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La passion : un champ à reconstruire ?

Nicolas Stroz – Juin 2023

Fernand Léger, Constructeurs à cordes, 1950, ©ArtsDot.com

Force est de constater que la passion au sens contemporain est incompréhensible à la philosophie.
Cette affirmation peut surprendre car on s’imagine souvent que la philosophie peut traiter de tous les sujets, mais il s’avère qu’il n’en est rien. Un choix très clair s’est produit dans le champ philosophique qui l’a bloquée dans un paradigme et un vocabulaire qui la laissent incapable de comprendre ce que passion veut dire aujourd’hui. Ce sont bien plutôt la psychologie et la sociologie  qui sont capables d’en parler de nos jours. En outre, le terme semble même progressivement disparaître du vocabulaire courant, ce qui laisserait même penser que le terme est perdu et impensable.          
Après une recension, qui ne saurait se vouloir exhaustive, des acceptions du mot passion en philosophie, afin d’expliquer pourquoi la passion lui est étrangère, nous verrons en quoi le mot même de passion disparaît du vocabulaire courant, excepté quelques usages plus souvent liés à la consommation qu’aux sentiments. Nous nous demanderons enfin s’il n’est pas nécessaire pour la philosophie d’emprunter plus franchement aux disciplines auxquelles elle a donné naissance (sociologie et psychologie) pour s’autoriser à penser la passion, ouvrant ainsi un nouveau champ.


Il faut d’abord parler du choix, qui se produit en quelque sorte dès la naissance de la philosophie. Platon comme Aristote placent la philosophie du côté de la raison, de la maîtrise de l’esprit. Ceci pose d’emblée un problème car la passion est souvent à l’opposé de la raison, perçue comme subir (de par son étymologie également). Mais il faut encore y ajouter la question lexicale.

Si passion vient de patior en latin, souffrir, et l’on peut aussi lui trouver comme origine pathos, l’émotion en grec. Et celle-ci pose des problèmes immédiatement. Platon dans le Phèdre, considère que l’âme est comme un attelage dont le conducteur et les chevaux ne sont pas en harmonie, avec d’un côté l’homme qui cherche la sagesse, de l’autre les chevaux, le cœur d’un côté, siège du courage et (dans ce dialogue du moins) de l’appétence pour le divin (donc la sagesse également), de l’autre l’appétence pour les plaisirs terrestres. Ailleurs, par exemple dans La République ou dans les Lois, Platon suggérera que le bon législateur saura même pour ainsi dire programmer ces mêmes sentiments pour en faire des vertus (justice, amitié, honnêteté) et créer ainsi une cité homogène, tel un corps en bonne santé. Mais, en face, dans le Gorgias, on rencontre Calliclès qui, mû par ses seuls sentiments égoïstes (carriérisme, ambition), représente le cancer de toute société car il est complètement réfractaire à la raison et ne cherche que les plaisirs (Socrate compare la vie qu’il souhaite mener à un tonneau percé). Nous ne trouverons pas donc chez Platon d’outil pour penser les passions.

Aristote, lui, est plus mesuré, et s’il les juge capables de s’opposer à la raison, il n’y est pas hostile, les passions pouvant être justes même si intempérantes (il explique dans l’Ethique à Nicomaque que la colère peut venir du fait qu’on est témoin d’une injustice). Toutefois, Livre VII, il montre bien l’importance de la tempérance, de la maîtrise de soi, de la recherche constante du moyen terme, du milieu équilibré. De même il pense, dans sa Poétique, que la tragédie sert à faire ressentir les sentiments honteux afin de s’en purger. Enfin, Aristote admet, dans sa Rhétorique, que les sentiments peuvent servir à convaincre l’auditoire.

Néanmoins, rien ici n’est pensé pour soi, uniquement comme problème ou moyen en vue d’une fin. En résumé, Aristote lui-même prend le parti de la raison, du calcul médian d’équilibre.

Ne parlons pas des Stoïciens, pour qui les passions sont un ennemi pur et simple, car antinomiques avec l’ataraxie qu’ils recherchent, autrement dit la paix de l’âme, ne devant jamais être perturbée. Les épicuriens sont moins radicaux, et si Épicure lui-même en parle peu (également parce que nous avons perdu l’essentiel de ses écrits), il ne leur est pas hostile et pense qu’il s’agit seulement de savoir en faire le tri. L’essentiel de sa philosophie se partage entre la métaphysique atomiste et l’idée générale que le bonheur vient d’un calcul de confort et d’économie, les sentiments sont simplement un fait, ils n’ont pas de rôle majeur, quand bien même l’épicurisme est un hédonisme, une recherche du bonheur via le plaisir (il convient toutefois de rappeler que sa définition du plaisir est l’absence de douleur, et qu’il n’est jamais question de jouissance).

La philosophie se christianisant, soit les passions seront associées au péché ou à la faiblesse de l’homme, soit aux souffrances du Christ et des martyrs. Dans tous les cas, on ne sort que peu des paradigmes gréco-romains. Saint Thomas en parlera de manière assez aristotélicienne dans sa Somme Théologique (Secunda Pars), en faisant par exemple remarquer que la colère peut être justifiée et bonne quand elle est juste, ou qu’on peut faire du tort sans penser à mal, au contraire en souhaitant le bien.

Dans tous les cas, la raison, le calcul froid, a la prééminence dans la pensée.

Avec la période moderne, on découvre une nouvelle définition des passions grâce Descartes à et son Traité des passions de l’âme. S’il rompt radicalement avec les jugements classiques, sa définition les réduit aux « instincts animaux » qui sont interprétés par le cerveau via la glande pituitaire. Il s’agit donc ici d’impulsions nerveuses et il pose ce faisant par écrit l’intuition reprise bien plus tard par les éthologues et les comportementalistes : le corps est une machine qui réagit à des stimuli. Il propose qu’une passion obsédante puisse être remplacée par une passion plus forte par exemple, préfigurant les TCC pour arrêter de fumer ou les travaux de Pavlov sur le conditionnement.          
En outre, dans sa Lettre à Morus, il nous donne un éclairage supplémentaire sur ce qu’il pense des sensations et sentiments, en expliquant sa position quant au statut des animaux : ils sont dénués de raison car ils sont dépourvus de langage, non pas de parole, car après tout leurs cris relèvent de la voix, mais en ceci qu’ils n’usent pas de leur voix pour exprimer quelque chose relevant de la pure pensée, tels les mathématiques (la grande passion de Descartes). Il ajoute qu’il ne leur nie pas la vie car ceci relève simplement « de la chaleur du cœur », ni les sensations car cela relève simplement du fonctionnement d’un organe.

Nous ne sommes donc guère avancés, la philosophie semblant de bout en bout rejeter complètement le rôle des émotions, a fortiori de la passion, que nous pourrions alors définir comme une émotion intempérante ou non tempérée.

David Hume, de son côté, expose une vision des passions plus proches de notre acception, à savoir des inclinations. Mais il les réduit en fait à des sortes de pulsions : passions calmes, violentes. Il ne s’agit ici que de savoir vers quoi se tournent nos appétences et il va jusqu’à certains extrêmes pour, en vérité, surtout expliquer à quel point le terme de « raison » est en fait vaste et relatif, ainsi en est-il de cette fameuse citation de son Enquête sur l’entendement humain : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ». Les passions relèvent donc en priorité de l’appétence personnelle vers la survie et la préservation. De fait, il est difficile de penser la passion autrement que comme une catégorie de pulsions parmi lesquelles on rencontrera des inclinations violentes (la peur, le dégoût) ou calmes (l’envie de routine, de statu quo, de confort).

