Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Guy Decroix – Décembre 2022

Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone - Musée national de la Renaissance, Ecouen
Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone – Musée national de la Renaissance, Ecouen

                                                             

«Armstrong, je ne suis pas noir,
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l’espoir
Quel manque de pot
[…]
Allez Louis, alléluia
Au-delà de nos oripeaux
Noir et blanc sont ressemblants
Comme deux gouttes d’eau».

        Claude Nougaro/Maurice Vander, Armstrong. Sony/ATV Music Publishing LLC

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère Partie I

Sommaire :


Introduction

I Une vision binaire du monde

II L’idée communautaire

  1. Une communauté de semblables
  2. Une éviction de l’altérité
  3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

III Manipulations

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire
  2. Les impostures linguistiques
    . Féminicides
    . Planning familial
    . La langue
    . Écriture inclusive
  3. Le moment Me Too et le Planning familial
  4. La question du genre
  5. Quelques concepts importés des États-Unis

Introduction

« Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », telle serait la retentissante phrase attribuée à Freud qui connaissait la puissance subversive de la psychanalyse, phrase adressée à Jung et Ferenczi au cours de la traversée de l’Atlantique. « Empester » le savoir existant serait l’apport de la psychanalyse. Pour Lacan, « Freud a changé l’assiette du savoir humain », c’est-à-dire que désormais l’assise du savoir est branlante. Il s’avèrera au fil du temps que cette peste se mutera en anesthésiant dans l’évolution des pratiques thérapeutiques de l’Amérique du Nord. Les États-Unis pourraient bien aujourd’hui nous retourner une autre peste, en le fruit quelque peu dégradé des travaux de déconstruction des philosophes postmodernes des années 1970 de la French theory, Deleuze et Guattari, Derrida, Beauvoir, Foucault, Barthes, Lacan, Lyotard, à savoir un virus identitaire, racial, tribal, articulé aux études de genre, de race et post-coloniales.
Dans Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil[1] livre une analyse sans concession du danger de l’endoctrinement passionnel des partis politiques. « Les partis sont des machines à fabriquer de la passion collective ». Le dictionnaire Larousse nous propose pour définition de la passion : « Mouvement affectif très vif qui s’empare de quelqu’un en lui faisant prendre parti violemment pour ou contre quelque chose ou quelqu’un ».

La « pensée » woke née aux USA semble entrer dans ce profil. Initialement elle se distingue comme mouvement de « revendications légitimes » au sein de la communauté afro-américaine en réaction à des « discriminations » ou « violences policières ». C’est Martin Luther King qui exhortait les jeunes Américains à « rester éveillés », lors d’un discours à l’Université Oberlin, dans l’Ohio, en juin 1965. Ainsi, la jeunesse devait être « éveillée » à toutes oppressions. Allions-nous assister à une nouvelle sagesse à l’instar de Bouddha, qui évoque un éveil des consciences, allions-nous tel Socrate réveiller les consciences endormies de ses contemporains ?  La réalité fut tout autre. À la faveur du mouvement Black Lives Matter et du meurtre d’un jeune noir de 18 ans tué par la police, les revendications se radicaliseront en idéologie fumeuse sur certains campus états-uniens et se généraliseront à toutes les minorités de sexe, de religion, de genre sous le concept d’intersectionnalité, qui se vivront comme des victimes de discrimination de toutes natures et qui réduira le monde à l’affrontement de deux forces antagonistes, le mâle blanc hétérosexuel et les victimes d’injustice et de discrimination. Ces revendications et accusations de dominations s’étendront au domaine des animaux, de la terre, de l’écologie, de l’écoféminisme (Bérénice Levet)[2]. A l’instar de Monsieur Jourdain, prosateur malgré lui, l’homme occidental blanc hétérosexuel, devient criminel à son insu. Les néo-féministes, décoloniaux, indigénistes, accusent l’homme « blanc » de son mode de vie : oppresseur de femmes, raciste, dominateur, destructeur de la planète, et le contraint à la repentance et l’expiation. C’est un nouveau maccarthysme qui sévissait hier dans une atmosphère paranoïaque anticommuniste et qui aujourd’hui se manifeste essentiellement dans la « Cancel culture » ou culture de l’effacement : annulation de conférences, déboulonnage de statues, réécriture de l’histoire, déconstructions diverses…

Notre propos tentera d’éclairer partiellement ce mouvement dans ses logiques et pratiques à la lumière de la psychopathologie psychanalytique.

