Guy Decroix – Mai 2025
« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’est vrai. » Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme
2ème partie

Introduction :
Une époque marquée par l’absence de limites et de liens dans une société fluide
I. L’idéologie de l’autodétermination :
La transitivité comme un fait avéré
L’absence d’humanité neutre
Un déni de réalité
La déconstruction et les lois de l’énonciation
II. La toute-puissance infantile et la conviction intime
III. Une indifférenciation sexuelle
« Un peuple, c’est une population, des contours, des conteurs. »
Régis Debray, Éloge des frontières
Introduction
Dans l’Antiquité grecque, la modération était considérée comme un idéal. Sur un bas-relief du 5ᵉ siècle avant notre ère, Athéna, déesse de la sagesse, se tenait majestueusement accompagnée de sa chouette, symbole de clairvoyance et d’une vision d’au-delà des apparences. Elle nous indiquait les limites à respecter et nous inclinait à une méditation sur la finitude de l’homme. À l’opposé de cette tempérance et de cette raison, l’hubris évoquait des comportements excessifs et transgressifs.
La pensée de Mai 68[1], marquée par une forme d’hubris destructrice, se caractérise par une radicalité véhémente dans ses slogans tels que « il est interdit d’interdire », « jouir sans entrave » ou encore « soyez réalistes, demandez l’impossible ». Ces mots d’ordre faisaient de l’outrance une vertu révolutionnaire, cherchaient à satisfaire et à promouvoir toutes les jouissances singulières, tout en confondant jouissance et désir. Cette dynamique a ouvert, entre autres, une voie vers la transidentité et des forces mortifères.
Eugénie Bastié[2] repère qu’après un moment « Icare », caractérisé par un progressisme débridé, par une technologie aveugle et une « plasticité et malléabilité infinie de l’homme », émerge désormais le moment « Ulysse ». À l’instar d’un retour du refoulé, les limites que nous avons éludées ressurgissent sous forme de crises écologiques avec les enjeux énergétiques, économiques et civilisationnels relatifs aux questions d’immigration et de frontières. Selon une perspective freudienne, à une phase prométhéenne pourrait succéder une phase œdipienne autorisant le passage à l’acte de fantasmes inconscients infantiles où la jouissance prédomine. L’homme apparemment ne se retient pas : dès qu’il sait ce qu’il peut accomplir, il le fera les yeux fermés. Bien que les comités d’éthique, instances surmoïques, tentent d’imposer une limite avec un « pas plus loin ! », la face sadienne du surmoi inconscient, que Jacques Lacan qualifie de « gourmandise du surmoi » dans son œuvre sur Kant avec Sade, impose un impératif de jouissance sans restriction : « Tu dois jouir ! ». Cette injonction entraîne une confusion entre le désir et la pulsion.
À l’exception de Camus, qui dans L’Homme révolté prône l’importance de la mesure, la modernité semble avoir perdu de vue le sens des limites. Alain Finkielkraut[3] avance que l’hubris de notre époque nous conduit désormais à nous penser à partir de deux figures emblématiques de l’hypermodernité, à l’apogée de la démocratie : le migrant et le transgenre. Le migrant, sans véritable identité, symbolise l’effacement des frontières entre autochtones et étrangers. Il incarne une forme d’identité totale et une humanité qui se veut en opposition à toute singularité. Le transgenre, de son côté, personnifie l’émancipation absolue. Il se définit comme cause de lui-même et s’inscrit dans un modèle avec lequel chacun peut se reconnaître dans l’une des soixante-douze identités actuelles revendiquées ! La question des limites paraît absente du discours du transgenrisme qui soutient que la distinction entre les sexes est une construction sociale inscrite sur un continuum d’un sexe à l’autre. Ainsi, l’appartenance à un genre résulterait d’une maturation personnelle qui n’est pas tributaire du sexe « assigné » à la naissance. Cet effacement des limites et des contraintes imposées par la loi paternelle qui limitait les désirs de l’enfant ouvre la voie à l’autodétermination, comme l’a décrit Marcel Gauchet[4] dans son ouvrage La gauche au défi de la société des individus. Le droit, jadis au service de la collectivité, sert désormais le privé, l’autonomie et le libre choix, notamment en ce qui concerne le nom et le prénom, en résonance avec les principes du libéralisme.
L’idéologie de l’autodétermination
Dans les années 1980, Jean-Pierre Le Goff observait l’émergence d’une « barbarie douce » au sein des rapports sociaux, résultant de la nécessité de s’adapter aux « mutations du monde contemporain ». L’autonomie, l’un des thèmes centraux de son analyse, devenait une source de déstabilisation tant pour les individus que pour la collectivité tout en générant une profonde angoisse. Dans ce contexte, diverses « thérapies » agissaient comme une sorte « d’infirmerie sociale ». Les réalités se dissolvaient dans une pensée fluide, prônant un discours où se mêlaient « tout et son contraire ». Les individus se trouvaient contraints d’aspirer à l’autonomie sans cesse renouvelée. Chacun était sur le chemin de devenir le poète de sa propre existence au sens étymologique du terme. Jacques Alain-Miller[5] met en lumière cet extrémisme de l’individualisme contemporain par l’écriture « Un-dividualisme » qui souligne la revendication de l’Un, remplaçant le préfixe privatif « in » par l’article indéfini « un », versus auto-détermination et auto-engendrement, tout en évinçant la figure du grand Autre.
« Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde », nous avertissait Zarathoustra. Dans son ouvrage Une folle solitude, Olivier Rey[6] repère dans un fantasme de l’homme auto-construit un micro-événement passé inaperçu, mais riche de sens : Jusqu’aux années 1970, les jeunes enfants faisaient face à leurs parents dans leur poussette, favorisant ainsi un soutien par le regard. Puis, un retournement s’est opéré : les enfants ont commencé à être orientés vers l’avant ! Le sujet devait désormais délaisser son passé, se tourner vers l’avenir et se bâtir lui-même. Cette utopie de l’auto-fondation s’est infiltrée dans certaines approches pédagogiques, prônant l’idée d’un enfant émancipé de l’autorité des adultes, capable de construire ses savoirs (terminologie exacte des instructions officielles de l’Éducation nationale) et de forger son identité personnelle.
La loi d’orientation sur l’éducation (loi 89-486 du 10 juillet 1989, dite « loi Jospin ») stipule dans ses annexes, sous l’intitulé « l’élève au centre du système éducatif », que « l’école doit permettre à l’élève d’acquérir un savoir et de construire sa personnalité par sa propre activité ». Dans un document de formation du G.F.E.N[7] (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), on peut lire cette déclaration de principe que « le savoir ne se transmet pas, il se construit » pour le « sujet apprenant », sans doute à l’instar de Blaise Pascal qui, dès l’âge de 11 ans seulement, rédigeait son premier ouvrage scientifique et démontrait la proposition d’Euclide sur la somme des angles d’un triangle…
Récemment, une partie du corps enseignant a rejeté la proposition du « choc des savoirs », présentée par un ancien Premier ministre. La finalité visait à « rehausser le niveau d’exigence et d’ambition pour tous les élèves », en plaçant au centre de l’apprentissage à l’école primaire les savoirs fondamentaux et leur autorité, dans un contexte qui valorise chaque opinion et conteste occasionnellement la science.
Dans ce cadre, émergeront les questions d’identité sexuelle. Ainsi, Chat GPT, une des formes de l’intelligence artificielle, peu intelligente faute de pouvoir lire entre les lignes et peu artificielle étant une production humaine, se « mêle à la conversation », en rendant compte de cette auto-identification dans une des définitions d’une femme : « personne qui s’identifie comme femme ». Cependant, cette définition circulaire omet des éléments cruciaux tels que la présence de chromosomes XX ou d’un utérus, qui sont essentiels à la définition d’une femme.
L’idéologie contemporaine de l’autonomie, selon laquelle on peut s’affirmer autonome, va également se déployer dans le domaine de la sexualité. La question trans peut illustrer cette auto-détermination et cette auto-nomination par l’assertion « je suis ce que je dis », dans une affirmation de l’instant et dans une synchronicité, tout en niant l’importance de l’histoire personnelle et ses traces traumatiques qui la jalonnent. Pourtant, la construction identitaire s’opère toujours à l’intersection du synchronique et du diachronique. Le sujet ne peut naître de lui-même dans une identité imaginaire qui resterait instable. Il ne peut se constituer une assise symbolique qu’à la condition d’être nommé par l’Autre social et enserré dans le discours de l’Autre qui agit à notre insu, « moi, fils de… ». Comme le souligne l’aphorisme de Lacan : « Le désir est le désir de l’Autre », et de préciser, « Dans la vie, on connaît ses désirs, on peut désirer toute sorte d’objets, mais son Désir, celui qui vous constitue, qui oriente tous vos actes, tout ce que vous serez, celui-là, c’est à la fois le sujet et ce n’est pas lui. Cela conduit à un rapport d’altérité à soi-même, de division, d’étrangeté. C’est comme cela que l’on constate souvent que le sujet se sent forcé par un désir qui le dépasse et qui pourtant est le sien.[8] »
Cette autodétermination de soi, qui pourrait être perçue comme une expression individuelle de l’ego (l’égaux ?), s’oppose à la conception lacanienne du sujet, qui n’est qu’une représentation, un signifiant pour un autre signifiant inscrit dans la chaîne symbolique. Cette position est à l’antithèse de toute institution qui matérialise l’empreinte du collectif dans les existences individuelles. Dans une quête d’autonomie sexuelle, certains jeunes revendiquent « le droit » de choisir son sexe, de se passer de l’autre, pulvérisant ainsi les frontières entre le masculin et le féminin, ainsi que celles séparant l’hétérosexualité et l’homosexualité.
Ajoutons que cette expression « je suis ce que je dis » étayée sur des affects et ressentis impose une adhésion non critiquable et exprime une revendication narcissique des petites différences, accompagnée d’une victimisation systématique où toute remise en question engendre une suspicion de phobies. Peut-on entrevoir cette auto-détermination qui évince l’altérité, dans le remplacement du mot « amoureux » par celui de « copain » ? L’expression « compagnon de pain » fait référence à la similarité, à l’homogénéité, qui renvoie à l’idée de « mêmeté » formulée par Paul Ricœur. Considérer l’autre comme un semblable plutôt que comme un prochain réduit les possibilités d’échange.
Cette auto-détermination, qui trouve son origine dans la théorie de Judith Butler, au sein de l’idéologie du self-making, serait empruntée à Theodor W. Adorno, selon Éric Marty[9], dans « La psychanalyse revisitée, Die revidierte Psychoanalyse ». Dans son ouvrage de 1946, il illustre comment les psychanalystes américains ont substitué les processus psychiques et symboliques par des facteurs socioculturels afin de construire une psychosociologie adaptative. Selon cette perspective, « le sexe n’existe pas, il n’y a que le genre », et le genre est performatif et donc totalement libre. Cette déclaration génère ce qu’elle désigne. L’affirmation « je suis un homme » apparaît incontestable, échappant à toute dialectique et niant les facteurs génétiques et anatomiques.
