Qui sommes nous ? » et « D’où venons-nous ? »  cessaient d’être une métaphore pour s’accomplir en laboratoire et que l’établissement du code génétique ouvrait à la fabrication de l’homme à sa convenance.

Autour de quelques fantasmes

Des fantasmes infantiles archaïques touchant à l’origine sont réalisés dans la FIV (« ma mère est vierge », « Je ne suis pas né d’un rapport sexuel », « mes parents ne sont pas mes parents ») et le « bébé éprouvette » dissocie l’origine de son ancrage sexuel.
L’enfant de la PMA (Assistance Médicale à la Procréation) est programmé avec des adultes en l’espèce désexualisés, à l’aide d’un tiers.. 

Déjà Baudrillard, dans « la transparence du mal » en 1990, notait cette évolution très particulière de la société « Du temps de la libération sexuelle, [où] le mot d’ordre fut celui du maximum de sexualité, avec le minimum de reproduction. Aujourd’hui, le rêve d’une société clonique serait plutôt l’inverse, le maximum de reproduction avec le moins de sexe possible. »
Michel Soulé s’interrogeait sur l’impact de l’irruption prématurée du regard intra-utérin avec l’arrivée de l’échotomographie ce qu’il nommait IVF (Interruption Volontaire de Fantasmes).
Il s’avère au fil du temps que la puissance du fantasme l’emporte sur l’image médicale qui demeure floue et toujours à interpréter. Les projections de certaines mères demeurent permanentes (effet de paréidolie) qui peuvent toujours voir un fœtus malformé en fonction de l’ enfance de la mère…

Un « malaise dans la procréation » émerge avec l’abolition des tabous dans deux domaines

 Celui de la manipulation du génome en vue de correction d’anomalies, de prévention d’handicaps dans l’attente du bébé « quasi parfait », faute de quoi le narcissisme des parents ne serait pas assuré, la grossesse gémellaire où la malformation  d’un jumeau peut conduire à une injection létale. Comment alors vivre cette grossesse en chosifiant l’un pour le deuil et investir l’autre comme humain, la transformation de cellules somatiques en gamètes permettant de « fabriquer » des enfants sans sexualité, enfin la transgénèse y introduisant un gêne étranger ? 

Celui du clonage : il nous faut distinguer deux types de clonage :
– Le clonage procréatif où un enfant est destiné à naitre et le clonage thérapeutique, réservoir de tissus cellulaires et permettant des autogreffes.
– Le clonage procréatif qui permet de « fabriquer » du même et d’abolir toute différence est à prohiber pour deux raisons :
Premièrement, il s’agirait d’une véritable régression phylogénétique : L’évolution du vivant procède de l’asexualité, du clone à la sexualité.
Les formes primitives du vivant indifférenciées ignorent le sexe et donc la mort. La vie infinie repose sur la reproduction à l’identique, sur la répétition et non sur la transmission.
L’émergence de la sexualité, « sexus » signifiant sexe du latin « escarre », qui coupe, divise, différencie les individus. C’est la naissance de l’altérité et de la mort. La vie meurt en chacun mais se transmet à d’autres par générations via un rapport sexuel et un désir. La procréation est le passage par l’autre partenaire sexuel. 
Deuxièmement, l’identité serait altérée par brouillage de l’ordre symbolique et des générations. Ainsi mon clone serait en même temps mon frère, mon fils (figure d’inceste avec soi-même..), sans plus de conflictualité œdipienne où chacun est amené à se situer par rapport à ses deux géniteurs.
Chacun serait le reflet narcissique de l’autre dans un déni d’altérité.
Remarquons que la créature vivante du docteur Frankenstein élaborée avec de la mort, sans sexualité, ne sera pas nommée, innommable et sans identité… 
En réalité,  n’avons-nous pas affaire à un fantasme, car étant peu déterminé chacun peut jouer dans un entre deux, entre chaos et ordre ? Même quand on croit faire du semblable le champ du désir fait du différent par le parlêtre que nous sommes.

 Le clonage non reproductif thérapeutique reste ouvert à la discussion..  Il s’agit d’un enfant médicament ou sauveur… déjà anticipé comme organisation défensive sous la figure métaphorique du « nourrisson savant » de Ferenczi… Pour autant n’aurions-nous pas ici une inversion de l’ordre du don et de la dette ? En principe il en est de la place du père de donner son sang ou autre… Comment rembourser une telle dette dans cette situation du clonage ?

