La passion : un champ à reconstruire ?

Nicolas Stroz – Juin 2023

Fernand Léger, Constructeurs à cordes, 1950, ©ArtsDot.com

Force est de constater que la passion au sens contemporain est incompréhensible à la philosophie.
Cette affirmation peut surprendre car on s’imagine souvent que la philosophie peut traiter de tous les sujets, mais il s’avère qu’il n’en est rien. Un choix très clair s’est produit dans le champ philosophique qui l’a bloquée dans un paradigme et un vocabulaire qui la laissent incapable de comprendre ce que passion veut dire aujourd’hui. Ce sont bien plutôt la psychologie et la sociologie  qui sont capables d’en parler de nos jours. En outre, le terme semble même progressivement disparaître du vocabulaire courant, ce qui laisserait même penser que le terme est perdu et impensable.          
Après une recension, qui ne saurait se vouloir exhaustive, des acceptions du mot passion en philosophie, afin d’expliquer pourquoi la passion lui est étrangère, nous verrons en quoi le mot même de passion disparaît du vocabulaire courant, excepté quelques usages plus souvent liés à la consommation qu’aux sentiments. Nous nous demanderons enfin s’il n’est pas nécessaire pour la philosophie d’emprunter plus franchement aux disciplines auxquelles elle a donné naissance (sociologie et psychologie) pour s’autoriser à penser la passion, ouvrant ainsi un nouveau champ.


Il faut d’abord parler du choix, qui se produit en quelque sorte dès la naissance de la philosophie. Platon comme Aristote placent la philosophie du côté de la raison, de la maîtrise de l’esprit. Ceci pose d’emblée un problème car la passion est souvent à l’opposé de la raison, perçue comme subir (de par son étymologie également). Mais il faut encore y ajouter la question lexicale.

Si passion vient de patior en latin, souffrir, et l’on peut aussi lui trouver comme origine pathos, l’émotion en grec. Et celle-ci pose des problèmes immédiatement. Platon dans le Phèdre, considère que l’âme est comme un attelage dont le conducteur et les chevaux ne sont pas en harmonie, avec d’un côté l’homme qui cherche la sagesse, de l’autre les chevaux, le cœur d’un côté, siège du courage et (dans ce dialogue du moins) de l’appétence pour le divin (donc la sagesse également), de l’autre l’appétence pour les plaisirs terrestres. Ailleurs, par exemple dans La République ou dans les Lois, Platon suggérera que le bon législateur saura même pour ainsi dire programmer ces mêmes sentiments pour en faire des vertus (justice, amitié, honnêteté) et créer ainsi une cité homogène, tel un corps en bonne santé. Mais, en face, dans le Gorgias, on rencontre Calliclès qui, mû par ses seuls sentiments égoïstes (carriérisme, ambition), représente le cancer de toute société car il est complètement réfractaire à la raison et ne cherche que les plaisirs (Socrate compare la vie qu’il souhaite mener à un tonneau percé). Nous ne trouverons pas donc chez Platon d’outil pour penser les passions.

Aristote, lui, est plus mesuré, et s’il les juge capables de s’opposer à la raison, il n’y est pas hostile, les passions pouvant être justes même si intempérantes (il explique dans l’Ethique à Nicomaque que la colère peut venir du fait qu’on est témoin d’une injustice). Toutefois, Livre VII, il montre bien l’importance de la tempérance, de la maîtrise de soi, de la recherche constante du moyen terme, du milieu équilibré. De même il pense, dans sa Poétique, que la tragédie sert à faire ressentir les sentiments honteux afin de s’en purger. Enfin, Aristote admet, dans sa Rhétorique, que les sentiments peuvent servir à convaincre l’auditoire.

Néanmoins, rien ici n’est pensé pour soi, uniquement comme problème ou moyen en vue d’une fin. En résumé, Aristote lui-même prend le parti de la raison, du calcul médian d’équilibre.