Quelques critiques concernant l’autodétermination :
- La transitivité comme un fait avéré
« La transidentité est un fait qui concerne l’institution scolaire.[10] » Cette déclaration ministérielle n’est soutenue que par son assertion. L’affirmation « J’aimerais être une fille » serait à entendre comme une manifestation de souffrance psychique. Paul Denis[11]interprète même cette « conviction » comme l’expression d’une « plainte sur un mode mythomaniaque », liée à des mères « qui soutiennent la demande de leur enfant dans une des formes de syndrome de Münchhausen par procuration », c’est-à-dire d’un trouble factice simulé par un tiers chez l’enfant, destiné à le mener chez le médecin à des fins de traitement inutile.
- L’absence d’humanité neutre.
Il n’existe pas de notion d’humanité neutre. À la naissance, on n’entre pas dans ce monde avec un état détaché de tout sexe, offrant la liberté de choisir son identité. La sexuation est une imposition, le sexe anatomique et génétique n’est pas modifiable. On se développe dans une structure génétique de sexe mâle (XY) ou de sexe femelle (XX) ; il n’y a pas de troisième sexe. Freud affirmait que « l’anatomie est le destin », tout en reconnaissant la bisexualité psychique qui habite chaque sujet, avec quelques contingences à assumer. Il mentionnait également que « le moi n’est pas maître en la demeure » en raison de sa division interne. Cette dualité engendrera la troisième blessure narcissique insupportable et rejetée, ce qui peut se manifester par des déclarations telles que « je ne sais pas ce que je dis » et, dans ce cadre, par l’assertion « je l’affirme » ! Cette différence anatomique est incontournable. Le sexe n’est pas « assigné » à la naissance par un médecin, mais relève d’un constat objectif. Le terme « assignation » est spécifiquement réservé aux états intersexués (1,7 %) constatés à la naissance. Nous observons une confusion manifeste entre l’identité sexuée pro-objectale et l’identité sexuelle avec choix d’objet hétérosexuel ou homosexuel. Quant à l’identité de genre envisagée comme un continuum entre les hommes et les femmes et représentée par toutes les nuances de l’arc-en-ciel du drapeau LGBT+ constitue une hérésie scientifique. Être né du sexe masculin ou féminin est un statut juridique intrinsèquement « indisponible.[12]» Par conséquent, nul ne peut s’en prévaloir ou s’en affranchir au motif d’une prétendue assignation.
L’enfant se trouve alors confronté à la nécessité d’engager un travail psychique à partir de cette donnée initiale. Il est susceptible de traverser de manière temporaire une période imaginaire et interrogative se demandant « si j’étais né de l’autre ». Cette représentation le conduit ultérieurement à s’identifier aux parents du même sexe, processus qui contribue à la formation de son identité sexuelle dans un cadre complexe. Le choix de l’objet d’identification relève peu de l’ordre d’un choix au sens conventionnel. Une position parentale possible pourrait être : « Tu as peut-être envisagé cette option, mais ce n’est pas la réalité. » Ce propos incite l’enfant à un travail de deuil inévitable. Il apparaît que toute autorité, entendue comme un accompagnement dans son développement, ne pourra s’imposer sans prendre le risque d’exprimer une vérité, au péril d’un désamour potentiel. Certains enfants peuvent également développer la conviction qu’ils seraient probablement mieux aimés s’ils appartenaient à l’autre sexe, d’où l’émergence du discours du transgenre. Cette réflexion soulève néanmoins une question cruciale : qu’est-ce qui motive le désir de modifier une anatomie qui, par nature, est indépendante du genre ?
Lacan s’éloigne de l’aphorisme freudien en introduisant le néologisme de « sexuation » dans son séminaire « Encore ». Ce concept peut être envisagé comme un processus subjectif singulier, au cours duquel le « parlêtre » sexué ne se définit que par la jouissance résultant de sa rencontre avec le langage. Ainsi, chacun se donne la possibilité de se positionner selon un mode masculin, féminin ou autre. Ce cheminement fait trace tant sur le corps que dans le langage.
- Déni de réalité
« Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est avec justice
Car tout ce qui existe est digne d’être détruit.
Il serait donc mieux que rien n’existât. »
Méphistophélès
Le déni occupe une place centrale dans les manifestations contemporaines de l’économie psychique. Aujourd’hui, il est devenu légitime, dans un processus d’auto-reconnaissance, de définir son genre indépendamment de son anatomie. Ce phénomène engage une forme de négation de la réalité biologique et amène certains à revendiquer un changement de sexe en affirmant : « Au nom de ma conviction et de mon ressenti, j’ai le droit d’attendre de la société qu’elle reconnaisse mon identité ». Cette position, qui fait fi de la réalité anatomique, exprime une manifestation d’une toute-puissance infantile. Elle s’apparente également à un comportement de nature perverse qui dénie la castration symbolique, voire évoque une logique psychotique, où le sujet, dépourvu d’une référence au grand Autre, ne dispose pour autorité que de « son dire ». Accepter une telle demande, sans écoute du malaise sous-jacent, en la considérant comme un fait avéré, conduit à légitimer l’insertion apodictique de l’enfant, qui se trouve alors dans un déni de réalité. Cette dynamique s’inscrit dans un rapport incertain à la différence des sexes, engendrant un processus long et chaotique que nous désignons sous le terme d’identification. Il convient de rappeler que le déni se manifeste toujours dans un contexte relationnel bipartite, à travers une dialectique perverse qui mène l’autre à une incapacité à s’exprimer. Dans le milieu des relations entre les parents, les médecins et l’enfant, Paul Denis évoque une « communauté du déni ». L’éviction de l’instance paternelle, corrélée à une transformation sociétale où un seul signifiant, celui de « parent », peut désigner à la fois le père et la mère, participe d’un véritable retournement. Cette conception de l’auto-détermination possible constitue non seulement un déni de la réalité, dans la mesure où l’enfant est toujours investi dans le désir de l’autre, mais aussi un mensonge, en laissant entendre qu’il pourrait se soustraire aux déterminants de son sexe biologique.
