Un sentiment de culpabilité

Charlotte Lemaire – Décembre 2022

« Dans les registres de la culpabilité, de l’infériorité et de la honte […] développer ses perfections est un impératif aussi insistant que l’impératif qui exige notre dévouement à autrui. »
Jacques Goldberg[1]

Résumé

Vincent van Gogh, À la porte de l’éternité, 1890, musée Kröller-Müller d’Otterlo, Pays-Bas.

L’indistinction « culpabilité/sentiment de culpabilité », si couramment admise, fonde le cœur de notre propos en ceci qu’elle met en lumière, chez le sujet concerné, une véritable croyance d’être coupable et non plus le sentiment de l’être. Enserré par un Surmoi on ne peut plus rigide et tyrannique, le sujet se sent « enfermé », « immobilisé », « coincé », mais ne semble pas reconnaître, dans un premier temps, l’influence exercée dans cette situation par son propre sentiment de culpabilité. S’esquisse alors un vécu particulier, où le sujet se vit comme s’il risquait à tout moment de se sentir coupable, comme s’il était continuellement au bord, à la frontière de cette culpabilité.

Introduction

De nombreuses théorisations s’inscrivant dans une approche psychodynamique du fonctionnement psychique attribuent à la culpabilité un rôle central au sein de celui-ci. Dans la théorisation freudienne, la culpabilité est perçue dans un premier temps comme impliquée dans l’apparition d’un certain nombre de symptômes, et sera dans un second temps seulement associée au surmoi. Cette instance psychique, introduite par Sigmund Freud en 1923[2], se constitue à l’issue du complexe d’Œdipe par le biais de l’intégration par l’enfant des exigences et interdits parentaux. Le surmoi protège le moi de pulsions assimilées comme interdites et désormais refoulées, en s’érigeant comme instance de la morale, instance juge voire punitive. Le sentiment de culpabilité est alors « la punition qui, dans le moi, correspond à cette critique [de la part du surmoi] »[3] ; il est donc généré par la critique et le jugement adressés au moi par le surmoi.
Le Larousse de la psychanalyse[4] définit le sentiment de culpabilité de la manière suivante : 
Conscience douloureuse d’être en faute consécutive ou non à un acte jugé répréhensible ; postulée également sous forme inconsciente pour rendre compte de diverses conduites obsessionnelles, délinquantes ou d’échec ainsi que de certaines résistances à la guérison.
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis[5] proposent sensiblement la même définition, à ceci près qu’il est précisé que :
(…) le mot sentiment ne doit être employé qu’avec réserve dans la mesure où le sujet peut ne pas se sentir coupable au niveau de l’expérience consciente.
Le sentiment de culpabilité est donc protéiforme, et implique des enjeux et destins différents selon l’individu. Notre intérêt se porte ici sur une forme toute particulière de culpabilité, observée dans le cadre de certaines psychothérapies analytiques, et qui fonde le point de départ d’une recherche plus dense qui ne sera pas traitée dans cet article. Il s’agira de présenter, à partir de nos observations cliniques, ce qui caractérise ce sentiment de culpabilité et d’en préciser les fonctionnements.

Dans un souci de précision, l’emploi de l’expression « sentiment de culpabilité » est préféré à celui de « culpabilité » en ceci qu’il s’agit d’affects, d’impressions, de ressentis de la part du sujet, mais que bien souvent ce dernier ne se trouve effectivement pas coupable de ce qu’il juge répréhensible.
Pourtant, l’on entend bien plus fréquemment parler de « culpabilité » que de « sentiment de culpabilité », et le sens de cette indistinction mérite que nous nous y attardions. On peut supposer que cette dernière se justifie par un simple raccourci syntaxique – explication assez pauvre pour quiconque travaille à partir de la théorie psychanalytique –, ou alors, qu’elle suppose une véritable croyance et non plus une conscience d’être coupable – comme le propose la définition ci-dessus.
L’indistinction de ces deux expressions ne nous paraît donc pas anodine, d’une part parce qu’elle renseigne sur le degré de conviction du sujet d’être coupable de l’acte qu’il juge répréhensible. D’autre part, parce que nous observons des effets non-négligeables chez le sujet lorsqu’il opère la distinction « culpabilité/sentiment de culpabilité » – nous reviendrons dessus.

