Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II

Guy Decroix – Avril 2023                                              

Illustration pour la pièce de théâtre « Rhinocéros » de Ionesco jouée au nouveau cabaret d’Okan Bayülgen

   

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat »
Hannah Arendt, La crise de l’éducation extrait de la crise de la culture

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – Partie II

Sommaire

            Avant-propos

          I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société

  1. L’université
  2. Les institutions
  3. La culture
  4. Les médias et l’art
  5. Les entreprises
  6. La politique
  7. La « théorie du genre »

          II Approche psychopathologique psychanalytique

  1. Une faille narcissique
  2. Une orientation obsessionnelle et narcissique
  3. Couple masochiste-paranoïaque

           III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité

Avant-propos

La « culture woke » et la « cancel culture » sont des oxymores dans la mesure où elles œuvrent à saper les fondations culturelles telles que la langue, le Droit, le patrimoine, les arts et traditions.
Le sujet est affecté dans son économie psychique, par ce mouvement idéologique identitaire qui éradique l’Histoire, essentielle pour l’élaboration du sujet et de la civilisation. « De tous les besoins de l’âme humaine… le plus vital qui soit est le besoin du passé et de sa transmission[1] » nous rappelle Simone Weil.
Pour Bérénice Levet[2], cette Histoire n’était déjà plus transmise depuis longtemps au nom de la liberté, jetant les individus dans un vide identitaire, où se sont engouffré toutes les identités singulières, « Ils se sont fait dévots, de peur de n’être rien » disait Voltaire à d’Alembert. Ainsi, chacun s’est fait femme, trans, noir, musulman.
L’usage actuel du signifiant « identité », pourrait être réduit à un sens politique comme le fait remarquer
Clotilde Leguil[3] et tendrait ce faisant à faire disparaître les identifications qui impliquent la dimension du sujet d’une part, et un risque de soumission au discours de la foule, évoqué par Freud[4] d’autre part. Le discours d’un « nous » communautaire, de genre, de sexe, de religion, de culture serait une réponse à l’angoisse de l’uniformisation des mœurs comme le fait remarquer l’auteur, mais on assisterait alors à une forclusion du « je » comme acte de parole. Alors sur le divan, émergent des récits d’exclusion, d’agressions, de conflagrations, d’effacement des repères et limites, de perte de repères dans les familles où les relations amicales se clivent en raison de discordances de valeurs. De nouvelles pathologies juvéniles telles les addictions, scarifications, errance subjective, et de nouveaux habits de la demande dans la question de changement de sexe, ne sont pas sans lien avec ces idéologies identitaires développées et amplifiées par les réseaux sociaux. On assiste à une sorte de contagion virale à l’instar de l’hystérie du dix-neuvième siècle. Roland Gori[5] avance l’hypothèse que nous sommes devenus les nouveaux esclaves des actuelles technologies d’un post-modernisme où l’exploitation est désormais remplacée par l’addiction. La haine, la fragilité d’un moi souvent exhibé, s’invitent dans le cabinet du psychanalyste à qui on demande réparation. L’expérience de l’analyse devrait faciliter le dépassement de ce narcissisme par une dimension symbolique, le sujet de l’inconscient.
De surcroît notre société est tentée par l’isolement, l’espace sûr (safe space) d’un entre nous où l’on fuit l’altérité, le jugement, l’attitude jugée offensante pour des minorités ethniques, sexuelles. Forme de ségrégation peu « inclusive » et fraternelle. Aux États-Unis beaucoup recherchent un analyste inclusif, porteur du même vécu ou sensibilisé aux questions liées aux noirs, femmes, gays ou musulmans… De plus en plus de patients sont en quête d’un thérapeute qui leur ressemble. Rechercher un frère, une sœur, un coreligionnaire, dans une logique communautaire, sans doute pour éviter l’altérité et les méandres du désir est pure illusion, car le désir qui est du registre de la métonymie, se soucie peu de la sociologie et « court comme le furet » disait Lacan.
Enfin cette nouvelle idéologie affecte les rapports entre les générations. Dans un article du journal le Monde, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov[6] », la parole des enseignants est remise en question. Pour certains étudiants, « Les professeurs aurait besoin d’une mise à niveau » au prétexte que l’un d’eux aurait confondu « transsexualité » et « transidentité », lors de la présentation par un étudiant d’un jeune trans. Émergence d’étudiants vigiles de la bien-pensance.
La société est également contaminée dans ses différents secteurs, par le pouvoir à l’œuvre du mouvement woke et la « culture de l’annulation » (cancel culture) qui pénètre toutes les sphères, par le prisme des identités particulières et victimaires dans l’espace public. Le wokisme apparaît comme une utopie anti-européenne née de la volonté d’éradiquer le passé des « privilèges » de l’ancien monde et qui s’exprime dans son anhistorisme. Si le marxisme pénétrait hier les sphères intellectuelles, aujourd’hui les élites économiques culturelles et politiques se convertissent au marché et au wokisme. Pour Jacques Julliard[7], nous assistons à une troisième glaciation, qui vise à combler un certain vide idéologique après les faillites du stalinisme et du maoïsme.

