Friedrich Nietzsche – La Généalogie de la morale, Avant-propos
Préface Nicolas Koreicho
Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire :
« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ».
Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes.
Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi.
La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné.
De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.
Nicolas Koreicho – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©
Avant-propos[3]
1.
Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.
Texte intégral, traduction par Henri Albert :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale
[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.
[2] Paul Verlaine, Parfums, couleurs, systèmes, lois, in Sagesse, 1902.
[3] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Avant-propos 1 (sur 8), 1887.