Caractéristiques du sentiment de culpabilité

Les caractéristiques présentées ici résultent d’un travail de synthèse élaboré à partir de la clinique rencontrée dans les tous premiers temps de la psychothérapie analytique d’un certain nombre de patients. 
Le sentiment de culpabilité que nous décrivons est vécu et ressenti consciemment par le sujet.
Celui-ci ne se sent pas continuellement coupable, mais se vit comme s’il risquait à tout moment de l’être, comme s’il était toujours au bord, à la frontière de cette culpabilité. Ce qui est constant, ce n’est donc pas le sentiment d’être coupable mais la menace de l’être.
Le sujet ne remet pas en question cette menace de culpabilité. Au contraire, vivre avec est tout bonnement admis. Il semble avoir appris à s’en accommoder, et appréhende chaque situation en composant de manière à éviter de glisser vers la culpabilité.
Au premier abord, l’on peut supposer que le sentiment de culpabilité que nous décrivons s’apparente à celui mélancolique. Cependant, dans la mélancolie, la culpabilité ne prend pas la forme d’un ressenti mais d’une conviction. Un sentiment d’indignité a envahi le sujet mélancolique, lequel se répand en autodépréciations morbides et en auto-accusations. Ce vécu perpétuel et sans appel, qui peut pousser le sujet au passage à l’acte suicidaire tant il est empreint de pulsion de mort, traduit pour Sigmund Freud une identification du moi à l’objet d’amour, de sorte que la mélancolie apparaît comme un deuil sans objet où « on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu »[6].
Dans le cas de la personne sujette au sentiment de culpabilité particulier qui fait l’objet de cet article, la différenciation moi/non-moi est opérée, bien que parfois fragile. Par ailleurs, on assiste à certains moments d’auto-reproches et de faible estime de soi, mais cette autodépréciation n’est pas constante. Autant que le sentiment de culpabilité, comme décrit plus haut, l’autodépréciation ne colore pas de manière permanente le regard porté sur le moi. Aussi, le sentiment de culpabilité que nous décrivons se distingue de celui caractéristique de la mélancolie en ceci qu’il met en jeu un conflit et non pas un clivage entre deux instances psychiques.

À la différence de qui est observable dans les organisations obsessionnelles, le sujet n’est pas demandeur d’être délivré de ce sentiment de culpabilité dans un premier temps. Le plus souvent, lorsqu’il arrive en psychothérapie, il est en effet préoccupé par un conflit qui l’anime depuis un certain temps et dont il ne parvient pas à se défaire, malgré d’intenses réflexions. Ce conflit se situe entre le surmoi et le moi, et génère en lui une intense frustration. Pour la première fois, le sujet semble vouloir agir en faveur de son moi, mais le devoir dont il se sent investi l’en empêche. Cela peut prendre les formes suivantes :
« Je ne suis plus heureux dans mon couple, mais je ne peux pas quitter mon partenaire, ça lui ferait de la peine. » 
« Je veux changer de travail, mais je n’ose pas démissionner parce que mon patron a besoin de moi. » 
« J’aimerais déménager, mais je ne peux pas laisser mon colocataire tout seul car il ne supporte pas la solitude. »
Dans ces situations, le sujet ne se plaint pas de son sentiment de culpabilité, mais de celui d’être bloqué, coincé, immobilisé dans une situation insatisfaisante à laquelle il ne trouve aucune issue.
L’hypothétique culpabilité ressentie dans le cas où il dérogerait à ce qu’il pense être son devoir envers autrui empêche toute possibilité de mouvement. À ce propos, l’emploi des termes « bloqué », « empêché », « piégé », « enfermé », mérite que l’on s’y attarde en ceci qu’ils supposent d’emblée l’action de quelque chose ou quelqu’un sur celui qui les emploie. Ils sont le résultat de l’action d’un objet ; l’on est effectivement piégé ou empêché par quelque chose en général, et ce champ lexical suppose déjà une forme de passivité chez le sujet se décrivant en ces termes.
Mais bien qu’il en souffre, cette situation nous évoque cependant une possible évolution : là où il y a conflit, il y a de la (pulsion de) vie.