Ne parlons pas des Stoïciens, pour qui les passions sont un ennemi pur et simple, car antinomiques avec l’ataraxie qu’ils recherchent, autrement dit la paix de l’âme, ne devant jamais être perturbée. Les épicuriens sont moins radicaux, et si Épicure lui-même en parle peu (également parce que nous avons perdu l’essentiel de ses écrits), il ne leur est pas hostile et pense qu’il s’agit seulement de savoir en faire le tri. L’essentiel de sa philosophie se partage entre la métaphysique atomiste et l’idée générale que le bonheur vient d’un calcul de confort et d’économie, les sentiments sont simplement un fait, ils n’ont pas de rôle majeur, quand bien même l’épicurisme est un hédonisme, une recherche du bonheur via le plaisir (il convient toutefois de rappeler que sa définition du plaisir est l’absence de douleur, et qu’il n’est jamais question de jouissance).

La philosophie se christianisant, soit les passions seront associées au péché ou à la faiblesse de l’homme, soit aux souffrances du Christ et des martyrs. Dans tous les cas, on ne sort que peu des paradigmes gréco-romains. Saint Thomas en parlera de manière assez aristotélicienne dans sa Somme Théologique (Secunda Pars), en faisant par exemple remarquer que la colère peut être justifiée et bonne quand elle est juste, ou qu’on peut faire du tort sans penser à mal, au contraire en souhaitant le bien.

Dans tous les cas, la raison, le calcul froid, a la prééminence dans la pensée.

Avec la période moderne, on découvre une nouvelle définition des passions grâce Descartes à et son Traité des passions de l’âme. S’il rompt radicalement avec les jugements classiques, sa définition les réduit aux « instincts animaux » qui sont interprétés par le cerveau via la glande pituitaire. Il s’agit donc ici d’impulsions nerveuses et il pose ce faisant par écrit l’intuition reprise bien plus tard par les éthologues et les comportementalistes : le corps est une machine qui réagit à des stimuli. Il propose qu’une passion obsédante puisse être remplacée par une passion plus forte par exemple, préfigurant les TCC pour arrêter de fumer ou les travaux de Pavlov sur le conditionnement.          
En outre, dans sa Lettre à Morus, il nous donne un éclairage supplémentaire sur ce qu’il pense des sensations et sentiments, en expliquant sa position quant au statut des animaux : ils sont dénués de raison car ils sont dépourvus de langage, non pas de parole, car après tout leurs cris relèvent de la voix, mais en ceci qu’ils n’usent pas de leur voix pour exprimer quelque chose relevant de la pure pensée, tels les mathématiques (la grande passion de Descartes). Il ajoute qu’il ne leur nie pas la vie car ceci relève simplement « de la chaleur du cœur », ni les sensations car cela relève simplement du fonctionnement d’un organe.

Nous ne sommes donc guère avancés, la philosophie semblant de bout en bout rejeter complètement le rôle des émotions, a fortiori de la passion, que nous pourrions alors définir comme une émotion intempérante ou non tempérée.

David Hume, de son côté, expose une vision des passions plus proches de notre acception, à savoir des inclinations. Mais il les réduit en fait à des sortes de pulsions : passions calmes, violentes. Il ne s’agit ici que de savoir vers quoi se tournent nos appétences et il va jusqu’à certains extrêmes pour, en vérité, surtout expliquer à quel point le terme de « raison » est en fait vaste et relatif, ainsi en est-il de cette fameuse citation de son Enquête sur l’entendement humain : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ». Les passions relèvent donc en priorité de l’appétence personnelle vers la survie et la préservation. De fait, il est difficile de penser la passion autrement que comme une catégorie de pulsions parmi lesquelles on rencontrera des inclinations violentes (la peur, le dégoût) ou calmes (l’envie de routine, de statu quo, de confort).