On trouve une idée similaire chez Spinoza, qui différencie entre passions tristes (jalousie, colère, envie) et joyeuses. Les passions tristes relèvent d’une inadéquation entre moi et les autres corps (au sens large du terme), au contraire des passions joyeuses (parmi lesquelles figure aussi le savoir et donc la philosophie). Ces passions font partie des degrés de la connaissance, et les joyeuses me permettent d’augmenter ma puissance d’agir car elles procurent de la satisfaction. Toutefois, comme d’habitude en philosophie, c’est quelque chose de subi ; au demeurant, chez Spinoza on ne possède pas sa puissance d’agir (rappelons que Spinoza est fermement déterministe, à l’instar des Stoïciens. Par conséquent on n’est jamais maître à part entière). A titre d’illustration, dans sa Lettre à Schuller, il explique que la liberté n’est pas une puissance d’agir mais la connaissance des causes et des effets, ainsi Dieu est-il libre, bien que nécessaire et déterminé dans sa nature (il est la nature-même, à comprendre ici comme l’existence en soi, l’être en tant qu’être et premier moteur immobile qui fait que tout le reste existe), car il est et agit conformément à celle-ci sans chercher à la contredire. Au contraire, les choses créées, comme nous ou, dans cette lettre, une pierre qui roule, s’imaginent que leurs actes et être proviennent de leurs efforts directs. C’est là que réside l’illusion de l’acception commune de la liberté : que la pierre se dise « et si je roulais ? Oui au fond, c’est moi qui roule parce que je le veux », au lieu d’admettre qu’elle roule parce qu’elle a été conçue ainsi.

Kant et, à sa suite, Hegel, ne s’en occupent guère non plus.   
Kant est étranger aux sentiments quand il cherche le devoir pur de la loi morale et bien qu’il professe régulièrement un certain optimisme quant au cours de l’histoire (dans Idée d’une histoire universelle, il qualifie sa perspective selon laquelle l’histoire humaine tend vers le progrès comme une « perspective consolante »), il n’ira jamais jusqu’à décrire l’importance de l’enthousiasme et restera sur l’idée générale qu’il faut savoir poser des bornes et donner des directives claires à la conscience. De même quand il parle des émotions provoquées par l’expérience du sublime dans sa Critique de la Faculté de juger : s’il admet qu’on puisse être ému aux larmes par la beauté ou la majesté d’une œuvre, il le voit comme une expression des forces vitales, mais son rationalisme l’empêche de franchir le pas vers l’idée d’un écho avec quelque chose en nous.
Hegel, de son côté, pourrait se rapprocher de l’enthousiasme grec (admiration, contemplation du défilé des dieux), car sa vision de la métaphysique et de l’histoire, entièrement sous le prisme de son système dialectique, conduisent celui qui y souscrit à observer le monde comme un long algorithme logique entièrement qui se révèle au spectateur, qui ne peut qu’expliciter a posteriori ce qui se passe. C’est ainsi qu’il dira avoir vu dans Napoléon défilant triomphalement l’Esprit (le sens et l’énergie de l’histoire humaine) incarné. Néanmoins, au fond, les sentiments n’ont pas réellement leur place dans le grand ordre des choses que le système dialectique pose ; elles sont là mais ce n’est pas son problème.

Nietzsche et Schopenhauer, quant à eux, opèrent une rupture : ils pensent l’irrationnel et l’assument, peut-être sont-ils mêmes les seuls capables de nous aider en l’état des choses. Schopenhauer parce qu’il veut créer une métaphysique irrationnelle (la Volonté, cette énergie vitale totale et infinie qui manifeste chacun de nous sans parvenir à se reconnaître, ce qui provoque la tristesse de l’existence). Nietzsche parce qu’il réfute les discours d’autorité (et qu’il est romantique à son corps défendant).

Pour développer le sujet pour Arthur Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation, un moment me semble particulièrement important. Non pas en fonction de la fameuse parabole des porcs-épics des Parerga et Paralipomena, où il compare l’humanité à des porcs-épics en hiver cherchant à se tenir chaud mais se faisant ainsi du mal avec leurs aiguilles, bien qu’elle constitue déjà, par son fondement sur la souffrance commune, un fonds philosophique qui donne une réelle valeur aux sentiments, mais plutôt d’une part selon l’idée directrice de son essai Le Fondement de la morale, ainsi que la partie consacrée aux beaux-arts en général et à la musique en particulier dans Le Monde comme volonté et comme représentation. En effet, dans le premier, Schopenhauer propose que la nature de l’homme et le fondement de la morale résident dans une racine profondément affective en nous ; la compassion, ce moment où l’on se reconnaît entièrement dans l’autre, où la Volonté se reconnaît. C’est ceci qui nous permet l’éthique et cette idée est à rapprocher de la pitié chez Rousseau, notre répugnance à voir souffrir notre prochain (et qui nous poussera à entrer en contrat social), comme il la présente dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Dans le cas de la musique (Le Monde comme volonté, chapitre XXXIX), Schopenhauer affirme que, par l’intermédiaire des sons, la musique, détachée de toute matérialité car elle n’a en fait pas besoin d’un unique instrument dédié mais peut passer de l’un à l’autre, est capable de parler le langage de la Volonté elle-même et ce langage, ce sont les sentiments. Ainsi la musique provoque en nous des sensations qui ne relèvent pas du simple plaisir esthétique, mais plus généralement la musique est capable de faire naître en nous des émotions, elle peut nous faire pleurer de plaisir comme de tristesse, nous faire frissonner, alimenter notre colère et ainsi de suite.

Dans le cas de Nietzsche, il est plus difficile de trouver une citation ou une position exacte, tant il aime les aphorismes et semble parfois se contredire d’un paragraphe à l’autre d’une même œuvre. Citons néanmoins quelques références.

Premièrement, dans Naissance de la Tragédie, §7, il fait remarquer que l’art joue un rôle de sauveur, de baume qui transmue notre dégoût de l’horrible et de l’absurde de l’existence en beauté qui rend la vie possible, ceci via le sublime de la tragédie, où l’art dompte et assujettit l’horreur, et par le truchement du comique, qui nous délivre de l’absurde.
Ensuite, dans Ecce Homo, chapitre « Pourquoi je suis si malin », §4, Nietzsche nous parle de Shakespeare et de son admiration pour celui-ci, le considérant comme un homme profond et philosophe. Il en veut pour exemple Hamlet, dont Nietzsche conclut que ce n’est pas le doute qui le rend fou, mais la certitude. Il ajoute qu’il faut avoir un abîme en soi pour le comprendre, alors que nous avons tous peur de la vérité. C’est une idée récurrente chez Nietzsche : nous somme d’abord des êtres de peur et d’absurde, l’art nous permet de ne pas « mourir de la vérité » car il l’enveloppe des formes qui nous la rendent conceptualisable.

Si Schopenhauer nous donne une piste, Nietzsche nous donne plutôt une poignée d’indices, à travers son obsession esthétique et son idée que le théâtre et la poésie contiennent plus de vérité qu’un essai froid et rébarbatif. Dans les deux cas la raison ne saurait avoir la prééminence sur la vérité nue des sensations que nous éprouvons, en vérité nous les filtrons au travers de la raison pour essayer d’avoir une emprise sur elles.

Deleuze reprendra l’idée de Spinoza en parlant d’affects tristes dans ses Dialogues avec Claire Parnet en 1977, faisant remarquer que les pouvoirs dirigeants ont grand intérêt à nous abreuver d’affects tristes, comme les mauvaises nouvelles, les guerres, les crises, afin de nous maintenir dans l’angoisse car la peur court-circuite notre jugement et facilite notre assentiment. On pourrait rapprocher ces remarques de celles qu’Orwell émet dans La ferme des animaux et 1984, où le pouvoir fait régner la peur dans chacun des membres du corps social pour mieux lui faire accepter la propagande.

À part peut-être Michel Henry qui discute de l’érotisme charnel dans Incarnation, la philosophie s’est globalement refusée à parler des passions autrement que comme affects qui perturbent la raison. Ce refus, combiné à un vocabulaire général tourné vers la raison prééminente, constitue donc l’hypostase du problème soulevé : que la philosophie, dans sa grande majorité, ne comprend rien à la passion ni aux passions et qu’elle n’est pas adaptée, en l’état actuel, à en parler, sauf à verser dans une forme d’ésotérisme ou de développement personnel, de fait sortant de la philosophie et allant vers des mysticismes.