Parallèlement, cet immobilisme génère dans le meilleur des cas une agressivité non dissimulée, bruyante. Le sujet culpabilise de s’agacer contre autrui, de perdre patience, mais « c’est plus fort que [lui] ». Nous supposons que cette agressivité envers l’autre, résultat d’une frustration difficilement tolérable, s’érige en révolte contre la passivité qui menace le sujet ; il y a là une urgence de ne pas se laisser totalement passiver en refusant ardemment de se placer à l’endroit où l’autre l’attend.
Cette agressivité, autant que le conflit précédemment évoqué, témoigne d’une pulsion de vie qui se maintient, empêchant le sujet de glisser vers une forme totale et intolérable de passivité. Nous pouvons entendre ici que cette dernière, autant que la frustration, fut trop souvent connue par le sujet au cours de son histoire. Finalement, le moi proteste et tente de résister à la tyrannie d’un surmoi qui a tendance à l’enserrer. Aussi, ces dernières caractéristiques permettent de distinguer le fonctionnement psychique que nous décrivons, de ce qui est à l’œuvre dans les personnalités as if ou en faux self.
D’autre part, l’agressivité peut être entendue ici comme une défense contre la manifestation d’une forme de dépressivité – laquelle serait au contraire la bienvenue. Le sujet se sent manifestement coincé dans un dilemme résultant d’un conflit entre le moi et le surmoi, mais l’on peut penser qu’il est bel et bien bloqué dans ce qu’il ne soupçonne pas consciemment : une position dépressive[7]. L’impossible dépassement de cette position a pour effet de garder le sujet dans la culpabilité d’abîmer (décevoir) l’objet (l’autre) par ses attaques (ne pas répondre à ce qu’il pense être les demandes de l’autre).
Une dernière caractéristique on ne peut plus révélatrice de la tyrannie du surmoi, réside dans le fait que l’insatisfaction générée par la situation dans laquelle se trouve le sujet s’avère elle-même culpabilisante. Les plaintes précédemment citées sont invariablement suivies d’auto-accusations telles que :
« Je n’arrive pas à me satisfaire de ce que j’ai, alors que je dispose de tout pour être heureux. »
Cette particularité mérite d’être soulignée en ceci qu’elle suppose que le devoir dont se sent investi le sujet s’étend jusqu’à un devoir de satisfaction. D’emblée, elle pose la question suivante : « tout pour être heureux » selon qui ?

Origines du sentiment de culpabilité

« La complexité de ces cas réside dans le mode atypique dont ils constituent leur surmoi ; ils ont intégré les interdits parentaux dans la peur et l’angoisse, leurs exigences sans souci de réciprocité, sans bénéfice personnel, sans reconnaissance aucune. Si leur conscience morale les inhibe en toute circonstance, c’est comme dit Freud, ”qu’une partie de leur moi s’oppose à l’autre, la juge de façon critique et pour ainsi dire, la prend pour objet”. »
Gisèle Harrus-Révidi

 Le sujet qui fait l’objet de notre étude semble partager un certain nombre de similitudes avec l’enfant-adulte décrit par Gisèle Harrus-Révidi[8]. Dans une telle situation, il est à supposer qu’un réinvestissement du moi est nécessaire – et c’est bien justement la qualité de cet investissement qui constitue le noyau de la problématique.
Aussi, au regard des caractéristiques évoquées précédemment, il est indispensable de s’interroger sur la solidité du narcissisme du sujet culpabilisé. Une telle mise à disposition du moi pour autrui suppose en effet que le narcissisme manque d’épaisseur. Celui-ci semble avoir été abîmé, et/ou insuffisamment investi et déployé auparavant dans l’histoire du sujet, et n’aurait pas trouvé réparation ensuite.