Quelques ébauches de réflexion à déployer en guise d’épilogue       

Les comités d’éthique essentiellement composés de médecins et de biologistes donc juges et parties… opèrent telles des instances surmoïques qui rationnellement énoncent l’injonction « Stop !», mais transmettent inconsciemment « Jouis !», car les questions posées actuellement  à la science portent moins sur la curiosité que sur la  jouissance et la logique de la science dans ce domaine qui est d’aller à son terme les yeux fermés…

  Une crise de la transmission se fait jour, crise des interdits protecteurs de nous-même, crise des repères symboliques… Monette Vaquin voit dans ces investigations sur le génome humain une recherche dans le corps d’un message codé de nos pères et de la Loi. Cependant  seul le génome singulier existe et non un génome humain « générique »… 
Il apparaît enfin paradoxal de rechercher la Loi tout en la bafouant par instrumentalisation de l’embryon pour en corriger certains défauts.

Ces travaux signent le désir d’évacuer la question de la castration et de la sexualité… où l’homme et la femme seraient virtuellement désaliénés l’un à l’autre, travaux qui ne sont pas sans écho avec l’idéologie transhumaniste…

Enfin à l’instar de Rabelais pour qui « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », science sans objectivité ne serait plus une science, mais en revanche, vouloir porter un regard objectif sur l’homme ne serait pas une science mais une perversion. Paolo Lévi dans « Si c’est un homme » rapporte ce propos lors de sa convocation comme chimiste par le chef de camp nazi : « Son regard ne fut pas celui d’homme à homme. Il me contempla à travers la vitre d’un aquarium. »
Pour Levinas le visage n’éveille rien chez le pervers !…

Guy Decroix – Mai 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

Actualité du transhumanisme et psychanalyse

Sylvain Brassart

L’homme amélioré, fantasme de toujours, devient aujourd’hui réalité : l’Homme est en mesure de prendre le contrôle de l’évolution pour proposer au grand public d’ici à 2030 des possibilités d’implants Homme-Technologies.

Dans l’histoire de l’humanité, plusieurs changements de paradigme ont été opérés du fait des évolutions techniques : sédentarisation, avènement de la conscience, ère industrielle, ère de l’information. D’ores et déjà en cours, l’homme amélioré (transhumanisme) est une authentique révolution. Le questionnement éthique généré semble surréaliste : « Comment allons-nous rester humain ? ». La science fiction d’hier devient l’actualité ontologique.

il ne s’agit plus de prothèses et autres opérations réparant l’homme, d’ordinateurs de poches connectant chacun en permanence mais de prothèses intégrées au corps (implants dans le cerveau, organes modifiés, …) et de programmation génétique. Une professeure de médecine chinoise a aussi développé un utérus artificiel. L’homme mâle pourra être enceint. Des sociétés américaines commercialisent déjà des embryons sélectionnés pour leurs caractéristiques génétiques. Les pratiques américaines d’eugénisme (appliquées par 33 états américains entre 1930 et 1950 via la stérilisation forcée des handicapés, des alcooliques, …) sont et seront décuplées.

A l’horizon des 10-15 ans, l’homme normal de demain sera amélioré (Google développe ses implants neuronaux : la recherche actuelle finalise leur positionnement au sein du cerveau ). L’homme normal d’aujourd’hui sera handicapé.
Le vieillissement sera un choix, une maladie réversible, une option commerciale. Jusqu’alors l’homme se concevait comme supérieur à la nature, aujourd’hui il se distancie de sa naturalité.

Le hasard de la création s’élimine progressivement (il ne s’agit plus seulement de choisir le sexe du nourrisson mais aussi ses caractéristiques génétiques). La procréation devient rationnelle, déterminée.
Jusqu’alors la vie humaine avait une fin et était tissée de hasard. Ces deux conditions disparaissent progressivement, entrainant avec elles la fin du sens de la vie et de la mort, sens qui sera donc questionné.

Sylvain Brassart – Mai 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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Le père, de la mythologie à la psychanalyse

Guy Decroix – Avril 2020

                        « En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête de tous les pères de famille »
Honoré de Balzac – La comédie humaine

Le Caravage – Le sacrifice d’Isaac, 1603, Musée des Offices, Florence

A des fins d’illustration de la figure du père, nous revisiterons deux figures légendaires ancestrales incarnant malgré leur similitude de parcours deux positions extrêmes de la paternité. Nous emprunterons ces deux personnages analysés à Simone et Moussa Nabati dans leur ouvrage Le père, à quoi ça sert : Abraham dans la mythologie hébraïque et Laïos dans la mythologie grecque.
Ces auteurs font remarquer un certain nombre de convergences : une paternité entravée, deux fils annoncés par prédiction et destinés à être tués, et de divergences. Des générations à venir, avortée chez Œdipe et prospérante chez Isaac, « Je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable du rivage de la mer », une nomination prévue chez Isaac, « Ton fils tu l’appelleras Isaac » et absente pour Œdipe, enfin deux positionnements d’acceptation ou de fuite au regard du destin humain.

