Les reliques de la passion

Vincent Caplier – Juillet 2023

« Longtemps l’Absent n’a pas de Nom, ni de Visage, ni de Corps. On n’aime personne qu’on sache, mais ce n’est qu’un leurre : on aime quelqu’un dont on ne sait pas tout à fait le Nom, dont on n’entrevoit que rarement le Visage ou le Corps, dans un rêve, au cours du sommeil ou éveillé à travers quelque mirage ou à l’approche de certaines ressemblances aussi éphémères qu’insaisissables. Tout d’un coup, on est alerté : on croit mourir de peur ou de douceur : c’est lui, l’Absent, on peut le nommer, enfin le voir, le saisir dans ses bras. L’Absent est présent, on le croit. Or, il n’a jamais été plus loin qu’au moment où nous sommes sûrs de le toucher. »

Marcel Jouhandeau, Chronique d’une passion, 1949

Louise Bourgeois, Cell XXVI, 2003. Galerie Xavier Hufkens, Bruxelles

À l’entrelacs de l’âme et du corps, le phénomène affectif des passions pourrait bien n’être à considérer que comme le surgissement théâtral des pulsions. À cette représentation nous pourrions ainsi n’attribuer qu’un rôle basal qui ferait montre de la présence d’un refoulement et d’une angoisse qu’il conviendrait de caractériser. C’est donc à un substratum corporel, à une infrastructure somatique de la sexualité, qu’il nous faudrait rattacher ce dérèglement des sens. À partir d’un potentiel de folie érotique de la pulsion de vie, ce pourrait bien être une logique du désespoir qui dirigerait vers la chute du symbolique. Pourtant, cette folie commune apparaît, au sein d’un double fonctionnement, comme le garde-fou qui empêcherait à la pensée de basculer toute entière dans le gouffre du délire aveugle. Plus qu’aux représentations, c’est donc aux dimensions de l’affect qu’il nous faudrait nous attarder. Tenter de résoudre l’énigme de l’expérience de la passion reviendrait-il à interroger une passion irréductible à un objet perdu, assignable, et pourtant constitutive du sujet ?

Phénoménologie de la passion

Évoquer, comme Roland Gori[1], une logique des passions conduit à extraire une rationalité des passions. L’entreprise est étrange face à une folie qui ne serait que dé-raison. Sauf à éventuellement considérer la question à partir d’une logique pure[2]. En retour, elle ne peut se conformer simplement à une science du raisonnement et d’une quête de cohérence. L’étude de la passion en appelle donc à une théorie de la connaissance qui tient compte d’un contenu véritatif, universel par nécessité, mais également d’une dimension subjective qui s’y attache. La passion semble dès lors naturellement se soumettre à une réflexion phénoménologique. La phénoménologie se revendique en effet de deux positions antagonistes que sont la logique pure, qui se doit d’échapper à tout psychologisme ou toute forme d’empirisme, et l’inscription des concepts dans un espace spatio-temporel et subjectif qui lui ôte toute validité absolue. Pourtant, Paul Ricœur n’est pas parvenu en son temps au terme de son projet d’une phénoménologie de l’affectivité passionnelle. À sa phénoménologie de la volonté pure (préambule dédié au sujet purement capable) devait succéder une phénoménologie « ontologique » qu’il concevait comme l’exégèse du moment négatif (analyse du sujet faillible). Il se contenta finalement d’une « herméneutique des passions[3] ». Si la thèse sur « le volontaire et l’involontaire » du premier opus est d’inspiration pleinement husserlienne, il n’a pu expliciter les passions par la méthodologie descriptive pure et idéale de la réduction phénoménologique transcendantale.