I Une vision binaire du monde

Pour Alain Finkielkraut nous assistons à un retour inattendu de l’idéologie au sens défini par Hannah Arendt[3] dans Les origines du totalitarisme, c’est-à-dire de la logique d’une idée, « une idée qui se détache de ce qu’est le fonctionnement des idées, et qui finit par adopter sa propre logique, qui devient folle au sens où elle ne reconnaît plus de choses qui peuvent l’arrêter ».
Dans le communisme, exploiteurs et exploités divisaient le monde et pour Paul Nizan deux espèces humaines n’avaient que la haine pour lien.
Dans la révolution culturelle maoïste en Chine, une minorité de jeunes activistes animés d’une pulsion iconoclaste prenaient le contrôle sur le reste de la population en contraignant, entre autres, les professeurs à l’autocritique.
On assiste aujourd’hui en Occident à une telle renaissance avec le wokisme.
Ainsi se déploie la logique de l’idée (idéologie) de domination de l’homme blanc occidental, hétérosexuel, judéo-chrétien sur tout ce qui lui est étranger : la femme, la « race noire », les diverses identités et orientations sexuelles, le musulman, les animaux dans l’antispécisme (un député français aura proposé de nommer « sur-moucheron » le moustique trop connoté négativement et de ne plus le tuer). En 1990, Marcel Gauchet[4] pointait déjà à juste titre la haine de l’homme sous l’amour de la nature, mais pour Bérénice Levet, sous l’influence de l’éco féminisme, cet homme déjà ennemi de la nature allait muter en homme occidental blanc pollueur et cristallisant tous les péchés. Substitution de signifiant. Le signifiant « dominateur » de Michel Foucault devenait obsolète et remplacé par celui de « prédateur » plus effrayant encore.
Le monde se divise désormais en wokes éveillés, vigilants, conscients et sachants et en somnolents, inconscients et ignorants ou, sur un autre mode, mâles blancs prédateurs hétérosexuels, d’une part, et femmes, minorités sexuelles et raciales sous l’égide de l’intersectionnalité, c’est-à-dire subissant plusieurs formes de domination ou discrimination, d’autre part.
Sabine Prokhoris[5] préfère parler d’un « mouvement de somnambules » plutôt que d’éveillés car ses militants et la masse suiviste est littéralement hypnotisée par les slogans, au sens de l’hypnose définie par Freud où la mère n’est éveillée que par le cri du nourrisson.
La supériorité de « l’éveillé » (étrange dénomination d’ailleurs réservée au bouddhisme), qui s’est hissé au-dessus de la mêlée, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ? Dans cette théorie jungienne le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, et une agressivité exacerbée.
Dans ce monde manichéen les entités risquent de s’affronter entre les binômes dominant-dominé, victime-bourreau, féministe-machiste, antiraciste-raciste, où l’adversaire devient ennemi, où toutes nuances n’ont pas droit de cité, quasiment au sens originaire militaire du terme.
C’est une véritable rupture dans la nature du débat intellectuel où les individus ne sont plus jugés sur leurs actes ou leurs paroles mais sur ce qu’ils sont, sur leur expérience. Le binarisme s’établit entre ceux qui ont vécu une oppression, qui peuvent justifier d’un éprouvé intime de domination, et les autres.
Bien que signataire du décret de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schoelcher sont déboulonnées en Martinique car « blanc » et associé aux français. A l’époque de Schoelcher, parmi les abolitionnistes, « il y avait des noirs, des blancs, des femmes et des hommes qui se soutenaient dans leur combat » explique Anissa Bouhied[6], spécialiste de l’époque coloniale et de l’abolition de l’esclavage. Certes dit-elle, « Schoelcher était un homme de son époque qui a eu des amitiés avec des grandes féministes qui ont défendu l’abolition de l’esclavage, leur combat était commun même si la vision qu’avait schoelcher de la femme était celle de la mère au foyer. On assiste aujourd’hui à une concurrence anachronique des mémoires et désabolitionnistes, qui justifie cet acte car « c’est aux esclaves qu’il faut rendre hommage » !
La prétendue « culture du viol » déduite de notre société anciennement patriarcale conduit à désigner le genre homme prédateur et le genre femme proie potentielle, et toute plainte des dominées est forcément vraie car ressentie comme une agression. L’intention est toujours prédation : « ne pas avoir de mari m’épargne d’être violée, tuée ou frappée » déclare une élue écologique au conseil de Paris, « le soupçon suffira », soutient un candidat EELV à la présidentielle, « il n’y aura pas de ministre soupçonné de violence sexuelle ».
Le régime de parole de la vérité subjective est incontestable. Cette vérité doit être accueillie et doit pouvoir éventuellement se décoller de ses fantasmes captivants mais en aucune façon doit être confondue avec le régime du droit.
Ces minorités totalitaires évoquent, d’une part, les minorités actives définies par Serge Moscovici[7] dans « le caractère irrévocable de son choix et de son refus de compromis sur l’essentiel », d’autre part le binarisme des sectes New Age.

II L’idée communautaire

« Le racisme est une peur devenue folle, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix si l’on veut que l’humanité survive. »
Germaine Tillion

  1. Une communauté de semblables

Le sujet est donc évincé au profit d’une communauté de semblables.
Les réunions non mixtes interdites aux blancs posent la question de la « mêmeté » : les « blancs » sont exclus au motif de leur incapacité à comprendre parce qu’ils ne sont pas les mêmes, pas identiques. À l’inverse les « noirs » se comprendraient nécessairement comme si leur similitude les rendait identiques entre eux. Dans ce contexte, beaucoup d’artistes et d’auteurs ne pourraient créer, adieu Madame Bovary. Ce point illustre le concept de « mentalité groupale » de Didier Anzieu[8] pour qui le groupe est une enveloppe vivante, faisant tenir ensemble des individus, ayant son soi propre et réalisant dans l’imaginaire un désir de sécurité et de préservation. Cette mentalité annihile tous les individus, tous les semblables, tous petits autres, toutes subjectivités au profit d’une communauté fusionnelle faite de doublons, de clones, de mêmeté. Ruben Rabinovitch[9] pointe à juste titre un fantasme de fusion qui travaillerait cette idéologie, comme si les rassemblements visaient à modeler un même organisme, phénomène déjà rencontré dans certains partis politiques avec « sa tête » et ses « membres ». Ce mouvement vise l’assujettissement de l’individu, fondu dans son clan et aliéné à ses totems et à ses tabous.

2. Une éviction de l’altérité

Pour le wokisme et son corollaire la cancel culture ou culture de l’effacement, seuls sont considérés les communautés de semblables et sont évincés par là même tous sujets singuliers. Une logique communautaire d’’isomorphisme et d’exclusion de l’altérité se met en œuvre dès lors que chacun ne peut aller vers l’autre que s’il lui ressemble dans son vécu. Situations rencontrées dans les réunions non mixtes racisées ou celle des femmes noires en quête de gynécologues noires.
S’offre à nous un monde où toute altérité est évincée. Ce type de clonage dispense de la sexualité toujours problématique et de la mort. Or toute civilisation se fonde sur l’altérité qui suppose la séparation, le sexuel, c’est à dire la section, la différence homme-femme qui préoccupe nos passions.
Au-delà de l’interprétation classique du mythe de la tour de Babel où les Babyloniens voulurent atteindre les cieux, ne peut-on pas repérer une crainte de perte d’identité en évitant de se mêler par peur de l’altérité ? C’est la tentation du même, la tentation du clone qui sera brouillée par Dieu.
Pour Emmanuel Levinas[10], l’autre n’est pas qu’un alter ego (un autre moi-même) mais un ego alter (ce que je ne suis pas).