Le Journal de Montréal[13] présente une situation sans précédent. Dans certaines écoles du Royaume-Uni, des élèves s’identifient comme chats et miaulent en classe. Ce phénomène, associé à la mode des furries proche d’un véritable délire, soulève plusieurs réflexions. Tout d’abord, la question de l’identité apparait au premier plan. Au-delà des soixante-douze identités déjà mentionnées, il est légitime de se demander si les enseignants sont tenus d’utiliser le « prénom choisi » par les élèves qui s’identifient de cette manière. Cette problématique s’entrelace avec les enjeux liés aux relations de zoophilie que nous aborderons dans le cadre de l’antispécisme. Ensuite, la question de la métaphore qui tend à s’effacer en ces temps actuels est interpellée. En tant qu’être « parlant », tous nos liens sont déterminés par le langage. Il est possible que le corps enseignant et les parents concernés ne parviennent pas à saisir la portée métaphorique, le déplacement symbolique, la poésie ainsi que l’éventuel désir de ces enfants d’être aimés, à l’instar du chat domestique qui bénéficie de soins particuliers et d’affection au sein du foyer. Enfin, ces jeunes pourraient être en quête d’éprouver l’autorité de leurs enseignants dans un jeu pervers, conduisant à l’impuissance de l’expression de la part de l’enseignant. Ce dernier se trouve alors contraint de respecter « l’identité de genre » de ses élèves, tout en intégrant des questions de diversité, d’inclusion et de non-discrimination.
- La déconstruction et les lois de l’énonciation
Si l’on considère que le genre constitue une construction sociale pure, à l’instar d’un performatif, contrairement au sexe biologique, il serait théoriquement envisageable de le déconstruire, de le déprogrammer.
Cependant, cette perspective apparaît en réalité inapplicable à l’ensemble des constructions sociales. La religion, définie comme un ensemble spécifique de croyances et de dogmes établissant un lien entre l’humanité et le sacré, représente également une construction sociale. Quelles que soient les spécificités de cette religion, que Lacan qualifie « d’increvable », elle ne saurait être sujette à déconstruction. Le langage, inhérent à l’homme en tant qu’être capable d’interprétation, est une construction sociale qui a émergé simultanément à l’évolution de l’humanité. Aucun individu ne s’exprime spontanément ; il doit nécessairement s’inscrire dans une langue qui l’a précédé. Celle-ci fonctionne comme un système de contraintes, d’arbitraires régissant le choix des mots et des signes, ainsi que l’enchaînement des signifiants. Cet ordre intangible s’impose à tous afin de pouvoir parler. Ainsi, une tentative de déconstruction, telle que « aime je te » au lieu de « je t’aime », donnerait lieu dans l’ordre discursif à quelque chose relevant soit d’un autisme, soit d’un langage délirant. En effet, l’absence de ce rapport de contrainte partagé entre l’auditeur et le locuteur, rendrait tout échange impossible. La condition humaine demeure déterminée et contrainte par l’usage du symbolique, du fait même que nous sommes des êtres parlants. Cet ordre symbolique constitue une structure qui définit ce qui est impossible, ce qui est hors langage : tout ne peut pas se dire, il n’est pas possible de « dire comme on le souhaite », ni de choisir unilatéralement tel ou tel mot pour nommer ou désigner une chose précise. Encore une fois, la langue nous précède avec ses contraintes. Cet ordre impose une autorité à tous, en se soutenant de quelque chose qui transcende chacun d’entre nous et ne se prête pas à la négociation. Cet ordre détermine des positions en fonction des relations qu’elles entretiennent entre elles (je, tu, père, mère, enfant) indépendamment des individus singuliers. Le psychotique s’exprime dans un langage hors-la-loi symbolique, sans respect de la syntaxe, où la parole ne fait pas acte. En d’autres termes, si tout est construit, tout devient possible. Or, notre capacité à parler est structurée autour du consentement à ne pas être entièrement dans la jouissance. C’est ce consentement à la perte de jouissance qui ouvre la voie à l’élaboration d’un savoir et à l’expérimentation avec la langue. Le désir et la loi reposent sur un fondement commun : c’est parce que les lois de la parole délimitent un interdit que quelque chose du désir peut se manifester. Lorsque tout devient permis, le désir s’efface et le pulsionnel se libère.
Daniel Sibony[14] identifie trois générations en lien avec la liberté de changer de genre. La première génération de personnes transgenres exprimerait une « croyance » inébranlable en la binarité de la différence sexuelle, nécessitant une transition par le biais de réparations chirurgicales du sexe anatomique afin de passer du féminin au masculin ou inversement.
