Nicolas Stroz – Décembre 2020
“When all of your wishes are granted, many of your dreams will be destroyed.”
Marilyn Manson, “Man That You Fear” (album Antichrist Superstar, 1996)
Le courant littéraire romantique, l’idéalisme allemand du XIX° siècle, ainsi que l’imaginaire collectif contemporain, présentent Eros et Thanatos comme intimement liés, le premier constituant une pente savonneuse vers le second. De la façon la plus caricaturale, nous pouvons songer à la manière dont certaines campagnes de sensibilisation au sida amalgamaient sexe et mort ; le désir devait alors être jugulé par la raison (ici la conservation de soi, voire une forme de méfiance envers l’autre) sinon la mort nous attend[1]. Souvent cette dualité est présenté comme éternelle et vraie dans toutes les régions du monde depuis toujours. Les deux entités ayant des noms grecs, on suppose même que les Grecs anciens les opposaient déjà.
Néanmoins, une lecture attentive des écrits des Grecs anciens nous montre qu’il est fort possible que le rapport entre Eros et Thanatos, le désir et la mort, tel que nous le connaissons, ne saurait avoir une origine strictement hellénique et pourrait provenir des monothéismes contemporains ou postérieurs à l’âge d’or hellénique, ainsi que, partiellement, de l’hindouisme.
En effet, la première chose à remarquer est la famille mythologique de Thanatos (Θαναθος). Son frère mythologique, d’après Homère, dans l’Iliade, est Hypnos (Υπνος), le sommeil. Tous deux sont fils de Nyx (Νυξ), la nuit. Thanatos, au demeurant, n’est jamais représenté ou figuré, il est une force évanescente et absolue, sachant que les dieux grecs peuvent mourir, comme l’ont fait les premiers dieux, Ουρανος (Ouranos, le ciel), puis Χρονος (le temps), et à leur suite de nombreux Titans lors de la grande guerre qui couronnera Zeus. On peut même considérer qu’il préexistait à sa propre naissance, tout comme Eros, étant donné que ce sont les forces qui mèneront à l’avènement de Zeus. De ce point de vue, il est juste de dire que le rapport entre les deux pulsions peut s’observer même si la culture grecque ne le fait pas elle-même.
On peut d’ailleurs remarquer que, jusqu’au Moyen-Âge, de nombreux évanouis ou catatoniques furent enterrés vivants par erreur ; ils étaient seulement trop profondément endormis. C’est pour éviter ces accidents qu’on eut recours à la veillée mortuaire ou qu’on équipait les tombes de petites cloches dont le fil était relié au poignet du mort, et, si au bout de 3 jours la cloche n’avait pas tinté, on coupait le fil ; cela faisait partie des tâches du fossoyeur. Cette anecdote illustre la proximité entre le sommeil et la mort et pourquoi la mythologie grecque les rapproche.
Éros, quant à lui, est fils d’Aphrodite. Elle est l’amour et la beauté, il est inspirateur du désir et quand Psyché le contemple elle est saisie par sa beauté. En outre, les mythes grecs montrent que la mort elle-même est désirante. Hadès, suite à un envoûtement décide d’épouser sa nièce Perséphone, provoquant ainsi le cycle des saisons, en deux périodes par an. Elle est aux enfers avec son oncle et mari (qui a refusé de renoncer après avoir repris ses esprits) et sa mère Déméter la cherche partout, négligeant de nourrir le sol et donc les plantes.
Similairement, Orphée est trompé par les esprits des Enfers qui le poussent à trahir Eurydice, simplement parce que la mort refuse de lâcher ce qu’elle a (même par accident). Quant aux traditions relatives aux mânes (les esprits des ancêtres) elles demandaient lors des jours consacrés à les nourrir de pois chiches et de graines et de battre un morceau de métal pour les chasser de la maison afin que leur présence n’entrave pas la bonne fortune de la maison. La mort elle-même est donc désirante.