Le philosophe considérait les passions indéfectiblement marquées d’une empiricité, d’un « pathétique de la misère » qui les exclut du domaine de la discursivité primordiale du vécu. Une description eidétique[4] est impossible. « L’existence corporelle est un principe de confusion et d’indétermination […] Le projet est confus, le moi informe, parce que je suis embarrassé par l’obscurité de mes raisons, enfoncé dans cette passivité essentielle de l’existence qui procède du corps ; le corps va devant comme “passion de l’âme“ — ce mot étant pris en son sens philosophique radical : la passivité de l’existence reçue. » Cet « obscurcissement de la conscience » qu’est le monde des passions « ne se laisse pas comprendre comme le dialogue intelligible du volontaire et de l’involontaire » mais doit s’appréhender, selon lui, « par une autre méthode que l’approfondissement existentiel d’une eidétique : par la vie quotidienne, le roman, le théâtre, l’épopée[5] ». Les passions relèveraient d’un « mystère » qui, dans le cas de Ricœur, tient de l’existentialisme chrétien. « À partir d’un accident, une description eidétique n’est plus possible, mais seulement une description empirique. » Le problème du mal, « la considération de la faute et de ses ramifications passionnelles », « représente à la fois la plus considérable provocation à penser et l’invitation la plus sournoise à déraisonner ». Confronté à l’égoïté des passions Ricœur vient à mettre en doute l’idée d’un « ego transcendantal », ou ego absolu, comme vie pure de la conscience qui se révèle à soi.  Les passions ne deviendraient intelligibles qu’au travers d’un chemin long d’une « mythique des passions » et d’une « symbolique du mal » qui relèveraient d’une exégèse de certains mythes fondateurs ou particulièrement révélateurs — le péché originel, la chute, l’exil, le chaos…

Si, pour lui, la passion est la volonté même, le corrélat intentionnel relève d’une représentation vide. « La passion est la puissance de la vanité ; d’un côté, toute passion s’organise autour d’un rien intentionnel […]; c’est ce rien spécifique, ce vain, qui habite le soupçon, reproche, injure, grief, et fait de toute passion la poursuite du vent.[6] » Son Objet, sa Chose lui échappe. Seulement, pour Ricœur, le principe d’ordre ne peut venir que de l’objet en raison de l’émiettement psychologique sans fin. Dès lors que l’appréhension des passions reste purement descriptive, elle est menacée de s’éparpiller « dans des figures aberrantes indéfiniment multipliées ; pour faire un monde, un cosmos ».La passion soulève la question de la référence manquante, ou objets inexistants,telle qu’aux origines de la philosophie de la logique et du langage. Pour Bolzano, le rien, dans la mesure où il est une représentation, renvoie à un représentable. « Les mots quelque chose, chose (Ding), objet (Gegenstand) sont équivalents.[7] » Ce qui est représenté n’est autre que le contenu sémantique, la représentation en soi, ou représentation objective. Il n’y a pas là d’objet mais un contenu, un concept objectif. La thèse portant sur l’existence de représentations sans objet est justement au cœur de la pensée d’Husserl et a sans doute influencé, par ailleurs, la pensée de Freud au travers de l’école de Brentano. L’acte de penser (noèse) et l’objet intentionnel de pensée (noème) constituent l’acte intentionnel phénoménologique dans son ensemble (intentionnalité de la conscience). La concordance entre acte de représentation et contenu de sens idéal participe d’une cohérence interne : le monde de l’expérience subjective. C’est au cœur de la subjectivité de l’acte de représentation que réside le contenu objectif, sa signification idéale, quand bien même la référence viendrait à manquer.