La seconde génération aspirait à naviguer entre l’identité masculine et l’identité féminine, dans une indétermination régulée par la prise périodique d’hormones. Paul Preciado, figure emblématique de cette position, décrit sa transition dans un entretien avec Laure Adler[15], qu’il considère comme « un acte de décolonisation, un acte somato-politique ». Il avance que son « assignation de genre à la naissance, cette inscription dans la réalité sociale par le biais de normes, n’est qu’une fiction politique ». Ces normes ont été instaurées par « l’ordre hétéro-patriarco-colonial » pour consolider son pouvoir et opprimer les minorités. Ainsi, les pronoms « il » et « elle » deviennent interchangeables. Toute désignation à son endroit en utilisant le prénom « il » entraîne immédiatement une rectification pour le non-usage de « elle » et vice-versa. La phrase « c’est mon choix » pourrait être interprétée comme la devise de ce dispositif pervers. L’expression d’un délire narcissique de toute-puissance est manifeste, car parler implique une perte ainsi que l’assurance de la reconnaissance du statut et du genre de l’autre. Cette dynamique entraîne un traitement avec mépris des lois qui régissent la parole, aboutissant à l’occupation de toutes les positions disponibles. Chaque individu, à l’instar du signifiant, n’occupe qu’une place partielle. Cette situation génère de l’innommable ainsi qu’un message paradoxal dans l’échange, ouvrant la voie à la psychose. Selon Paul-Claude Racamier[16], « toute schizophrénie évoque la mise à mort de la psyché. » Par ailleurs, le genre opère comme un piège, englobant toutes les « minorités marginalisées » en opposition à l’homme blanc hétérosexuel. La troisième génération s’éloigne du terrain chirurgical et hormonal pour performer son identité et son genre à travers le langage. Dans cette logique, chacun construit sa propre vérité par le biais de la performance dans un discours qui postule que la différence sexuelle n’est qu’un effet linguistique, une expression des rapports de pouvoir, tout en occultant la réalité biologique de l’anatomie.
Dans l’émission « Arrêt sur image » animée par Daniel Schneidermann, dédiée à « la marche des fiertés » du 29 juin 2018, l’animateur s’adresse à l’un des individus barbus qui lui répond : « Je ne suis pas un homme, monsieur, je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis un homme […] Je suis non binaire, ni masculin ni féminin, je refuse qu’on me genre comme un homme. » L’animateur s’excusera de son « offense », justifiant selon cet individu qu’il a été « aliéné » au sexe et non à la construction sociale qui est le genre. Ce dialogue pervers et sans issue témoigne d’une occupation tyrannique de la position du maître des mots. Cette position, dans laquelle repose la décision concernant le sens des signifiants, opère au détriment de l’autre qui est sidéré et objectivé. Ce défaut de limites personnelles chez « l’interlocuteur » évoque l’effort pour rendre l’autre fou, où Harold Searles, dans sa préface, affirmait : « Il est une parole qui ne prend pas, qui ne peut et n’est tenue par personne, c’est de cette parole qu’on devient fou. » Cette situation apparait comme la résultante d’une théorie censée favoriser l’autonomie ! Dans cette optique, Daniel Sibony[17] propose une dynamique d’entre-deux sexuel, qui se situe entre le biologique et le langage, ces deux éléments s’influençant mutuellement. Le sujet, dont la structure est dérivée de l’inconscient, est « assujetti » aux lois de la parole. Nous parlons du lieu d’un Autre, d’une parole qui nous « place hors de nous ». Cependant, ces contraintes langagières, qui dictent les normes constitutives du sujet et garantissent le lien social en se transmettant de génération en génération par le biais du discours collectif, semblent aujourd’hui s’effriter. Cette situation engendre un sentiment de désarroi, dans la mesure où chacun doit désormais naviguer seul avec les contraintes langagières. Cela ouvre la voie à l’arbitraire et à des violences qui se manifestent chez des individus se percevant comme tout-puissants. Cette violence, nourrie par un narcissisme collectif et un sentiment de supériorité qui rejette toute forme d’altérité, trouve actuellement son expression dans une forme de censure culturelle qui vise à imposer une police de la pensée. Elle se traduit par l’interdiction d’expositions et de présentations d’ouvrages comme Transmania [18], et des menaces de mort exprimées à travers des propos tels que « une TERF, une balle » ou encore « nous allons leur éclater la tête ». De surcroît, ces interdictions sont relayées par certaines personnalités politiques, qui interdisent la diffusion de publicités sur des panneaux de la ville de Paris
« Les mots qu’on connaît bien prennent dans ce pays un sens cauchemardesque. La liberté, la démocratie, le patriotisme, le gouvernement, tous ont un parfum de folie et de meurtre. »
Joseph Conrad, Nostromo
II. La toute-puissance infantile et la conviction intime
Tout nourrisson prématuré néoténique se vit comme étant le centre de l’univers, en raison de la satisfaction immédiate de tous ses besoins. Selon Sigmund Freud, la toute-puissance du bébé s’origine dans la figure maternelle, dans la mesure où il incarne les désirs chimériques inassouvis de ses parents : « […] maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant. Les lois de la nature, comme celles de la société, s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création, His Majesty Baby, comme on s’imaginait l’être jadis. » (Freud, 1914). Donald Winnicott évoquera l’état de « folie passagère » de la mère pour décrire ce qu’il qualifie de « préoccupation maternelle primaire ». Le sevrage relationnel progressif et douloureux conduira l’enfant à découvrir le principe de réalité, à savoir que sa mère se préoccupe d’autres personnes en plus de lui. En l’absence d’un positionnement clair de la famille et des enjeux sociopolitiques, l’omnipotence de l’enfant lui autorise toutes les revendications individuelles. Celles-ci ne font que nourrir son narcissisme et le plongent dans l’angoisse ainsi que dans l’incapacité de faire avec l’ambivalence. L’enfant parviendra dans ces conditions à établir une base qui légitimera sa « conviction intime » concernant son genre. Ainsi, un impératif imaginaire et performatif se manifeste dans trois registres : d’abord, le registre symbolique de la nomination, où l’enfant exige des autres de modifier la façon dont il est désigné, notamment dans le cadre scolaire ; ensuite le registre imaginaire correspondant au désir de transformer son image ; enfin le registre du réel qui implique des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux. Ce désir d’éradiquer les traces de l’anatomie de naissance pourrait signer pour partie une chute de la fonction paternelle.