          I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société

1. L’université

« Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires »
Georges Orwell

Classiquement, l’université demeure l’épicentre des turbulences d’étudiants, jeunes, inexpérimentés à la complexité de la vie et prompts à s’enflammer et se radicaliser pour toute cause. Elle était traditionnellement le lieu de la disputation, de la recherche procédant par réfutations successives comme l’a démontré Popper, de l’échange d’arguments pour tendre vers une vérité objective et une transmission de la culture, opposée à la religion et à la magie qui n’est pas une science (épistémè) mais une technique (technè). Or, le wokisme, infiltré dans l’université apparait pour Jean François Braustein[8] plus comme une religion sectaire prosélyte qu’une idéologie. Nous retiendrons la religiosité plutôt qu’une nouvelle religion faute de perspective de salut. Dans une émission de France Culture, Jean François Braustein[9] professeur émérite, rapporte sans risque pour sa carrière, que « l’université est prise en main par les militants… et ne transmet plus notre héritage culturel » et de citer l’annulation d’un séminaire à Paris 1 « l’énigme du transsexualisme » au motif que l’énigme renvoie à curieux et transsexualisme ramène au sexe. Dans le même registre, autre annulation à Sciences Po de deux séminaires « Biologie, évolution et genre », sur la théorie de l’évolution, pour une approche biologique de la différence des sexes. « J’ai compris » dit l’enseignant Leonardo Orlando[10] « que Darwin est tabou, y compris à Sciences Po ».  Sous la pression de l’Europe, l’université et les grandes écoles doivent proposer des formations, sur le racisme, les mouvements LGBT+, le handicap, les violences sexistes et sexuelles, les orientations sexuelles et identité de genre, consignées dans un « Kit de prévention des discriminations de l’enseignement supérieur » de décembre 2021, rédigé en écriture inclusive.
Précisons que cette « religion » de l’ultra calvinisme ne connaît pas le pardon, le salut pour « le blanc ». Xavier-Laurent Salvador[11] maître de conférence à Paris 13, habilité à diriger des recherches en ancien français, note qu’en 2000 aucune thèse ne référait aux notions de genre et de race. En 2022, la théorie de la race et du genre avec 40% des thèses devient un fondement de l’université en tant qu’elle use de grille de lecture pour toutes les disciplines, à l’image des « studies », mouvement de rébellion contre toute domination de race, de sexe, de « blanchité ». En revanche ces grilles de lecture ne seront pas appliquées à d’autres sociétés que l’Occident.
Certains universitaires rejoignent ce courant dominant et s’investissent dans « le Moyen Âge transgenre » ou la « sexualité queer de William Shakespeare ».
Le colloque récent à la Sorbonne « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » aura mis en lumière les dérives du wokisme. On aura noté une négation revendiquée des critères de rationalité (respect des faits et sources, argumentation et interprétation cohérente), une mise en cause de la biologie, où rappeler l’évidence de deux sexes est réactionnaire, ouvrant ainsi le débat au profit du ressenti et de l’identité. Dans ce contexte, la rationalité est renvoyée à « l’a priori » blanc et occidental. L’entreprise de déconstruction obnubilée par le genre, pointe « Les Lumières » prétendument responsables de la colonisation. A ce titre il faut « décoloniser la lumière » (sic). Les mathématiques genrées, marquées par la masculinité, racistes, également à décoloniser conduisent à faire fi de l’exactitude des résultats en mathématique. On assiste, en dernière instance, au retour d’autres préjugés racistes : aux blancs, la raison et l’esprit scientifique, aux autres, le sentiment et l’authenticité. Seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti, de cette idéologie de la toute-puissance du « ressentisme », qui en se substituant au réel se soustrait à toute réfutabilité. Dans cette philosophie de la connaissance, la logique est toujours raciste. Le savoir n’assurerait plus désormais un référent commun de nature à étayer le lien social.
Le radicalisme de ce mouvement en France exerce une censure sauvage : Alain Finkielkraut invité à Sciences Po pour une conférence intitulée « Modernité, héritage et progrès » aura subi les pressions d’un groupe « antiraciste ». Cette conférence aura été annulée et reprogrammée rue de l’université sous haute protection policière ; Sylviane Agacinski, connue pour son opposition « au marché de la personne humaine » devait intervenir dans le cadre d’une conférence-débat parmi d’autres universitaires à Bordeaux, sur le thème de la « reproductivité » de l’être humain. De violentes menaces l’ont conduit à l’annulation de cet événement. 
Depuis 2021, les étudiants de Sciences Po Poitiers peuvent suivre des cours de sociologie de la race tels les principes du constructivisme racial, la blanchité de l’hégémonie raciale. « Nous voulons un pluralisme dans les enseignements et nous y veillons[12] » déclare l’école.
L’Institut d’études politiques de Lyon organise pour la 3e année une semaine obligatoire et sanctionnée « Genre et inclusion sociale » sous forme de cours et ateliers. La commission scientifique de Sciences Po Lyon a attribué en février dernier le prix du mémoire pour un travail intitulé « Quitte à être mère autant être lesbienne », et le sujet de partiel de janvier était ainsi rédigé : « Les citoyen.nes.s ont-iels le pouvoir en démocratie ?[13]». Enseignerait-on à Sciences Po, via l’écriture inclusive et la volonté de visibilisation, confondant réel et conventions graphiques, que Enée héros troyen et Orphée poète troyen étaient des femmes et que la princesse Psyché était un homme ? Écriture inclusive, qui vient après son emploi dans les circulaires de la mairie de Paris d’être gravée dans le marbre « Conseiller.e.s et Président.e.s » pour rendre hommage aux anciens présidents du Conseil et conseillers de Paris.
Les États-Unis sont particulièrement contaminés : Mathieu Bock-Côté[14] évoque l’insurrection des étudiants de Cambridge contre la célébration du 250e anniversaire de Beethoven au motif que le compositeur de la Sonate à Kreutzer était « too pale, too mâle, too sale » (« trop blanc, trop mâle, trop rance ») ; à l’université de Minneapolis, les étudiants en médecine ne prêtent plus le serment d’Hippocrate pour soigner leur prochain, mais s’engagent à « lutter contre le privilège blanc, la binarité, et à restaurer les savoirs indigènes ».  Au Minnesota, un professeur d’histoire de l’art a été licencié, à la suite d’une plainte d’une élève offensée, pour avoir montré une peinture médiévale de Mahomet. La professeure avait laissé la possibilité aux élèves de ne pas participer à ce cours. La présidente de l’établissement précise dans un courriel que « le respect des étudiants aurait dû primer sur la liberté académique[15] ».
Dan Goodley, professeur d’étude et d’éducation sur le « validisme » demande aux handicapés de ne pas se rapprocher des normes « valides » en refusant les prothèses, afin de subvertir les normes sociales et d’échapper à « l ‘autonomie, l’indépendance et la rationalité qui sont des qualités souhaitées par le système néolibéral validiste[16] ».
La société américaine d’ornithologie rebaptise cent cinquante oiseaux, au titre de l’inclusivité, et dont les noms référaient à des personnages liés à la colonisation. (Le Monde[17]). L’apport scientifique importe peu dans ce mouvement de destruction. Faut-il rappeler que la recherche n’est pas le militantisme et que tout chercheur doit tendre vers une neutralité axiologique ?

2. Les institutions

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal »
Hannah Arendt

La présidence de la République Française aura nommé à la tête de toutes les institutions culturelles des personnalités aptes à promouvoir la diversité et les minorités.
La commissaire européenne à l’égalité aura prononcé une série de recommandations pour communiquer de manière plus « inclusive » et non discriminatoire, en évitant les noms de Noël (à remplacer par « période de fêtes »), Marie, (Malika and Julio sera préféré à Maria and John), les titres Mesdames et Messieurs, au profit de « chers collègues », les mots citoyen et colonisation. Étonnement, la même institution aura promu une forme de militantisme par la diffusion d’affiches illustrant « la liberté dans le Hijab ». Catalogue de la bien-pensance, mouvement intégriste, délire militant et contagieux, expression de la pulsion de mort. Paradoxe d’un mouvement qui uniformise en défendant la diversité.  Symptôme d’une société malade, éclatée en ses divers séparatismes et qui agit sur la langue en la dévoyant. Seule l’analyse individuelle exigeant temps et travail permettrait à ce jour de revivifier la langue ?

3. La culture

« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude[18] ».
Albert Camus, 1951

Au Canada, prendre la posture du Lotus peut être perçue comme une offense à la culture indienne. Sur le campus de l’université d’Ottawa, des cours de yoga ont été récemment supprimés au titre d’une « inacceptable appropriation culturelle » et « d’une pratique non occidentale ». A remarquer qu’aucun indien n’avait protesté. Illustration d’une conception de la culture qui serait sans source d’inspiration extérieure. Le mouvement Woke ne renâcle pas à la pratique de l’autodafé à l’instar du moine Jérôme Savonarole, instaurateur d’une dictature théocratique à Florence au XVe siècle qui se manifesta à l’apogée de son pouvoir par des « bûchers des vanités » où furent brûlés livres et peintures païennes dont celle de Botticelli. 
Ainsi, Pierre Valentin[19], auteur d’une étude sur le phénomène woke pour la Fondapol relate la cérémonie organisée dans une école pour détruire des livres jugés offensants et porteurs de stéréotypes à l’égard des autochtones amérindiens. Des bandes dessinées ont été « cancellées » comme Tintin en Amérique, Astérix et les indiens, Lucky Luke. « Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire, on essaie de la corriger » déclare la présidente de la commission des peuples autochtones. Dans une vidéo à destination des élèves on assiste à la dispersion des cendres présentées comme un engrais permettant de tourner du « négatif en positif ». Cette cérémonie pseudo religieuse de « purification par les flammes », d’incantation performative, n’est pas sans rappeler les autodafés de l’Allemagne nazie qui constituaient le symbole suprême de la mise au pas culturel. L’étude montre par ailleurs que la volonté de protéger les enfants de ces stéréotypes, de ces idées offensantes, génère une fragilité à la source d’une demande de surprotection, et que la violence deviendrait une légitime défense face à des mots qui heurteraient leur sensibilité. Il ressort de cette étude l’un des paradoxes du wokisme, à savoir la pratique de l’autodafé au nom de l’inclusion ! Ici comme ailleurs, cette notion d’inclusion est particulièrement critiquable.
En contrepoint de l’inclusivité, la nomination du « mariage pour tous » est intéressante car ce mariage s’ouvre à tous les couples quel que soit leur sexe, dans les mêmes conditions d’âge et d’obligations. Dans cette situation, le mariage n’est pas inclusif au sens d’une inclusion des homosexuels en tant qu’homosexuels. En effet, le critère retenu de citoyenneté s’abstrait des spécificités sexuelles.