Enfin, chez Homère et approximativement jusqu’au théâtre d’Euripide, où les personnages assument leurs velléités vis-à-vis du public, nos désirs n’ont jamais d’origine personnelle. Ce sont les dieux qui provoquent en moi la colère, la haine, la joie, la jalousie (l’enthousiasme veut étymologiquement dire « le dieu (Θεος) inspire, provoque [en moi] »). Narcisse, figure importante de la psychanalyse, qui meurt de faim en admirant son reflet qu’il ne peut toucher car il n’aime rien de moins beau que lui-même, ne le fait pas par orgueil mais parce qu’il est maudit (tout comme la majorité des mortels importants de la mythologie grecque).
Il faut aussi se rappeler que, similairement aux Babyloniens ou aux Celtes, dans le monde grec, la mort est l’autre face du monde et les morts vivent une sorte de non-vie, miroir de la vie. De fait, la mort n’est qu’une étape de l’univers et les esprits des morts peuvent être consultés, ils restent présent à l’univers.
Les penseurs grecs eux-mêmes font souvent peu de cas de la mort, la vie les intéresse beaucoup plus. Epicure, dans son incontournable Lettre à Ménécée, rappelle que la mort n’est rien, avec un petit renversement binaire (ici paraphrasé) : « tant que nous sommes là, la mort n’est pas, et quand elle est là nous ne sommes plus, alors à quoi bon s’en inquiéter au lieu de vivre ? ». Il faut préciser toutefois qu’en bon atomiste, Epicure pensait qu’après la mort il ne restait rien, le corps et l’âme se désagrégeant pour redevenir des atomes libres qui iront se combiner en autre chose dans l’univers. De même les désirs ne sont pas vus comme pouvant mener à la mort. Il rappelle qu’il existe des désirs naturels, des désirs non-naturels, parmi eux soit nécessaires soit superflus, et que la vie heureuse consiste à privilégier les désirs naturels et nécessaires, voie vers l’ataraxie (absence de troubles). Si l’on privilégie le non-naturel et le superflu, c’est dans le pire des cas parce qu’on a peur de mourir : on s’inquiète alors plus de la postérité que de la vie.
Epictète puis Sénèque diront que la mort est inévitable et qu’il faut simplement le savoir et s’accoutumer au fait que tout passe, que chaque jour est peut-être le dernier, pour ne pas être chagriné de son impuissance face à ce qui ne dépend pas de nous. La vie est une épreuve de courage et de tempérance.
Aristote, de son côté, ne parle de la mort que pour citer les honneurs et poèmes qui rappellent les grands noms et il voit le désir comme la force motrice de tout, jusqu’à l’intelligence, sans le παθειν (ressentir), pas de μαθειν (réflexion) possible. De fait le désir n’a de rapport avec la mort qu’en tant qu’il est vie. La pulsion n’est pas perçue, on peut même considérer la mort globalement absente de ses écrits.
Dans le théâtre (ou la poésie) antique également, ce n’est pas l’amour qui mène à la folie et au meurtre, mais le destin qui emploie l’amour comme vecteur. Deux exemples : l’Orestie d’Eschyle et Antigone de Sophocle.
Si dans l’Orestie Clytemnestre assassine Agamemnon parce qu’il a sacrifié sa fille Iphigénie pour gagner la Guerre de Troie, c’est à cause d’un mauvais tour d’Aphrodite, furieuse que la famille royale (les légendaires Atrides, maudits pour toujours) ait osé suggérer que leur enfant puisse être au moins aussi belle, voire plus, que la déesse de l’Amour. Elle les punit par le moyen de l’hubris car il faut respecter les Dieux et l’ordre de l’univers. Mais Iphigénie est sauvée de la falaise et deviendra prêtresse d’Apollon à Delphes, permettant à Oreste, à la fin des Euménides (épisode final de la trilogie), de demander pardon aux dieux (premier Atride à faire ce geste) par l’intermédiaire d’Apollon, sauvant ainsi toute sa dynastie. Mais il accomplit néanmoins une prophétie, il ne choisit pas d’être celui qui purge les Atrides, c’est sa destination.
Quant à Antigone, si son désir d’honorer ses frères en tant que famille, contre la loi qui interdit d’enterrer les bannis, cause sa mort, ce n’est pas de son fait, c’est une question d’opposition entre des lois humaines et des lois divines sur l’amour filial.
On pourrait encore citer l’histoire de Myrrha (je tire cette version des Métamorphoses d’Ovide), désirant charnellement son père car maudite, père qui voudra la tuer lorsqu’il réalisera que sa fille l’a enivré pour le conduire dans sa couche (comme le firent les filles de Lot dans la Bible), car le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants.