Jean-Pierre Lebrun aborde, dans plusieurs de ses ouvrages, des évolutions au sein des structures familiales et sociétales. Concernant la famille, il décrit le modèle d’antan où, selon son expression, la mère aimait son enfant « sans condition », tandis que le père l’aimait « avec des conditions », l’encourageant à grandir, à renoncer à l’immédiateté et à accepter les places différentes. Dans ce cadre, la figure paternelle introduisait une certaine dose de négativité et d’autorité. Bruno Bettelheim, en opposition au courant positiviste, a affirmé, à travers le titre de l’un de ses ouvrages, que l’amour ne suffit pas, soulignant que tout lien affectif est intrinsèquement ambivalent. Il n’existe pas d’amour sans une part de haine envers l’enfant, une dualité que la mère doit être en mesure d’accepter. En ce qui concerne le rôle maternel et l’idée du « tout amour », nous observons, d’une part, qu’avec l’individualisme moderne, chacun peut créer sa propre famille, qu’elle soit biparentale, monoparentale ou homoparentale. D’autre part, un nouvel idéal a émergé : celui d’un amour inconditionnel pour l’enfant, le déchargeant d’un travail psychologique de séparation du maternel et de sublimation du pulsionnel à effectuer. Aujourd’hui, la famille s’est transformée en un cocon protecteur, en place d’une première institution. Le sujet freudien, défini comme un sujet de désir, façonné et frustré par la réalité, se trouve désormais livré à une jouissance presque illimitée, qui entrave son processus d’humanisation par collage à la mère. Il n’est plus poussé à grandir et, ce faisant, il peut « choisir » son identité de genre, qui se « construira » indépendamment de son sexe biologique. Ainsi, la relation entre la mère et l’enfant devient symétrique, illustrant la séduction narcissique que Paul-Claude Racamier a décrite en 1983 : « Le but de la séduction narcissique est de maintenir dans la sphère narcissique une relation susceptible de déboucher sur une relation d’objet désirante ou de l’y ramener. » Ce positionnement rappelle les pratiques éducatives dites « positives » qui évitent toute forme de séparation et engendrent une pulsion d’emprise, plaçant l’enfant dans une dynamique relationnelle où les limites et les interdits sont absents. Ces conditions révèlent la complexité et la difficulté d’obtenir un véritable travail de symbolisation, de différenciation entre soi et l’objet et d’ouverture à un tiers séparateur. L’autorité paternelle, qui restreignait les jouissances en encadrant les pulsions destructrices de l’enfant à travers ce que Françoise Dolto qualifie de « castrations symboligènes », est devenue obsolète en raison d’une confusion avec le patriarcat. Lacan, dans son expression « Le Nom du Père, on peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir », suggère que sa fonction est essentiellement symbolique, c’est-à-dire de séparation et garantit la continuité de la lignée pour un fils. La condition d’être parlant impose un deuil de l’objet entièrement satisfaisant et contraint chacun au partage du champ symbolique. Comme le soulignait encore Françoise Dolto : « L’important, c’est qu’un enfant puisse toujours dire ce dont il a envie, mais pas toujours le faire ». Ignorer le principe paternel conduit à une abrasion du temps, nous enfermant dans une existence figée dans le présent et ouvrant ainsi la voie à un espace maternel incestuel.