L’intentionnalité phénoménologique repose sur « sa capacité à affronter positivement […] le paradoxe si ce n’est des objets inexistants, en tout cas celui, plus large, qu’on pourrait appeler des “objets irréels“[8] ». Bien qu’il s’emploie à surmonter les limites de la pensée réaliste, on peut se demander si ce qui fait fondamentalement défaut à l’idéalisme phénoménologique n’est autre que la possibilité de concevoir le concept de trauma. Sa cohérence est mise à l’épreuve de l’expérience limite que le sujet empirique[9] ne peut constituer. En manque de sens, ce qui ne peut être dé-vécu devient une tâche aveugle, un corps étranger qui ne peut être ni ignoré, ni intégré. De cette portée radicale du trauma, la psychanalyse fait un vécu délié. Un véritable agent pathogène qui pénètre dans le psychisme sans qu’il puisse être arrêté par la liaison de la représentation. Pourtant, quel que soit le modèle théorique, la réintégration à la conscience ne peut se faire qu’au prix d’une transformation radicale du sens total. Si Freud se déclare empiriste[10] c’est en vertu d’une exigence méthodologique. La volonté d’une conception métapsychologique oblige à s’émanciper « de l’importance attribuée au symptôme “fait d’être conscient“[11] ». Sans cela nous n’aboutirions qu’à une représentation du monde (Weltanschauung) en lien avec ses objets : « L’intuition, la divination, si elles existaient vraiment, seraient capables de nous ouvrir de nouveaux horizons, mais nous pouvons, sans hésiter, les ranger dans la catégorie des illusions et parmi les réalisations imaginaires d’un désir.[12] » Dans sa dimension la plus théorique, métapsychologique, ce n’est pas en terme de thérapie que Freud nous recommande la psychanalyse mais « en raison de sa teneur en vérité, en raison de perspectives qu’elle nous offre sur ce qui touche l’homme de plus près, sur son être propre, et en raison des corrélations qu’elle met à découvert entre ses activités les plus diverses.[13] » Son quasi-phénoménalisme, agnostique, repose sur la reconnaissance du caractère de chose en soi des processus psychiques inconscients. Les concepts psychanalytiques n’ont pas de valeur objective — au sens de reproduction fidèle de l’expérience inconsciente — mais la valeur opératoire du travail créateur d’une expérience muette[14].

Approche fondamentale de la passion

On peut se demander dans quelle mesure le sujet passionné pratique cet exercice avec un certain zèle. La mise en pièces à laquelle il s’adonne apparaît comme le dernier rempart à l’avalanche de savoir, d’expérience et d’action. Un travail de dé-détermination qui tenterait vainement de couper court à l’accumulation et de se repérer parmi les valeurs, les intensités, l’ordre comme le chaos. De cette intention il convient donc de dégager la particularité des investissements. Le terme besetzung est d’un usage constant dans l’œuvre de Freud. D’un point de vue théorique, la notion scelle l’hypothèse économique. Dans la première topique, elle est assimilée à l’idée d’une charge positive attribuée à un objet ou une représentation. L’investissement repose sur un principe de conservation : conversion d’une énergie psychique en énergie d’innervation (Études sur l’hystérie) ou, transposé sur le plan d’un appareil psychique, par répartition entre les différents systèmes Ics, Pcs, Cs (L’interprétation du rêve). On peut dire d’une représentation qu’elle est chargée et que son destin dépend de la variation de la charge. Sauf à s’inscrire dans le cadre d’une pensée magique, l’investissement d’un objet réel ne peut avoir le même sens réaliste. Au sein de la deuxième topique, dans le cas de l’investissement d’un objet imaginaire — intra-psychique comme dans l’introversion — l’idée de conservation d’énergie est plus difficile à concevoir. Il y a là un problème topique lié à la mobilité des affects et leur répression[15]. D’un point de vue clinique (expérience du sujet), les objets et les représentations sont affectées de certaines valeurs (charge positive ou négative) qui organisent le champ de la perception et du comportement. Le sens et valeur de l’abréaction des surcroîts de stimulus[16], connotés à une charge mesurable d’énergie libidinale, reposent sur un modèle électif : le choix d’objet qui devrait nous renseigner sur le choix de la névrose.