Après les Dix petits nègres d’Agatha Christie, rebaptisés en « Ils étaient dix » dans sa version française, après le retrait de Autant en emporte le vent à l’affiche du Grand Rex de Paris, après le baiser du prince à « Blanche Neige » accusé de véhiculer la culture du viol, après la requalification des collections de Charles Darwin sous la rubrique « Expéditions scientifiques colonialistes », après l’introduction d’un nouveau personnage, une magicienne trans parmi les sorciers de l’univers d’Harry Potter en réponse à l’accusation de transphobie de la part de l’auteure Joanne Rowling, une nouvelle étape est franchie avec la réécriture de Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Les mots de « blanc et noir », de « gros » trop « grossophobe », de « laid » par trop validistes, « homme nuage » remplacé par « monde nuage » car trop masculiniste, et des phrases entières sont réécrites, jugées offensantes. La « sensitivity reader » ou « relecteurs en sensibilité » veille à toute « discrimination » et à la promotion de l’inclusion. (Les éditions Puffin travaillent en partenariat avec L’« Inclusive minds »). Au-delà de cette forme de révisionnisme, qui prive les jeunes lecteurs de projections imaginatives par la puissance narrative des adjectifs hyperboliques utilisés, c’est une visée égalitariste qui s’impose, en pourchassant tout « ressenti de discriminations ou d’offenses » des minorités de toute nature. Notons à propos du baiser volé de Blanche-Neige, un néoféminisme plus offusqué par cette fiction, que par la réalité de mariages forcés de mineurs d’une part, et une déréalisation de type psychotique confondant l’univers imaginaire et la réalité d’autre part. Dans ce discours victimaire où tout homme est un bourreau, telle jeune fille ne risque elle pas de vivre sa féminité en devenant elle-même bourreau par identification à l’agresseur ? Dany Laferrière, académicien, pionnier de l’antiracisme, accepterait-il de débaptiser son premier roman « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. » ?  Pour Caroline Fourest[20]cette peste de la sensibilité (Rama Yade Ministre de la République se sentait « micro-agressée » par la statue de Colbert) conduit « de la police de la culture à la police de la pensée ». La dictature des ressentis s’installe s’il n’y a de vérité que subjective. Raphaël Enthoven dénonçait déjà en 2020 ces « censeurs modernes », retenus en fonction de leurs spécificités, « enfant d’immigré », bisexuel, sourd, porteuse d’hidjab, pour repérer les incohérences culturelles et stéréotypes dans les manuscrits. Ces censeurs, précisait-il, étaient « l’avant-garde de la peste identitaire ». Cette fiction aura été évoquée dans le roman d’anticipation « l’homme surnuméraire » de Patrice Jean, où le protagoniste se voit contraint d’un projet éditorial étrange, où il doit rendre les classiques conformes aux normes actuelles. Véritable crise de l’humanisme qui avait pour visée l’instruction du passé, via les professeurs intercesseurs de ce passé et l’appropriation des œuvres qui avaient perdurées par leur résonance sur les psychés singulières.
Dans le cadre des violences sexuelles au sein de l’église, la philosophe espagnole Béatrice Preciado devenue Paul Préciado propose dans Mediapart[21]« […] que l’État français retire à l’église la garde de la cathédrale de Notre-Dame à Paris et la transforme en centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans et antiraciste et de lutte contre les violences sexuelles ».
On ne peut que partager le malaise d’Alain Finkielkraut[22] devant le retour d’une « littérature édifiante des Saintes écritures » au service d’une idéologie de l’inclusion diversitaire.

4. Les médias et l’art

« L’inculture est propice à l’emprise et à l’expression débridée des affects et des pulsions qui ne trouvent plus les canaux de leur expression symbolique. Au risque de la désagrégation d’une barbarie nouvelle qui rend le monde insignifiant et vain » 
Jean-Pierre Le Goff

Le wokisme s’insinue également dans les œuvres par le prisme identitaire, diversitaire et minoritaire.
Le musée du Louvre s’ouvre généreusement aux questions de société : un pilier gigantesque des migrants disparus s’érige jusqu’à la pointe de la pyramide du Louvre.
Le wokisme s’empare des séries télévisées françaises. Dans « Il est elle » saison 2020 un jeune garçon sollicite l’accompagnement de ses parents dans la demande de transition qu’il souhaite accomplir. Cette pathologie rare est utilisée pour banaliser un récit légendaire sur le libre choix et la fluidité du genre.
L’actrice Aissa Maiga dans un discours teinté de racisme, à la cérémonie des Césars, déclare, ne pas pouvoir « s’empêcher de compter le nombre de noirs dans la salle ». Au début de l’occupation Tristan Bernard déclarait : « A Cannes, on bloque les comptes et on compte les Bloch ».
Autre actrice, Halle Berry renonce à jouer un rôle où elle devait interpréter un homme transgenre, fait fi de ses talents de comédienne au nom de son identité « cis », et s’excuse en ces termes : « En tant que femme cis, je comprends que je n’aurais jamais dû envisager ce rôle, et la communauté transgenre devrait avoir l’opportunité de raconter ses propres histoires[23] ». Expression de l’impossibilité de créer de l’universel. Adieu complexité des sentiments qui honorent tant d’œuvres. Flaubert écrivit Madame de Bovary sans être une femme. Demain verra la suppression de Médée et Lady Macbeth, chefs d’œuvre de nature à contrarier l’idéologie de la seule domination violente du mâle.
La traduction aux Pays-Bas par une personne blanche, des propos de la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman, à l’occasion de l’investiture de Joe Biden fait polémique. Il fallait « confier cette traduction à une femme jeune et résolument noire[24] » déclare une journaliste néerlandaise. Au nom de l’appropriation culturelle chacun doit être renvoyé à son statut épidermique.
La tragédie d’Eschyle « Les suppliantes » s’est vue censurée à la Sorbonne au motif d’apologie de racisme, de colonialisme et pour utilisation de blackface, alors que cette œuvre ouvre l’opportunité d’un travail, d’une réflexion sur l’accueil des migrants. Le passé n’est plus mis à distance et la « cancel culture » voit le passé avec les lunettes du présent dans une isographie historique.
Pour avoir critiqué la jeune suédoise Greta Thunberg défendant la « cause écologique » sur une grande chaine de radio publique, Pascal Bruckner fut traité par l’un des chroniqueurs de « vieux mâle blanc occidental qui a des problèmes avec sa virilité ». On peut s’interroger sur ce rapport, sinon y voire l’importation d’une idéologie américaine où l’homme blanc est accusé entre autres de la destruction de la planète.
Une « interview [25] » d’un robot conversationnel issu de l’intelligence artificielle « ChatGPT », qui n’est pas sans convoquer de nombreux fantasmes en lien avec l’intelligence humaine, et qui ne reste qu’un modèle prédictif basé sur la statistique, s’illustre dans sa matrice idéologique concernant la théorie du genre et l’inclusivité.
Comme à l’université, une entreprise de rééducation est en marche qui exige ceux que l’on appelle les « blancs » de se renier, rappelant en cela les années sombres du fascisme des années 1930.

5. Les entreprises

« Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage »
Rémy de Gourmont

Après les États-Unis et le Canada, certaines entreprises françaises sont aujourd’hui affectées. Quelques exemples.
Dans son ouvrage « La grande déraison » Douglas Murray[26] rapporte les pratiques des grandes entreprises américaines dont Google, qui fait passer des tests aux postulants, afin d’évincer tout individu qui présenterait des penchants idéologiques non conformes, en répondant à une batterie de questions relatives à la diversité sexuelle, raciale et culturelle. 
Robert Leroux[27] évoque dans son ouvrage, la suspension d’un collègue de l’université d’Ottawa, pour avoir utilisé le mot nègre dans un cours sur l’histoire de la colonisation noire et des peuples opprimés. Partant du principe que les « universités sont des reliques coloniales », il faut « déblanchir » la connaissance comme le produit d’un blanc colonial.
La marque de jouets danoise Lego a déclaré suspendre la promotion de figurines à l’effigie des policiers en solidarité à Black Lives Matter.
Renault Group[28] en lutte contre l’homophobie, la transphobie, la biphobie, déploie un réseau de « référents diversité LGBT+ » dans ses usines en France, et habille ses logos aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Rappelons que pour Auguste Comte « une société ne peut tenir sans religion », or notre modernité individualiste dépourvue de tout principe transcendantal conduit à réduire les individus à des « particules élémentaires » évoquées par Michel Houellebecq. Dans cette vacance, le woke s’installe telle une secte, avec cette volonté d’atomiser, d’essentialiser les sujets, cependant complexes par nature. Cette atomisation de la personne en membre d’une communauté (transgenre, végane, animaliste…) facilite la « gestion des ressources humaines », « le marketing », la rencontre entre les narcisses et une base de données, de « parts de marchés » permettant d’élaborer le produit adapté à chaque minorité. Ainsi se déploie avec aisance le consumérisme dans l’entreprise.