En effet, la passion moderne est pensée à partir du romantisme, de l’exaltation du jeune Werther, de l’amour dévorant de Julien Sorel pour Mme de Raynal, des illusions d’Emma Bovary. La passion moderne, dont le cinéma nous a longtemps abreuvés, est l’exaltation d’une inclination puissante, prégnante et irrationnelle, qui est sensée nous transcender et nous donner des ailes. A celle-ci s’ajoutent nos passe-temps favoris et nos collections, dès que l’on se sent absorbé par quelque chose on le dit passionnant. La littérature a aussi inventé le terme de crime passionnel, qui n’a aucune réalité juridique, pour donner souvent un vernis à de sordides histoires de jalousie.

Et pourtant, même ceci tombe, là où il y a encore moins de dix ans même la publicité parlait de passions, elle en a fini. Il reste bien des magazines tels « Passion Rando », mais globalement le terme n’est plus à la page.

Peut-être parce qu’il faut y voir l’évolution de notre société de consommation. Après des années de frénésie de jouissance, l’air du temps est à la mesure, à la frugalité morale. Même les sites de rencontres aujourd’hui semblent dire « Prenez ce que vous trouvez le temps que ça dure, ce n’est pas si mal, mais surtout prenez ce qui correspond à vos critères ». Quand tout est un marché égocentré, il n’y a pas de passion, seulement une adéquation calculée.

Songeons également à un système scolaire et anthropologique dans lequel tout se vaut et qui produit des élèves consommateurs de contenu pédagogique puis producteurs de contenu scriptural en échange d’une note, un monde dans lequel les affects ne sont que des pulsions égoïstes de plaisir, ce qui est quasiment toute l’essence du consommateur, qui n’existe qu’à l’instant T de la transaction et disparaît aussi vite qu’il a fini de payer. Un monde en un sens nihiliste, qui ne croit en rien, ne croit même pas à ça et en est fier, pour paraphraser Péguy dans L’Argent.

En parlant de consommateur, on est en droit de s’interroger sur cette tendance relevée en 2022 : les jeunes veulent un ami-amant et ne croient plus au mariage. Peu importe au fond, en ce qui nous concerne, que le mariage soit une institution normative de reproduction sociale, c’est son aspect « engagement à long terme » qui retient notre attention. Ceci constitue aujourd’hui un rejet en faveur d’un confort d’abord personnel. Si ce rejet n’est pas dénué de raison, après tout, dans de si nombreux cas, pourquoi les mariages ont-ils duré dans l’histoire si ce n’était l’impossibilité de divorcer ou parce qu’il ne s’agissait que de l’union de deux familles en vue de rapprocher les pouvoirs et fortunes ? Toutefois, il faut remarquer qu’il n’y a plus d’envie de passion amoureuse, mais d’une vie ensemble confortable, comme si l’amour était un calcul de confort et non un embrasement des appétences vers une seule et même personne. Songeons encore aux sites de rencontres pour personnes âgées, la manière dont toutes cela devient une marchandise sur catalogue (on objectera que, des entremetteurs de jadis aux agences matrimoniales, c’était déjà le cas, et c’est vrai, mais désormais nous nous réifions nous-mêmes, ce qui marque le franchissement d’une étape). Même les publicités de sex-toys dans le métro semblent juste proposer quelque chose pour se faire plaisir à soi même si on l’offre en couple. Il n’est donc pas contraire à la raison d’imaginer que la passion elle-même est peut-être une fiction, et pourtant, nous l’éprouvons, quelque chose est à repenser ici à l’aune de notre époque désenchantée.

Il est donc possible que ce ne soit pas seulement la philosophie qui ait besoin de reconstruire le champ de la passion, mais bien aussi la sociologie elle-même, à l’aune d’un monde dépassionné, mais envahi de passions tragiques (l’activisme rageur pour n’importe quelle cause, l’incapacité à discuter).

Les psychologues savent explorer l’irrationnel, les sociologues voient ses effets sur les groupes, la philosophie ne devrait pas avoir honte d’emprunter ouvertement à ses filles pour s’aventurer dans un nouveau domaine, sinon elle risque de tourner en rond à faire des explications mécanistes dans ses zones de confort.

Nicolas Stroz – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3Copyright Institut Français de Psychanalyse

Eros et Thanatos : une dualité post-hellénique ?

Nicolas Stroz – Décembre 2020

“When all of your wishes are granted, many of your dreams will be destroyed.”
Marilyn Manson, “Man That You Fear” (album Antichrist Superstar, 1996)

Kali

Le courant littéraire romantique, l’idéalisme allemand du XIX° siècle, ainsi que l’imaginaire collectif contemporain, présentent Eros et Thanatos comme intimement liés, le premier constituant une pente savonneuse vers le second. De la façon la plus caricaturale, nous pouvons songer à la manière dont certaines campagnes de sensibilisation au sida amalgamaient sexe et mort ; le désir devait alors être jugulé par la raison (ici la conservation de soi, voire une forme de méfiance envers l’autre) sinon la mort nous attend[1]. Souvent cette dualité est présenté comme éternelle et vraie dans toutes les régions du monde depuis toujours. Les deux entités ayant des noms grecs, on suppose même que les Grecs anciens les opposaient déjà.

Néanmoins, une lecture attentive des écrits des Grecs anciens nous montre qu’il est fort possible que le rapport entre Eros et Thanatos, le désir et la mort, tel que nous le connaissons, ne saurait avoir une origine strictement hellénique et pourrait provenir des monothéismes contemporains ou postérieurs à l’âge d’or hellénique, ainsi que, partiellement, de l’hindouisme.

En effet, la première chose à remarquer est la famille mythologique de Thanatos (Θαναθος). Son frère mythologique, d’après Homère, dans l’Iliade, est Hypnos (Υπνος), le sommeil. Tous deux sont fils de Nyx (Νυξ), la nuit. Thanatos, au demeurant, n’est jamais représenté ou figuré, il est une force évanescente et absolue, sachant que les dieux grecs peuvent mourir, comme l’ont fait les premiers dieux, Ουρανος (Ouranos, le ciel), puis Χρονος (le temps), et à leur suite de nombreux Titans lors de la grande guerre qui couronnera Zeus. On peut même considérer qu’il préexistait à sa propre naissance, tout comme Eros, étant donné que ce sont les forces qui mèneront à l’avènement de Zeus. De ce point de vue, il est juste de dire que le rapport entre les deux pulsions peut s’observer même si la culture grecque ne le fait pas elle-même.

On peut d’ailleurs remarquer que, jusqu’au Moyen-Âge, de nombreux évanouis ou catatoniques furent enterrés vivants par erreur ; ils étaient seulement trop profondément endormis. C’est pour éviter ces accidents qu’on eut recours à la veillée mortuaire ou qu’on équipait les tombes de petites cloches dont le fil était relié au poignet du mort, et, si au bout de 3 jours la cloche n’avait pas tinté, on coupait le fil ; cela faisait partie des tâches du fossoyeur. Cette anecdote illustre la proximité entre le sommeil et la mort et pourquoi la mythologie grecque les rapproche.

Éros, quant à lui, est fils d’Aphrodite. Elle est l’amour et la beauté, il est inspirateur du désir et quand Psyché le contemple elle est saisie par sa beauté. En outre, les mythes grecs montrent que la mort elle-même est désirante. Hadès, suite à un envoûtement décide d’épouser sa nièce Perséphone, provoquant ainsi le cycle des saisons, en deux périodes par an. Elle est aux enfers avec son oncle et mari (qui a refusé de renoncer après avoir repris ses esprits) et sa mère Déméter la cherche partout, négligeant de nourrir le sol et donc les plantes.

Similairement, Orphée est trompé par les esprits des Enfers qui le poussent à trahir Eurydice, simplement parce que la mort refuse de lâcher ce qu’elle a (même par accident). Quant aux traditions relatives aux mânes (les esprits des ancêtres) elles demandaient lors des jours consacrés à les nourrir de pois chiches et de graines et de battre un morceau de métal pour les chasser de la maison afin que leur présence n’entrave pas la bonne fortune de la maison. La mort elle-même est donc désirante.