Freud assigne à la passion amoureuse la place[17] d’une formation narcissique qui se déduit d’une perte. Le plein amour d’objet, selon le type par étayage, présenterait une surestimation sexuelle en lien avec le narcissisme originaire de l’enfant. « Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance.[18] » Seulement la passion renvoie de manière générale moins à un idéal d’amour qu’à un amour idéal. Lorsque le terme de narcissisme apparaît pour la première fois c’est pour rendre compte du choix d’objet chez les homosexuels qui « se prennent eux-mêmes comme objet sexuel ; ils partent du narcissisme et recherchent des jeunes gens qui leur ressemblent qu’ils puissent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes[19] ». À partir de là, l’élection du corps propre comme objet d’amour deviendra le stade intermédiaire entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet[20]. L’introduction du concept à l’ensemble de la théorie psychanalytique met définitivement en évidence la possibilité pour la libido de réinvestir le moi en désinvestissant l’objet. D’un point de vue énergétique, le phénomène s’assimile à une stase de la libido, « la caractéristique psychosexuelle de la démence précoce [étant] le retour du patient à l’auto-érotisme.[21] » C’est donc au choix d’objet narcissique que la passion semble échoir. « On aime […] selon le type narcissique : ce que l’on est (soi-même); ce que l’on a été; ce que l’on voudrait être; la personne qui a été une partie de la personne propre.[22] » Des rubriques qui recouvrent des phénomènes très différents et mettent en évidence l’hétérogénéité (transnosographique ?) des passions.

Le passionné semble soumis à une régrédience telle que définie par Guy Lavallée :  « la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle, elle vise à un apaisant retour au calme après l’acmé de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme régrédient tend à la plénitude de l’un.[23] » Ce qui ne signifie en rien que le sujet adopte exclusivement une position passive. C’est le patient, celui qui souffre, qui signe la position subjective régrédiente. Sauf à sombrer dans une configuration hystérique ou psychotique, c’est un sujet analysant, progrédient[24], bien intégré socialement qui se présente à nous. Ce qui résonne en lui, c’est une menace d’indignité et de mort psychique. C’est un quantum hallucinatoire négatif[25] déliant qui domine sa vie psychique en quête d’un mouvement de régrédience supportable. Mais le sujet, à trop parler à l’objet ou à lui-même, n’en sait rien et peut-être, plus encore, n’en veut rien savoir[26]. Le passionné serait à l’image du mélancolique ayant une pseudo connaissance de la perte qui occasionne son malheur, « sachant certes qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu dans cette personne[27] ». Si « chez le maniaque, Moi et idéal du Moi ont conflué » et « que la misère du mélancolique est l’expression d’une scission tranchée entre les deux instances du Moi[28] », l’introjection de l’objet est impossible à méconnaître. Dans la passion, l’identification à l’idéal du Moi pourrait bien incarner avant tout un leurre et l’investissement viserait plutôt un Moi idéal[29] : l’idéal narcissique d’un « Moi encore inorganisé, qui se sent uni au Ça, correspond à une condition idéale[30] ». Daniel Lagache reprend la conception et ajoute qu’elle « comporte une identification primaire à un autre être, investi de la toute-puissance, c’est-à-dire à la mère[31] ». Un support d’identification héroïque pour l’homme sans qualité[32] qui souhaiterait tutoyer la légende du héros.

