Les passions essentielles

Charlotte Lemaire – Juin 2023

Johannes Vermeer, L’art de la peinture, 1666-1669, ©Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sommaire

Introduction

I Devenir sujet
1. Individuation et subjectivation
2. Réinvestissement du Moi

II La sublimation
1. Définitions et histoire du concept chez Freud
2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor
3. Sublimation et idéalisation

III Les passions essentielles
1. Passions essentielles et état passionnel
2. Choix des termes
3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Conclusions

« Elle se dit que la guérison passait forcément par la curiosité […] »
David Foenkinos[1]

Introduction

Tant à travers la clinique qu’au quotidien, s’est récemment imposé à nous le constat d’un fréquent manque de passion(s) – au sens d’enthousiasme, d’inclination, de désir – lequel semble régulièrement accompagné d’un état dépressif plus ou moins marqué, qui n’est pas sans évoquer une forme d’effondrement. Les passions désignées étant, nous le verrons, intrinsèquement liées aux notions de subjectivation et d’individuation, ce constat s’est avéré questionnant, certes, mais finalement peu surprenant, compte tenu du « vide identitaire, où se sont engouffrées toutes les identités singulières[2] », actuellement proéminent, et incessamment alimenté par notre société.

Aborder la problématique du sans-passion nécessite de définir le type de passions désigné ici en étudiant les mécanismes qui y sont à l’œuvre, mais aussi d’en souligner la fonction essentielle pour le Moi – et surtout pour le je. Parallèlement, nous verrons que ce manque de passion(s) n’est pas sans lien avec l’actuelle prédominance des passions illusoires, d’ordre psychopathologique.

I Devenir sujet

1. Individuation et subjectivation

L’accession à l’individuation, telle que nous l’entendons ici, témoigne d’un travail d’autoreconnaissance, de réflexivité, reposant sur une sécurité interne suffisante qui préside la capacité d’être seul en présence de l’autre[3].
« Individuation » se définit par la « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie[4] », définition qui souligne, d’emblée, un processus de différenciation préalable. 
Afin d’en saisir plus précisément les enjeux, nous proposons d’articuler la notion d’individuation à celle d’identité, telle que décrite par Alain Ferrant[5] notamment. Celui-ci l’associe à « la constance d’une organisation psychique qui reste semblable à elle-même et se reconnaît à travers la flèche du temps ». Mais ce qui fonde le point commun – et crucial – de ces deux concepts, c’est qu’ « il y a un soi-même parce qu’il y a les ”autres” qui se distinguent de chaque sujet ». En d’autres termes, l’on peut raisonnablement avancer que le sentiment de constance de soi repose sur la différence, et donc, sur l’altérité. Le processus d’individuation, autant que le déploiement du sentiment d’identité, reposeraient donc sur les sentiments simultanés d’être et ne pas être.

La subjectivation, éminemment liée à l’individuation, désigne les opérations indispensables au devenir sujet. Parmi les auteurs qui se sont attachés à définir cette notion, nous proposons de nous référer à Steven Wainrib[6], pour qui la subjectivation est un « processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation » – opération dont l’émergence se situe dans l’enfance, lors de la phase de latence qui succède à l’Œdipe, et qui se répètera et jalonnera la vie du sujet. Processus permettant l’émergence d’un « fonctionnement psychique […] devenu subjectif », la subjectivation est donc indissociable d’un travail de différenciation préalable, et donc, de la prise en compte de l’altérité.

2. Réinvestissement du Moi

Lorsque s’impose la nécessité d’un réinvestissement du moi, pour un sujet, c’est que, par définition, son investissement se porte en grande partie vers l’extérieur, et ce, au détriment du narcissisme. Bien souvent, dans cette configuration, la différenciation Moi/objet n’est pas tout à fait intégrée, et la position dépressive non-élaborée. Celle-ci, caractérisée par l’angoisse de perte, doit se voir dépassée pour permettre l’élaboration du processus de séparation, étape fondamentale du chemin vers l’individuation.
Nous nous intéressons ici au sujet d’âge adulte, qui peine à se sentir sujet, précisément parce que l’accès à l’individuation se trouve entravé. La clinique du militantisme passionnel[7], cas extrême de l’esquive du devenir sujet, offre une illustration plus précise de la configuration désignée. « Ces patients, en proie à d’importantes angoisses de perte et d’abandon, se voient continuellement contraints de ”se chercher” », écrivions-nous. La difficulté à se sentir sujet peut en effet avoir pour conséquence, entre autres, de pousser le sujet à investir massivement et exclusivement un pôle spécifique, tel que l’activité de militance par exemple, cultivant par-là déni de la réalité et illusion de toute-puissance. L’individu s’enfonce alors dans le sentier du leurre, s’éloignant par conséquent de celui de la subjectivation, et donc de sa quête initiale : se trouver. De fait, le flou identitaire ne cesse de se creuser, et l’investissement employé dans cette activité ne génère aucun apport pour le Moi, si ce n’est celui du confort que confère la certitude de n’avoir pas à se remettre en question.