La clinique à partir de laquelle nous avons identifié ce sentiment de culpabilité a mis en évidence un fonctionnement familial singulier qui semble avoir marqué l’enfance du sujet, endommageant inévitablement son narcissisme.
Pendant l’enfance, le narcissisme semble avoir davantage servi d’étayage à l’objet qu’au moi propre. Le processus selon lequel le moi est mis au service de l’autre à l’âge adulte se retrouve donc très tôt dans la vie du sujet. Il est repérable notamment à travers les efforts déployés pour satisfaire et rendre fiers les objets parentaux, dans l’application à ne pas décevoir, fatiguer, irriter, ou encore dans la grande préoccupation pour l’état de santé physique et/ou psychologique des objets parentaux – tous ces mécanismes se manifestant de manière excessive.
Dans cette situation, le narcissisme de l’enfant est employé à réparer et étayer celui de l’adulte ; il n’est pas mis au service du moi propre. Implicitement ou non, quelque chose est attendu de l’enfant, et ce dernier ne l’a que trop bien compris. En effet, dans une visée qui se rapproche de celle caractéristique de la tentative de réanimer la mère morte[9], l’enfant – forcé – s’enrôle dans ce qui lui est sommé d’incarner pour l’objet parental. Pleinement investi dans son devoir, il se sent envahi d’un intense sentiment de culpabilité dès lors qu’il « échoue » – et l’objet vis-à-vis duquel il est enrôlé ne manque généralement pas de le lui faire savoir. « Les systèmes de valeur sont là, on les lui a communiqués dès le départ, ce sont des interdits, des devoirs et jamais de droit » écrit Gisèle Harrus-Révidi au sujet de l’enfant « déjà grand tout petit ». Elle poursuit : « La menace de châtiment plane dès qu’il se montre désirant ; nul n’est désireux de son désir »[10].

Au fil du temps et de l’intégration par le sujet d’un certain nombre d’interdictions et de devoirs, c’est le surmoi qui se chargera de le rappeler impitoyablement à l’ordre dès lors qu’il sera tenté d’emprunter un chemin différent de celui de sa mise au service envers autrui, et ce, par le biais d’un lourd sentiment de culpabilité. Adulte, le sujet s’investi alors de la même mission envers autrui, et il semblerait que ce ne soit pas tant par souci de l’autre – comme il le croit premièrement – mais bien davantage par crainte du jugement du surmoi.
Il a été observé qu’une autre conséquence de ces types de relation à l’objet et au moi réside dans le développement chez le sujet devenu adolescent puis adulte, d’un souci de performance accru. Dans cette perspective, l’expression selon laquelle « à l’impossible nul n’est tenu »[11] ne le concerne en rien ; c’est bien l’inverse exigé par l’idéal du moi, « instance de la personnalité »[12] qui correspond au « modèle auquel le sujet cherche à se conformer »[13]. Cet idéal du moi est si haut– et c’est là que s’exerce toute la cruauté et la tyrannie – qu’il n’offre pas la possibilité au sujet de s’y conformer, ni de s’en rapprocher un tant soit peu.
Le droit à l’insouciance et l’investissement des objets parentaux dans le développement affectif de l’enfant ne semblent donc pas figurer au premier plan des premières années de la vie. En réponse, l’on assiste alors à l’accélération du développement de l’activité intellectuel de l’enfant, donnant lieu dans certains cas au déploiement d’une hypermaturité[14]. Adulte, le plan intellectuel semble très investi – se confondant parfois avec un surinvestissement obsessionnel de l’activité de pensée – et le plan affectif impose au sujet un certain nombre de difficultés, comme on l’a vu précédemment.
Le moi propre, peu investi par le sujet, apparaît souvent méconnu de lui. Cela a pour conséquence tantôt que le sujet s’inscrive à répétition dans des relations ou des activités qui s’avèrent finalement insatisfaisantes, tantôt que la solitude soit subie et angoissante plutôt que nécessaire, étayante, et satisfaisante.
La biographie du sujet renseigne donc sur un point fondamental : le moi a toujours été implicitement conçu par lui comme devant se trouver au service de l’autre, et non pas comme une entité à privilégier. Il est habitué à prêter une attention particulière à l’autre, à en faire dans bien des cas une priorité sur soi, bien que cela se fasse à ses dépens. De fait, la seule idée de faire passer le moi propre avant l’autre n’est pas chose facile, et génère chez lui l’impression d’un manquement, d’une négligence, voire d’un acte jugé « malveillant ».
Finalement, dans l’organisation psychique marquée par ce sentiment si particulier de culpabilité, le moi n’est pas une priorité pour le sujet, précisément parce qu’il n’en a jamais véritablement été une.