3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

                 « [...] Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. […] C’est en fonction de l’avenir qu’il faut poser les problèmes, sans remâcher interminablement les fautes du passé. »
Albert Camus, 1958

On peut noter une évolution majeure des mouvements d’émancipation collective. Hier Lénine se posait la question « Que faire ? » pour transformer et rendre le monde meilleur, aujourd’hui ce sont des groupes minoritaires qui se défendent de certaines menaces, exposent leurs souffrances, leurs affects et dénoncent leurs offenseurs. Par abandon de l’analyse marxiste, un retournement s’est opéré, des revendications sociales collectives du peuple vers des demandes de satisfactions sociétales individuelles de toutes formes de petites jouissances claniques, sexuelles, qui sapent sous différentes formes de violence l’intérêt général. Nous sommes passés d’un projet d’émancipation collective du genre humain étayé par des intellectuels (Foucault, Derrida, Fanon, Césaire), où l’anticolonialisme devait libérer colons et colonisés dans un même mouvement, où le féminisme tendait à une égalité économique et symbolique homme-femme, où l’antiracisme exigeait le respect des populations quelle que soit leur origine, à des assignations de chacun à résidence identitaire, à des replis communautaires revendicatifs se positionnant en victimes et non plus en combattants, en s’auto-nommant « racisés ». Ainsi, il est reproché à l’homme blanc occidental d’être porteur de tous les maux de la terre, d’être le bouc émissaire, tel que le définit Pascal Bruckner[11], indispensable à leur existence : pour les « décoloniaux », la décolonisation n’a pas eu lieu, il faut décoloniser les esprits de « l’unique » colonisateur, pour les néo-féministes, il faut abolir l’hétérosexualité car l’homme est un violeur par nature, enfin, les « antiracistes » désignent l’homme blanc comme un raciste inexpugnable.  
Ce prétendu racisme permanent pourrait signer chez celui qui le guette son propre racisme intérieur angoissant non intégré et projeté sur l’autre sur un mode persécutif : c’est le processus d’identification projective décrit par Mélanie Klein. Le regroupement par identités qui n’existe pour le psychanalyste que comme un ensemble d’identifications, produit selon Lacan[12] dans … ou pire, la montée de frères qui génère le racisme et pourrait produire des identités meurtrières définies par Amin Maalouf[13].
Il est paradoxal que le colonialisme soit d’autant plus virulent qu’il a disparu, que l’Europe reste le seul continent à avoir abolit l’esclavage et que les régimes qui accordent le maximum de droits aux minorités sont attaqués pour violation des droits fondamentaux. Belle illustration de la thèse de Tocqueville[14] où « Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ».
Notre degré de tolérance à sérieusement baissé. On assiste ainsi aujourd’hui au retour de la notion de race, qui risque de mettre en cause le pacte social.
1789 abolit les privilèges et crée les citoyens. Le creuset républicain et universel accueille chacun désormais quel que soit ses origines ethniques et religieuses, épouse la confraternité entre citoyens, et transcende les appartenances identitaires et communautaires.
Pour nuancer notre propos, la pensée de Claude Lévi-Strauss nous invite à ne pas fétichiser ni l’universalisme toujours abstrait et nécessaire pour penser l’humain (le modèle étant la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen), ni le différencialisme des cultures variées. Quant à Lacan[15], pour qui tout élan de fraternité a un revers : « Je ne connais qu’une seule origine de la fraternité […], c’est la ségrégation. Dans la société […], tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité ».
C’est à ce point que l’idolâtrie identitaire soutenue par le wokisme tend aujourd’hui à fracturer ce pacte social. C’est une certaine américanisation des idées qui tente à réduire l’individu à une religion, une couleur de peau. Ainsi le prétendu « privilège blanc » ou mieux de la « pensée blanche » en Europe est insensé, compte tenu du fait que nous sommes quasiment tous caucasiens, d’une part, et qui pose la question « comment une pensée pourrait-elle émerger d’une couleur ?» d’autre part. Parlons éventuellement d’une pensée coloniale, celle de Jules Ferry opposé à Clémenceau. Pour Pascal Bruckner, culpabiliser les individus pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font, c’est réhabiliter l’idée du péché originel, où tout enfant naissant en Europe serait coupable d’exister. Triste évocation des années sombres de 1930.

III Manipulations

                                      « On commence par céder sur les mots et
on finit parfois par céder sur les choses »
Sigmund Freud

La cancel culture dans ses différentes manifestations que nous parcourrons illustre une véritable pensée révisionniste.

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »
Charles Péguy

Dans une stratégie de destruction, le woke, ou cancel culture, tente de modifier le sens des mots et de réécrire l’histoire : la novlangue.
Les régimes totalitaires vident les mots de leur sens pour les substituer à d’autres mots et obligent ainsi à parler ce jargon. Ainsi se crée une nouvelle réalité avec ce langage.
Le philosophe allemand Victor Klemperer[16] décrypteur de la langue totalitaire nous a montré magistralement dans son ouvrage Lingua Tertii Imperii, que la rhétorique nazie, en corrompant la langue allemande, réussissait à faire passer pour vrai ce qu’il faux. Dans un même mouvement, Georges Orwell illustre la novlangue dans le personnage du dictateur de 1984. La répétition de slogans, la mise en scène, la propagande instaure un espace pulsionnel destiné à assujettir. Les slogans sont des outils de prise de pouvoirs d’autant plus efficaces qu’ils s’adressent plus à l’émotion qu’à la raison.
Il est à noter que la propension à la déconstruction est quasi-fondatrice de l’imaginaire américain, où il est loisible de repartir de zéro, et de se « faire soi-même » dans le pattern du self made man. Sur ce terreau peut prospérer le wokisme et la cancel culture où tout pourrait être « déconstruit et reconstruit ».
L’égalité se voit progressivement remplacée par l’égalitarisme qui est un processus infini qui tend à uniformiser, à écrêter toute différence. Ce processus se déploie d’autant plus facilement dans un contexte de relativisme et où les autorités sont affaiblies et où règne l’horizontalité dans les réseaux sociaux. Cette perversion des idées, des concepts est une falsification de nature à provoquer, libérer et autoriser l’expression des haines.
Le wokiste se donne pour mission d’éveiller le monde aux vérités cachées.
L’ « éveillé » apparait comme le nouveau sauveur qui s’inscrit dans le triangle dramatique de Karpman[17]. Le dominant blanc privilégié apparait en place de persécuteur des victimes de toutes les minorités. Mais tout sauveur tend à infantiliser sa victime et peut endosser le rôle de persécuteur en cas de non-retour gratifiant attendu.