6. La politique

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ».
Albert Camus 1957

Avant d’évoquer quelques politiques qui s’illustrent dans le cadre de « la culture de l’annulation », et qui tendent à faire disparaître dans l’espace public certaines figures emblématiques jugées indésirables, mentionnons l’entretien de notre président à une chaîne de télévision américaine qui déclare en évoquant la « question raciale », qu’il « fallait d’une certaine mesure déconstruire notre propre histoire[29] ». Propos peu conformes à Paul Ricoeur dont notre président se réclame.
Le maire de Rouen a évoqué l’idée de remplacer la statue de Napoléon par celle de la militante Gisèle Halimi. Ce sont deux statues de Victor Schoelcher qui ont été détruites en Martinique, le jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. On a pu lire « Déboulonnons le récit officiel », graffiti à Paris déposé sur une statue de Joseph Gallieni, Maréchal de France, figure de la première guerre mondiale, mais aussi auteur de la décolonisation ! Des militants antiracistes demandent le déboulonnage des statues de Jean Baptiste Colbert, grand ministre de Louis XIV considéré à l’origine du Code Noir. Excusez l’usage de l’écriture en chiffre romain. A Paris, le Louvre et le Musée Carnavalet, ont décidé de supprimer certains chiffres romains dans les expositions. Faute de pouvoir être lu par beaucoup de visiteurs. Autre effacement du savoir.
Le conseil municipal du Blanc Mesnil a décidé de débaptiser le parc municipal Jacques Duclos, désormais nommé Anne de Kiev pour une diatribe homophobe datant d’un demi-siècle. Débaptisera-t-on prochainement les écoles de l’homophobe Robert Desnos, de Voltaire qui dans son Dictionnaire philosophique, déclarait que cette coutume grecque était une honte et une turpitude, l’avenue Dante qui faisait rôtir les « sodomites » dans les flammes de l’enfer dans la Divine Comédie ? 
Une députée EELV qui veut « déconstruire l’ensemble des dénominations » et qui déclare vivre avec « un homme déconstruit » (sic) vient de publier avec deux autres militantes écoféministes, sous le néologisme Par-delà l’androcène[30] un court essai présentant l’homme comme le mâle alpha blanc occidental, colonisateur, responsable de tous les maux de la terre : réchauffement, colonialisme, racisme, etc. Notons une fois encore que l’andro-centrisme ne relève pas de l’observation étayée par les faits mais de la dénonciation.
La « loi Taubira » de 2001 qui reconnaît comme crime contre l’humanité la seule traite négrière occidentale faisant des « blancs » les seuls coupables, occultant les traites précédentes intra africaines.
Un colloque organisé par la mairie de Paris Centre et dédié aux nouveaux enjeux des parents a été annulé sous la pression de mouvement LGBT. Caroline Eliacheff et Céline Masson, psychanalystes, devaient intervenir sur « La fabrique de l’enfant transgenre ». Dans cet ouvrage elles s’inquiètent d’une « augmentation de cas d’enfants voulant changer de genre » et « d’une contagion sociale influencée par les discours de militants ». Elles émettent l’idée que les soignants en charge de mineurs se déclarant transgenres, prennent des précautions avant de prescrire des traitements aux effets irréversibles. Ces positions ont été déclarées « transphobes » sur les réseaux sociaux, bien que proches de celles de l’Académie Nationale de Médecine qui alertait récemment sur un « phénomène d’allure épidémique » généré par une « consultation excessive des réseaux sociaux qui est, à la fois néfaste au développement psychologique des jeunes et responsable d’une part très importante de la croissance du sentiment d’incongruence du genre ».  

7. La « théorie du genre »

« Un peuple qui tient à sa langue est un peuple qui tient bon »
André Gide

Expression cardinale de la contamination du sociétal actuel par le wokisme, où l’émergence du transgenrisme signe un changement de position de la marge au centre, exprime « la voie royale » de mise en cause de la binarité, et par son militantisme représente l’étape ultime de l’émancipation du donné. Il s’agit d’être son propre fondement.
Avant d’illustrer de quelques exemples cette idéologie rampante, et sans se positionner sur la question du transgenrisme, ne peut-on pas s’interroger sur un transgenrisme sexuel inhérent au développement psychosexuel de l’enfant ? Ce pervers polymorphe tel que défini par Freud n’est-il pas une forme de transgenrisme ?
Si l’enfant appréhende ses pulsions sur un mode actif ou passif au cours de l’Œdipe, ou de l’Œdipe inversé quel que soit le sexe, en exprimant des sentiments amoureux pour le père et en se féminisant pour lui, pour la mère, en se masculinisant pour elle, comment entendre le transgenrisme chez l’adolescent ou l’adulte ? Nous pourrions avancer l’idée avec Hélène Godefroy[31], de fixations infantiles de ce transgenrisme évitant la castration et le non-renoncement au sentiment amoureux pour les parents ?
Ainsi un élève canadien de 16 ans s’est vu interdire pour le reste de l’année l’accès à son école catholique St. Joseph’s Catholic High School de Renfrew de l’Ontario pour avoir manifesté ses croyances en matière de genre et sa conviction qu’il n’y a que deux sexes.
L’école s’est justifiée sur le motif que sa présence « serait préjudiciable au bien-être physique et mentale des élèves transgenres[32] ».
Le journal de Montréal[33] rapporte qu’en Norvège une militante féministe encourt trois ans de prison pour avoir déclaré « qu’un homme ne peut être lesbienne ».
En Irlande[34], un professeur catholique est emprisonné après une procédure complexe et outrage au tribunal pour refus d’utilisation d’un prénom neutre (équivalent du « iel ») pour un de ses élèves transgenres.
Un professeur de danse a été contraint de quitter Sciences Po sous le diktat de l’école, pour non-observation de la nouvelle charte linguistique, dans laquelle les signifiants hommes et femmes devaient être remplacés par follow et leader provenant de l’anglais non genré, qui autorise la non-différence des sexes.
Un homme politique présidentiable français aura déclaré son souhait d’inscrire dans la constitution la « liberté de genre » au nom de l’intime conviction.
Ce néo féminisme remplace le désir d’égalité par l’identité et un retournement de la domination aujourd’hui dite systémique. Ces exemples évoquent une certaine police de la langue. Cette volonté d’introduire une intention dans la langue, qui n’est qu’un système de signes linguistiques virtuels et non des mots qui renverraient à l’essence des choses, nous apparaît surtout dans l’écriture inclusive, comme le symptôme d’une tentative de domination qui s’exprime dans la langue, mais la langue a ses raisons que la raison d’un certain féminisme ne connaît pas.
La psychanalyse qui s’étaye sur la fonction de la parole et le champ du langage ne peut être indifférente à son époque, à la question de la langue et des signifiants maîtres. Cette « révolution » déferlante qui se déploie dans tous ces domaines, semble saper les fondements humanistes et universalistes de la civilisation occidentale dit patriarcale et oppressive au profit peut-être d’une américanisation de la France et de l’Europe. À noter que le monde asiatique qui a également connu le colonialisme et la dévastation reste à ce jour imperméable au wokisme. Le woke apparaît comme le symptôme d’un nouveau rapport que les individus entretiennent avec le langage, la parole, l’interprétation.

 » La psychanalyse est un remède contre l’ignorance. Elle est sans effet sur la connerie. « 
Jacques Lacan

          II Approche psychopathologique psychanalytique

Dans une recherche récente, Ruben Rabinovitch et Renault Large[35] assimilent le wokisme à un cheval de Troie entrant dans la cité républicaine.
Certes, les inégalités diverses longuement évoquées doivent être défendues, mais les modes d’expression souvent radicaux voire totalitaires de leurs défenses peuvent être éclairés par la psychanalyse.
Il est loisible de repérer dans ce tableau une faille narcissique, une dimension hystérique et obsessionnelle enfin un couple à orientation masochiste-paranoïaque des sujets.           