Visées du travail analytique

Le processus analytique tend à déplacer l’objet initial des questionnements, tout en relançant et redynamisant l’activité de pensée. Dans le cas du sujet témoignant du sentiment particulier de culpabilité que nous présentons, l’activité de pensée est mise à l’arrêt par l’impossible résolution du conflit qui s’impose à lui. Inlassablement, le sujet tord dans tous les sens le dilemme qui incarne l’objet de sa demande de psychothérapie. Ne parvenant pas à trouver d’issue qui à la fois ne défavorise pas l’objet à l’égard duquel il se responsabilise, et à la fois évite au moi de se sacrifier, il s’enlise dans l’immobilisme.
En première instance, l’attention du sujet est donc davantage portée sur la résolution du dilemme qu’il rencontre manifestement, que sur le sentiment intense de culpabilité qui le traverse et le tyrannise invariablement dès lors qu’il déroge à l’une des règles fondamentales qui le régissent psychiquement : mettre son moi au service de l’autre. Il sait, mais un positionnement différent vis-à-vis de l’autre est inenvisageable.

Le travail analytique doit permettre au sujet l’élaboration du sentiment de culpabilité particulier autour duquel il est organisé. Cela implique qu’il en prenne toute la mesure et qu’il identifie le caractère invalidant de celui-ci.
Le sujet a conscience de ce sentiment de culpabilité et soupçonne que ce dernier l’entretient dans l’immobilisme dont il se plaint, mais ne paraît pas en évaluer toute la portée. Mais l’on admet aisément que se pencher sur les origines et les rouages de ce vécu de culpabilité fasse gronder ce qui pour lui s’apparente à une menace : celle d’une conscientisation de l’intolérable passivité subie auparavant dans son histoire.
Si le psychothérapeute amène le sujet à faire le récit d’expériences similaires au dilemme qui l’anime, ce dernier va, petit à petit, associer les unes aux autres différentes situations culpabilisantes. Dans un premier temps, le sujet les expose mais n’en dit rien. Et s’il tente de le faire, il situe l’origine de ces conflits dans la demande elle-même de l’autre, ou dans son incapacité à se satisfaire de ce qu’il a.
Dans cette organisation psychique, nous l’aurons compris, la demande de l’autre occupe une place primordiale, et la projection apparaît comme l’un des mécanismes récurrents employés par le sujet. Ici, la projection peut apparaître comme le signe d’un clivage psychique, mais elle incarne surtout la conséquence et la transformation à l’âge adulte, d’une hypervigilance quasiment constante pendant l’enfance. À cette époque de sa vie, le sujet-enfant n’aurait eu d’autres choix que de recourir en permanence à la déduction, à l’interprétation, et à l’intellectualisation pour donner du sens à ce qui n’en a pas, et pour échapper à l’incohérence et/ou à ce qui s’apparenterait à une confusion de langues[15].
L’auto-accusation du sujet quant à son incapacité à se satisfaire de ce dont il dispose, elle, apparaît comme le corolaire de son narcissisme abîmé. En effet, la clinique met en évidence un vécu selon lequel il faut déjà s’estimer heureux d’être entouré des proches qui entourent, ou encore de mener la vie menée. L’existence est conçue à partir de l’idée selon laquelle il faut payer pour mériter ; mais même lorsqu’il a payé, le sujet ne conçoit pas forcément mériter. Son sentiment d’illégitimité se traduit par un doute : celui d’une réussite indépendante de sa propre implication, qui serait peut-être dû au hasard ou à la chance.