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire

      « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion »
Michel de Montaigne, Les Essais, Chapitre XXVII 

Dans son ouvrage[18], Bérénice Levet illustre bien la claustration dans le présent des protagonistes. « Les Verts » nés dans les années 70-80, période d’abandon du vieux monde et de la non-transmission de l’universalisme. Cet écologisme comme toute idéologie s’illustre dans la fabrique de slogans, « Une politique sans conservateur » éclaire l’évitement du monde réel.
Les directions de ce mouvement s’observent dans un ressentiment contre l’Occident, une exigence de reconnaissance  des identités puis de visibilité de celles-ci dans l’espace public, visibilité antinomique de la discrétion qui était une ancienne vertu commune, enfin  un homme nouveau dévirilisé où tout engin à moteur est banni (la sculpture commémorative représentant la moto de Johnny Hallyday a été installée sans moteur) et remplacé par tous les moyens  de glisse dont la trottinette enfantine, sans doute plus féminine.

« Qui détient le passé détient l’avenir », ce principe de « mutabilité du passé » de Georges Orwell dans son roman 1984 consiste à faire disparaître par le parti, archives et figures politiques historiques. Principe déjà à l’œuvre dans la Rome antique avec la damnatio memoriae à l’encontre d’un personnage politique par effacement de son nom des monuments publics et renversement de ses statues.
Tout se passe comme si certains faits étaient psychiquement intolérables.
Une candidate à la présidence de la République a pu déclarer à un journaliste qu’il était préférable de ne pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des arabes ». Remarque infantilisante qui signe un moment confusionnel où être descendant d’esclave serait être un esclave et où les enjeux du présent autorisent l’amnésie mémorielle. Comme le souligne Rabinovitch, il ne s’agit plus « d’enseigner l’histoire mais d’enseigner à l’histoire, plus temps de tirer les leçons du passé, mais de lui faire la leçon ».

On assiste à une relecture de l’histoire associé à un essentialisme. Ainsi tous les « blancs » ont tous été racistes structurellement et portent en eux « la férocité blanche » et tous les noirs sont donc des « racisés ». Racisé, personne « touchée par le racisme, la discrimination » indique le Robert. Précisonsque selon les « woke », une personne blanche ne peut pas être désignée comme étant une « personne racisée ».
La cancel culture et la mentalité woke se dispensent de l’histoire vécue comme étant un affront narcissique insupportable.
L’histoire en psychanalyse est fondamentale pour le sujet et la culture.
Déconstruire des œuvres du passé par des metteurs en scène, déboulonner des statues à l’instar des bouddhas d’Afghanistan dynamités par les Talibans, effacer l’histoire, c’est supprimer la mémoire, l’identité, déliter les liens humains et favoriser en dernière instance l’émergence d’une horde sauvage livrée à ses pulsions primaires.
Hannah Arendtd[19] dans La crise de l’éducation définit le monde comme l’habitat construit par l’homme sur cette terre. Il faut, dit-elle, expliquer aux enfants que le monde dans lequel ils vivent est plus vieux qu’eux, c’est à dire les introduire au monde du passé. « Ne pas instruire du passé les enfants, c’est introduire une brèche entre le passé et l’avenir ».
Par ailleurs, pourquoi offrir aux élèves les œuvres du passé qui ont perduré jusqu’à ce jour si l’on pense sans nuance que le monde précédent était mauvais, raciste, colonialiste. L’école française est une structure universaliste qui accueille tous les élèves à visée d’apprentissage quel que soient leur sexe, leur fortune, leur culture d’origine, leur couleur de peau. « Un peuple qui oublie son histoire se condamne à le revivre » (Winston Churchill).
Les commémorations deviennent des dates anniversaires, comme si l’homme contemporain se désincarnait de son histoire traumatique. La commémoration présuppose de rendre hommage à ceux qui ont traversé les événements traumatiques qui nous ont précédé. Or aujourd’hui dans une confusion et une sorte d’écrasement générationnel, on assite à des descendants de colonisés qui se vivent et s’expriment comme colonisés !
Enfin, vivre dans le présent, abraser le temps, c’est occulter le principe paternel pour avancer et s’ouvrir à un espace maternel incestuel.
Attendons-nous dans ces conditions à un retour du refoulé du passé des folies humaines.

2. Les impostures linguistiques

« Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »
Joseph Goebbels

Les différentes revendications qui investissent la langue française censées lutter contre le « masculinisme » s’avèrent de véritables impostures linguistiques.
Le palmarès revient sans doute à un élu démocrate ouvrant la session parlementaire du Congrès américain par cette formule inclusive « A-men » and « A-women » !
Dans un tweet récent, l’association « Osez le féminisme », affirmait vouloir rendre « femmage » à la cinéaste Agnès Varda contre un hommage jugé trop viril. Pour le linguiste Jean Szlamovicz[20] le mot hommage ne fait évidemment pas référence à l’homme e,t par ailleurs, tout mot possédant la racine homme ne constitue pas une injustice à rectifier.
Les néo-féministes entrent dans une guerre du langage. Toute réalité est externe au discours. Or celle-ci n’est plus aujourd’hui caractérisée objectivement mais produit par un récit qui est une vision du monde. Cette vision est de type performatif sur le mode déjà utilisé par un ancien président des États-Unis : « Si je le dis, c’est vrai ». Nous assistons à une logique de type négationniste où le sujet est demeuré à une position de toute puissance infantile. Ce mode d’adresse à un peuple pourrait être qualifié de psychotique compte tenu de la forclusion de la castration.

  • Emprise 

La notion d’emprise est actuellement présentée comme un rapport de force entre une victime et un coupable, et tend à annihiler les interactions réciproques, or l’emprise est l’ordinaire de toute relation humaine à condition que de l’extérieur existe pour être vivable. Amoureux, nous versons dans l’emprise, la passivité, l’hypnose telle que définie par Freud.
Sabine Prokhoris va jusqu’à caractériser l’emprise comme une addiction où les deux partenaires sont accrochés à un lien de nature fusionnelle. Nous assistons alors à une double polarité active, une intrication de deux jouissances.
Le film « Lunes de fiel » de Roman Polanski adapté du roman de Pascal Bruckner décrit admirablement une relation d’emprise où les deux partenaires sont entraînés dans une relation fusionnelle mortifère où chacun se perd. Seule la relation de domination existe lorsque l’un des deux partenaires qui souhaite se retirer ne peut le faire.
Notons que ce terme d’emprise insuffisamment défini n’est pas entré dans le code pénal en raison de sa complexité.