  1. Une faille narcissique

La supériorité de « l’éveillé » qui surplombe la masse au motif de son éveil, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité, lié à une faille narcissique du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ?
Dans cette hypothèse adlérienne, le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, une agressivité exacerbée, voire par une paranoïa, où le sujet se croit persécuté et méconnu dans sa valeur.
Être membre des « éveillés » confère une intense satisfaction narcissique et un mépris pour tous les petits « autres ».
Nous pourrions également repérer un fantasme infantile de toute puissance qui se déploie dans l’univers lexical du « woke français ». L’usage du « iel » renvoie à ce désir d’échapper à la différence des sexes, à l’autodétermination, à l’autonomisation, se dispensant du nom du père, se soutenant de sa seule parole déclarative et performative, dans un « je dis ce que je suis » déniant l’inconscient, et trouvant son apogée chez les trans qui se soustraient alors au réel du corps, dans une théorie du genre qui fait retour à une conception grammaticale, là où Lacan a produit une logique de la sexuation.
Pour Lacan, lorsque le père est exclu de la chaine signifiante, c’est-à-dire qu’il ne fait pas partie de ce dont la mère parle, cela fait trou dans le psychisme où peut s’engouffrer un délire paranoïaque, ce qui apparait en dernière instance comme une tentative inadéquate de guérison.
Ce sujet se vit dans un monde sans partage dans le règne du « Je veux ». Une marque publicitaire encourageait déjà ce narcissisme « J’en ai rêvé, Sony l’a fait »en développant des comportements mortifères. Je dois seulement rêver, et mon désir se mute en réalité. Ce refus de toute ontologie, de toute permanence, qui s’exprime dans la notion de fluidité, signe une forme d’irrationalisme et de narcissisme, au sens restreint du terme. Ce dernier est quasiment fétichisé par le refus de la castration symbolique.
On repère différents modes de défense dans l’expression du wokisme : le déni, la dénégation, le refoulement, l’intellectualisation et rationalisation abolissant toutes querelles intellectuelles, et générant un bouc émissaire qui les fait exister selon l’hypothése de René Girard. Ainsi dans la question « trans », tel adolescente qui énonce « Je suis un homme», exprime une affirmation de sa toute-puissance, celle des parents projetée sur leur enfant, celle de la médecine, et un déni, une ignorance de la division subjective. Cette adolescente serait heureuse en étant collée à elle-même.
Le wokisme signe un despotisme du Moi idéal, c’est-à-dire cette instance du registre imaginaire, reposant sur un idéal de toute-puissance fondée sur le narcissisme infantile.
Les réseaux sociaux apparaissent comme des accélérateurs d’un processus viral, où s’exprime un « narcissisme de masse » selon le concept de Clotilde Leguil, un stade du miroir démultiplié par les écrans, source de jubilation devant la mise en scène de l’existence de chacun, mais aussi d’angoisse devant les petits « autres » anonymisés, mettant en péril le « je » cet au-delà du narcissisme, de l’image de soi et des autres. Ce « je » de chacun serait aujourd’hui délaissé au profit du Moi.
Cette idéologie signe en dernière instance une négation de l’inconscient. « Sois toi-même » serait désormais écrit au frontispice du monde moderne en place du « Connais-toi, toi-même » du monde antique. 

2. Une orientation obsessionnelle et hystérique

Cette idéologie figée, rigide, autoritaire et excessive est l’expression dela pulsion de mort. C’est une idéologie de l’obsessionalité, à percevoir le monde au travers du prisme réduit des minorités sexuelles, culturelles, religieuses, et de la binarité agonistique dominants-dominés à l’image du communisme qui bissectait le monde entre exploitants et exploités ou encore du catharisme qui divisait également le monde en purs (étymologie de cathare) fait d’une minorité d’éveillés et d’impurs, d’inconscients, de privilégiés de l’église romaine. Vigilance obsessionnelle exprimée dans un guide de la Commission Européenne (évoqué précédemment) qui avait envisagé (avant son retrait pour « révision ») d’inviter ses fonctionnaires à ne pas utiliser certains termes, afin de refléter la diversité de la communauté européenne, d’éviter de stigmatiser ou nier l’identité par le simple énoncé de termes susceptibles de heurter toute sensibilité. Nouvelle forme de censure au nom de l’inclusivité.
Devant tant d’obsessions identitaires, de tribalisme d’exclusion, où des individus ne se définissent qu’en tant que gay, musulman, végan, victime, il serait bon de réaffirmer l’universalisme illustré par Romain Gary sous son expression « Je me suis toujours été un autre » et mise en scène par Delphine Horviller, dans son ouvrage Il n’y a pas de Ajar[36], où elle fait jouer un homme par une femme dans son texte. Monologue contre l’identité. L’humour juif de l’autrice l’avait conduite, sans succès à proposer à l’instar de la Pâque juive et des Pâques chrétiennes, une fête du « Pas que » pour rappeler que chacun ne se réduit pas qu’à une identité et que celle-ci, figée, mène à la mort de l’humanité.

Comment ne pas repérer par ailleurs avec Jean charles Bettant[37] une orientation hystérique dans ses diverses dimensions : exhibition, agressivité et incertitudes sexuelles ?
Cet exhibitionnisme s’ancre dans les fondements de la théorie du genre (gender, mot d’origine française), qui s’exprime sous ses formes de visibilité, performativité (où dire c’est faire), et d’acting out.
L’exhibition se traduit ainsi par une théâtralisation des postures, une dramatisation, une outrance des propos telle cette écoféministe du parti EELV qui voit derrière chaque blanc, un membre du KKK, « ça me déprime de faire de la politique dans les groupes du KKK ». Un collectif chilien se dévoile en dénonçant à Paris les violences sexuelles faites aux femmes sur un chant devenu viral « Le kérosène, c’est pas pour les avions, c’est pour brûler violeurs et assassins ».
Le narcissisme exhibitionniste s’exprime dans certains défilés (gay-pride) sous la forme de carnaval, de théâtre de rue, en portant en écharpe son identité sexuelle comme une identité sociale. Nous n’avons pas à ce jour « d’échangisme pride » revendiqué comme identité sociale d’hétérosexuels qui s’adonneraient à certaines pratiques, mais qui pourrait advenir dans un monde où prime l’économie de l’échange. Ce type de narcissisme se déploie également aujourd’hui dans certains comportements à l’Assemblée nationale où certains représentants du peuple se soucient moins de la chose publique que de leur image exposée sur les réseaux, qui passent en boucle dans un jeu pervers entre les médias et la politique. Image du révolutionnaire pour qui « ça jouit à plein tube » de son idéologie. Effondrement des formes et de la politique. Cette exhibition en place de la parole signe une certaine abolition du symbolique et une promotion d’un passage à l’acte attirant la médiatisation. L’exhibition par le planning familial « d’hommes enceints » selon l’expression « au planning on respecte l’autodétermination » est une imposture dans la mesure où ces femmes demeurent génétiquement XX par leurs chromosomes et devenues « hommes » par traitement hormonal. Peut-on voir dans cette dissimulation un désir de prise de pouvoir du mouvement néo-féministe ?
Laurent Dubreuil dans la dictature des identités [38] illustre ces revendications des identités victimes qui exhibent leurs blessures, leurs stigmates pour culpabiliser le monde entier.

L’agressivité attachée à la personnalité hystérique s’exerce pour faire plier les « résistants » privilégiés et imposer le « réveil » par la violence, la haine et non par le dialogue. Un climat d’intimidation s’exprime dans les interdictions de tenues de conférences dans les lieux même de la disputation, à Sciences Po Alain Finkielkraut, à Bordeaux Sylviane Agacinski déjà cités, à Necker pour la présentation du livre Le mirage Metoo de Sabine Prokhoris sur le motif de l’incompatibilité avec la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles présupposant sans doute que l’autrice ferait l’apologie de la violence. Une agressivité s’exprime encore dans les dérives du mouvement « metoo » ou son équivalent français « Balance ton porc », où un tribunal médiatique vient en place d’un tribunal judiciaire et où l’accusation vaut condamnation. On a pu assister ces derniers temps à une véritable passion de l’exclusion dans certains partis politiques. Il est notable que cette exclusion se réalise dans un parti dont le signifiant magistral est l’inclusion.
L’incertitude sexuelle est manifeste dans ses luttes pour le genre. Dans une enquête de l’IFOP (novembre 2022) pour le journal Marianne, 22% des 18-30 ans « ne se sentent ni homme ni femme [39]» et se revendiquent de catégories « non binaire », « a-genré », « gender fluid » en utilisant le prénom « iel ». Pour Jean Laplanche, l’hystérique resté bloquée au stade œdipien et met en scène des fantasmes originaires, dont le but serait l’évitement de la sexualité génitale. André Green précise quant à lui le caractère sexuel ambivalent où l’hystérique désire simultanément être aimée de l’objet et le détruire. Nous rencontrons la difficulté d’un choix d’identification masculin-féminin en lien avec la bisexualité psychique. Ce stade s’exprime également par une contestation de l’autorité.
Faut-il repérer dans la palette actuelle des genres (masculin, féminin, « non binaire », androgyne) et d’identité de genre (« transgenre », « cisgenre », « intersexe », « asexuel », « pansexuel », etc.), et leurs revendications spécifiques voire opposées, les dérives liées à la complexité et l’incompréhension des travaux de Rolland Barthes sur les déclinaisons du concept de neutre ?
« Le Neutre » (du latin neuter, « ni l’un ni l’autre »), ni actif, ni passif, ni masculin, ni féminin apparaîtra comme un troisième terme ou « terme zéro » et sera l’objet d’une année de cours au Collège de France (1977-78) où Rolland Barthes déploiera ce concept esthétique et politique sous toutes ses nuances :
« La pensée du Neutre est en effet une pensée limite, au bord du langage, au bord de la couleur puisse qu’il s’agît de penser le non-langage, la non-couleur mais non l’absence de couleur, la transparence ».
Éric Marty démontre dans son ouvrage Le sexe des modernes que la disjonction du sexe et du genre est un geste éminemment moderne. Pour Barthes, « Le neutre est la forme la plus perverse du démoniaque », c’est dire qu’en introduisant le neutre dans la question sexuelle, Barthes introduit la perversion dans le champ de la sexualité au cœur même du dispositif, à savoir la différence sexuelle ou encore le paradigme où se lie le masculin au féminin. On sait que le pervers méconnait le complexe de castration. En jouant avec la question de la castration, en neutralisant la question de la différence sexuelle, le neutre suspend le relationnel.