Le sujet fait donc du psychothérapeute le dépositaire de ses vécus culpabilisants dans un premier temps, mais n’élabore pas l’argument selon lequel ce n’est ni son incapacité à se satisfaire de ce qu’il a, ni la demande de l’autre qui incarnent le nœud du problème, mais plutôt son intarissable sentiment de culpabilité.
Cependant, bien qu’il n’en dise rien dans un premier temps, le récit d’une expérience culpabilisante mène invariablement à une autre, et ainsi de suite. Cela suppose d’emblée qu’il a conscience de l’anormalité, si on peut le dire ainsi, de ces situations. Puis parallèlement, au fil de ses récits, il voit s’imposer à lui le constat d’un sentiment de légitimité chancelant.
C’est précisément à ce moment qu’il y a un intérêt particulier à demander, de manière tout à fait anodine au détour du récit d’une énième situation culpabilisante : de quoi êtes-vous effectivement coupable ?
À cet instant, le temps se suspend, le sujet marque une pause, reste silencieux, tout surpris qu’il est par la question, mais moins que par la réponse qui lui vient spontanément : rien.
C’est à partir de là qu’il semble pertinent de lui verbaliser la distinction entre « sentiment de culpabilité » et « culpabilité », laquelle, nous l’avons vue précédemment, est loin d’être admise.

Le travail analytique doit mener le sujet à un réinvestissement du moi, à en faire une priorité sur l’autre. Ce processus est coûteux, bien sûr, et ne se fait pas sans un certain sentiment de culpabilité. Il n’a jamais été automatique de se faire passer en premier, et ne l’est pas plus à cet instant. La remise au contact du sujet avec son monde interne est longue et fastidieuse, d’autant plus qu’elle nécessite le désinvestissement partiel de l’objet, par le biais d’une plus grande distance psychique à prendre avec lui. Et cela a pour effet de susciter chez le sujet une crainte particulière : celle de ne plus être aimé. Quoi que manifestement honteux de l’admettre, il le verbalise cependant de manière claire. En effet, que restera-t-il à aimer ? 
Le sujet apparaît cependant ambivalent ; il craint de perdre l’amour de l’autre, mais ne semble pas adhérer complètement à l’idée selon laquelle il serait aimé exclusivement pour ce qu’il a à donner à l’autre.