  • Féminicide

Le néologisme de féminicide est l’expression d’un dévoiement magistral du langage, d’une sémantique militante pour une réalité tragique et complexe. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1976 par la sociologue Diana Russell, militante féministe, pour désigner les massacres de femmes en Amérique latine.
Des exemples de féminicide, c’est-à-dire de meurtre d’une femme ou des femmes en raison de leur appartenance au sexe féminin, ont pu exister tels les avortements sélectifs de fœtus féminins en Inde et en Chine, ou encore cet homme en 1989 qui exprimait sa haine des femmes en tuant toutes les étudiantes d’une école d’ingénieurs montréalaise après les avoir séparées des hommes. En revanche les crimes entre époux ne relèvent pas d’une question de genre mais d’un relation de couple. D’ailleurs dans une mesure moindre, des hommes peuvent être également victimes de femmes. On assiste à l’expression d’une confusion entre causalité et corrélation.
On fait aujourd’hui exister une catégorie d’homicides par « visibilisation » de faits statistiques, mais comment prouver le caractère sexiste ? Tel homme tue-t-il sa femme parce qu’elle est une femme ou parce que c’est « sa » femme ?
Le féminicide entend répondre par l’article indéfini, « une » femme.  Or dans tous les mobiles du crime les experts psychiatriques retiennent le caractère possessif « sa femme » comme expression du lien à l’autre. Notons que le terme n’est pas plus reconnu par l’Académie française que dans le Droit.
Que nous enseigne la psychanalyse avec Lacan ? D’une part, que « La Femme n’existe pas », que seules existent des femmes, une par une et, d’autre part, que « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».
Ces femmes pourraient être sous emprise d’un lien masochiste dans une intrication de jouissance les privant de leur place comme sujet.

  • Planning familial

Une affiche réalisée par le planning familial dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBTI+ représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de 8 mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi cette idée de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? ».
Ces assertions appellent plusieurs remarques.
La langue est ainsi affectée et limite les capacités d’échange dans la difficulté de nommer et de prononcer cette écriture « l’homme enceint-e ». L’éviction du mot femme signe une manipulation langagière déjà évoquée chez Georges Orwell dans les moments totalitaires. C’est une idéologie où s’exprime la performativité du langage en récusant l’existence de réalité et de vérité et en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par une bisexualité anatomique.
« Au planning, on sait » stipule l’affiche. Le lieu du savoir serait le Planning, société scientifique savante de haute autorité sans doute, qui affirme par ailleurs « qu’un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle » !  En d’autres termes le pénis doit être considéré comme un organe sexuel féminin dès lors qu’un homme se déclare qu’il se sent femme. On note une inversion du rapport au réel. Quiconque énonce « un homme peut être enceint-e » s’inscrirait dans un discours de vérité. Les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
Il est vrai que Judith Butler[21] qui semble être une référence met en cause la scientificité de la biologie nommée science « idéologique » dans Trouble dans le genre, à l’instar des mathématiques occidentales à décoloniser sous le motif que le calcul fut utilisé pour compter les esclaves sur les bateaux négriers !
« Couvrez cette femme que je ne saurais voir » serait l’expression de la tartufferie dans ce contexte. Dans le lexique du planning familial on peut lire « le sexe est un construit social », et « un homme gay peut avoir une vulve », La femme est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions : « personne qui menstrue » ou « personne qui a un utérus ». En Angleterre un tiers des maternités utiliseraient le terme de « personne enceinte » à la place de « mère » (Breizh-info).
Le mot vagin du latin vagina nommant « un fourreau où était enfermée l’épée » exprimerait une vision hétérosexuelle masculine et « hétéronormée » du sexe puisqu’il ne servirait qu’à enserrer un pénis. Aussi, le site médical américain Healthline propose de remplacer le mot « vagin » par « front hole » ou « trou de devant », et les sage-femmes du Royaume-Uni sont invitées au titre de l’inclusivité à ne plus utiliser ce terme mais bien celui de « trou de devant ».
Une confusion des langues s’exprime entre le monde imaginaire et le monde réel. Le premier laisse libre cours à toutes les créations possibles (Frankenstein, succubes), tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche de procréation masculine (Dionysos), d’hermaphrodites (Cybèle est castrée par les dieux pour en faire une femme et ses adorateurs se castrent et revêtent des habits de femme). En revanche dans le monde réel, l’humanité est fondée sur la différence sexuelle et aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus. L’hermaphrodisme humain reste ultra minoritaire. Rappelons avec Françoise Héritier[22] cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes ont ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles. Affirmer qu’on pourrait naître « dans un mauvais corps », et que l’on pourrait donc changer de sexe est une négation de la science biologique. Enfin si une souffrance s’exprime dans une « dysphorie de genre », ne doit-on pas tenter de décoder cette souffrance qui pourrait en masquer une autre, avant de s’engager dans le parcours périlleux de la transition ?
Certes notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, mais le planning familial des années 70 qui militait pour les droits à l’avortement, à la contraception, à la prévention manifeste aujourd’hui une dérive idéologique radicale où tout opposant est psychiatrisé dans le registre des phobies.

« Je crois parce que c’est absurde »
Tertullien

  • La langue

Dans un article d’Alain Finkielkraut[23]« Le iel est-il tombé sur la tête ? », l’académicien fait remarquer qu’à « côté de il et de elle, une troisième personne -iel- fait sans préavis son apparition dans notre univers lexical », pour identifier une personne quel que soit son « genre ». Dans un fantasme de toute puissance d’engendrement infantile, la visée est de congédier le donné biologique, la différence des sexes, toutes finitudes, toute référence à l’origine, et de reconstruire un nouveau monde avec ses codes culturels, ses rapports sociaux d’une civilisation occidentale où les marges, la fluidité de genre et l’indifférencié   deviennent les nouvelles normes. On demande maintenant dit-il « à la langue d’homologuer ce grand soir de l’Émancipation subjective », comme si celle-ci était au service du ressenti des individus.
Notons que ce nouveau mot exprimant une volonté de neutralité est aujourd’hui entré dans le dictionnaire Robert !
Ce mouvement qui s’inscrit dans l’auto-construction (fantasme américain du self made man) plutôt triste car même s’il exprime une autonomie, celle de n’avoir rien à demander à personne, il évacue la demande qui demeure précieuse combien même elle demeure une impasse. Fantasme qui pourrait se traduire par « je n’ai jamais aimé personne ». Ce mouvement oublie que nous sommes d’abord des héritiers en « naissant dans un monde qui nous précède et qui nous survivra », qu’il nous faut d’abord consentir à son héritage pour le travailler et accéder à sa propre liberté. « On ne pense pas par soi-même, de soi-même » mais par le détour des œuvres, de la littérature, de l’histoire, en prenant une distance par rapport aux modes et humeurs de l’opinion. Encore faut-il que l’École transmette la langue en « ne donnant pas la parole avoir d’avoir donné la langue » faute de quoi nous assistons à l’expression de borborygmes, de piaillements sur les réseaux sociaux, et à l’émergence d’une société des émojis. 
Notons enfin la pensée magique performative à l’œuvre, dans cette croyance où le mot serait la chose et où d’une part « auteure » octroierait de facto des talents d’écrivain (Simone de Beauvoir était reconnue femme de lettres sans être « auteure ») et où d’autre part « iel » n’invalide pas la biologie : l’homme demeure XX et la femme XY dans ses chromosomes.