Le processus de réinvestissement du Moi est à envisager une fois la position dépressive élaborée, et donc, l’expérience de séparation éprouvée. C’est en ceci que réside toute l’importance du plein déploiement de la dépressivité. Le réinvestissement du Moi qui doit s’ensuivre consiste à détourner l’investissement dirigé vers l’objet, afin de la retourner vers le Moi, et par-là, à consolider le narcissisme, à relancer les mécanismes de mentalisation, et par conséquent, à réamorcer le processus d’individuation qui se trouvait, jusqu’alors, à l’arrêt.
Cela ne pouvant se faire sans un certain nombre d’opérations subjectivantes qui tendent à renforcer le narcissisme, c’est ici qu’intervient, selon nous, le rôle fondamental des passions essentielles et donc du mécanisme sur lequel elles reposent : la sublimation.

II La sublimation

1. Définitions et histoire du concept chez S. Freud

Dans le vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis[8], la sublimation est désignée par un « processus postulé par Freud pour rendre compte d’activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle ». Cette dernière « est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés ». Cette notion met donc en jeu deux éléments fondamentaux de l’existence de l’individu : la vie pulsionnelle et la vie sociale. 

La sublimation, notion redéfinie par Sigmund Freud tout au long de son œuvre, fut dans un premier temps décrite par lui comme le processus psychique qui transforme le but sexuel originaire d’une pulsion en un autre but. Il écrit, en 1908, que « la pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force extraordinairement grandes et ceci par suite de cette particularité, spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l’essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but, qui n’est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation.[9]»
Dévoilant ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse[10], il associera la sublimation non plus seulement à une transformation du but de la pulsion, mais aussi à un changement d’objet de celle-ci : « c’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation” ».
C’est en effet dans la seconde partie de son œuvre, lorsqu’il introduit le dualisme Éros/Thanatos, que S. Freud apporte de nouvelles précisions à la notion de sublimation. D’une part, celle-ci ne serait pas sans lien avec la frustration et le renoncement (perte de l’objet). D’autre part, ce processus se produirait par le biais du Moi, lequel « transforme d’abord la libido d’objet sexuelle en libido narcissique.[11]»

2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor

Ce sont aux hypothèses de Sophie de Mijolla-Mellor[12]  que nous nous référerons ici pour rendre compte de la fonction selon nous centrale de la sublimation dans la constitution et la consolidation du Moi. Définissant cette notion par un « mouvement de rétablissement […] du Moi dans le Moi », la psychanalyste attribue au processus sublimatoire un rôle aussi fondamental, dans la vie psychique, que celui du refoulement.
Distinguant sublimation et mécanisme de défense, la sublimation constituerait une autre « voie qui n’est ni celle de la réalisation pulsionnelle, ni celle de la défense ». Tenant compte de l’interdit mais pouvant se permettre de l’ignorer du fait de la qualité de la dérivation qu’elle opère, la sublimation constituerait un quatrième destin des pulsions sexuelles.

3. Sublimation et idéalisation

S. de Mijolla-Mellor souligne le caractère fondamental du processus sublimatoire, mais nous met toutefois en garde quant aux dangers qu’il comporte. En effet, les objets vers lesquels est dirigée la sublimation étant investis de libido narcissique, le risque encouru est celui d’un enfermement à l’intérieur du Moi, ce qui évoque entre autres la question de l’idéalisation. Sublimation et idéalisation s’intriquent souvent, en ceci que toutes deux entretiennent un lien avec les idéaux (Idéal du Moi, Moi Idéal), mais elles diffèrent cependant en un point fondamental, lequel constitue le cœur de notre propos.
C’est en introduisant le narcissisme[13] que Freud distingue ces deux notions. L’idéalisation est désignée comme un phénomène partiel, en ceci qu’elle opère une modification non pas sur l’objet de la pulsion, mais sur l’investissement de l’objet – ce dernier se voyant alors surestimé par le sujet. La sublimation, à l’inverse, consisterait en un processus opérant sur la totalité de l’objet de la pulsion.
Dans l’idéalisation, l’objet est donc dénié dans sa réalité pour être rendu conforme au désir. S. de Mijolla-Mellor écrit à ce propos que « l’idéaliste s’illusionne sur la nature de ses pulsions » en ce sens que « l’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence » – en témoigne la clinique du militantisme passionnel.