3. Couple masochiste – paranoïaque

On peut conjecturer une prédisposition historique paranoïaque chez certains protestants puritains, fuyant les persécutions religieuses et une obsession pour le péché, la pureté et la culpabilité s’exprimant dans le sexe et la race. Si le corps est l’expression du mal, à l’image de l’hérésie chrétienne que fut la gnose, la théorie du genre offre cette possibilité d’en changer en s’étayant sur le sentiment d’être d’un genre ou d’un autre.
Un ethnomasochisme exprimé par la repentance à Cary[40] en Caroline du Nord s’est déployé chez un groupe de policiers blancs et de plusieurs civils réunis pour laver les pieds des chefs religieux noirs en signe de contrition, en écho au lavage des pieds des apôtres par le Christ. Au cours d’un certain nombre d’avant matchs lors des matchs de championnat anglais de football, des joueurs ont pu effectuer une génuflexion en guise d’attrition et de soutien au mouvement « Black Lives Matter ».
Le wokisme se positionne alternativement en victime opprimée par des forces dominantes et en bourreau vengeur du passé oppresseur. Cette interprétation permanente, itérative et réductrice du monde entre dominants et dominés évoque la répétition mortifère de Toinette dans Le malade imaginaire de Molière : « le poumon, le poumon vous dis-je ».
Dans une note pour la Fondation Jean Jaurès, Ruben Rabinovitch et Renaud Large[41] repèrent et mettent en scènela dynamique d’un couple indigné-indigne dans la société occidentale actuelle.
On peut en effet pointer une folie à deux où l’ancien « dominant » par mauvaise conscience, haine de soi et culpabilité jouit dans l’autopunition, là où le jeune minoritaire développe une tendance paranoïaque en guettant toutes les humiliations et oppressions et tente d’imposer sa loi sur la majorité.
Nous traversons une série de confusions, une profanation de la mémoire de nos morts. A une introjection victimaire, où des descendants de colonisés se prennent pour des colonisés, répond une identification masochiste, où des descendants de colonisateurs se sentent tenus à la repentance de fautes qu’ils n’ont pas commises.
Le moi surdimensionné évoqué précédemment tente de combler la faille avec d’absolues certitudes paranoïaques, des engagements violents, et lui confère une mission salvatrice de nos sociétés endormies. Bien reçues, ces assertions et convictions confortent le narcissisme défaillant ; refusées, l’autre apparait persécuteur car le moi est menacé, et conduit le woke à persécuter à son tour pour se restaurer sur le mode de la dénonciation. Caractéristique d’une révolution du tiers-exclu se résumant en cet aphorisme « Ou vous êtes avec moi, ou vous êtes contre moi et alors vous n’existez plus ».  Ces certitudes paranoïaques s’expriment aujourd’hui dans une psychopathologie d’un néo-féminisme séparatiste, détruisant l’universel et ne renâclant pas aux délations, aux cellules de surveillance. Une paranoïa sexuelle s’installe confondant viol et propos graveleux. Fascination pour la confusion et un chaos incestueux. Ces néo féministes ne revendiquent plus l’émancipation ou l’égalité mais œuvrent à un « retournement de la domination[42] » et réintroduisent une posture victimaire dans une hypertrophie du moi. Cette figure victimaire s’inscrit dans le dispositif judiciaire actuel où la victime et son ressenti est désormais centrale. La plaignante est non seulement portée par sa plainte mais cherche une reconnaissance de statut de victime par la narration de son agression, en place d’une tentative de résolution de sa situation. Un montage pervers peut s’installer entre certaines accusations issues du mouvement #MeToo, accusations associées à une jouissance à peine dissimulée, et un certain voyeurisme du public sollicité. Sándor Ferenczi a avancé l’hypothèse d’un « terrorisme de la souffrance » exprimé dans une propension narcissique, source de violence.  Ces postures évoquent pour nous le roman percutant de la dénonciation du convenable, La tâche de Philip Roth[43] qui nous ouvre à une université américaine, gangrénée par la médiocrité, les obsessions racistes, féministes, de l’identité et du sans mélange, car la tâche « Est en chacun, inhérente, à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie, toute explication. C’est pourquoi laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie de barbare et le fantasme de pureté terrifiant ».
Ce narcissisme victimaire se présente comme une variante du narcissisme pervers qui manipule l’autre par le masochisme. Ce narcissisme apparaît comme une revanche dans le plaisir d’humilier l’autre pour se valoriser, pour conjurer son sentiment d’infériorité. « Il est doux de se croire malheureux quand on n’est que vide et ennuyé » disait Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle.
Le « sentiment », voire le « ressenti » qui s’impose chez les « wokes », s’agrège à d’autres semblables en un « nous » identitaire, contre un « eux » dans une communauté de jouissances. Ce ressenti pivote autour d’un dol sexuel, racial, religieux, historique au détriment du pacte social.  Ce sentiment consolide le narcissisme belliqueux de la petite différence moïque, mais révèle une identité de nature paranoïaque de la haine et du ressentiment, et installe le sujet dans cette posture victimaire, dans cette revendication infantile de la plainte. Dans cette idéologie du « ressentisme », le woke se sent blessé, offusqué et aurait directement une conscience de soi sans le détour par l’Autre, qui propose à l’instance moïque différentes identifications devant conduire au registre du symbolique. On comprend dès lors que « toute contradiction passe alors pour remettre en cause un être profond, bien souvent de façade[44]». Au nom d’un ressenti, exprimé par exemple dans le « je me sens femme » posera demain la question de l’introduction de la subjectivité dans le droit.
Cette dimension paranoïaque s’exprime dans la situation de cette professeure de danse à Sciences Po évoquée précédemment. La plainte d’un seul élève exprimé par un malaise aura généré une crise dans l’école. Aucun élève ne se plaint par culpabilité narcissique qui diffuse dans le groupe. Ils ne veulent pas être accusés d’une participation à l’exclusion. La direction de l’école méfiante, sans doute par une confiance limitée, ne peut supporter la moindre critique et en l’occurrence cette plainte portant sur le ressenti d’un élève et non sur une parole passible d’une sanction. Des éléments de nature paranoïaque mettent en mouvement le mécanisme de défense qu’est la projection : L’élimination de cet objet anal s’impose et conduit à l’éjection de ce professeur « excrémentiel ».
Cette paranoïa s’exprime dans sa dimension totalitaire et dans certains délires. On brule des livres au Canada en 2019 au nom de la réconciliation avec les autochtones, on déboulonne des statues et on interdit des conférences. Au Royaume -Uni une grande marque commerciale retire de sa vente les rouleaux de papier toilette à l’aloe vera, dont le dessin cacherait le nom d’Allah en arabe. Après s’être justifiée et défendue de ces accusations, la marque aura décidé le retrait du produit. Cette position n’exprime-t-elle pas une relation structurée sur le mode persécuteur-persécuté ? Pour Micheline Enriquez[45], « Les paranoïaques et les masochistes érotisent la haine et la souffrance, s’en nourrissent et trouvent en elles le ressort de leur identification et de leur choix d’objet ».
La collusion entre l’accusation narcissique« Vous nous avez colonisés, vous êtes coupables », et la culpabilité narcissique « Oui nous sommes coupables » nous apparaît sans issue dans ce face-à-face entre deux identités. « L’entre-deux, l’origine en partage » concept forgé par Daniel Sibony[46] permettrait il, par le récit partagé de deux histoires, le dépassement d’un passé toujours présent entre ces deux narcissismes ? Le woke apparaît ainsi comme une idéologie de la culpabilité narcissique où, par complaisance, des groupes minoritaires font la loi.