                                                           « Quand les hommes ne peuvent pas changer les choses ils changent les mots ».
Jean Jaurès

  • Écriture inclusive

Il n’était nul besoin jusqu’alors de modifier la graphie pour faire exister et rendre visible le féminin. Cette écriture inclusive s’inscrit dans une volonté d’instrumentaliser et de déconstruire la langue. Celle-ci devient victime de la novlangue managériale et idéologique où l’usage des mots ne sert plus à nommer mais à falsifier. La langue est ainsi réduite à un système de communication en la détachant de la littérature et de l’histoire.
Cette écriture inclusive instaurée par le néo-féminisme qui considère que la langue est sexiste, est un vandalisme (Alain Finkielkraut) qui enlaidit la langue française au point de la rendre illisible et « imparlable », par destruction de sa fluidité, sa musicalité, sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin. Or la langue est arbitraire et universelle, il n’y a pas de rapport entre le genre grammatical qui est une convention et le sexe qui est une réalité biologique : l’utérus est masculin et la verge est féminin d’une part, une abeille peut être mâle ou femelle d’autre part. La taie d’oreiller serait-elle plus féminine que l’oreiller ? Notre langue présente deux genres grammaticaux, l’un marqué, le féminin où l’on ajoute un e et l’autre non marqué, masculin qui joue le rôle neutre héritier du latin. La fameuse remarque non écrite ou « le masculin l’emporte sur le féminin » signe une confusion entre masculin et mâle d’une part, féminin et femelle d’autre part.
Dire que la grammaire est porteuse de domination patriarcale n’est pas un observable mais une pétition de principe. Est-ce une injustice sociale de dire « il pleut » plutôt que « elle pleut » ? 
La plupart des langues du monde ne possède pas de genre grammatical.
Les langues Peul ou Bantou en Afrique sans marque de genre masculin ou féminin n’empêche pas mariages forcés et excisions. Le Turc et les langues apparentées au persan qui ne distinguent pas le masculin du féminin n’apparaissent pas forcément comme des modèles d’égalité. En revanche, en Europe les langues qui possèdent soit trois genres ou aucun genre ne privent pas une douzaine de femmes d’êtres ou d’avoir été dirigeantes de leur pays. Simone de Beauvoir et Olympe de Gouges n’ont-elles pas œuvré pour le féminisme sans féminiser la langue ? C’est un sexisme imaginaire et un discours tenu par les inclusivistes dans les sociétés les plus égalitaires et occidentales déjà repéré comme paradoxe chez Alexis de Tocqueville.
Claire Martinot, professeur en linguistique (Sorbonne université), souligne que l’écriture tou.te.s est une hérésie morpho-syntaxique car la racine de tout est tout et non tou. En outre, le genre ne s’entend pas à l’oreille dans l’énoncé « mes amies et amis ». Le militantisme transactiviste actuel du planning familial n’hésite pas quant à lui à utiliser « Toustes » dans le slogan « Gratuité des protections périodiques pour toustes » !
L’écriture inclusive devient excluante en dépit du guide Inclure sans exclure par sa complexité pour tous les élèves en difficulté d’apprentissage de la lecture, par la difficulté de traduction en braille pour les aveugles. Sa pratique devient discriminante. Jusqu’alors, les femmes ne se sentaient pas exclues par l’usage du « Bonjour à tous ». Désormais, quiconque n’empruntera pas les expressions « Bonjour à toutes et à tous » ou « celles et ceux » en précisant le féminin en premier sera considéré comme excluant les femmes ! Rappelons également que « Les droits de l’homme » que l’on voudrait remplacer par « Les droits humains », renvoient à homo l’être humain.
Enfin, une part d’exclusion ne fait-elle pas partie de la vie en n’ayant pas accès à tout ce que je désire ?  Et que dire de cette nécessité de vouloir réintroduire le sexe là où les néo féministes n’ont de cesse de vouloir l’occulter au nom du biologique.
Ce désir de déconstruire pour recréer la langue, l’écriture, l’identité sexuelle est une posture ou plutôt une imposture narcissique, un fantasme de maîtrise de l’humain face à l’arbitraire d’une langue, au roc dur de la biologie. Quant à cette idéologie du signe « e » comme s’il représentait la femme relève d’une pensée anthropomorphique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible l’auteur(e) réduite à la femme sans espace de jeu.