Dans la sublimation, l’objet est investi de libido narcissique, et se définit à partir des objets d’identification à l’intérieur du Moi. La sublimation serait donc permise par un travail de deuil objectal réussi, suite auquel, se sachant différent de l’objet perdu mais possédant « toutes les qualités propres à le rendre aimable », le Moi se propose au Surmoi comme objet de substitution de celui-ci. En d’autres termes, le Moi a renoncé à l’illusion d’« être » l’objet, mais se propose désormais d’« être comme ». La différence fondamentale entre ces deux processus tient donc au fait que dans la sublimation « le Moi s’enrichit, alors que dans l’idéalisation il se vide de sa libido au profit de l’objet, et la perte n’est plus autant à craindre puisque l’objet est devenu interne ». La sublimation témoignerait donc du dépassement de l’expérience de perte, laquelle est esquivée dans l’idéalisation. En d’autres termes, dans la sublimation, le Moi a renoncé à l’illusion – d’être l’objet – là où, dans l’idéalisation, le Moi s’accroche, et s’entretient dans celle-ci.

Préférentiellement abordée par S. de Mijolla-Mellor en tant qu’abstinence de l’âme, la sublimation renvoie aux « ”projets” qui jalonnent et animent la vie d’un sujet ». Le sens premier du mot « animer » désignant « douer de vie ou de mouvement », il a, selon nous, toute sa place dans la définition de la sublimation, et renforce notre pressentiment d’une essentielle réalisation de ce processus dans la vie du sujet … pour se sentir sujet. D’autre part, le terme « jalonner » tient une importance fondamentale dans la compréhension de cette notion, sa définition induisant le thème des limites, mais aussi du chemin. Entendons par-là que les « projets » désignés doivent donc ponctuer toute la durée de l’existence du sujet.
« L’activité sublimée, en se donnant comme propriété du Moi, renforce son investissement et le sentiment de sa valeur » nous explique S. de Mijolla-Mellor. Aussi, rappelons que l’étymologie du mot « sublimation » désigne principalement un mouvement d’élévation – ce qui, entendu à travers le prisme de la psychanalyse, fait sensiblement écho à la pulsion de vie.

III Les passions essentielles

Selon nous, une passion exclusive et totale, telle que celle à l’œuvre dans le militantisme passionnel notamment, diffère en tous points d’une passion sublimatoire, si l’on peut le dire ainsi, essentielle pour le Moi. La passion exclusive et totale repose sur le leurre, l’éphémère, l’illusion, et le superficiel, laquelle organise une configuration où se chevauchent, comme nous le disions, une faible estime de soi, une difficulté à faire valoir sa subjectivité, des craintes d’envahissement et d’intrusion particulièrement marquées, une difficulté à se tenir et à tenir l’autre à la bonne distance, une recherche incessante d’identifications poussant au mimétisme (voire au faux-self), un profond sentiment de solitude[14]. Alors, ce sentiment de solitude, qui revêt un caractère davantage angoissant qu’unifiant, tient-il à l’absence de l’autre, ou bien aussi à l’absence de soi-même ?