Un regard métapsychologique repère une clinique des limites se révélant dans des délires militants contagieux. Des frontières peuvent être brouillées, des limites effacées telle la différence vécue comme une inégalité, une hiérarchie à détruire. Nous avions précédemment évoqué la question des limites dans notre article « La question des limites actuelles dans les bio-technosciences » en l’illustrant par les notions de fluidité, de genre, de troubles, d’ambiguïté, de brouillage des frontières entre l’humain et l’animal dans l’antispécisme. Il est remarquable que la ville « écologiste » de Grenoble dans une campagne « pour bien vivre ensemble » use du terme d’animal liminaire pour évoquer le nuisible rat des villes. Après avoir reconnu la sensibilité et le statut « d’être à part entière » des animaux, en s’inscrivant dans un mouvement antispéciste fondé par Peter Singer et consigné dans La Libération animale, le Parlement espagnol vient d’accorder la possibilité légale d’avoir des relations sexuelles avec les animaux partenaires. La relation sexuelle sans consentement ne serait-elle plus un viol ? 
Si la phobie interpelle la question des limites, des frontières entre soi et l’autre, on peut s’interroger sur son emploi aujourd’hui démesuré dans le social au tout devient phobique. La fonction paternelle symbolique carencée dans sa fonction séparatrice n’opérerait elle plus ? L’individualisme actuel serait-il une façon phobique de se séparer de l’autre ?
En occupant une telle position, tout peut être soumis à déconstruction : le sujet, le couple, la famille, les institutions, la culture, la science, toutes les valeurs fondatrices d’une civilisation.
Le déni de la réalité extérieure associé à un délire persécutif s’exprime dans la culture de l’annulation ou du féminisme. Ainsi telle éco-féministe universitaire qui s’ingère dans le privé avec le regard étroit de l’omni-phallocratie qui veut changer les mentalités pour que « le barbecue ne soit plus symbole de virilité » et qui veut instaurer un délit pour l’obtention de « l’égalité sur le partage » des tâches ménagères exprimant la politisation du privé, c’est à dire une figure du fanatisme. Étrange conception par ailleurs d’un ustensile de cuisson porteur d’un genre en soi.
Évoquons ici cette juste pensée de Milan Kundera :
« Le privé et le public sont deux mondes différents par essence, et le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un homme puisse vivre un homme libre. Le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable, et les arracheurs de rideaux sont des criminels. »
Enfin, ce profil masochiste pourrait d’autant plus s’installer, que comme le fait remarquer Pierre Manent[47], « la proposition chrétienne » qui émerge de Dieu et non de l’homme, s’efface, se réduit à la religion du semblable où le migrant devient la nouvelle figure christique dans la nouvelle foi européenne. Cette dérive humanitaire, cosmopolitique, efface l’histoire souillée de crimes. La nouvelle proposition consisterait alors pour devenir meilleur, à mortifier tout ce que nous avons été jusqu’à maintenant à des fins d’une nouvelle humanité innocente. Tel serait l’esprit du wokisme progressiste.
Le sujet qui arrivera chez le psychanalyste dans une telle errance subjective, et dans une injonction de réponse à sa demande militante, devra alors réaliser, via l’absence de réponse du thérapeute, que cette plainte s’avère être une demande de l’enfant à l’adulte, une attente d’étayage, et que seul il devra grandir et assumer son destin, dans un renoncement à sa toute-puissance ouvrant une place à l’altérité. 

           III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité

« Ils ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux »
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire

On pourrait achever ce survol psychopathologique en pointant une certaine perversion qui s’exprime dans le domaine des idées et du dévoiement des mots : la transphobie détournée de son sens à des fins de sujétions mentales, l’égalité se mutant en égalitarisme par écrêtement de toute différence vécue comme hiérarchique conduisant à un effacement des limites et des distinctions entre l’homme et l’animal, entre la différence des sexes, entre la vie et la mort, enfin l’autodétermination de l’enfant dans sa sexualité présentée comme possible « je dois advenir car je le ressens »  par des groupes militants où l’adulte se déresponsabilise, se dérobe à sa fonction d’étayage, à l’asymétrie des places, et prétend priver l’enfant des processus d’identification nécessaires à  l’édification de son identité.  Ce dernier point illustre la négation de l’inconscient. Jacques Lacan[48] dans les complexes familiaux insiste sur la prégnance du culturel sur la constitution du sujet, sur la dépendance vitale par rapport aux autres, c’est-à-dire que celui-ci est pris dans le désir de l’autre, dans la norme langagière imposée par l’ordre social en tant qu’être social. La présence de l’autre est la condition de notre existence. Freud quant à lui enfin énonçait que on ne savait rien de son sexe avant d’avoir été analysé. Cette question de l’autodétermination illustre aussi le néologisme d’« auto-thée » de Peggy[49] pour définir l’homme moderne devant Dieu « L’homme moderne se croit athée, mais ce n’est pas vrai, il est auto-thée ». Le woke qui tente cette maîtrise de lui-même et de la langue, qui serait pour Judith Butler qu’une construction sociale, méconnaît que la langue elle-même contrecarre cette prise de position. Il en est de la nature humaine de vouloir repousser les limites, dans la science, dans la médecine, mais une clinique des limites est aujourd’hui interpellée par la destruction de certains principes démocratiques, faute de débats possibles et d’une politique des minorités, enfin par l’ébranlement civilisationnel.
Pour Claude Lefort[50], la démocratie est fondée sur la centralité du désaccord, à partir d’un espace vide, d’un manque, représenté anciennement par le forum où peuvent s’exprimer les conflits, faute de quoi des leaders narcissiques, charismatiques avides de pouvoir peuvent venir saturer ce manque, massifier le social et s’exprimer sur un mode totalitaire en tentant de faire Un.

Freud, dans La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes en 1908, relie les névroses à l’organisation de la société de son temps.  Pour ne pas être un « hors-la-loi », l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle, en abandonner une part, pour qu’émerge le sacré laïque et faire communauté. Ce renoncement est accompagné d’une compensation symbolique qui permet l’échange.  Les difficultés actuelles de vivre toutes frustrations et le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprimeraient il pas dans les différentes formes de revendications actuelles et de victimisation ?