Myrrha fuira, sera changée en arbre et enfantera Adonis, qui sera le bel amant d’Aphrodite, provoquant la jalousie d’Arès (qui n’est même pas son mari mais son amant) qui enverra son sanglier de guerre l’étriper. Myrrha n’est pas punie par les dieux, elle est pardonnée et sauvée telle une victime, la changer en arbre c’est lui épargner le bannissement de toute cité, d’être fille-mère. D’ailleurs c’est Héra elle-même, patronne des sages-femmes, qui viendra délivrer l’enfant avec douceur et mansuétude. La jalousie proverbiale d’Héra d’ailleurs relève plus de la reine qui défend son patrimoine que de l’épouse possessive. Hors de question que les bâtards de Zeus viennent quémander un statut à l’Olympe juste en vertu de leur royal géniteur.
Ce long prologue pour en arriver à deux points qui servent de tournants : le monothéisme d’une part (spécifiquement judéo-chrétien) et d’autre part Platon.
Platon d’abord. Dans le Banquet, dernière partie, Socrate rapporte les paroles de la prêtresse Diotime quant à Eros. C’est un grand démon et non un dieu et il est l’enfant de deux pauvres : Poros, l’expédient et Penia, la pauvreté, qui s’est faite engrosser à un banquet de dieux en abusant de Poros abruti, voire endormi par le vin (202d sqq.). Eros ici est loin d’être le bel enfant ailé d’Aphrodite, c’est un mendiant laid qui dort à la belle étoile, qui désire ce qu’il n’a pas et s’il est rusé et à l’affut du beau et du bon comme son père et rusé pour l’acquérir (il est dit magicien n’ayant de cesse de tramer des ruses, 203e, – on peut alors le rapprocher du séducteur -), il ne peut jamais l’avoir longtemps car sa mère lui a laissé l’indigence en héritage. Il pousse aussi à chercher l’immortalité, par la procréation comme par la recherche de savoir et la production de beaux discours qui resteront à la postérité (207a-209e).
Platon en posant ces éléments, à mes yeux, place le prototype de notre conception du rapport pulsion de vie/mort et donc le rapport direct et essentiel (et non accidentel) entre Eros et Thanatos : nous cherchons à fuir la mort car le désir est son contraire.
On retrouve cette idée dans les monothéismes juif et chrétien, mais cette fois sur une base déjà métaphysique. En effet, contrairement aux polythéismes où les dieux cohabitent, pour ces deux religions D.ieu (comme on l’écrit dans le judaïsme pour ne pas invoquer son nom en vain) s’est retiré du monde après la création, lui étant étranger, afin d’assurer que le libre-arbitre et le jugement aient un sens. Autrement quelle utilité à la perfectibilité humaine et au jugement de Dieu si nous sommes déterminés par Sa présence continuelle dans notre monde ? En outre la théologie chrétienne pense que la substance-même de Dieu est étrangère à ce monde, créé pour la créature, Dieu se tenant donc en-dehors, respectant les lois de la nature qu’Il a créées par respect et amour pour la créature.
Si pour les juifs le but est de rendre le monde digne du retour de D.ieu via la venue de Machiah, par le biais des mitzvot, pour les Chrétiens il faut se rendre digne de retourner à Dieu après la mort (l’exitvs/reditvs de la scolastique, la créature est venue de Dieu sur cette Terre et sera rappelée à son Créateur à la fin de sa vie), mais aussi assurer la possibilité de la Béatitude (ou contemplation de Dieu) pour soi (et les autres sur Terre également) par les bonnes actions, ou mérites (Somme Théologique, Ia IIae, Art.1, Q.7).
Dans les deux cas l’âme quitte ce monde pour de bon, la mort est la disparition de l’univers. Alors les désirs doivent bien plus être surveillés car c’est chacun qui met non seulement son repos post mortem mais aussi le monde entier en danger par ses actions, a fortiori avec l’idée des péchés capitaux ou du péché originel. Toute l’humanité doit se racheter et certaines fautes sont si graves qu’elles condamnent immédiatement et parfois sur des générations (Exode 20.6 : Dieu dit que celui qui l’offense il le punira sur trois ou quatre générations). Rappelons également que les Tables de la Loi contiennent en majorité des interdits, qui s’opposent à des envies qu’on pourrait qualifier de « bestiales » (vénérer un autre Dieu, faire des images taillées – donc de potentielles idoles et les adorer -, l’adultère, convoiter ce qui est à autrui, tuer, faire un faux témoignage).