1. Passions essentielles et état passionnel

L’emploi du terme « passion » pour désigner des activités personnelles intellectuelles, artistiques, sportives, etc… nous vient directement de la clinique, lorsque le patient se voit questionné à ce sujet, et qu’il répond : « Non, je n’ai pas spécialement de passion. »
Notre décision de le reporter ici fut motivée, entre autres, par le caractère peu anodin de ce terme. En effet, à côté de la couleur quelque peu dépressive de cette réponse, qualifier de « passion » ce qui constitue un centre d’intérêt et/ou une activité personnelle, peut donner l’impression d’une surestimation du sujet pour celui et/ou celle-ci, la renvoyant au rang d’une utopie, d’un objet inaccessible, marquant par-là la distance qui sépare le patient de l’activité sublimatoire, ou encore, comme l’entend V. Caplier, d’un souci de résultat particulièrement saillant.
Toutefois, parler ici de passions pour désigner ce que nous préférons nommer sublimations n’est pas incohérent, en ceci que certains processus à l’œuvre dans le premier sont similaires à ceux observables dans le second. C’est notamment sur le plan de l’investissement que se rejoignent ces deux notions : l’investissement psychique propre aux activités sublimatoires partage en effet avec celui passionnel la particularité d’être davantage narcissique qu’œdipien. Dans l’un comme dans l’autre, l’objet est investi dans l’optique de servir le narcissisme du sujet. La nuance tient au fait que dans la sublimation – lorsqu’elle est exercée modérément et non pas excessivement et exclusivement – la consolidation du narcissisme s’effectue, sans pour autant couper le sujet de la réalité externe et des lois qui la régissent. Là où, dans l’état passionnel, le Moi s’illusionne dans une défiguration de la réalité, ce qui, bien entendu, dessert le narcissisme.
En effet, passions essentielles et état passionnel diffèrent, ne serait-ce que, parce que dans le second, il est question d’un « état ». D’autre part, parce que les passions essentielles sont régies par la sublimation, et que l’objet n’est pas investi en tant que béquille narcissique, mais bien plutôt comme négociateur vis-à-vis du Surmoi, permettant par-là un compromis avec le Moi. A contrario, dans l’état passionnel, c’est l’idéalisation qui œuvre dans l’élan d’un rigoureux déni de la réalité, et « nul démenti ne semble alors pouvoir être infligé au passionné, nul échec ne paraît susceptible de l’abattre, dans la mesure même où sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de l’événement[15] », comme nous l’explique Baldine Saint Girons.

2. Choix des termes

Le terme « passion » dans l’expression « passion essentielle » est donc à entendre au sens d’un investissement qui, certes, est narcissique, mais où l’altérité n’est pas niée, et où ne figurent ni le surinvestissement du sujet à l’égard de l’objet de sa passion, ni l’idéalisation de celui-ci.
Le choix du qualificatif « essentiel », lui, se justifie par le fait qu’une activité résultant du processus sublimatoire sert ce qui fonde l’essence-même du sujet, à savoir, le je – à condition, bien sûr, que le Moi soit simultanément en mesure d’aller aimer ailleurs. La sublimation risque cependant de desservir le Moi dans le cas où celui-ci s’illusionne d’être à même de s’auto-satisfaire exclusivement – ce qui marque la limite du concept de sublimation, lequel, dans cette situation, glisse vers l’idéalisation et l’enfermement du Moi dans le Moi[16].

3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Pour Francesco Conrotto, « les processus sublimatoires participent à la genèse du Moi.[17]» Dans cette perspective, et à partir de ce que nous avons tenté de démontrer, la fonction de la sublimation doit être appréciée comme véritable organisateur psychique, dans la mesure où elle offre, entre autres, la possibilité d’expérimenter une voie de réalisation, de transformation (d’affects, de ressentis), faisant émerger un sentiment d’évolution, de progression et d’accomplissement. Il serait dommageable, selon nous, de négliger sa place dans la constitution du Moi, comme dans la constance de celui-ci.
Nous proposons donc d’appréhender les opérations sublimatoires – qui servent de manière positive le narcissisme en ce qu’elles supposent une poussée en avant, une élévation, et une ouverture au monde externe qui ne menace pas le Moi – comme étant au cœur de ce que nous nommons les passions essentielles, lesquelles s’érigent en processus indispensable à l’éclosion et à la constance du je. De fait, le constat d’un manque de passion, point de départ de notre réflexion, apparaît comme le corolaire du flou identitaire qui marque notre époque, et met en évidence une véritable difficulté de subjectivation-individuation.

Aujourd’hui, notre société, gangrénée par les réseaux sociaux – se référer aux travaux de O. Fourquet à ce sujet[18] –, a cependant tendance à privilégier la fascination et l’apparence, la facilité et l’immédiateté, le lissage des singularités et l’éviction de la réflexion. Il ne fait alors aucun doute qu’encouragé dans cette voie du leurre, l’individu qui n’est attaché ni au sentiment d’accomplissement, ni au goût de l’effort, ni au courage de l’introspection, se verra privilégier des passions immédiates et illusoires aux passions essentielles, s’orientant à contresens du devenir sujet

Nous lisons ou entendons ailleurs qu’il n’est ni dramatique ni essentiel de n’avoir pas de passion. Si « passion » est employée pour désigner une « vive inclination vers un objet auquel on s’attache de toutes ses forces[19] », alors effectivement, nous ne l’encourageons pas. Nous n’encourageons d’ailleurs rien qui puisse mobiliser le « tout » – tendance, nous l’aurons compris, inhérente à l’état passionnel. Si, en revanche, « passion » est employée pour désigner la sensibilité et l’enthousiasme du sujet pour l’objet-activité qui vient consolider son narcissisme et donc sa subjectivité, alors oui, cette « passion » nous paraît essentielle.
Du piano à la menuiserie, du tennis au tricot, de l’écriture au dessin, du yoga à la poterie, de la lecture au jardinage … quel que soit l’objet de cette passion, et peu importe qu’il se voie souvent renouvelé, c’est-à-dire abandonné pour un autre, pourvu qu’il en existe dans la vie du sujet. 