Enfin, chez Homère et approximativement jusqu’au théâtre d’Euripide, où les personnages assument leurs velléités vis-à-vis du public, nos désirs n’ont jamais d’origine personnelle. Ce sont les dieux qui provoquent en moi la colère, la haine, la joie, la jalousie (l’enthousiasme veut étymologiquement dire « le dieu (Θεος) inspire, provoque [en moi] »). Narcisse, figure importante de la psychanalyse, qui meurt de faim en admirant son reflet qu’il ne peut toucher car il n’aime rien de moins beau que lui-même, ne le fait pas par orgueil mais parce qu’il est maudit (tout comme la majorité des mortels importants de la mythologie grecque).

Il faut aussi se rappeler que, similairement aux Babyloniens ou aux Celtes, dans le monde grec, la mort est l’autre face du monde et les morts vivent une sorte de non-vie, miroir de la vie. De fait, la mort n’est qu’une étape de l’univers et les esprits des morts peuvent être consultés, ils restent présent à l’univers.

Les penseurs grecs eux-mêmes font souvent peu de cas de la mort, la vie les intéresse beaucoup plus. Epicure, dans son incontournable Lettre à Ménécée, rappelle que la mort n’est rien, avec un petit renversement binaire (ici paraphrasé) : « tant que nous sommes là, la mort n’est pas, et quand elle est là nous ne sommes plus, alors à quoi bon s’en inquiéter au lieu de vivre ? ». Il faut préciser toutefois qu’en bon atomiste, Epicure pensait qu’après la mort il ne restait rien, le corps et l’âme se désagrégeant pour redevenir des atomes libres qui iront se combiner en autre chose dans l’univers. De même les désirs ne sont pas vus comme pouvant mener à la mort. Il rappelle qu’il existe des désirs naturels, des désirs non-naturels, parmi eux soit nécessaires soit superflus, et que la vie heureuse consiste à privilégier les désirs naturels et nécessaires, voie vers l’ataraxie (absence de troubles). Si l’on privilégie le non-naturel et le superflu, c’est dans le pire des cas parce qu’on a peur de mourir : on s’inquiète alors plus de la postérité que de la vie.

Epictète puis Sénèque diront que la mort est inévitable et qu’il faut simplement le savoir et s’accoutumer au fait que tout passe, que chaque jour est peut-être le dernier, pour ne pas être chagriné de son impuissance face à ce qui ne dépend pas de nous. La vie est une épreuve de courage et de tempérance.

Aristote, de son côté, ne parle de la mort que pour citer les honneurs et poèmes qui rappellent les grands noms et il voit le désir comme la force motrice de tout, jusqu’à l’intelligence, sans le παθειν (ressentir), pas de μαθειν (réflexion) possible. De fait le désir n’a de rapport avec la mort qu’en tant qu’il est vie. La pulsion n’est pas perçue, on peut même considérer la mort globalement absente de ses écrits.

Dans le théâtre (ou la poésie) antique également, ce n’est pas l’amour qui mène à la folie et au meurtre, mais le destin qui emploie l’amour comme vecteur. Deux exemples : l’Orestie d’Eschyle et Antigone de Sophocle.

Si dans l’Orestie Clytemnestre assassine Agamemnon parce qu’il a sacrifié sa fille Iphigénie pour gagner la Guerre de Troie, c’est à cause d’un mauvais tour d’Aphrodite, furieuse que la famille royale (les légendaires Atrides, maudits pour toujours) ait osé suggérer que leur enfant puisse être au moins aussi belle, voire plus, que la déesse de l’Amour. Elle les punit par le moyen de l’hubris car il faut respecter les Dieux et l’ordre de l’univers. Mais Iphigénie est sauvée de la falaise et deviendra prêtresse d’Apollon à Delphes, permettant à Oreste, à la fin des Euménides (épisode final de la trilogie), de demander pardon aux dieux (premier Atride à faire ce geste) par l’intermédiaire d’Apollon, sauvant ainsi toute sa dynastie. Mais il accomplit néanmoins une prophétie, il ne choisit pas d’être celui qui purge les Atrides, c’est sa destination.

Quant à Antigone, si son désir d’honorer ses frères en tant que famille, contre la loi qui interdit d’enterrer les bannis, cause sa mort, ce n’est pas de son fait, c’est une question d’opposition entre des lois humaines et des lois divines sur l’amour filial.

On pourrait encore citer l’histoire de Myrrha (je tire cette version des Métamorphoses d’Ovide), désirant charnellement son père car maudite, père qui voudra la tuer lorsqu’il réalisera que sa fille l’a enivré pour le conduire dans sa couche (comme le firent les filles de Lot dans la Bible), car le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants.

Myrrha fuira, sera changée en arbre et enfantera Adonis, qui sera le bel amant d’Aphrodite, provoquant la jalousie d’Arès (qui n’est même pas son mari mais son amant) qui enverra son sanglier de guerre l’étriper. Myrrha n’est pas punie par les dieux, elle est pardonnée et sauvée telle une victime, la changer en arbre c’est lui épargner le bannissement de toute cité, d’être fille-mère. D’ailleurs c’est Héra elle-même, patronne des sages-femmes, qui viendra délivrer l’enfant avec douceur et mansuétude. La jalousie proverbiale d’Héra d’ailleurs relève plus de la reine qui défend son patrimoine que de l’épouse possessive. Hors de question que les bâtards de Zeus viennent quémander un statut à l’Olympe juste en vertu de leur royal géniteur.

Ce long prologue pour en arriver à deux points qui servent de tournants : le monothéisme d’une part (spécifiquement judéo-chrétien) et d’autre part Platon.

Platon d’abord. Dans le Banquet, dernière partie, Socrate rapporte les paroles de la prêtresse Diotime quant à Eros. C’est un grand démon et non un dieu et il est l’enfant de deux pauvres : Poros, l’expédient et Penia, la pauvreté, qui s’est faite engrosser à un banquet de dieux en abusant de Poros abruti, voire endormi par le vin (202d sqq.). Eros ici est loin d’être le bel enfant ailé d’Aphrodite, c’est un mendiant laid qui dort à la belle étoile, qui désire ce qu’il n’a pas et s’il est rusé et à l’affut du beau et du bon comme son père et rusé pour l’acquérir (il est dit magicien n’ayant de cesse de tramer des ruses, 203e, – on peut alors le rapprocher du séducteur -), il ne peut jamais l’avoir longtemps car sa mère lui a laissé l’indigence en héritage. Il pousse aussi à chercher l’immortalité, par la procréation comme par la recherche de savoir et la production de beaux discours qui resteront à la postérité (207a-209e).

Platon en posant ces éléments, à mes yeux, place le prototype de notre conception du rapport pulsion de vie/mort et donc le rapport direct et essentiel (et non accidentel) entre Eros et Thanatos : nous cherchons à fuir la mort car le désir est son contraire.

On retrouve cette idée dans les monothéismes juif et chrétien, mais cette fois sur une base déjà métaphysique. En effet, contrairement aux polythéismes où les dieux cohabitent, pour ces deux religions D.ieu (comme on l’écrit dans le judaïsme pour ne pas invoquer son nom en vain) s’est retiré du monde après la création, lui étant étranger, afin d’assurer que le libre-arbitre et le jugement aient un sens. Autrement quelle utilité à la perfectibilité humaine et au jugement de Dieu si nous sommes déterminés par Sa présence continuelle dans notre monde ? En outre la théologie chrétienne pense que la substance-même de Dieu est étrangère à ce monde, créé pour la créature, Dieu se tenant donc en-dehors, respectant les lois de la nature qu’Il a créées par respect et amour pour la créature.

Si pour les juifs le but est de rendre le monde digne du retour de D.ieu via la venue de Machiah, par le biais des mitzvot, pour les Chrétiens il faut se rendre digne de retourner à Dieu après la mort (l’exitvs/reditvs de la scolastique, la créature est venue de Dieu sur cette Terre et sera rappelée à son Créateur à la fin de sa vie), mais aussi assurer la possibilité de la Béatitude (ou contemplation de Dieu) pour soi (et les autres sur Terre également) par les bonnes actions, ou mérites (Somme Théologique, Ia IIae, Art.1, Q.7).