Revenons sur ces positionnements extrêmes et opposés de la paternité au regard de la place dans la lignée.

– Premier positionnement : La puissance mortifère paternelle et l’absence de renoncement.
Laïos qui refuse son destin pour protéger sa personne, qui ne peut céder sa place à sa progéniture vécue comme rivale est conduit à sacrifier son fils innocent pour ne pas renoncer à sa toute-puissance mortifère. Œdipe sera alors interdit d’inscription dans la triangulation en raison d’un père immature qui refuse le manque et pour qui la paternité est un drame. Laïos en niant la différence des générations provoque un destin funeste à Œdipe le non nommé mais surnommé pieds enflés par le Roi adoptif et interrompra le temps par son parricide, la transmission et la suite des générations. De surcroit Laïos niera la différence des sexes en violant son protégé Chrysippos, fils adolescent de son hôte Pélops. De honte, Chrysippos se suicidera et Pélops maudira Laïos et son lignage. Ainsi s’originera la malédiction des Labdacides. On peut s’interroger sur un possible fantasme originaire où, pour le psychisme, la séduction du père s’exercerait tant pour la fille que pour le garçon.
Alfred Tomatis propose une interprétation originale du mythe sophocléen. Il retrace à travers ses noms les grandes étapes que chacun doit traverser pour accéder au langage. C’est un processus psychologique qui fait passer du stade digestif, celui de « prendre », comme le fait le petit enfant à celui de « donner » en grandissant, faute de quoi certains restent bloqués affectivement à l’âge de quatre ans.
Ainsi Œdipe non nommé et héritier d’une lignée de « pères boiteux » du langage (Labdacos « celui qui tête », Laïos « le bègue ») sera sans descendance.
Notons que ce scénario d’infanticide se rencontrera chez les grecs avec Iphigénie, mais qui est une fille, sacrifiée par son père afin de recueillir la faveur des vents propices à la navigation.

– Second positionnement : Le père vivifiant et le renoncement.
Abraham, en tant que figure paternelle fondatrice d’une grande tradition, constituerait l’antidote de cette paternité destructrice.
Le patriarche sur une injonction divine se résigne à sacrifier son fils Isaac, mais un messager vient l’en empêcher en retenant son bras armé et lui désigne en substitution un jeune bélier prisonnier dans les buissons derrière lui : « Je sais que tu crains Dieu, tu n’as pas refusé ton fils unique. » Genèse 22-12
Les interprétations hébraïque, anthropologique, psychanalytique sont multiples. Quoi qu’il en soit, on peut observer que ce pseudo-sacrifice d’Isaac, ou « ligature d’Isaac », conduit d’une part à l’interdiction absolue de tout sacrifice humain (ce Dieu interdit que les hommes tuent pour lui et en son nom), et d’autre part à une succession de générations par ce fils épargné. La violence paternelle infanticide est résolu symboliquement. La lame du couteau d’Abraham en castrant cette jouissance ouvre une béance entre la jouissance et le désir et renouvelle l’alliance. En laissant la vie sauve à Isaac, le patriarche accepte d’être dépassé par le fils et de laisser la place à la génération suivante. Chacun est à sa place et filiations et engendrements se poursuivront ; ainsi Agar donne à Abraham un premier fils Ismaël, « Dieu qui a entendu ma demande », qui sera à l’origine du lignage du peuple Arabe puis un second fils Isaac, « il rira », avec Sarah, reconnu comme l’ancêtre des Israélites dont le peuple juif est le descendant.
Abraham exprimera en d’autres lieux sa capacité à la séparation non violente pour que chacun n’occupe que sa place. Dans une dispute relative à l’occupation du territoire entre les bergers d’Abraham et ceux de Loth son neveu, Abraham dit à Loth :
« Surtout qu’il n’y ait pas de querelle entre toi et moi, entre tes bergers et les miens, car nous sommes frères ! N’as-tu pas tout le pays devant toi ? Sépare-toi donc de moi. Si tu vas à gauche, j’irai à droite, et si tu vas à droite, j’irai à gauche. » Genèse 13,7-12.
C’est ainsi que chacun occupa sa place paisiblement.
Pour reprendre l’hypothèse d’Alfred Tomatis évoquée à propos d’Œdipe on peut remarquer l’opposition magistrale de destin des deux fils. Jacob, fils cadet d’Isaac et de Rebecca, est vainqueur d’une bataille avec l’ange de Dieu. De ce combat Jacob restera boiteux mais intégrera le langage, changera de nom : « Ton nom ne sera plus Jacob mais Israël parce que tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et que tu l’as emporté. » Genèse 32, 25-29, pour devenir Israël « celui qui a gagné » et deviendra le père de douze fils fondateurs des douze tribus d’Israël.
Ainsi s’opposent ces deux pères ancestraux dans le rapport à la toute-puissance : un père mortifère sacrifiant son fils innocent pour ne pas renoncer à sa toute puissance et un père vivifiant acceptant de se laisser dépasser par son fils. D’une certaine façon, une bonne image du père pourrait être le père juif car soumis à tant de commandements (613 mitzvot) qu’il ne peut se prendre pour un père dans l’obligation de suivre tant d’injonctions.
Également, cette illustration serait en écho au « devenir femme » par renoncement à une position phallique exprimée dans le jugement de Salomon où deux femmes réclament leur fils. Le Roi reconnaît la véritable mère à celle qui préfère donner le bébé vivant à l’autre femme à l’opposé de celle qui s’apprête au partage. La « vraie mère » serait celle qui renonce. Par ailleurs peut-on avancer l’hypothèse qu’un non-renoncement de la mère pourrait expliquer la stérilité non physiologique de certaines femmes en s’identifiant à une mère archaïque omnipotente et complète à qui il ne manque rien ? La question de la stérilité se pose dès l’origine avec Sarah, femme d’Abraham.