L’évolution actuelle du domaine socio-politique renforce également cette absence de limitations. Dans une campagne de sensibilisation contre les « LGBT+phobies », le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye, importateur des Black Studies en France et se présentant comme « un produit de l’école républicaine française et de l’affirmative action américaine », a lancé le slogan « Ici on peut être soi ». Cette idéologie délétère, émanant de l’institution, fait écho au slogan « Venez comme vous êtes » du McDonald’s. D’autre part, la figure maternelle semble progressivement prendre le pas sur celle du père dans l’espace public, favorisant ainsi une certaine désexualisation des relations humaines. L’humour juif du comédien américain Groucho Marx, mis en avant dans le film L’homme est une femme comme les autres, illustre cette tendance à estomper les différences entre les hommes et les femmes, ainsi qu’une désaffection croissante envers le sexe chez les jeunes générations. Le Festival de Cannes 2018 a décerné la palme d’or au film Girl qui aborde la transition de Laura, une adolescente de 15 ans, née garçon et qui aspire à devenir danseuse, avec le soutien inconditionnel et la tendresse de son père lors de ses diverses démarches. Selon le journal Libération[19], « Laura est presque une enfant gâtée sur le chemin de la transition de genre : un père exemplaire en tous points, enveloppant sans surjouer la décontraction ». D’après Serge Hefez[20], « en Belgique, où elle vit, elle avance, avec l’aide de médecins et le soutien indéfectible d’un père aimant, dans sa transformation. » Dans ce film, nous sommes confrontés à une mère absente et un père qui endosse le rôle maternel sans négativité, abolissant ainsi sa fonction paternelle. Cette transition, formulée sous le mode conditionnel « je serais », ne s’inscrit-elle pas dans le registre de l’imaginaire ? Michel Schneider illustre dans son ouvrage Big Mother [21]combien le pouvoir, à l’image de notre société, a abandonné sa dimension paternelle, celle qui impose l’obéissance, pour revêtir une approche plus maternante, celle qui aspire à être aimée. « Vous n’avez pas le monopole du cœur », affirmait Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors d’un débat télévisé durant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française de 1974. Nous paraissons traverser une ère winnicottienne du besoin, caractérisée par le désir d’un état bienveillant capable de satisfaire les désirs de chacun. Cette évolution semble s’inscrire dans une forme de disneylandisation du monde, où, quel que soit l’âge, nous avançons vers le nouveau millénaire en trottinette, en culotte courte ou en patins à roulettes, usant d’un langage enfantin tel que « jouer dans la cour des grands », « la cerise sur le gâteau » ou « mouiller sa chemise ». L’État s’érige en pourvoyeur de soins, de nourriture, de sommeil et de tous les services de proximité à quiconque. Dans le registre de la biotechnologie, la possibilité de concevoir un enfant sans relation sexuelle confère à la procréation une dimension exclusivement maternelle. Ainsi, la fonction du care, du soin, paraît remplacer la fonction paternelle, aujourd’hui évanescente. L’expression « prenez soin de vous » est devenue particulièrement prégnante dans notre langage quotidien. Pour cet auteur, nous assistons à la transformation d’une « psychopathologie collective », où aux maladies liées à la figure paternelle (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa) succèdent celles liées à la figure maternelle (état limite, schizophrénie, dépression). D’un point de vue individuel, la clinique du négatif d’André Green[22] se situe au cœur du malaise contemporain caractérisé par des souffrances psychiques au-delà de la névrose, à l’image des états limites, des carences de la subjectivité, des défauts d’intériorité. Dans ce contexte, certains sujets tentent, vainement, de pallier ces carences en recourant à des objets extérieurs tels que les substances toxiques et des atteintes au corps.
Rappelons que le mot « sexe » dérive du latin « sexus », separatio, ce qui est coupé, ce qui implique un renoncement à l’autre sexe, à interpréter comme une castration. Ainsi, porter son sexe équivaut à porter un renoncement. Dans son ouvrage La morale sexuelle, publié en 1908, Freud aborde la question du conflit entre les pulsions sexuelles et les normes sociales. Il souligne que, pour ne pas être considéré comme un hors-la-loi, l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle en abandonnant une part de lui-même pour ce qui est sacré et laïc, une démarche essentielle à la cohésion sociale et à l’établissement d’une communauté. Le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprime-t-il pas dans les diverses revendications et formes de victimisation actuelles, observées dans le néoféminisme ou à travers les différentes orientations sexuelles ? Un des objectifs inconscients de la transition apparaîtrait alors comme un gain de jouissance. La notion de genre vise à élider l’angoisse de castration dans l’opération de dérivation de la sexuation, laquelle ouvre la voie à la différence sexuelle. Selon Clotilde Leguil[23], le défaut de castration entraine une pollution actuelle étouffante. La dimension toxique, au sens métaphorique, du surmoi contemporain s’acquittant du désir, génère une jouissance empoisonnante. La question de la castration chez l’homme peut résonner étrangement dans certains contextes. Daniel Sibony[24] s’interroge, par exemple, sur l’agression de femmes trans par des individus issus de culture phallique. La simple représentation d’une castration réelle chez l’homme, insupportable dans son horreur, génère une haine primaire, car elle ravive l’angoisse de castration chez le garçon, d’autant plus que celui-ci a déjà vécu une circoncision dans sa prime enfance.
Cette absence de renoncement qui nous affranchit de l’instance paternelle ouvre la voie à une économie de la jouissance permanente, abrasant les limites et les interdits, et à une éviction du sexuel. C’est ainsi que nous constatons qu’un certain nombre de jeunes adultes choisissent l’abstinence sexuelle, adoptant le nouveau signifiant, celui d’« évitant ». Ces individus préfèrent s’abstenir de toutes implications corporelles tout en partageant la jouissance de la consommation de drogue et de musique. Selon Charles Melman[25], le moteur de la nouvelle économie psychique n’est plus le désir, mais la jouissance. Certains adolescents pourraient profiter de la légitimité sociale accordée au changement de genre pour contester l’autorité parentale, en utilisant un discours convenu sur l’autodétermination. Respecter l’enfant serait d’accueillir sa parole, tout en suscitant une réflexion par le biais de questions dont il ne pourra se saisir que plus tard.