À côté du travail de remémoration, de perlaboration, de quête de sens, d’associations entre éléments du passé et du présent, la psychothérapie analytique tend, dans le cadre du réinvestissement du moi désigné ici, à permettre au patient d’élaborer un système de jugement et de réflexion qui lui est propre. Mais induire ce fonctionnement psychique plus labile ne se fait pas sans un assouplissement du Surmoi, et inversement. L’un ne semble pas possible sans l’autre ; ces deux processus, complémentaires, exercent l’un sur l’autre une influence indéniable. Pour cela, et dans le souci de réduire la projection et de mettre le sujet sur la piste d’un « compromis » avec lui-même, repérer dans un premier temps ce qui organise la tyrannie du surmoi semble indispensable.
D’autre part, le réinvestissement du moi ne peut avoir lieu sans davantage d’expériences s’inscrivant dans le principe de plaisir. Gisèle Harrus-Révidi suppose qu’être « mûr, c’est aussi savoir ”faire avec” une forme de réalité, accepter la prééminence du principe de réalité sur le principe de plaisir, savoir ajourner la satisfaction, supporter la frustration »[16]. Ici, l’expression « être mûr » désigne un certain niveau de maturité affective, lequel semble insuffisamment déployé chez le sujet qui fait l’objet de notre étude. Et pour cause, dans son histoire, il s’est bien davantage heurté au principe de réalité et à la frustration qu’il n’a eu accès au principe de plaisir. Il n’est pas, comme il peut l’interpréter dans certains élans d’auto-accusation, « capricieux » ou encore « éternellement insatisfait » ; il n’a tout bonnement pas suffisamment eu accès au plaisir, et s’entretient inconsciemment dans cette dynamique. C’est en ce sens que le travail analytique doit viser à rétablir une meilleure homéostasie des principes de plaisir et de réalité, permettant par-là de réduire la frustration et donc, de la rendre plus supportable pour le sujet.

Le travail analytique a donc pour direction de permettre au sujet d’amorcer un processus d’individuation et de subjectivation, lequel, bien entendu, ne se fera pas sans un travail de séparation en amont. C’est justement ici que se précise toute l’importance du déploiement puis du dépassement de la position dépressive évoquée précédemment.
Finalement le travail de réappropriation du moi que nous sommes amenés à entreprendre consiste, en d’autres termes, à permettre au sujet d’évoluer dans un cadre dont les limites dépendent davantage du moi que de la somme des injonctions et interdictions rigides sinon absurdes dont il a hérité.

Charlotte Lemaire – Décembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Goldberg J. (1985), Vocabulaire et formes de la culpabilité », La culpabilité : axiome de la psychanalyse, chapitre III, PUF.

[2] Freud S. (1923), « Le Moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1983.

[3] Ibid.

[4] Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Éditions France Loisirs, 2002.

[5] Laplanche J., Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, PUF.

[6] Freud S. (1915), « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1978.

[7] Klein M. (1935), « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs » trad. fr. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1984.

[8] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, p. 30, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[9] Green A. (1983), « La mère morte », Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit.

[10] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, p. 29, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[11] Locution qui sous sa forme latine « Nullus tenetur ad impossibile » fut souvent employée par St Thomas D’Aquin (1224-1274).

[12] Laplanche J., Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, PUF.

[13] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, p. 29, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[14] Ibid.

[15] Ferenczi S., « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion (1933) », Psychanalyse 4 Œuvres complètes, t. IV : 1927-1933, Payot, 1982.

[16] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

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Un commentaire

  1. Excellent article ! Ce fut passionnant du début à la fin, merci à l’auteur Charlotte Lemaire.

    Une interrogation me reste en tête toutefois :

    Lorsque le sujet adulte décide (enfin!) de vivre librement sa vie et de satisfaire davantage son moi que son surmoi tyrannique, mais qu’il se voit soudainement flagellé de représailles liées à sa récente émancipation, de la part de sa famille culpabilisante : « Tu nous abandonnes », « tu ne penses pas à nous », « tu es égoïste »….

    Que se passe-t-il dans le psychisme de cet ancien enfant devenu adulte dépressif, qui se voit confirmer dans le réel que ce qu’il fait est mal ?

    Et qu’il est donc réellement fautif et coupable aux yeux de sa famille, que la faute soi disant imaginaire de l’enfant est en fait bel et bien pointée du doigt et verbalisée par l’entourage même 30/40 ans après.

    Peut-il y avoir une aggravation de la dépression poussant quasiment au désespoir d’y survivre ?

    Merci infiniment pour qui voudra bien me répondre 😉

    Amitiés

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