Dans les deux cas l’âme quitte ce monde pour de bon, la mort est la disparition de l’univers. Alors les désirs doivent bien plus être surveillés car c’est chacun qui met non seulement son repos post mortem mais aussi le monde entier en danger par ses actions, a fortiori avec l’idée des péchés capitaux ou du péché originel. Toute l’humanité doit se racheter et certaines fautes sont si graves qu’elles condamnent immédiatement et parfois sur des générations (Exode 20.6 : Dieu dit que celui qui l’offense il le punira sur trois ou quatre générations). Rappelons également que les Tables de la Loi contiennent en majorité des interdits, qui s’opposent à des envies qu’on pourrait qualifier de « bestiales » (vénérer un autre Dieu, faire des images taillées – donc de potentielles idoles et les adorer -, l’adultère, convoiter ce qui est à autrui, tuer, faire un faux témoignage).

Tandis que chez les polythéistes le village peut souffrir temporairement du mauvais sort, mais les Dieux ne punissent pas excessivement le mort ou le sacrifié, c’en est fini une fois que l’équilibre est rétabli. Les Dieux pratiquent ce qu’ils interdisent aux hommes, mais ne les en punissent pas toujours, les lois humaines réprouvent l’ivresse publique, mais les Dieux n’en ont cure, ni de la gourmandise (sauf le cannibalisme ou l’anthropophagie[2] – Tantale, qui à défaut d’être maudit se révèle stupide -), ni de l’adultère (Zeus en premier).

Une nuance est à faire avec l’hindouisme. Il est entendu que pour les Hindous nous faisons partie du cycle de résurrection (Samsarâ) et que notre tâche est de nous en libérer par la méditation et l’expiation à travers les cycles. Il faut aussi voir que les dieux sont tous émanations d’une divinité première et unique, y compris la Trimurti (le trio majeur de Brahma, Vishnu et Shiva, complété par leurs épouses). Il y a donc ici déjà, dès l’Antiquité, l’idée que nous avons un rôle à jouer vis-à-vis de l’univers car nous sommes responsables de nous remémorer nos fautes passées pour les racheter afin de ne plus ressusciter. En outre, on trouve aussi un rapport explicite entre Eros (aussi bien désir charnel que désir du bien) et Thanatos dans la figure de Kali, la déesse de la destruction (y compris de l’ignorance). En effet, elle est l’alter ego de Parvati, la shakti – ou épouse -, de Shiva, devenue monstrueuse, selon un des mythes, après avoir tué un démon qui avait pris les traits de Shiva, pour qui sa dévotion était sans bornes, ivre de rage et emportée par sa victoire, elle se mit à faire trembler le sol par sa danse. Shiva s’est interposé et elle l’a piétiné ; réalisant ensuite qu’elle bousculait son bien aimé, elle signifia sa honte en tirant la langue et se calma pour redevenir Parvati. Ici le rapport occidental entre le désir, comme force motrice vers le bien comme le mal, et la mort, en tant que destruction potentiellement absolue, se rencontre, c’est d’ailleurs le désir en tant qu’amour qui guérit Parvati de son état altéré. C’est aussi par amour qu’elle s’est fâchée.

On peut d’ailleurs raisonnablement hasarder que les théories de Platon sur la métempsychose (transmigration des âmes et résurrection après avoir oublié la vie passée en buvant de l’eau du Léthé (Ληθη « l’oubli »), le fleuve des Enfers qui fait perdre la mémoire, proposées dans la République (dernier livre) peuvent provenir d’échanges via la vallée de l’Indus avec les Hindous, sachant que ces légendes sont au moins aussi anciennes que l’époque de Platon (V° siècle av. JC). Chez Platon il y a aussi cette question, choisira-t-on de retenter l’aventure humaine pour cette fois être digne de contempler l’intelligible comme le font les Dieux aidé par les souvenir de nos vies antérieures (théorie du savoir universel que l’âme oublie via la naissance, présentée également dans le Ménon) ou choisira-t-on d’abandonner la forme humaine pour de bon ? Dans le second cas on restera animal, dans le premier on prendra une forme humaine ou animale suivant notre mérite (par ordre décroissant homme, femme, puis les animaux par rang de noblesse) et nous devrons redevenir dignes d’être des hommes (mâles – n’oublions pas que la Grèce dans son ensemble était très misogyne -).

La jonction donc, outre les tables de la loi, Shéma Yisraël (prière première et en un sens profession de foi judaïque), et toutes les règles de cacherout dont certaines seront différemment reprises par les Chrétiens (les jours maigres et gras au Moyen-Âge), entre l’Antiquité païenne et la morale du désir et de la mort judéo-chrétienne se fait surtout dans le Christianisme via la Grèce tardive. Plotin et les néo-platoniciens poussent à l’extrême la théorie des Idées de Platon pour remonter jusqu’à l’Un, purement intelligible et dénué des sens, donc de désirs. Il faut donc apprendre à désirer quitter le sensible.

On retrouvera cette influence dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, père de l’Église, et qui affirmera que la Cité terrestre est sensible et faite de désirs, tandis que la Cité céleste est faite du seul amour envers Dieu. Céder aux désirs revient donc à risquer l’éloignement de Dieu et l’absence de salut de l’âme après la mort. Rappelons au demeurant que les pères de l’Église trouvaient Platon, avec son Démiurge pure intelligence et créateur du monde, le païen le plus facilement adaptable au christianisme. En outre, Augustin, cité par Thomas d’Aquin (ST, Ia IIae, Art.1 Q.4, Objection 1) dit que « la vision [de Dieu] est toute la récompense de la foi », autrement dit le pur désir de foi dégagé de tout désir « sensible » qui aurait un quelconque lien avec la mort.

À travers la séparation radicale entre le monde sensible et le monde intelligible par Plotin et la fusion avec le christianisme opérée par Augustin, se dessine notre conception morale de l’opposition entre les deux forces. C’est là, à mon sens, dans le syncrétisme Gréco-Judéo-Chrétien que naît réellement l’opposition entre Eros et Thanatos telle que l’Occident la connaît. Naturellement des exemples des liens modernes existent dans les mythes grecs (comme Hercule et le Centaure Nessos, qui tenta de violer Déjanire, qui mourut d’une flèche d’Héraclès mais réussit à se venger en empoisonnant sa tunique de son sang), mais soit il s’agit du destin (les Centaures, excepté Chiron, étaient des êtres mauvais et fourbes par nature), soit les mythes que nous racontons ont été christianisés (l’Andromaque ou la Phèdre de Racine ne croient pas aux Dieux. Quand à la fin d’Andromaque Oreste trahi prononce son célèbre monologue aux Furies – « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » -, il est décrit comme délirant, fou, il n’était pas possible à l’époque de Racine d’admettre les croyances païennes comme autre chose que folie. Par conséquent son écriture, bien que parlant de récits grecs, n’est pas hellénique – il n’y a d’ailleurs jamais de chœur pour commenter, on voit des personnages dans un paradigme chrétien, seuls avec leurs angoisses et expiant leurs péchés capitaux – jalousie, envie, colère -).

Et c’est d’ailleurs cette forme qui inspirera ensuite aussi bien le désespoir de Kierkegaard que la théorie du vouloir-vivre de Schopenhauer (pour qui la Volonté ou force vitale pure se sent perdue au milieu de la Représentation – la diversité des choses sensibles – et souffre de ne pas se reconnaître avant la contemplation des œuvres d’art, spécialement la musique car elle parle son langage : les émotions) ou les appels à l’ivresse de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Atteindre par les désirs le moment où l’on parvient à tuer la mort un instant dans l’extase pour s’être senti au moins une fois immortel devient alors le triomphe d’Eros sur Thanatos dans notre mythologie contemporaine, que l’on perçoit déjà dans le célèbre « Enivrez-vous, de vin, de poésie ou de vertu » de Baudelaire.