3. Le mouvement « Me Too » et le planning familial

Le mouvement Me Too apparu aux États Unis, dont le but était de libérer la parole de toutes les femmes pour dénoncer le harcèlement sexuel, sera suivi en France de « hashtag #balance ton porc » versant dans la dénonciation généralisée sur les réseaux sociaux et conduisant à la dénomination de la « culture du viol ».
Pour Alain Finkielkraut, ce mouvement apparait comme un « amalgamisme », nous pourrions ajouter comme un relativisme et un exhibitionnisme, en créant un continuum avec cette formule condensée problématique VSS (viol violences sexistes) entre la drague déplacée ou des propos graveleux et le viol condamné pénalement. Un geste galant devient la métonymie d’une oppression millénaire alors que certaines violences réelles peuvent jouir d’une immunité. Ne peut-on pas repérer dans la tyrannie de ce mouvement non seulement une lutte des places sur le mode de la revanche et de la haine des hommes « Un homme sur deux ou trois est un agresseur » (Caroline de Haas) mais aussi un fantasme de maîtrise de la sexualité, de la différence sexuelle en châtrant les hommes sur le mode de l’interdit de tout rapprochement ?
Une statistique de l’Ifop[24] (février 2023) indique que près de la moitié des jeunes de 15 à 24 ans n’ont pas eu de de relations sexuelles en 2021. Le rapport à la sexualité conduit toujours à une part de risque, à l’éprouvé de l’inquiétante étrangeté, à une forme de non savoir source d’angoisse. Mais à quel processus pourrait-on imputer cette « récession sexuelle » ? Certes le confinement, la dictature de la performance et l’obligation de jouissance sous un surmoi tyrannique, la pornographie qui impose ses procédures peuvent être déterminants, mais les ukases des néo féministes et de Me Too pourraient généreusement contribuer à inhiber le désir, les usages de la séduction et les relations amoureuses représentant l’homme en général comme violent armé de son pénis destructeur.
Par ailleurs, une « Envie du pénal » expression forgée par Philippe Muray en place de « l’envie du pénis » freudien illustre une société prête à combler tout vide juridique jusque dans les conflits mineurs du registre amoureux au risque d’une perte de liberté et de responsabilité et voit la disparation des lois non écrites.  Le contrat sexuel est une nouvelle tendance des campus américains où les deux partenaires s’engagent à signer un contrat prouvant leur consentement de nature à éviter toute accusation de viol avant tout rapport sexuel.
Si le consentement est la base de toute relation, ne pourrait-on pas déplacer la question en envisageant la femme comme sujet pouvant faire preuve d’initiative et non passive et victime ?
Vanessa Springora[25] (Le consentement) aborde la complexité du consentement en ne réduisant pas sa pensée au « j’ai été violée »mais s’interroge sur son consentement, et distingue, comme nous invite à le faire Clotilde Leguil[26], une frontière floue entre la zone du forçage et le consentement ambigu, qui demeure une zone d’opacité (pourquoi j’ai consenti) qui renvoie à une part d’énigme, de non savoir. « La passion, l’angoisse dans le rapport à l’autre, l’obéissance sur moi peuvent brouiller les frontières entre consentement et forçage » précise Clotilde Leguil.
Cependant nous assistons avec ce mouvement au glissement d’un tribunal judiciaire où la plaignante, désormais nommée victime, dénonce une personne à un tribunal médiatique fait de « balance », de délation et de vengeance amplifiée par la vox populi des réseaux. On est passé d’un féminisme de progrès à un féminisme de procès, où tout différend homme-femme tend comme aux États-Unis à devenir médiatisé par des avocats. Les slogans « victimes on vous croit » produisent de la croyance et non de la réflexion. Pour le woke, la dénonciation est une passion, une valeur cardinale. Il s’évertue à révéler la « vérité » cachée par les mâles blancs occidentaux, posant ainsi un véritable rapport à la vérité.
Sabine Prokhoris fait remarquer dans Le mirage Me Too que le langage néo féministe fait référence à la Shoah en utilisant les mots de victimes et de survivantes. Ainsi, les plaignantes qui accusaient hier sont devenues des victimes qui témoignent aujourd’hui. A la cérémonie des Césars à propos du film de Polanski on a pu lire dans la rue des slogans du type « Celui qui doit être gazé c’est Polanski ». Ce discours en référence à la Shoah était impossible il y a plus de cinquante ans. Que s’est-il passé en quelques années pour que ces références perverties à la question des crimes de l’humanité se soient ainsi banalisées au point de voir des croix gammées pour dénoncer un « passé nazitaire » et un port de l’étoile jaune dans une manifestation contre l’islamophobie ? Ainsi le langage ne décrit plus le réel.
Ce nouveau féminisme vit dans l’idéologie configuré par Boris Pasternak[27] à savoir « la domination inhumaine de l’imaginaire », car il apparaît que le patriarcat a été quelque peu démantelé et le masculin dévalorisé dans notre société, depuis le passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale rompant avec un culturel millénaire où la fonction paternelle était d’assurer la descendance de la lignée et la restriction des jouissances, de l’homme aujourd’hui superfétatoire dans la procréation où les femmes peuvent avoir seules des enfants et de l’accès des femmes à toutes les professions y compris régaliennes. Certaines professions pourtant sont devenues féminisées : le socio-éducatif, la justice, la médecine, les médias et la littérature. Remarquons au passage que désormais père et mère sont désignés par un seul signifiant celui du parent, forme de déni de la réalité du sexuel par affranchissement de l’instance paternelle.
A l’argument des dérives inévitables de tout mouvement de ce profil selon l’expression consacrée « où l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » Hannah Arendt répond dans La philosophie de l’existence et autres essais que « les œufs se rebiffent » (The eggs speak up) pour illustrer les germes du totalitarisme.