C’est la fonction même de la passion qui pourrait bien ici être mise en évidence. Selon le principe de plaisir, elle jouerait le rôle pare-excitant d’une hystérie sans symbolisation organique. Une structure hystérique sans conversion sauf à prendre le Moi pour objet. Ce que Freud n’exclut pas : « Nous voulons prendre le Moi pour objet [gegestand] de cette investigation, notre moi le plus profond. Mais le peut-on ? Le Moi est pourtant bien ce qui est le plus proprement sujet, comment deviendrait-il objet ? Or il n’y a aucun doute qu’on le peut. Le Moi peut se prendre lui-même pour objet, se traiter comme d’autres objets, s’observer, se critiquer et faire encore Dieu sait quoi avec lui-même.[33] » L’idée d’un Moi-organe[34] devenu douloureux et imprégné d’érogénéité est séduisante d’autant qu’on peut se questionner sur une certaine similitude qu’entretiendrait le discours de la passion avec le langage d’organe : un trait hypocondriaque qui viendrait « s’halluciner dans les mots d’une plainte ressassante » devenue « la seule surface projective possible du somatique[35] ». Une position passive qu’emprunte la passion mais qui ne doit pas nous faire oublier son versant actif. La passion apparaît essentiellement remplir le rôle économique d’un contre-investissement au sein d’un processus dynamique de protection du Moi . C’est dans une attitude contraphobique qu’elle semble de fait s’incarner le mieux, lui conférant un caractère voisin de l’hystérie d’angoisse. Une tentative de maîtrise d’une angoisse infantile toujours opérante, d’une terreur sans nom éprouvée à un âge précoce, qui relève avant tout d’une confrontation active et volontaire du sujet à l’inconnu et l’aléatoire. La prise de risque, conçue comme un risque en soi, devient le théâtre du Je (Ich), lieu de l’imaginaire du vivre et du mourir, épreuve de vérité et ouverture sur un agir potentiellement traumatique.

Pour André Green, la psychanalyse mérite le nom d’analyse des passions par le chiasme qu’elle instaure entre âme et corps. « Elle constate — entre hystérie et obsession — que chacun de ces extrêmes tire la libido de son côté lorsque celle-ci ne peut mettre en œuvre l’action spécifique, celle qui lèverait la tension pulsionnelle par l’expérience de satisfaction. L’hystérique convertit dans le somatique, l’obsessionnel dans la pensée. Et le phobique entre les deux s’angoisse.[36] » Entre emprise et satisfaction, on peut se demander si les deux formants attribués à la pulsion par Paul Denis[37] ne concernent pas plutôt la passion. En 1913, Dans La disposition à la névrose obsessionnelle, Freud liait l’activité à la pulsion d’emprise. Une pulsion qui, sexualisée, anime le sadisme mais, lorsque sublimée, anime également la pulsion de savoir « qui n’est au fond qu’un rejeton sublimé, intellectualisé, de la pulsion d’emprise ». Cependant la notion resta incertaine, ne s’agissant pas à proprement parler d’une composante pulsionnelle, faute de source et de zone érogène propres. La passion viendrait-elle doubler le processus pulsionnel jusqu’à agir aux dépens du sujet ?Dans la théorie à double formant le retournement actif-passif est prévalent et le formant de l’emprise est assimilable à l’action. Le retournement contre la personne propre oblitère ce renversement de la libido. La position réceptive-passive propice à la satisfaction et à l’introjection pulsionnelle semble inopérante. La pensée opératoire est un simple redoublement de l’action. La domination sans partage du formant d’emprise rejette Éros et fait le jeu de Thanatos. Les figurations de la pensée opératoire, arides, a-libidinales, ne proviennent pas de la source pulsionnelle mais du mécanisme de défense.

Une carence est mise au jour : la valeur fonctionnelle du rêve conférée à l’activité fantasmatique[38] fait défaut. La pensée consciente « paraît sans lien organique avec une activité fantasmatique de niveau appréciable » et en vient à doubler et illustrer l’action. L’intentionnalité articule une topique de la subjectivité, d’un entre-je (intersubjectivité), d’un entre-jeu (inter-intentionnalité) au sein d’une « relation blanche » avec l’objet l’autre-sujet[39]. L’illusion de la passion serait de penser qu’elle puisse échapper à la répétition de cette défaillance. Dans son souci de causalité, de logique et de continuité, elle présente les modalités du processus secondaire. Mais l’activité peine à développer une activité analogue à l’élaboration secondaire du rêve et ne vient plus seconder le processus primaire. L’investissement de niveau archaïque suggère une précarité de la connexion avec les mots et s’articule avec les formes initiales de la pulsion. Elle paraît vouloir se ressaisir d’une élaboration phantasmatique antérieure, en deçà des premières élaborations intégratrices, en contact avec le niveau le plus bas, le moins élaboré de l’inconscient. « Un important problème subsiste donc, lequel réside sans doute, pour une part, dans notre impossibilité humaine de concevoir l’inorganisation.[40] » Le couple fixation-régression développé par Pierre Marty, dans une relation équivalente au couple vulnérabilité-défense, semble constituer les bases du narcissisme de la passion. La fixation refléterait l’élément traumatique difficile à retrouver, noyé dans le flot évolutif ultérieur dont la régression retracerait l’aspect défensif. La défense organisée[41] qui vise à geler une situation de carence est à rapprocher d’un point de fixation. « Pour que le progrès soit inversé, il faut que l’individu dispose d’une organisation permettant à la régression de se produire ». Mais face à la crainte de la folie ou de l’effondrement, l’alternative au courage pourrait bien être « la fuite dans la santé, condition qui est comparable à la défense maniaque devant la dépression[42] ».