Ainsi donc, si les racines de notre dualité moderne en psychologie comme dans l’imaginaire collectif plongent bien jusqu’à l’Antiquité, il ne serait pas juste de dire que les Grecs anciens la pensaient déjà, au contraire des Hindous. Toutefois leurs mythes ont joué un rôle quand ils furent exploités par la pensée judéo-chrétienne, qui elle, tout au contraire, avait besoin de cette opposition pour constituer le rapport de vertu à Dieu et ses interdits.

Nicolas Stroz – Décembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Il n’est pas question ici de remettre en cause l’importance des préservatifs dans la lutte contre l’épidémie, uniquement de parler de l’imagerie employée.

[2] Nous les entendons ici de la manière suivante : anthropophagie signifie manger de l’humain et cannibalisme manger des individus de sa propre espèce. Dans le récit de Tantale les dieux auraient commis l’anthropophagie, mais Tantale lui aurait été cannibale s’il avait mangé de son fils en ragoût servi aux dieux.

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Maturation humaine, animale, végétale

Nicolas Stroz – Septembre 2016

Y a-t-il de bonnes raisons de comparer la maturation humaine à la maturation animale ou végétale ?

Nous avons tendance à séparer hermétiquement l’animal et la plante de l’homme, voire à séparer chacun hermétiquement l’un de l’autre, considérant que la plante est inerte ou passive, l’animal actif mais limité, et l’homme, au sommet du vivant, voire étranger au « simple » vivant, disposant de plus de facultés que les autres créatures, de par ses capacités logo-théorique (à parler, raisonner et abstraire) et opératoire (utiliser, créer et perfectionner des outils toujours plus sophistiqués), ainsi que sa capacité à une conscience de soi, à une conscience également morale (différencier le bien du mal, savoir agir avec autrui). D’un autre côté leurs développements biologiques présentent beaucoup de similitudes (certes le règne végétal est moins proche de la biologie humaine que la reproduction et la maturation d’un singe, par exemple), surtout entre mammifères, ce qui n’est pas sans présenter des questions : l’homme est-il si distinct du reste du vivant qu’il le croit ? La maturation du petit d’homme est-elle si distincte de celle de l’animal (a fortiori social) ?

S’il est a priori acquis que l’homme n’est pas un animal ordinaire et que son développement et sa maturation sont uniques dans le règne animal, nous verrons qu’il n’est pas certain que la maturation humaine soit à séparer hermétiquement de la maturation animale, et peut-être juste un peu moins de la maturation végétale.

I/ En quoi l’homme serait-il distinct du reste du vivant ?
D’un point de vue biologique, on peut déterminer des différences entre l’homme et le reste du vivant dans leurs mécaniques de maturation :
Dans le cas de la maturation végétale, l’arbre ou la plante est d’abord une graine, un oignon, voire des spores (les champignons). Elle va s’enraciner dans la terre pour se nourrir, et grâce à la photosynthèse, va se développer d’un bourgeon à sa forme finale (arbre, fleur, etc.). La plante est généralement déterminée, et sa forme globalement certaine (à part certaines fleurs aux couleurs variables et les variétés de fruits et légumes qui peuvent légèrement différer en termes de forme –les pommes de terre par exemple) ; la plante contient toutes ses déterminations actuelles dès les germes.
Dans le cas de la maturation animale, le petit est souvent déjà déterminé, il naît en général déjà prêt à survivre (les faons, poulains, girafons ou cobayes naissent déjà constitués, les yeux ouverts et sont capables de se mouvoir très vite). D’autres petits (oisillons ou rongeurs tels la souris ou le hamster) naissent nus, aveugles et fragiles, mais vont très vite se développer. Le chaton naît aveugle, mais il est déjà pourvu de poils et ses yeux sont ouverts, et nonobstant les dents de lait, il a déjà tout ce qui lui sera nécessaire à exister. L’animal solitaire ou le poisson en bancs n’acquiert pas la manducation (se nourrir) tant qu’elle lui sera instinctive une fois sevrée (pour le mammifère, immédiate pour les autres espèces, les oiseaux qui régurgitent les aliments aux petits, des poissons qui se nourrissent directement, etc.). Le code social est presqu’évident chez l’animal, qui sait identifier le territoire ou la menace très vite.
La maturation humaine est un peu différente : le bébé naît « à moitié » complet (il sait à la naissance se redresser, les garçons peuvent être capables d’éjaculer, les filles ont un semblant de menstruation), mais tout disparaît ensuite et la maturation se clôt hors du ventre de la mère (ce qui explique pourquoi il faut en moyenne une grosse dizaine, voire une quinzaine d’années avant d’atteindre la maturité sexuelle, et pourquoi il lui faut jusqu’à une année pour marcher, là où les animaux en sont capables au bout de quelques semaines au plus –chez le félin par exemple). Là où l’animal (du moins social) et l’homme se rapprochent, c’est dans l’apprentissage des gestes : si l’homme, comme les autres mammifères, une fois assez mûr, « apprend » la manducation, les gestes de mâcher lui sont moins automatiques et l’apprentissage sera plus long. De même la propreté lui est plus lentement acquise (alors que, par exemple, les petits hamsters, nus et aveugles, savent néanmoins se rendre au coin « sanitaire » du nid pour y faire leurs besoins, ou que, comme le mentionne Emmanuel Kant dans l’introduction de ses Propos sur l’éducation, les hirondelles écloses savent déjà faire tomber leurs excréments hors du nid, citons aussi le chaton qui apprend où est la litière par pure imitation de la mère, avant d’en faire son propre savoir), il lui faudra quelques années au plus pour apprendre où et comment faire ses besoins. De même il faut à l’homme beaucoup plus de temps pour développer ses dispositions (ne serait-ce que les plus primaires comme la station, la déambulation,  se repérer dans l’espace, identifier les sons, voire ensuite chasser, se vêtir, s’abriter), sans parler de l’acquisition des codes sociaux, très lente chez l’homme (probablement aussi parce qu’ils peuvent changer assez vite –a fortiori dans nos sociétés contemporaines plus fluides). Le point le plus unique est la complexité théorique de l’homme, qui ne va pas apprendre seulement des pratiques utiles, mais aussi un vaste champ théorique et abstrait qui ne sert pas immédiatement la vie, mais a des implications à long terme (développement technique, scientifique, culturel, spirituel, large champ des représentations), qui échappe au reste du règne animal.
On s’accorde à dire que les représentations de l’animal sont factuelles, instrumentales, elles ne concernent que son confort et sa vie immédiate et son adaptation aux conditions (climat, raréfaction de la nourriture, concurrence, rivalité avec les nouvelles générations). L’exemple des animaux faisant des réserves reste caduque, car il est conditionné à l’imminence de l’hibernation à l’instinct plus qu’à une prévision, et se révèle inutile en captivité (ou chez un animal apprivoisé). L’homme au contraire, se contenterait rarement de la vie telle qu’il « l’a », telle qu’elle est ; là où l’animal « fait avec », l’homme lui rêve, espère, interroge, cherche à changer le cadre au lieu d’agir dedans, et ce travail ne fait que commencer réellement avec l’âge adulte (que l’on se place du point de vue juridique –l’âge légal, ou biologique –puberté et fertilité), l’apprentissage et le perfectionnement des savoir le poussent à sans cesse adapter ses représentations, voire à y adapter le cadre quand sa puissance opératoire est assez développée (pour l’exemple le plus primaire, le bâtiment permet à l’homme d’adapter le milieu à sa représentation d’un abri). En ceci on peut considérer l’homme comme très différencié de l’animal (le nid animal ne transforme que superficiellement le milieu, qu’il s’agisse d’un terrier ou d’un nid ; le barrage du castor est plus particulier car il modifie les cours d’eaux). De même, l’animal adulte limite souvent ses représentations aux moyens d’accéder à l’objet de son appétence (reproductrice ou alimentaire). L’homme en revanche explorera des champs hypothétiques (par exemple dans l’art, la musique, ou la littérature, notamment celle dite « d’anticipation », où l’auteur imagine un monde possible où des règles changent, et en explore les implications par la narration, ou encore la recherche dans les sciences théoriques et appliquées –physiques, mécaniques, mathématiques, sciences humaines…).
En ceci, on peut considérer que le développement de l’homme n’a que peu de points communs avec ceux de l’animal et du végétal, et qu’il serait faux de les comparer. Nous avons néanmoins identifié déjà des similarités qui rendent cette position caduque du point de vue mécanique, notamment en ce qui concerne l’animal social. Ajoutons que certains animaux, les méduses notamment, mélangent reproduction sexuée (fécondation de gamètes) et bourgeonnement de spores sur un sol propice pour produire un individu adulte, et les frontières semblent de plus en plus ténues. Remarquons également que l’homme, comme la grande majorité des mammifères (excluons l’ornithorynque et l’échidné, mammifères ovipares d’Australie pour notre propos) est vivipare, allaite ses petits, et que le petit du kangourou naît quasiment prématuré et termine sa gestation dans la poche marsupiale de sa mère, totalement dépendant durant tout l’allaitement, à l’instar du bébé humain, et nous trouvons de nombreux points biologiques de rapprochement. Plus fondamentalement, le fait que les trois règnes commencent par de petites formes faibles et incomplètes et aient besoin de se nourrir pour croître, forcir, et cherchent tous à se reproduire réduit les distances les séparant. Voyons maintenant en quoi cette porosité des frontières est plus profonde encore qu’il n’y paraît.