Tandis que chez les polythéistes le village peut souffrir temporairement du mauvais sort, mais les Dieux ne punissent pas excessivement le mort ou le sacrifié, c’en est fini une fois que l’équilibre est rétabli. Les Dieux pratiquent ce qu’ils interdisent aux hommes, mais ne les en punissent pas toujours, les lois humaines réprouvent l’ivresse publique, mais les Dieux n’en ont cure, ni de la gourmandise (sauf le cannibalisme ou l’anthropophagie[2] – Tantale, qui à défaut d’être maudit se révèle stupide -), ni de l’adultère (Zeus en premier).
Une nuance est à faire avec l’hindouisme. Il est entendu que pour les Hindous nous faisons partie du cycle de résurrection (Samsarâ) et que notre tâche est de nous en libérer par la méditation et l’expiation à travers les cycles. Il faut aussi voir que les dieux sont tous émanations d’une divinité première et unique, y compris la Trimurti (le trio majeur de Brahma, Vishnu et Shiva, complété par leurs épouses). Il y a donc ici déjà, dès l’Antiquité, l’idée que nous avons un rôle à jouer vis-à-vis de l’univers car nous sommes responsables de nous remémorer nos fautes passées pour les racheter afin de ne plus ressusciter. En outre, on trouve aussi un rapport explicite entre Eros (aussi bien désir charnel que désir du bien) et Thanatos dans la figure de Kali, la déesse de la destruction (y compris de l’ignorance). En effet, elle est l’alter ego de Parvati, la shakti – ou épouse -, de Shiva, devenue monstrueuse, selon un des mythes, après avoir tué un démon qui avait pris les traits de Shiva, pour qui sa dévotion était sans bornes, ivre de rage et emportée par sa victoire, elle se mit à faire trembler le sol par sa danse. Shiva s’est interposé et elle l’a piétiné ; réalisant ensuite qu’elle bousculait son bien aimé, elle signifia sa honte en tirant la langue et se calma pour redevenir Parvati. Ici le rapport occidental entre le désir, comme force motrice vers le bien comme le mal, et la mort, en tant que destruction potentiellement absolue, se rencontre, c’est d’ailleurs le désir en tant qu’amour qui guérit Parvati de son état altéré. C’est aussi par amour qu’elle s’est fâchée.
On peut d’ailleurs raisonnablement hasarder que les théories de Platon sur la métempsychose (transmigration des âmes et résurrection après avoir oublié la vie passée en buvant de l’eau du Léthé (Ληθη « l’oubli »), le fleuve des Enfers qui fait perdre la mémoire, proposées dans la République (dernier livre) peuvent provenir d’échanges via la vallée de l’Indus avec les Hindous, sachant que ces légendes sont au moins aussi anciennes que l’époque de Platon (V° siècle av. JC). Chez Platon il y a aussi cette question, choisira-t-on de retenter l’aventure humaine pour cette fois être digne de contempler l’intelligible comme le font les Dieux aidé par les souvenir de nos vies antérieures (théorie du savoir universel que l’âme oublie via la naissance, présentée également dans le Ménon) ou choisira-t-on d’abandonner la forme humaine pour de bon ? Dans le second cas on restera animal, dans le premier on prendra une forme humaine ou animale suivant notre mérite (par ordre décroissant homme, femme, puis les animaux par rang de noblesse) et nous devrons redevenir dignes d’être des hommes (mâles – n’oublions pas que la Grèce dans son ensemble était très misogyne -).
La jonction donc, outre les tables de la loi, Shéma Yisraël (prière première et en un sens profession de foi judaïque), et toutes les règles de cacherout dont certaines seront différemment reprises par les Chrétiens (les jours maigres et gras au Moyen-Âge), entre l’Antiquité païenne et la morale du désir et de la mort judéo-chrétienne se fait surtout dans le Christianisme via la Grèce tardive. Plotin et les néo-platoniciens poussent à l’extrême la théorie des Idées de Platon pour remonter jusqu’à l’Un, purement intelligible et dénué des sens, donc de désirs. Il faut donc apprendre à désirer quitter le sensible.