Conclusions

« Penser, c’est apprendre à ne pas se soumettre aux idéologies, parce que les opinions collectives, même si elles permettent de se sentir plus fort en adoptant des idées partagées par le groupe d’appartenance, amputent l’individu de sa part créative et de sa liberté. » Yves Lefebre[20]

À l’heure où « seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti[21] », le manque de passion(s) – au sens d’inclination, d’enthousiasme, de désir, de passions essentielles – ne fait pas mystère. L’on assiste, en conséquence, au surinvestissement de certains individus dans leur militantisme passionnel, ou bien souvent aussi, à des individus investis dans « rien de spécial », pour reprendre leurs termes. Dans ce cas précis, mais ce point ne sera pas traité ici, peut-être ce manque de passion(s), de positionnement, traduit-il une forme de crainte paralysante devant les injonctions d’un monde où il faut constamment choisir son camp, et sacrifier sa singularité sur l’autel de la bien-pensance, sous peine d’être condamné et rejeté.

Les passions essentielles mettent en jeu l’investissement du sujet pour des activités et centres d’intérêts – investissement qui, bien que narcissique, n’induit ni le déni de la réalité, ni celui de l’altérité. Ces activités, sublimatoires, jalonneront la vie du sujet, renforçant la nécessaire subjectivation-individuation indispensable au devenir sujet, permettant donc d’éviter l’état limite du sans-passion. Il n’est, à l’évidence, pas question de miser toute la cure d’un patient concerné sur cette notion, mais considérer le rôle des passions essentielles dans l’accession à l’individuation et la constance du je peut, selon nous, en constituer un apport notable.
En lieu et place de ces passions essentielles, ce sont aujourd’hui des passions illusoires qui se voient massivement privilégiées, à l’instar de l’hyperconsommation, laquelle, donc, se retrouve aussi sur le plan de l’investissement psychique. Le prix à payer, cependant, réside dans l’illusion elle-même qu’organise ce type de passion(s) ; hyper-consommer et/ou hyper-investir une illusion ne permettront certainement pas la résorption du flou identitaire qui, au contraire, ne cessera d’entamer le Moi, rendant impossible l’éclosion du je.

Charlotte Lemaire – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] David Foenkinos, Deux sœurs, Gallimard, coll. « Folio », 2019, p. 128.

[2] Guy Decroix, « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II », Institut français de psychanalyse, avril 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-ii/

[3] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, 1958.

[4] https://www.cnrtl.fr/definition/individuation

[5] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie générale, Elsevier Masson, 2014.

[6] Dominique Bourdin, « La subjectivation », Société Psychanalytique de Paris, 2006, https://www.spp.asso.fr/publication_cdl/la-subjectivation/#:~:text=La%20subjectivation%20est%20ce%20processus,de%20son%20activité%20de%20symbolisation

[7] Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », Institut Français de Psychanalyse, février 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/le-militantisme-passionnel/

[8] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[9] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1997.

[10] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933.

[11] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[12] Sophie de Mijolla-Mellor, Que sais-je ? La sublimation, PUF, 2005.

[13] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1914.

[14] Charlotte Lemaire, op. cit., page 2.

[15] Baldine Saint Girons, « Le délire passionnel : du processus de défense à la sublimation. Conversion et régulation de la passion », Universalis, année inconnue, https://www.universalis.fr/encyclopedie/passion/4-le-delire-passionnel-du-processus-de-defense-a-la-sublimation/

[16] Sophie de Mijolla-Mellor, op. cit., page 3.

[17] Francesco Conrotto, « La sublimation : un fonctionnement psychique de base ? », Revue française de psychanalyse, vol. 69, PUF, 2005/5, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1531.htm

[18] Olivier Fourquet, « Passions, émoi et moi », Institut Français de Psychanalyse, mai 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/passions-emoi-et-moi/

[19] Dictionnaire Le Robert : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/passion#:~:text=Vive%20inclination%20vers%20un%20objet,attache%20de%20toutes%20ses%20forces.

[20] Yves Lefebre, Le sexe, le genre et l’esprit. Études psychanalytiques et au-delà, Paris, Enrick B. Éditions, 2021.

[21] Guy Decroix, op. cit., page 1.

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