II/ La proximité entre l’homme et les autres vivants
Nous avons dit que l’animal et la plante naissaient a priori déjà suffisamment formés en vue de leur fin ((sur)vivre, puis se reproduire), la plante étant le modèle absolu, déjà toute déterminée dans sa forme comme son lieu. Néanmoins on a vu les espèces animales les plus intelligentes (dauphins, corbeaux, grands singes, perroquets) apprendre et transmettre des jeux, des outils, ce qui n’est pas si éloigné des hommes s’échangeant ou inventant des règles de jeux, ou se transmettre ce que l’on appelle vulgairement « les bons tuyaux » ou « le système D » (les petits trucs et astuces pour se débrouiller au quotidien). On sait également que l’animal sait, à son échelle, mentir (le renard qui fait le mort, le rat qui sait simuler, le perroquet ou le corbeau qui savent imiter). D’ailleurs la plante n’est pas vraiment une monade, elle a besoin de l’eau du sol, de la lumière du Soleil, et enfin des insectes pollinisateurs pour se reproduire.
La séparation entre l’homme et l’animal pas un universel philosophique. Rappelons qu’Aristote comme Saint Thomas considèrent l’homme comme un animal (Aristote parle de ζωον πολιτικον, et Saint Thomas, dans sa Somme théologique, secunda pars, dit que l’animalité fait partie de l’homme) et que les Grecs anciens accordaient une âme aux plantes, aux animaux et à l’homme (triplicité de l’âme –du moins dans ses catégories de fonctions, reprise dans la philosophie médiévale, avec l’âme végétative pour les fonction vitales de base, sensitive pour la perception du dehors qui permet de se mouvoir dans un contexte, et intellective pour la capacité abstraite et théorique qui caractérise l’homme). Ce schéma assume une continuité entre la plante, l’animal et l’homme, qui partagent donc tous un fond commun.
Emmanuel Kant emploie souvent des comparaisons avec les végétaux et les animaux. Dans ses Propos sur l’éducation, il pense que l’enseignement du chant par les oiseaux aux petits est assez proche de l’apprentissage de la parole humaine, et compare l’éducation à la culture des oreilles d’ours (une variété de fleurs) : si l’on replante la fleur (ou qu’on la dédouble par marcottage par exemple), la couleur des pétales sera identique. En revanche, si l’on en sème les graines, les couleurs obtenues varieront. Il en conclut que l’homme, de même, a en lui des germes qu’il devra faire fructifier par lui-même, et que si l’animal tire de lui-même sa destination, l’homme a d’abord besoin d’une représentation de celle-ci, il faudra donc se placer à l’échelle de l’espèce, d’où la difficulté de trouver une éducation et des éducateurs adaptés. Dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Proposition V, il emploie également une analogie botanique pour illustrer l’insociable sociabilité, le principe selon lequel la concurrence des hommes entre eux dans la société les pousse à tirer le meilleur d’eux-mêmes en se disciplinant : un arbre seul dans une clairière poussera tordu et rabougri, tandis que dans une forêt, confronté aux autres arbres pour jouir de la lumière, il poussera droit, grand et solide.
Philippa Foot, dans Le Bien naturel, considère que l’adjectif « bon » appliqué aux plantes ou aux animaux est comparable à son acception dans le champ humain, car il s’agit à chaque fois d’un jugement téléologique (lié aux fins de la vie). Ainsi parle-t-on de bonnes racines quand elles accrochent solidement le chêne en terre, d’un bon poulain quand il se tient debout dans l’heure suivant sa naissance et d’une bonne personne quand ses qualités bénéficient à autrui.
Il existe néanmoins un hiatus entre ces acceptions, qu’il faut remarquer, et qui ne lui échappe pas : le terme « bon » appliqué aux plantes ou animaux se réfère en général à des dispositions mécaniques et factuelles, alors qu’un homme frappé des mêmes défauts ne peut être simplement classifié ainsi. Un « mauvais » arbre sera grêle, aux racines faibles. Un « mauvais » poulain serait un petit incapable de marcher dans l’heure suivant sa naissance, donc condamné à mort dans la nature. En revanche, un « mauvais homme » mécaniquement peut être « bon » (par exemple un brillant scientifique comme Stephen Hawking) ou « mauvais » (comme l’Homme-crabe, monstre de foire né mal formé, aux mains et pieds comme des pinces, alcoolique notoire et connu pour battre régulièrement sa femme et ses enfants). La notion de « bon » ou « mauvais » a donc deux dimensions, de même qu’un « bon » cheval (fort, endurant et alerte) peut avoir un « mauvais » caractère qui le rend impropre à l’emploi domestique. Cette différence amène Philippa Foot à parler d’excellences « primaire » (liée à la téléologie propre de l’espèce) et « secondaire » (liée à l’usage qu’autrui peut faire des dispositions d’une espèce).1
Les frontières étaient déjà poreuses du point de vue biologique, nous voyons que l’injection du langage rend les différences encore plus ténues. Avec l’animal social, nous avons un élément supplémentaire –les applications pratiques (comprendre morales), pour montrer que les maturations végétale, animale et humaines ne sont peut-être pas si éloignées.