Ici la fonction paternelle se déclinerait ainsi dans trois dimensions :

– Le père est désigné à l’enfant par la mère qui croit dès lors en cette désignation : « Cet homme-là est ton père ».
Ainsi le père peut reconnaître et nommer l’enfant (fonction de nomination du père) qui donne son nom propre bien qu’impropre en tant qu’il ne lui appartient pas. Dans cet acte de foi, cet acte de naissance, l’enfant ne peut « combler » la mère qui désire ailleurs, qui pourrait dire « j’attends de ton père le phallus manquant ». Il y a de l’autre (le nom du Père), chacun n’est pas « tout » pour l’autre. Le père occupe la place de « l’homme de la mère » et introduit à l’altérité. Cet enfant in-fans, c’est à dire non parlant est désormais pris dans le langage abstrait (métaphore paternelle pour Lacan qui est une fonction symbolique, clef de voute sur laquelle repose tous les autres signifiants, faute de quoi la psychose guette par absence de « je » et de « semblant »). Cette entrée dans le langage est relativement violente en tant que « le mot est le meurtre de la chose ». Cet aphorisme de Michel Foucault sera repris par Lacan pour exprimer la représentation d’un objet en son absence. Cette violence pourrait être atténuée par la voix chantante adressée à l’enfant par tout adulte. Face à une mère qui se vit souvent dans l’éprouvé de donner et non de transmettre la vie, cette fonction paternelle libère l’enfant de la toute-puissance maternelle et « aliène » suffisamment la mère pour que l’enfant la perçoive plus fragile et moins puissante. L’enfant pourra alors élaborer le père même si la mère peut être aussi élaborée, mais cette construction demeurera toujours sur un support « mater-iel » charnel. Il pourra l’idéaliser dans un premier temps en qualité de père symbolique protecteur l’ouvrant vers l’extérieur, à la fois comme « père-missif » ou perversion – version du père pour Lacan, qui le fait sortir vers l’extérieur sans peur de grandir, pour devenir à terme parent de lui-même, « père-cutant » qui rompt la relation fusionnelle psychotique infantile avec la mère (la folie maternelle de Winnicott) et « père-spective » qui l’accompagne de la promesse de sa présence pour vaincre des obstacles et lui transmettre la conviction d’un futur intéressant. Chacun désormais accède à sa place dans la triangulation.