L’énigme de la passion

Pour Pierre Fédida, la dépression est une figure du corps, devenu envahissant, de l’absence : le corps inerte d’un être immobile, un autre absent, trop présent d’être perdu. Il est le point de fixité et de terreur subjective d’une mort impossible, impensable. Une angoisse de mort qui a partie liée avec l’angoisse de castration et « pose, quant à sa résolution, toute la question d’un reste possible, inaltérable et indestructible, qui se conserve au-delà de toute séparation.[43] » La relique vient combler le vide qu’est l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence. À l’endroit même où « Le deuil se doit de remplir une mission psychique définie qui consiste à établir une séparation entre les morts d’un côté, les souvenirs et les espérances des survivants de l’autre.[44] » Elle consigne le tabou dans ce qu’il a de sacré, de consacré, d’inquiétant et d’interdit. La mort, ou le travail du deuil qui conduit à accepter le rigoureux verdict de la réalité, est le contraire du vide. Le vide serait « le prototype ou la forme la plus archaïque de ce qu’on nomme le psychisme ». La dépression en serait l’organisation narcissique, la psyché sa métaphore et le travail de deuil l’économie d’une défense. « La relique — qui n’est pas sans ressemblance ni rapport avec le fétiche — rappellerait que le deuil, avant de se concevoir en un travail, protège l’endeuillé contre sa propre destruction.[45] » La question de la passion pourrait bien rejoindre la grande énigme du deuil au sein des « ces phénomènes qu’on élucide pas eux-mêmes, mais auxquels on ramène d’autres choses obscures[46] ». Le point de convergence serait « la naissance, c’est à dire l’acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendances de décharge et toute les sensations corporelles » dont l’ensemble est devenu comme le prototype du fait d’angoisse[47].