On trouve une idée similaire chez Spinoza, qui différencie entre passions tristes (jalousie, colère, envie) et joyeuses. Les passions tristes relèvent d’une inadéquation entre moi et les autres corps (au sens large du terme), au contraire des passions joyeuses (parmi lesquelles figure aussi le savoir et donc la philosophie). Ces passions font partie des degrés de la connaissance, et les joyeuses me permettent d’augmenter ma puissance d’agir car elles procurent de la satisfaction. Toutefois, comme d’habitude en philosophie, c’est quelque chose de subi ; au demeurant, chez Spinoza on ne possède pas sa puissance d’agir (rappelons que Spinoza est fermement déterministe, à l’instar des Stoïciens. Par conséquent on n’est jamais maître à part entière). A titre d’illustration, dans sa Lettre à Schuller, il explique que la liberté n’est pas une puissance d’agir mais la connaissance des causes et des effets, ainsi Dieu est-il libre, bien que nécessaire et déterminé dans sa nature (il est la nature-même, à comprendre ici comme l’existence en soi, l’être en tant qu’être et premier moteur immobile qui fait que tout le reste existe), car il est et agit conformément à celle-ci sans chercher à la contredire. Au contraire, les choses créées, comme nous ou, dans cette lettre, une pierre qui roule, s’imaginent que leurs actes et être proviennent de leurs efforts directs. C’est là que réside l’illusion de l’acception commune de la liberté : que la pierre se dise « et si je roulais ? Oui au fond, c’est moi qui roule parce que je le veux », au lieu d’admettre qu’elle roule parce qu’elle a été conçue ainsi.

Kant et, à sa suite, Hegel, ne s’en occupent guère non plus.   
Kant est étranger aux sentiments quand il cherche le devoir pur de la loi morale et bien qu’il professe régulièrement un certain optimisme quant au cours de l’histoire (dans Idée d’une histoire universelle, il qualifie sa perspective selon laquelle l’histoire humaine tend vers le progrès comme une « perspective consolante »), il n’ira jamais jusqu’à décrire l’importance de l’enthousiasme et restera sur l’idée générale qu’il faut savoir poser des bornes et donner des directives claires à la conscience. De même quand il parle des émotions provoquées par l’expérience du sublime dans sa Critique de la Faculté de juger : s’il admet qu’on puisse être ému aux larmes par la beauté ou la majesté d’une œuvre, il le voit comme une expression des forces vitales, mais son rationalisme l’empêche de franchir le pas vers l’idée d’un écho avec quelque chose en nous.
Hegel, de son côté, pourrait se rapprocher de l’enthousiasme grec (admiration, contemplation du défilé des dieux), car sa vision de la métaphysique et de l’histoire, entièrement sous le prisme de son système dialectique, conduisent celui qui y souscrit à observer le monde comme un long algorithme logique entièrement qui se révèle au spectateur, qui ne peut qu’expliciter a posteriori ce qui se passe. C’est ainsi qu’il dira avoir vu dans Napoléon défilant triomphalement l’Esprit (le sens et l’énergie de l’histoire humaine) incarné. Néanmoins, au fond, les sentiments n’ont pas réellement leur place dans le grand ordre des choses que le système dialectique pose ; elles sont là mais ce n’est pas son problème.

Nietzsche et Schopenhauer, quant à eux, opèrent une rupture : ils pensent l’irrationnel et l’assument, peut-être sont-ils mêmes les seuls capables de nous aider en l’état des choses. Schopenhauer parce qu’il veut créer une métaphysique irrationnelle (la Volonté, cette énergie vitale totale et infinie qui manifeste chacun de nous sans parvenir à se reconnaître, ce qui provoque la tristesse de l’existence). Nietzsche parce qu’il réfute les discours d’autorité (et qu’il est romantique à son corps défendant).