III. Une indifférenciation sexuelle
« Si j’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d’elles… »
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe
Ce moment trans s’inscrit dans une dynamique plus vaste d’indifférenciation, touchant à des aspects institutionnels et politiques. Le « mariage pour tous », qui choisit de contourner le terme « sexe » toujours encombrant, désigne en réalité le mariage entre personnes de même sexe et marque un renversement majeur : loin d’être institué sur la différence des sexes, il repose sur une indifférence face à la question de la sexuation. Cette absence de distinction, où un garçon peut « en même temps » être une fille, résonne avec un phénomène politique contemporain dans lequel les oppositions s’évanouissent au gré des cohabitations. Nous assistons à une confusion des langues entre le monde imaginaire et le monde réel. Le registre de l’imaginaire autorise toutes les créations possibles, qu’il s’agisse de figures comme Frankenstein ou des succubes, donnant libre cours à tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche d’exemples de procréation masculine, comme Dionysos, ou d’hermaphrodites, à l’image de Cybèle qui est castrée par les dieux pour devenir femme, tandis que ses adorateurs, se castrant eux-mêmes, revêtent des habits féminins. À l’inverse, le registre du réel nous ancre dans une humanité fondée sur la différence des sexes et non sur une combinaison des genres. Aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus et l’hermaphrodite humain reste ultra-minoritaire. Cette perspective quelque peu délirante ouvrirait la porte à une forme de transmission dans laquelle de nouvelles familles adviendraient à partir d’un homme enceint, maître de sa paternité ! Affirmer que l’on pourrait naître « dans un mauvais corps » ou prétendre que l’on pourrait changer de sexe tout en ignorant la détermination chromosomique constitue une négation de la réalité biologique. L’idée qu’une âme féminine puisse être conférée par le grand Autre, devant s’exprimer dans un corps masculin, ou inversement, relève davantage du domaine théologique. En réalité, le désir et la subjectivité ne se construisent pas à partir de l’âme, mais émergent du langage. Sans norme, nous devenons tous des exceptions, plongées dans un magma informe, sans identité et sujettes à la manipulation, dans un univers d’indifférenciation. Cela évoque le tohu-bohu de la Genèse avant qu’un Autre divin symbolique n’opère la séparation donnant forme et place à chacun. Lacan, dans son séminaire « Encore », évoque ce glissement entre le Dieu-le dieur-et le dire, en affirmant que « pour un rien, ça fait Dieu. » En d’autres termes, le récit biblique met en scène l’intervention d’un Dieu-langage, le Di-eur initiateur d’un dire, œuvrant au retournement de la haine en amour.
Certains jeunes, qui ne manifestent aucun désir pour le travail, la parentalité ou la relation amoureuse, semblent rejeter cette altérité, cette subjectivité et cette division toujours embarrassante. Faute de cette division, les individus demeurent ils encore des sujets ? Dans notre ère postmoderne, tant la différence des sexes qui constitue le paradigme de l’altérité que la force du désir tendent à s’estomper. Alors que l’on n’a jamais autant parlé de sexe, Michel Schneider[26], dans son ouvrage La confusion des sexes, note que « l’on observe une tendance à en finir avec la sexualité, son trouble, sa passion, sa part de souffrance et son lien avec la mort ». Les grands mythes fondateurs tels que les métamorphoses d’Ovide ou la Genèse s’ouvrent sur la distinction et la désignation homme-femme. Le renoncement à cette différenciation constitue une régression mortifère sur le plan anthropologique. Le déni de cette différence sexuelle, de cette scission originelle, nourrit une obsession pour l’hybridation, une passion pour le mélange, menant à un désordre que Lacan décrit comme une « salade », tandis que Charles Melman parle de « monstres » dans ce projet de créer un corps constitué de fragments hétérogènes, tant sur le plan de l’image que du réel anatomique ou du symbolique.
Guy Decroix – Mai 2025 – Institut Français de Psychanalyse©
Précédemment :
1ère partie
[1] Jacques Tarmero, Mai 68, la révolution fiction, Les Essentiels, Milan, 2008.
[2] Eugénie Bastié, La dictature des ressentis, Plon, 2023.
[3] Alain Finkielkraut, La modernité à contre-courant, Bouquin, 2024.
[4] Marcel Gauchet, La gauche au défi de la société des individus, Fondation Jean Jaurès, Paris, 2016.
[5] Jacques-Alain Miller, Ou pire, 4e de couverture du séminaire 19, Jacques Lacan.
[6] Olivier Rey, Une folle solitude, Seuil, 2006.
[7] GFEN, La demande d’auto-socioconstruction du savoir à l’école et en formation, 22 mai 2021.
[8] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/jacques-lacan-et-la-destinee-du-desir-2413900
[9] Éric Marty, Jacques Alain Miller, Entretien sur le sexe des modernes, Question, 21 mars 2021.
[10] Extrait du bulletin officiel de l’Éducation nationale,30 septembre 2021.
[11] Paul Denis, Transidentité : rapport au réel et limite de l’autodétermination, le carnet psy, N° 248, 2021.
[12] Jean-Louis Renchon, Jean-Pierre Lebrun, Où va la famille ? Ères ? 2024.
[13] https://www.journaldemontreal.com/2023/06/20/chat-cheval-dinosaures-des-eleves-sidentifient-comme-des-animaux-au-royaume-uni
[14] Daniel Sibony, Genre, Judith Butler, L’argument est faux, YouTube.
[15] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-lundi-07-novembre-2022-4497616
[16] Paul-Claude Racamier, Les schizophrènes, Petite bibliothèque Payot, 1990.
[17] Daniel Sibony, L’Entre deux sexuel, Odile Jacob, 2024.
[18] Dora Moutot, Marguerite Stern, Transmania, Enquête sur les dérives trans, Magnus, 2024.
[19] « Girl », Réussite d’un nouveau genre, Libération, 9 octobre 2018.
[20] Serge Hefez, Transitions, Réinventer le genre, Le livre de poche, 2022, page 41.
[21] Michel Schneider, Big Mother, Odile Jacob, 2002.
[22] André Green, La clinique du négatif, Éditions Ithaque, 2022.
[23] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2022.
[24] https://www.youtube.com/watch?v=3tJxaUa2BAM
[25] Charles Melman, La nouvelle économie psychique, Erés, 2009.
[26] Michel Schneider, La confusion des sexes, Flammarion, 2013.