À la lecture de L’hypocondrie du rêve de Pierre Fédida (1972), on est frappé par les analogies qui se dessinent. La passion semble emprunter au rêve, à la mélancolie et à l’hypocondrie les modalités structurelles et dynamiques du travail du deuil. Le deuil de soi comme objet d’un narcissisme primitif garantit contre la destruction du moi par l’entremise d’une hallucination négative qui passe par l’entrée dans le sommeil. L’assimilation cannibalique de l’objet élu devient l’allégorie de son propre cadavre psychique (ou moral) pour dissimuler ce qu’il dévore : un cadavre exquis. La régression de l’hypocondrie à un narcissisme primitif engage le deuil de soi au travers du simulacre de l’expérience de sa propre mort. Hypocondrie qui est, pour l’auteur, une mélancolie anatomique, qualifiée également de mélancolie de l’organe. L’identification du Moi avec l’objet abandonné se double de l’événement traumatique (la séparation ou la castration prétendue comme telle) qui engage un processus de projection interne reposant lui-même sur une identification de soi à l’enfant-mort. Un pénis châtré qui, au regard du Moi, participe d’une identification au désir de la mère et, d’un point de vue somatique, est l’organe qui tient lieu d’enfant-pénis douloureux. Plus que la mort, il s’agit d’une douleur associée à la modification de l’organe, un travestissement du corps du désir, une figuration symbolique du corps hébergeant l’objet mauvais ou mauvais esprit. L’hypocondriaque est hanté par son propre cadavre. Le deuil hypocondriaque est assimilable à une sorte de travail de grossesse où le sujet est somatiquement porteur du pénis séparé dont la souffrance se laisse confondre à celle d’une castration. L’identification somatique au maternel est une inversion du mythe du retour paradisiaque au corps de la mère. Le traumatisme de la naissance illustre une fonction de l’enfant-mort, un pénis-relique du père châtré conservé à titre d’organe dans le corps maternel et, par incorporation, dans le somatique lui-même. L’insomnie de l’hypocondriaque est gardienne de l’organe et de sa souffrance. Veiller l’organe revient à veiller l’enfant et la mort, condensation du sublime et du désespoir. Une hallucination de l’organe devenue « le seul lien possible — peut-être pourrait-on dire le seul écran — d’un deuil rituel de l’enfant mort (répétition de la castration du père dans une auto-castration) de telle sorte qu’il y ait deuil mais en même temps satisfaction hallucinatoire et ainsi conservation de l’organe. L’hypocondriaque souffre — et jouit — précisément de ne pas pouvoir évacuer l’organe malade car, s’il en était ainsi, il serait menacé d’être mort par manque (lapsus) d’avoir souffert.[48] »

Ontologiquement, la tentative de guérison passerait par une transformation du Moi. De Moi progrédient il serait devenu Moi régrédient. De contenu (projection de surface) il adviendrait contenant surface de projection, surface écran, écran total d’un processus de condensation inexorable. De Moi-Peau il ne serait plus qu’un Sac de peau, un Moi en archipel, polycéphale et chimérique. Phylogénétiquement, son destin serait celui d’être porteur de ce qui le portait. L’incorporation donne aux formes primitives de l’identification l’évidence d’un contenu corporel. L’appropriation régressive, à l’encontre d’un choix d’objet étayant, exprime la jouissance d’une unité violente, toute limite perdue, d’un Moi-plaisir. Le sujet de la passion serait-il en proie à une anamnèse persistante ? Un manque d’amnésie infantile qui le maintiendrait en contact avec le souvenir d’une perversion ? Une insomnie du corps, une fixation auto-érotique, immobilité psychique d’un être qui aurait succombé aux charmes de l’objet et serait rendu à la construction d’une identité par la compulsion et la chronicité d’une complaisance somatique. Une ipséité ambivalente emprunte d’expériences émotionnelles sous le sceau d’une problématique œdipienne contraire aux fondements de la prohibition de l’inceste. Ce qui dévore le passionné, serait un cannibalisme auto-dévorateur qui assurerait la fonction inconsciente d’un modèle de régulation économique. Le travail de la passion chercherait à cacher et révéler le désir d’annuler ce qui sépare ou distingue, véritable transgression imaginaire d’un manque. Une méconnaissance de l’angoisse qui l’agite et prend figure de désaveu du réel lui-même. Une solution incestueuse du deuil de « l’objet d’amour dont la disparition peut entrer dans le savoir mais — selon la loi d’un clivage — reste résolument hors de portée d’un croire.[49] »

Vincent Caplier – Juillet 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Roland Gori, Logique des passions, 2002.

[2] Edmund Husserl, Recherches logiques, 1 : Prolégomènes à la logique pure, 1900.

[3] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 2. Finitude et culpabilité, 1960.

[4] L’accès à l’essence même de l’acte passionnel hors de tout jugement ou d’interprétation. Le terme « eidos » doit être entendu au sens de l’essence des choses. Il s’agit donc, avec la réduction eidétique, de saisir ce qui nous permet de reconnaître une chose dès lors qu’elle nous apparaît.

[5] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le volontaire et l’involontaire, 1950.

[6] Paul Ricœur, Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté, 1951.

[7] Bernard Bolzano, Wissenschaftlehre, 1837.