On retrouvera cette influence dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, père de l’Église, et qui affirmera que la Cité terrestre est sensible et faite de désirs, tandis que la Cité céleste est faite du seul amour envers Dieu. Céder aux désirs revient donc à risquer l’éloignement de Dieu et l’absence de salut de l’âme après la mort. Rappelons au demeurant que les pères de l’Église trouvaient Platon, avec son Démiurge pure intelligence et créateur du monde, le païen le plus facilement adaptable au christianisme. En outre, Augustin, cité par Thomas d’Aquin (ST, Ia IIae, Art.1 Q.4, Objection 1) dit que « la vision [de Dieu] est toute la récompense de la foi », autrement dit le pur désir de foi dégagé de tout désir « sensible » qui aurait un quelconque lien avec la mort.
À travers la séparation radicale entre le monde sensible et le monde intelligible par Plotin et la fusion avec le christianisme opérée par Augustin, se dessine notre conception morale de l’opposition entre les deux forces. C’est là, à mon sens, dans le syncrétisme Gréco-Judéo-Chrétien que naît réellement l’opposition entre Eros et Thanatos telle que l’Occident la connaît. Naturellement des exemples des liens modernes existent dans les mythes grecs (comme Hercule et le Centaure Nessos, qui tenta de violer Déjanire, qui mourut d’une flèche d’Héraclès mais réussit à se venger en empoisonnant sa tunique de son sang), mais soit il s’agit du destin (les Centaures, excepté Chiron, étaient des êtres mauvais et fourbes par nature), soit les mythes que nous racontons ont été christianisés (l’Andromaque ou la Phèdre de Racine ne croient pas aux Dieux. Quand à la fin d’Andromaque Oreste trahi prononce son célèbre monologue aux Furies – « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » -, il est décrit comme délirant, fou, il n’était pas possible à l’époque de Racine d’admettre les croyances païennes comme autre chose que folie. Par conséquent son écriture, bien que parlant de récits grecs, n’est pas hellénique – il n’y a d’ailleurs jamais de chœur pour commenter, on voit des personnages dans un paradigme chrétien, seuls avec leurs angoisses et expiant leurs péchés capitaux – jalousie, envie, colère -).
Et c’est d’ailleurs cette forme qui inspirera ensuite aussi bien le désespoir de Kierkegaard que la théorie du vouloir-vivre de Schopenhauer (pour qui la Volonté ou force vitale pure se sent perdue au milieu de la Représentation – la diversité des choses sensibles – et souffre de ne pas se reconnaître avant la contemplation des œuvres d’art, spécialement la musique car elle parle son langage : les émotions) ou les appels à l’ivresse de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Atteindre par les désirs le moment où l’on parvient à tuer la mort un instant dans l’extase pour s’être senti au moins une fois immortel devient alors le triomphe d’Eros sur Thanatos dans notre mythologie contemporaine, que l’on perçoit déjà dans le célèbre « Enivrez-vous, de vin, de poésie ou de vertu » de Baudelaire.
Ainsi donc, si les racines de notre dualité moderne en psychologie comme dans l’imaginaire collectif plongent bien jusqu’à l’Antiquité, il ne serait pas juste de dire que les Grecs anciens la pensaient déjà, au contraire des Hindous. Toutefois leurs mythes ont joué un rôle quand ils furent exploités par la pensée judéo-chrétienne, qui elle, tout au contraire, avait besoin de cette opposition pour constituer le rapport de vertu à Dieu et ses interdits.
Nicolas Stroz – Décembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©
[1] Il n’est pas question ici de remettre en cause l’importance des préservatifs dans la lutte contre l’épidémie, uniquement de parler de l’imagerie employée.
[2] Nous les entendons ici de la manière suivante : anthropophagie signifie manger de l’humain et cannibalisme manger des individus de sa propre espèce. Dans le récit de Tantale les dieux auraient commis l’anthropophagie, mais Tantale lui aurait été cannibale s’il avait mangé de son fils en ragoût servi aux dieux.