4. La question du genre

Les transsexuels ont toujours existé mais en ultra-minorité. Ils ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination, mais aujourd’hui obtenir un blanc-seing du corps médical, usant du scalpel et des hormones sur simple ressenti (remarquons que nous sommes entrés dans l’ère du primat du ressenti) chez de jeunes enfants pose de sérieux problèmes d’éthique. On assiste à l’émergence d’une idéologie contagieuse via les réseaux sociaux proche d’une emprise sectaire pour Caroline Eliacheff et Céline Masson (La fabrique de l’enfant transgenre). Dans cette idéologie l’anatomie est superfétatoire (on parle de transgenre et non de transsexuel), et l’enfant pourrait s’autodéterminer, choisir son sexe en fonction de ses ressentis. Les catégories du masculin et du féminin seraient à déconstruire pour recouvrer la fluidité de l’identité de genre qui participe de l’autodétermination. C’est oublier l’enseignement de Freud et de Lacan pour qui la sexualité est traumatique, et fait symptôme pour le parlêtre. Contrairement à l’animal, le sujet ne naît pas avec une identité sexuelle, il ignore les causes de ses choix, toujours soumis à des remaniements pour l’enfant. Quelle autodétermination pourrait avoir l’enfant quand on sait l’importance du désir de l’Autre qui peut être éventuellement ravageant ? Ce désir d’autodétermination répond au sacrifice du grand Autre et une éviction de l’altérité. Pour autant, cette position rejoint l’antispécisme promu dans l’écologisme actuel qui défend l’idée d’un continuum entre l’homme et l’animal où l’homme serait pourvu d’un savoir inné, savoir à recouvrer car brisé par la culture et le langage.  Dans cette aventure, l’écoute et l’interprétation de l’analyste s’avère nécessaire pour que le sujet retrouve la place de son désir.
Que masque la revendication de l’introduction de la notion de sexe neutre dans notre état civil ? Pour Bérénice Levet[28] le genre est une philosophie de la désincarnation. Cette nouvelle orientation repose sur une fiction, une autre imposture. Si « un bébé sans sexe n’existe pas » affirmait Winnicott pour pointer que le bébé ne peut exister sans sa mère ou tout substitut maternel, on pourrait préciser ici qu’un bébé sans sexe n’existe pas. Une position de parent qui verrait son bébé avec un sexe neutre ouvrirait la voie à une schizophrénie.
L’école se prête à ces revendications. Ainsi dans le cadre d’une scolarisation « inclusive », la circulaire du Ministère de l’Éducation Nationale du 29 septembre 2021 demande de prendre en compte les élèves transgenres. Aujourd’hui une circulaire validée par le Conseil d’État autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix avec l’accord des deux parents. « Seul le prénom inscrit à l’état-civil doit être pris en compte pour le suivi de l’annotation des élève […] et pour les épreuves des diplômes nationaux ». Le prénom attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. À noter que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance comme pour pointer l’empreinte de l’hétéro-patriarcat inhibant toute future auto-détermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-t-il l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon porteur d’un prénom masculin, c’est à dire qu’il n’échappe pas au destin de l’anatomie. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du corps à corps et accéder au mot à mot.
Tout parent doit savoir que l’enfant, puis l’adolescent, traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition.
Comment dans le cadre d’une telle circulaire, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. A noter que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition.
C’est ignorer la différence entre le sujet du droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qui le veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Toutes ces demandes de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourraient signer un refus de la division subjective et de ses avatars et une volonté impossible à réaliser de séparer le corps du parlant.
Ce « trans-genrisme » proche du courant transhumaniste déshumanisant s’avère plus fascinant que tout travail psychique d’exploration d’un désarroi, d’un rapport à l’identification, en rappelant la nécessité d’un père pour qu’un homme devienne un homme quel que soit son patrimoine génétique. Notons par ailleurs que ce « trans-genrisme » , à ne pas confondre avec la bisexualité reconnue par Freud » exprime un déni de la différence sexuelle, de cette scission originelle, et ouvre le champ à une obsession de l’hybridation, une passion du mélange, peut-être un désordre, une « salade » comme aurait pu dire Lacan. Cette facette du wokisme évoque une pathologie de la modernité, une tentative démiurgique de toute puissance, une volonté de recréer un monde nouveau et in fine une ouverture à la barbarie en mettant à mal l’ordre symbolique vécu comme une contrainte.

                                             « Le totalitarisme est basé en dernière analyse sur la conviction que tout est possible »
Hannah Arendt, la crise de la culture

5. Quelques concepts importés des États-Unis

Le woke veut renverser et déconstruire les représentations et récits qui seraient à la base des rapports de domination et qui s’expriment dans des micro-agressions. A titre d’exemple quelques « concepts » qui émergent en France :
Le « misgendering » ou « megenrage » qui agresse quelqu’un en ne s’adressant pas au genre choisi par la personne ou en usant du prénom d’avant transition.
Le « white privilege » ou « privilège blanc » en France qui n’a jamais connu de lois raciales, hormis la loi du 4 octobre 1940 qui permettait l’internement des « ressortissants étrangers de race juive » dans des « camps spéciaux », jamais d’esclavage et qui a proclamé l’abolition des droits féodaux et divers  privilèges dans la nuit du 4 août 1789.
Le « male gaze » où le « regard du mâle » hétérosexuel toujours sexualisé et dégradant pour la femme qui serait réduite à un statut de pur objet.
Le « manterrupting », cette attitude qui consisterait à interrompre la parole spécifiquement aux femmes apparait plus comme une forme rhétorique qui criminalise la contradiction face à un homme et conduit à ne plus débattre avec un « sexiste ». Ainsi déclare une élue écologiste au conseil de Paris : « Les hommes, je ne veux plus lire leurs livres, plus voir leurs films ».
Le « manspreding » ou « l’étalement masculin » de l’homme qui écarte les jambes en s’asseyant exprime peut-être moins l’expression de la domination masculine qu’une question d’anatomie. La mairie de Madrid a mis en place une nouvelle signalétique dans le métro demandant aux usagers de ne pas écarter les jambes pour ne pas gêner son voisin de banquette, et le collectif « Osez le féminisme » a invité les voyageuses excédées à interpeller la RATP.

Nous aborderons dans la seconde partie les retentissements de cette idéologie sur le sujet et la société et tenterons une approche psychopathologique psychanalytique de cette nébuleuse du wokisme.

Guy Decroix – Décembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, éditeur Allia,1943.

[2] Bérénice Levet, L’écologie où l’ivresse de la table rase, Hors collection, 2022.

[3] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le Seuil, 1972.

[4] Marcel Gauchet, Sous l’amour de la nature, la haine des hommes, Le débat, 1990/3 (N°60), p 247.

[5] Sabine Prokhoris, Le mirage #metoo, Le cherche midi, 2021.

[6] Anissa Bouihed, France Télévision, Rédaction culture, 17/08/2022.

[7] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1076.

[8] Didier Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Dunod, 1975.

[9] Ruben Rabinovitch et Renaud Laege, Des hussards noirs de la République à la Chronique des Bridgerton, Fondation Jean Jaurés, 2021.

[10]  Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Puf, 2014.

[11] Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset, 2020.

[12] Jacques Lacan, … ou pire, Le séminaire, livre XIX, 1971-1972.

[13] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

[14] Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848.

[15] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Textes J.A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 132. 

[16] Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperï, Essai, 1947.

[17] Stephen Karpman, Le triangle dramatique, Interdictions, 2020.

[18] Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, Éditions de l’observatoire, 2022.

[19] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972.

[20] Jean Szlamowiez, Le sexe et la langue, Intervalles, 2018.

[21] Judith Butler, Trouble dans le genre, La découverte, 2006.

[22] Françoise Héritier, Masculin/féminin, Odile Jacob, 1996

[23] Alain Finkielkraut, « Le iel nous est-il tombé sur la tête ? » Tribune Figarovox, 18/12/2022.

[24] Enquête IFOP, Février 2022.

[25] Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020

[26] Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, Puf, 2021

[27] Boris Pasternak, Œuvres, Puf, 1990.

[28] Bérénice Levet, Le crépuscule des idoles, Stock, 2017.

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