[8] Jocelyn Benoist, Représentations sans objet : Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, 2001.

[9] Le sujet de l’expérience qui relève d’une succession de vécus empiriquement perçus. Cette unité de conscience est, pour Maurice Merleau-Ponty, problématique : « Le moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l’en-soi et du pour-soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut. En tant qu’il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l’expérience, il n’est donc pas sujet, en tant que sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal » (Phénoménologie de la perception, 1945).

[10] Lettre à Silberstein du 8 novembre 1874

[11] Sigmund Freud, L’inconscient, in Métapsychologie, 1915.

[12] Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1936.

[13] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIVe leçon, Éclaircissements, applications, orientations, 1932.

[14] Sigmund Freud, Constructions dans l’analyse, 1937.

[15] D’origine libidinale, l’investissement se conçoit comme poussant les représentations investies vers le conscient et la motilité. Pourtant, dans la cohésion propre au système inconscient, son rôle capital dans le refoulement l’amène à attirer les représentations.

[16] Sigmund Freud, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, 1893.

[17] Le verbe besetzen à plusieurs sens dont occuper, comme occuper un lieu. L’intentionnalité de la passion serait-elle l’investissement (besetzung), l’occupation de la place.

[18] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.

[19] Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, 1905.

[20] Sigmund Freud, Le cas Schreber, 1911.

[21] Karl Abraham, Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce, 1908.

[22] Freud, op. cit. (1914).

[23] Guy Lavallée, Régrédience, progrédience et hallucinatoire de transfert, conférence d’introduction à la psychanalyse de l’adulte, SPP, le 20 janvier 2005.

[24] Le Moi vise l’objet dans une position pulsionnelle projective active. Le narcissisme progrédient vise à l’estime de soi concédée par le surmoi.

[25] Guy Lavallée, L’enveloppe visuelle du moi: perception et hallucinatoire, 1999.

[26] Le « je n’en veux rien savoir », qui objecte au désir de savoir (le Wissentrieb de Freud), comme « manque-à-être sous les trois figures du rien qui fait le fonds de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans sa requête ». Jacques Lacan, Encore, 1972.

[27] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[28] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1920.

[29] On ne trouve pas, chez Freud, de distinction conceptuelle entre Idealich (Moi idéal) et Ichideal (idéal du Moi). La différenciation des auteurs à sa suite permet de définir une formation intra psychique comme idéal de toute puissance narcissique.

[30] Herman Nunberg, Principes de psychanalyse, 1932.

[31] Daniel Lagache, La psychanalyse et la structure de la personnalité, 1958.

[32] En littérature, on comptera au titre de ces destins L’homme sans qualités de Robert Musil, Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa ou encore Ulysse de James Joyce.

[33] Sigmund Freud, Nouvelle Suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIe Leçon, La décomposition de la personnalité psychique, 1932.

[34] Un Moi-corps, vicariance du premier Moi archaïque.

[35] Pierre Fédida, l’hypocondrie du rêve, 1972.

[36] André Green, Passions et destins des passions, 1980.

[37] Paul Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, 1997.

[38] « … pour peu qu’elle mette en scène, dramatise, symbolise les tensions pulsionnelles. » Pierre Marty et Michel de M’Uzan, La pensée opératoire, 1963.

[39] René Roussillon, Intersubjectivité et inter-intentionnalité, 2014.

[40] Pierre Marty, Les mouvements individuels de la vie et de la mort, 1976.

[41] Ce que Winnicott qualifie de faux self.

[42] Donald Winnicott, Les aspects métapsychologiques de la régression au sein de la situation analytique, 1955.

[43] Pierre Fédida, L’absence, 1978.

[44] Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.

[45] Pierre Fédida, op. cit., 1978.

[46] Sigmund Freud, Passagèreté, 1916.

[47] Sigmund Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, Leçon XXV, L’angoisse, 1923.

[48] Pierre Fédida, op.cit., 1972.

[49] Pierre Fédida, Ibid.

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