– Le père réalise une double négation, édicte deux inter-dits au sens de « ce qui est dit entre ».
Un premier interdit tiers en direction de la mère sous l’injonction protectrice du non retour dans le corps de celle-ci (la mort dans l’inconscient), « Tu ne réincorporeras pas ton enfant », et de l’enfant sous la forme « Tu ne désireras pas l’objet de mon désir », puis un second interdit tiers en direction de la Loi afin de l’épargner d’un surmoi trop puissant, celui de parents « pro-créateurs » par délégation du créateur divin occupant une place théâtrale à l’instar du père du Président Schreber, de Kafka, de Masoch, d’Hitler ou celui d’une loi écrasante, d’un Dieu surpuissant, à savoir d’un système symbolique tyrannique. Alors ces interdits déclenchent « la pulsion épistémophilique ». La castration permet d’accéder à la « gaie quête » du savoir.

– Le père engage la différenciation des sexes qui contraint à renoncer au fantasme de la bisexualité, ou de l’androgynie, en accomplissant le deuil d’un sexe, le manque faisant partie de son identité. Le père est différent et marque ainsi la fonction paternelle, différent en tant que porteur du phallus, « il n’est pas sans l’avoir », précise Lacan, et par son incapacité d’engendrement (Françoise Héritier) quel que soit de surcroit le sexe de l’enfant.  Cette différenciation des sexes étaye la pensée en substituant à l’état de corps à corps, sans besoin, sans désir, de l’enfant, une obligation de l’usage de la langue et de sa grammaire. Cette différenciation structure la pensée par imposition de ces deux concepts cardinaux « l’identique et le diffèrent » à la base des systèmes qui opposent des valeurs concrètes (chaud, froid…) et abstraites (masculin, féminin).

Enfin le père engage la différence des générations en poussant au renoncement endogamique, en inscrivant l’enfant dans la filiation ancestrale, et non de la chair, comme mémoire de tous les pères précédents, avec leurs histoires et leurs positions singulières dans la famille. Le père (comme la mère) advient dans une transmission et non ex nihilo, en tant qu’aboutissement des pères précédents. Pour Pierre Legendre, l’homme est un « animal généalogique » et la filiation concept universel doit être traitée en principe politique devant assurer l’assemblage de trois éléments : le biologique, le social et la subjectivation. A la différence de l’animal l’homme exprime la nécessité de savoir qui est son père, son arrière-grand-mère… Tout trou dans le passé s’avérerait source de pathologies.
Ces questions de différenciations demeurent fondamentales et majeures au vu des « petites différences narcissiques » repérées par Freud.
On sait depuis Freud que la fonction paternelle est l’une de ces trois fonctions avec celle de chef d’état et d’analyste où l’on est sûr d’échouer mais avec Jean-Pierre Winter on peut constater que l’on assiste aujourd’hui à un symptôme sociétal qui tend à rendre superfétatoire la fonction paternelle. En effet les techniques de la PMA (Procréation Médicalement Assistée) autorisent la réalisation du vœu œdipien du garçon « Papa me dérange dans ma relation avec maman » et contrecarrent quelque chose qui fonde l’ordre de la civilisation du 5° commandement « Tu honoreras ton père et ta mère ». L’affadissement de la figure du père ouvrirait la voie aux frères sur le mode fraternel par collage des frères dans une identification mimétique et fratricide avec recherche de boucs émissaires. Alors cette carence de la fonction paternelle dans nos sociétés occidentales pourrait être à la source de pathologies plus floues (Phénomène « Tanguy », borderline, délinquance, voire psychose…).
Jean-Pierre Lebrun corrobore cette vision en pointant que dans les années 1980 le terme de parentalité, qui peut estomper la différence des sexes, s’est substitué à celui de parenté, qui suppose un rapport d’alliance entre deux sexes différents.
A l’opposé, on a pu témoigner qu’un récit symbolique héroïque, tenu pendant la guerre à propos d’un père mort ou absent physiquement, poussait le fils, alors sujet de la filiation, à faire aussi bien voire mieux que ce père, illustration du poème de Victor Hugo, « Mon père ce héros au sourire si doux… », Après la bataille.

Guy Decroix – Avril 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Bernard This, Le père acte de naissance, Points, 1991
Simone et Moussa Nabati, Le père à quoi ça sert ?, Dervy, 2015
Didier Dumas, Sans père et sans parole, Fayard, 1990
Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Odile Jacob, 1996
Jean Pierre Lebrun, Fonction maternelle, fonction paternelle, yapaka.be, 2011
Jean-Pierre Winter, L’avenir du père, Albin Michel, 2019
Pierre Legendre et Alexandra Papageorgiou-Legendre, Leçon IV filiation, Fayard, 1990

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