III/ Les applications pratiques
L’animal social a, comme l’homme, un enseignement du bien et du mal : les singes apprennent les attitudes acceptables dans leur société, les éléphantes et les lionnes se partagent le soin des petits, les colonies de rats laissent les aînés se risquer à goûter les aliments douteux ou repérer le terrain pour épargner les jeunes (comparons cela aux ouvriers japonais âgés qui désiraient se sacrifier pour examiner et travailler sur les réacteurs endommagés à Fukushima en 2011, arguant qu’il serait injuste de condamner les jeunes alors qu’eux sont déjà très avancés dans la vie), les dholes (chiens sauvages d’Asie, de l’Inde à la Corée) privilégient toujours les chiots et les mères lors des repas. À partir de ces considérations, nous pouvons revenir sur les propos de Philippa Foot, qui dans Le Bien naturel, explique que l’homme, comme l’animal, a des rôles à jouer dans le cadre social, et que l’on peut parler de défaut s’il y faillit.2 L’homme va un pas plus loin que l’animal avec les principes moraux de la promesse par exemple. Ainsi chez Philippa Foot de l’exemple de Maklaï,3 un photographe russe en voyage en Malaisie, qui aurait pu très bien prendre une photographie de son guide pendant son sommeil sans aucune conséquence négative –celui-ci, par croyance, avait peur de perdre son âme une fois pris sur le cliché, mais Maklaï s’y est refusé. En termes kantiens, il s’est donné pour fin le pur devoir de tenir sa promesse.
Philippa Foot suggère d’ailleurs qu’un homme privé du langage serait certes capable de survivre et de se reproduire, mais serait « en état de privation  »4, incapable d’accéder à la dimension sociale qui fait de l’homme un homme. Bien que Kant considère l’homme comme unique, en ceci qu’il doive s’éduquer pour devenir homme alors que l’animal est déterminé, il assure dans ses Propos sur l’éducation qu’il est possible de « simplement » dresser un petit d’homme, tout en affirmant ensuite que cela serait une mauvaise entreprise car elle le laisserait incomplet.
Les concepts de cadre, rôles, moyens et éducation rendent possible de voir ici une proximité car l’animal social, comme l’homme, ne dresse pas ses petits. Nous en avons donné des exemples, il leur fait acquérir des gestes et attitudes qui servent une communauté, un contexte dans lequel ils vont s’inscrire. C’est d’ailleurs ce point que vise Philippa Foot quand elle dit qu’un homme privé de langage aurait une « défectuosité humaine possible », et que ceci n’est pas très éloigné des défectuosités naturelles de l’animal et de la plante. Dans le cas de l’homme comme de l’animal social, cette éducation permet d’avoir confiance dans le groupe et de survivre par et pour lui, avec lui. Sans possibilité de confiance, et surtout de conscience de cette confiance, il n’est pas de possibilité de promesse ni de survie. En un sens, quand mon chat miaule parce que j’ai oublié l’heure de son repas, il me rappelle que je lui ai promis de lui fournir sa nourriture, de prendre soin de lui pour que nous puissions jouir de la compagnie de l’un et de l’autre, que je dois garder en tête la conscience de sa confiance en moi.
Par le langage, nous accédons à un point crucial qui nous permet de rapprocher étroitement animal, plante et homme : le contexte. La plante a besoin de s’enraciner dans le sol (ou de s’accrocher à un hôte dans le cas de champignons ou d’orchidées arboricoles, mais le fond reste le même), d’être accrochée quelque part pour se développer. L’animal a besoin d’un territoire ou d’un groupe (troupeau, meute, clan, banc), ou des deux. Et de même manière, l’homme a besoin d’un enracinement dans un groupe, une culture, une société, une nation, un État, appelez-cela comme bon vous semble. Les trois créatures ont besoin d’un endroit à habiter pour développer leurs déterminations et leurs potentiels. Ce qui nous permet de relier ici Kant, Foot et Heidegger, qui avait beaucoup insisté sur l’importance de l’habiter comme médiation de l’authentique pour le Dasein. Sans un habiter, un lieu d’enracinement et de contextualisation, il n’y a pas moyen de s’ancrer pour être au monde, autrement dit pleinement présent, et tirer du sens de ses expériences pour sa vie. Or Kant, empruntant à Rousseau, considère que sans État, l’homme est condamné à ne pas être libre, car l’état de nature est un état de perpétuelle angoisse et de conflit.5 Or la liberté ne peut s’exercer que si on a défini au préalable des limites, ce que fait l’entrée dans l’état de culture (autrement dit la société). Il a donc besoin d’être enraciné dans un contexte où pourront se développer des valeurs, qui elles-mêmes serviront de condition de possibilité au développement de ses germes. Philippa Foot suit une ligne similaire quand elle parle des « nécessités aristotéliciennes » (dont notre mode de vie dépend) ; sans contexte dans lequel s’inscrire et sans fins en vue desquelles agir (le groupe social et le bénéfice que tous en retirent), il n’y a en effet ni bien ni mal mais la seule urgence de la survie.
Notre anthropologie « postmoderne » semble pousser à l’extrême les opinions des Lumières anglaises (Locke, Hume, Mandeville, Smith, notamment), qui voient la société comme une coagulation forcée d’individus par un État toujours trop présent pour laisser chacun faire ce qu’il désire. Si chez Locke, comme chez Hobbes, cette coagulation est nécessaire pour éviter la guerre civile et de s’entretuer, chez Hume et Smith elle n’est qu’une série de conventions servant au confort, toujours trop présente vis-à-vis des aspirations de l’individu (ceci est plus marqué chez Adam Smith, qui prône un gouvernement laxiste, à la suite de Mandeville et de sa Fable des abeilles, où la transformation des vices privés en marché assure l’opulence et le bonheur de la Cité). Le bien et le mal ne sont que relatifs et la société n’est pas un projet commun, mais un simple état de fait lié à des frontières et des accords (plus ou moins unilatéraux) suite aux conflits. Nous en venons à considérer l’État comme toujours mal venu (combien en entendons-nous se plaindre en payant leurs impôts qu’il est le plus grand pillard ?), nous prenons les transports en commun comme acquis, voire comme une gêne à notre circulation individuelle en voiture ou en deux-roues, nous en venons à espérer la privatisation de tous les services par souci d’efficacité (comprendre que j’aurai ce que je cherche plus vite, et non qu’à long terme cela profitera à tous). Notre propos ici n’est pas de nous lancer dans l’analyse au peigne fin des théories de philosophie politique, ou de départager l’exagération et la justesse des reproches faits à l’État contemporain, mais de présenter sommairement une vision qui fait fi de l’enracinement mentionné précédemment.
Or pour Philippa Foot, Kant et Aristote, le bien fait partie intégrante du projet de vie commune constituant l’existence humaine. Aristote, comme Platon, cherche et le bon gouvernement et comment bien gouverner. Kant leur emboîte le pas dans son Projet de paix perpétuelle et dans Théorie et pratique. Il faut d’abord un gouvernement adapté, qui assure que chacun n’ait plus à craindre autrui, avant que de pouvoir bien gouverner (cette idée se rencontre en croisant en plus l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique). Sans aller jusqu’à la philosophie politique, Philippa Foot s’appuie au moins sur la même recherche des conditions de possibilité dans Le Bien naturel, et en arrive à la conclusion que le Bien contient une dimension naturelle en ceci qu’il est indispensable à la vie commune. Chez ces trois auteurs il y a donc téléologie, articulation autour d’une fin. Il y a donc un Bien naturel pour l’animal, un Bien naturel pour l’homme et l’animal et le végétal ensemble, et un Bien pour les hommes, et il n’est pas impossible qu’il soit le même car le τελος qui s’y rattache semble chaque fois être de réussir à vivre ensemble (remarquons qu’en broutant et en foulant le sol, les herbivores aident à désherber et aérer la terre, et qu’en les chassant les carnivores empêchent leur surpopulation qui nuirait au sol qui les nourrit ; toute cette mécanique peut être vue comme obéissant à une téléologie qui vise comme fin que la vie puisse continuer à se perpétuer).

Conclusion
Nous avons pu voir que, même au niveau le plus mécanique, les maturations végétale, animale et humaine ne sont pas forcément très éloignées. Nous avons remarqué ensuite en quoi les animaux comme les hommes dépendent d’une téléologie liant les moyens dont ils disposent aux fins de leurs espèces, et en quoi ils sont d’autant plus proches de nous, car animal, végétal et humain sont en constante interaction, qui leur bénéficie à tous. Avec l’introduction du langage, nous avons même pu donner des formes aux moyens en vue de ces fins, voire de cette fin, notamment avec le terme d’enracinement. Il n’apparaît pas certain qu’il faille séparer l’animal, la plante et l’homme. Au contraire, il nous semble qu’en examinant de plus près les trois espèces, nous en apprendrons beaucoup plus sur l’homme en réalisant ce qui était évident jusqu’à la Scolastique, et que la phénoménologie a redécouvert : que toutes les espèces vivantes ont besoin les unes des autres. L’homme n’est pas une exception, il en a peut-être même plus besoin encore de par l’immense quantité de potentialités qu’il peut déployer à l’échelle de son espèce.

Nicolas Stroz – Septembre 2016 – Institut Français de Psychanalyse©

1 Le Bien naturel, trad. Jean-Marc Tétaz, Labor et Fides, Paris, 2014, chapitre 2, p.69

2 Le Bien naturel, op.cit., chapitre 1, pp.52-53

3 Cette anecdote est racontée et analysée au chapitre 3 du Bien naturel, op.cit., pp.101-106

4 Le Bien naturel, op.cit., p.95

5 Notamment dans La religion dans les limites de la simple raison, section consacrée à « l’état de nature éthique ».

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