Pour développer le sujet pour Arthur Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation, un moment me semble particulièrement important. Non pas en fonction de la fameuse parabole des porcs-épics des Parerga et Paralipomena, où il compare l’humanité à des porcs-épics en hiver cherchant à se tenir chaud mais se faisant ainsi du mal avec leurs aiguilles, bien qu’elle constitue déjà, par son fondement sur la souffrance commune, un fonds philosophique qui donne une réelle valeur aux sentiments, mais plutôt d’une part selon l’idée directrice de son essai Le Fondement de la morale, ainsi que la partie consacrée aux beaux-arts en général et à la musique en particulier dans Le Monde comme volonté et comme représentation. En effet, dans le premier, Schopenhauer propose que la nature de l’homme et le fondement de la morale résident dans une racine profondément affective en nous ; la compassion, ce moment où l’on se reconnaît entièrement dans l’autre, où la Volonté se reconnaît. C’est ceci qui nous permet l’éthique et cette idée est à rapprocher de la pitié chez Rousseau, notre répugnance à voir souffrir notre prochain (et qui nous poussera à entrer en contrat social), comme il la présente dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Dans le cas de la musique (Le Monde comme volonté, chapitre XXXIX), Schopenhauer affirme que, par l’intermédiaire des sons, la musique, détachée de toute matérialité car elle n’a en fait pas besoin d’un unique instrument dédié mais peut passer de l’un à l’autre, est capable de parler le langage de la Volonté elle-même et ce langage, ce sont les sentiments. Ainsi la musique provoque en nous des sensations qui ne relèvent pas du simple plaisir esthétique, mais plus généralement la musique est capable de faire naître en nous des émotions, elle peut nous faire pleurer de plaisir comme de tristesse, nous faire frissonner, alimenter notre colère et ainsi de suite.

Dans le cas de Nietzsche, il est plus difficile de trouver une citation ou une position exacte, tant il aime les aphorismes et semble parfois se contredire d’un paragraphe à l’autre d’une même œuvre. Citons néanmoins quelques références.

Premièrement, dans Naissance de la Tragédie, §7, il fait remarquer que l’art joue un rôle de sauveur, de baume qui transmue notre dégoût de l’horrible et de l’absurde de l’existence en beauté qui rend la vie possible, ceci via le sublime de la tragédie, où l’art dompte et assujettit l’horreur, et par le truchement du comique, qui nous délivre de l’absurde.
Ensuite, dans Ecce Homo, chapitre « Pourquoi je suis si malin », §4, Nietzsche nous parle de Shakespeare et de son admiration pour celui-ci, le considérant comme un homme profond et philosophe. Il en veut pour exemple Hamlet, dont Nietzsche conclut que ce n’est pas le doute qui le rend fou, mais la certitude. Il ajoute qu’il faut avoir un abîme en soi pour le comprendre, alors que nous avons tous peur de la vérité. C’est une idée récurrente chez Nietzsche : nous somme d’abord des êtres de peur et d’absurde, l’art nous permet de ne pas « mourir de la vérité » car il l’enveloppe des formes qui nous la rendent conceptualisable.

Si Schopenhauer nous donne une piste, Nietzsche nous donne plutôt une poignée d’indices, à travers son obsession esthétique et son idée que le théâtre et la poésie contiennent plus de vérité qu’un essai froid et rébarbatif. Dans les deux cas la raison ne saurait avoir la prééminence sur la vérité nue des sensations que nous éprouvons, en vérité nous les filtrons au travers de la raison pour essayer d’avoir une emprise sur elles.

Deleuze reprendra l’idée de Spinoza en parlant d’affects tristes dans ses Dialogues avec Claire Parnet en 1977, faisant remarquer que les pouvoirs dirigeants ont grand intérêt à nous abreuver d’affects tristes, comme les mauvaises nouvelles, les guerres, les crises, afin de nous maintenir dans l’angoisse car la peur court-circuite notre jugement et facilite notre assentiment. On pourrait rapprocher ces remarques de celles qu’Orwell émet dans La ferme des animaux et 1984, où le pouvoir fait régner la peur dans chacun des membres du corps social pour mieux lui faire accepter la propagande.

À part peut-être Michel Henry qui discute de l’érotisme charnel dans Incarnation, la philosophie s’est globalement refusée à parler des passions autrement que comme affects qui perturbent la raison. Ce refus, combiné à un vocabulaire général tourné vers la raison prééminente, constitue donc l’hypostase du problème soulevé : que la philosophie, dans sa grande majorité, ne comprend rien à la passion ni aux passions et qu’elle n’est pas adaptée, en l’état actuel, à en parler, sauf à verser dans une forme d’ésotérisme ou de développement personnel, de fait sortant de la philosophie et allant vers des mysticismes.