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité ».
Albert Camus

Serge Moscovici[51] a toujours considéré « qu’une société sans minorités actives et déviantes est une chose aussi impossible et irréalisable qu’un carré rond ».Ainsi,Gilles Marchant[52]dansun article de Sciences Humaines de 2003 s’interrogeait sur l’avenir des mouvements de contestation, comme la tendance queer et l’action des inter mondialistes quant à leur capacité à devenir sources d’innovation et de changement pour notre société. Mais les minorités Woke actuelles sont aujourd’hui plus complexes en tant qu’elles forment un couple infernal entre le vieux pénitent d’une société occidentale s’autoflagellant par culpabilité et le jeune minoritaire issu d’outre atlantique au profil paranoïaque et hystérique.
Si la pensée Woke à un sens dans la société clanique américaine où chacun a son école, son église, son sentiment d’appartenance, où dès la naissance chacun est inscrit selon sa race, où chacun vote en tant qu’homme blanc d’âge moyen, elle demeure problématique d’un point de vue français. Ernest Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? » précise que notre République universaliste repose sur un principe d’assimilation culturelle, sur un projet commun et des valeurs et non sur des ethnies.
Notre République propose un modèle de civilisation par désaffiliation et désidentification des citoyens de leur communauté d’origine et de leur histoire singulière. En réalité, il ne s’agit pas de s’extraire de ses appartenances premières, mais de laisser de côté ses particularités tant dans le registre de la citoyenneté que de l’école sanctuarisée, pour se rattacher à une réalité plus vaste, à savoir l’histoire, la langue, la littérature. La France n’est pas une mosaïque de particularités mais « une personne » comme aimait le dire, le plus illustre des historiens français Jules Michelet.
Notre République qui ne reconnaît que des individus et non des communautés parviendra-t-elle à maintenir sa spécificité face à cette déferlante minoritaire, puritaine, communautaire se vivant toujours opprimée en raison de sa couleur de peau, de genre ou d’orientation sexuelle. Le wokisme pourrait prospérer sur les manquements de la promesse républicaine d’égalité des chances et de la méritocratie.
A l’instar du corps biologique, notre corps social semble attaqué par un virus mortifère qui nous dévitalise d’une part et altère nos défenses et limites d’autre part. Dévitalisation, en s’attaquant aux deux caryatides qui soutiennent la culture : la langue et le droit. Deux étais aujourd’hui minés par la langue inclusive et les dérives du mouvement Metoo qui met en cause le contradictoire constitutif du droit, repérable dans les expressions : « nous avons tous vécu la même chose » et « femme on vous croit ». Attaque de nos défenses immunitaires dans différents propos, en ne supportant pas le débat contradictoire. Celui-ci se voit supprimé à l’université, au lieu même de la disputation, renvoyé dans la nébuleuse « faschosphère » en dévoyant les mots, enfin relégué chez « les nouveaux réactionnaires ». Pour Albert Camus,[53] « Le démocrate après tout est celui qui admet qu’un adversaire puisse avoir raison, qui le laisse donc s’exprimer, et qui accepte de réfléchir à ses arguments ». Virus provoquant une sorte de maladie auto-immune où l’organisme s’auto-inhibe pour éviter toute vague, toute mort sociale via les réseaux sociaux, toute image dégradée dans certaines entreprises commerciales.
Le corps social est alors comme anesthésié progressivement à l’image biologique proposée par l’anthropologue Gregory Bateson[54] dans la fable de la grenouille qui ne réalisait pas sa cuisson à venir dans l’eau progressivement chauffée ou encore cette image de la physique, où l’eau bout progressivement jusqu’à 100° en demeurant liquide jusqu’au moment où brusquement le système bascule et le liquide devient vapeur ! Certains jeunes moins marqués par l’histoire, d’autant plus que celle-ci tend à être effacée par la cancel culture et remplacée par l’économie après la deuxième guerre mondiale, et à qui l’on fournit « du pain et des jeux », pourraient se laisser emporter par le mouvement. On assisterait alors au retour à « Panem et circenses » du poète romain satirique Juvénal où la suffisance en pain et les amusements détournaient de la décadence à l’œuvre de l’Empire Romain.
En dehors de la psychanalyse, qui a pour fonction de troubler la mise en récit de ce monde actuel en travaillant au cas par cas, quelle Cassandre dans la cité s’élèvera assez tôt et d’une voix suffisamment forte pour nous avertir de l’entrée subreptice d’un nouveau cheval de Troie animé d’une mentalité nébuleuse, manichéenne, animiste, magique, nourri de passions tristes tel le ressentiment et la détestation, enfin d’une pulsion de mort exprimée chez les studies autodestructrices de la raison et qui vise à l’anomie en anéantissant la différence des sexes, les savoirs humains, les fondateurs de la méthode scientifique libre et argumentée : Bacon, Descartes, Durkheim, Kant ?
Quel Béranger résistera à ce virus de rhinocérite dépeint magistralement par Ionesco en affirmant avec vigueur sa foi humaniste : « Hélas jamais, je ne deviendrai un rhinocéros jamais, jamais ! ».

Guy Decroix – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949.

[2] Bérénice Levet, Le courage de la dissidence, Paris, Édition de l’Observatoire, 2022.

[3] Clotilde Leguil, « Je » Une traversée des identités, PUF, 2018.

[4] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1920), PUF, 2019.

[5] Roland Gory, La fabrique de nos servitudes, Les liens qui libèrent, 2022.

[6] Laurent Carpentier et Aureliano Tonet, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov », Le Monde, 22 février 2023.

[7] Jacques Julliard, « Le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois », 21 janvier 2022.

[8] Jean François Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.

[9] Alain Finkielkraut , France culture, « Réplique »,  25 février  2023.

[10] Marianne, « Cours sur le genre annulé à Sciences Po : les enseignants dénoncent une censure, l’école se défend ». Marianne, 11 juillet 2022.

[11] Xavier-Laurent Salvador, cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.

[12] Emma Ferrand, « Cours de sociologie de la race », Le figaro, 13 décembre 2021.

[13] Paul_Henry Wallet, « Les citoyen.nes.s ont -iels le pouvoir en démocratie ? », Le figaro, 13 janvier 2023.

[14] Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, Editions du cerf, 2019.

[15] Alexandre Clappe, « Aux États-Unis, une enseignante licenciée pour avoir montré des peintures médiévales de Mahomet », LEJOURNALDESARTS.FR, 10 janvier 2023.

[16] James Lindsay, Helen Pluckrose, et Peter Boghossian, « Le triomphe des impostures intellectuelles », H&0, 2022.

[17] Pierre Bouvier, « Aux États Unis, bataille pour des noms d’oiseaux plus inclusifs », Le Monde, 10 juin 2021.

[18] Albert Camus, Entretien pour la revue « Caliban » 1951.

[19] Pierre Valentin, « Anatomie du wokisme », Fondation pour l’innovation politique, 2021.

[20] Caroline Fourest, Génération offensée, Grasset, 2020.

[21] Paul Préciado, « Notre Dame … des survivants et survivantes de la pédocriminalité », Médiapart, 12 octobre 2021.

[22] Alain Finkielkraut, L’après littérature, Stock, 2021.

[23] Pauline Machado, « Maintenant je comprends : pourquoi Hall Berry abandonne un rôle de transgenre », Terrafemina, 5 juillet 2020.

[24] Lisbeth Koutchoumoff Arman, « Qui pour traduire la poétesse Amanda Gorman ? », Courrier International, 23 mars 2021.

[25] Interview de Chat GPT, Europe1, Février 2023.

[26] Douglas Murray, La grande déraison, L’artilleur, 2020.

[27] Robert Leroux, Les deux universités, Cerf, 2022.

[28] www.renaultgroup.com

[29] . François Joyaux, « Déconstruire notre propre histoire :  et si Macron avait raison ? », Revue front populaire 14 mai 2021.

[30] Sandrine Rousseau, Adelaîde Bon et Sandrine Roudaut, Par-delà d’Androcène, Seuil 2022.

[31] Hélène Godefroy, Malaise dans le genre, séminaire de psychanalyse actuelle, Youtube, 19 février 2022.

[32] « Anguille sous roche », Le Journal de Montréal, 5 février 2023.

[33] « Pour une école libre au Québec », 15 juillet 2022.

[34] Jessica Warren, Mailonline, 7 septembre 2022.

[35] Ruben Rabinovitch et Large Renaud, op.cit.

[36] Delphine Horviller, « Il n’y a pas de Ajar », Grasset, 2022

[37] Jean Charles Bettan, Clinique d’un cheval de Troie, YouTube, 21 décembre 2021.

[38] Laurent Dubreuil, Gallimard, 2019.

[39] Fracture sociétale : enquête auprès des 18-30 ans, IFOP pour Marianne, novembre 2020.

[40] Désiré Sossa, George Floyd, « Des policiers blancs lavent les pieds des manifestants noirs », La nouvelle tribune, 6 juin 2020.

[41] Ruben Rabinovitch et Renauld Large, op.cit.

[42] Sabine Prokhoris, Les habits neufs du féminisme, Intervalles, 2023.

[43] Philip Roth, La tâche, Gallimard, 2000.

[44] Isabelle Barberis, Panique identitaire, Paris, PUF, 2022.

[45] Michèle Enriquez, La souffrance et la haine, Dunot 2001.

[46] Daniel Sibony, L’entre-deux, Seuil, 1991.

[47] Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Grasset, 2022.

[48] Jacques Lacan, Les complexes familiaux, L’harmattan 1938. 

[49] « Être péguyste dans la cité », colloque-Péguy-cité, janvier 2014.

[50] Claude Lefort, La valeur du désaccord, Editions la Sorbonne 2020.

[51] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1976.

[52] Gilles Marchant, « Psychologie des minorités actives », Sciences humaines, Hors-série N° 42, 2003.

[53] Albert Camus, « Démocratie et Modestie », Combat, février 1947.

[54] Gregory Bateson, La nature et la pensée, Seuil, 1979.

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