En effet, la passion moderne est pensée à partir du romantisme, de l’exaltation du jeune Werther, de l’amour dévorant de Julien Sorel pour Mme de Raynal, des illusions d’Emma Bovary. La passion moderne, dont le cinéma nous a longtemps abreuvés, est l’exaltation d’une inclination puissante, prégnante et irrationnelle, qui est sensée nous transcender et nous donner des ailes. A celle-ci s’ajoutent nos passe-temps favoris et nos collections, dès que l’on se sent absorbé par quelque chose on le dit passionnant. La littérature a aussi inventé le terme de crime passionnel, qui n’a aucune réalité juridique, pour donner souvent un vernis à de sordides histoires de jalousie.

Et pourtant, même ceci tombe, là où il y a encore moins de dix ans même la publicité parlait de passions, elle en a fini. Il reste bien des magazines tels « Passion Rando », mais globalement le terme n’est plus à la page.

Peut-être parce qu’il faut y voir l’évolution de notre société de consommation. Après des années de frénésie de jouissance, l’air du temps est à la mesure, à la frugalité morale. Même les sites de rencontres aujourd’hui semblent dire « Prenez ce que vous trouvez le temps que ça dure, ce n’est pas si mal, mais surtout prenez ce qui correspond à vos critères ». Quand tout est un marché égocentré, il n’y a pas de passion, seulement une adéquation calculée.

Songeons également à un système scolaire et anthropologique dans lequel tout se vaut et qui produit des élèves consommateurs de contenu pédagogique puis producteurs de contenu scriptural en échange d’une note, un monde dans lequel les affects ne sont que des pulsions égoïstes de plaisir, ce qui est quasiment toute l’essence du consommateur, qui n’existe qu’à l’instant T de la transaction et disparaît aussi vite qu’il a fini de payer. Un monde en un sens nihiliste, qui ne croit en rien, ne croit même pas à ça et en est fier, pour paraphraser Péguy dans L’Argent.

En parlant de consommateur, on est en droit de s’interroger sur cette tendance relevée en 2022 : les jeunes veulent un ami-amant et ne croient plus au mariage. Peu importe au fond, en ce qui nous concerne, que le mariage soit une institution normative de reproduction sociale, c’est son aspect « engagement à long terme » qui retient notre attention. Ceci constitue aujourd’hui un rejet en faveur d’un confort d’abord personnel. Si ce rejet n’est pas dénué de raison, après tout, dans de si nombreux cas, pourquoi les mariages ont-ils duré dans l’histoire si ce n’était l’impossibilité de divorcer ou parce qu’il ne s’agissait que de l’union de deux familles en vue de rapprocher les pouvoirs et fortunes ? Toutefois, il faut remarquer qu’il n’y a plus d’envie de passion amoureuse, mais d’une vie ensemble confortable, comme si l’amour était un calcul de confort et non un embrasement des appétences vers une seule et même personne. Songeons encore aux sites de rencontres pour personnes âgées, la manière dont toutes cela devient une marchandise sur catalogue (on objectera que, des entremetteurs de jadis aux agences matrimoniales, c’était déjà le cas, et c’est vrai, mais désormais nous nous réifions nous-mêmes, ce qui marque le franchissement d’une étape). Même les publicités de sex-toys dans le métro semblent juste proposer quelque chose pour se faire plaisir à soi même si on l’offre en couple. Il n’est donc pas contraire à la raison d’imaginer que la passion elle-même est peut-être une fiction, et pourtant, nous l’éprouvons, quelque chose est à repenser ici à l’aune de notre époque désenchantée.

Il est donc possible que ce ne soit pas seulement la philosophie qui ait besoin de reconstruire le champ de la passion, mais bien aussi la sociologie elle-même, à l’aune d’un monde dépassionné, mais envahi de passions tragiques (l’activisme rageur pour n’importe quelle cause, l’incapacité à discuter).

Les psychologues savent explorer l’irrationnel, les sociologues voient ses effets sur les groupes, la philosophie ne devrait pas avoir honte d’emprunter ouvertement à ses filles pour s’aventurer dans un nouveau domaine, sinon elle risque de tourner en rond à faire des explications mécanistes dans ses zones de confort.

Nicolas Stroz – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

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