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Honorine / Honoré : une transverbération* ?

Honoré de Balzac Honorine

Présentation Alice Tibi

Devéria, Achille (1800-1857). « …et nunc et semper… [Portrait de Balzac jeune] ». Balzac, Honoré de (1799-1850). reproduction photo-mécanique. Paris, Maison de Balzac.

Dans le petit roman balzacien intitulé Honorine, Honoré est d’emblée l’image dans le tapis. Le lecteur sait que l’auteur se met en scène dans le récit, à travers une figure en quelque sorte hermaphrodite, ou de sexe indéterminé. Cette figure est jeune : l’œuvre est dédiée à l’ami peintre Achille Devéria, auteur d’un portrait de Balzac jeune ; cet artiste a aussi une œuvre érotique à son actif.
Or, en fait d’amour, la narration présente trois héros dans leur jeunesse, se refusant à tout assouvissement de désir et en proie au spleen, de l’abattement au dégoût de la vie :  le narrateur, aujourd’hui consul en Italie, l’ancien protecteur du narrateur, Octave et Honorine elle-même. Parisiens à l’origine, ils sont les protagonistes d’une histoire rapportée des années plus tard en Italie, dans la ville de Gênes.
C’est ainsi que prend tout son prix le préambule du premier chapitre, dont on ne comprend pas d’abord la pertinence au regard de la suite. L’auteur se livre à un véritable dithyrambe sur l’âme française, qui fournit la vie de tête, l’activité d’idées, le talent de conversation […], cette soudaine entente de ce qu’on pense et de ce qu’on ne dit pas, le génie du sous-entendu, la moitié de la langue française, [et] ne se rencontre nulle part. Nous voilà en extase, devant une âme sans prix et sans égale sauf au paradis. Mais cette âme est perdue puisqu’elle manque irrémédiablement, ici, en terre étrangère. La formule consistant à décrire le Français à l’étranger comme un arbre déplanté, montre qu’une angoisse de dénaturation, voire de castration plane au-dessus du texte, une blessure d’amour en union quasi mystique avec l’éternité.
N’était-ce pas le sujet de La peau de chagrin et de nombre d’autres œuvres ? Le désir entravé, exercé à perte ou même interdit ne figure-t-il pas au centre de la Comédie humaine comme une forme obsédante ? Son contrepoint et sa rédemption se trouvent dans l’écriture essoufflée, sans trêve ni salut, vocation d’un très jeune homme visionnaire, dont pourtant La peau de chagrin avait assigné la fin.

*transverbération : union mystique avec Dieu comme après le transpercement du cœur par une flèche divine enflammée (d’amour).

Alice Tibi – Décembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

EXTRAITS

Chapitre I, Comme quoi le Français est peu voyageur

« Retrouver Paris ! savez-vous ce que c’est, ô Parisiens ? C’est retrouver, non pas la cuisine du Rocher de Cancale, comme Borel la soigne pour les gourmets qui savent l’apprécier, car elle ne se fait que rue Montorgueil, mais un service qui la rappelle ! C’est retrouver les vins de France, qui sont à l’état mythologique hors de France, et rares comme la femme dont il sera question ici ! C’est retrouver, non pas la plaisanterie à la mode, car, de Paris à la frontière, elle s’évente ; mais ce milieu spirituel, compréhensif, critique, où vivent les Français, depuis le poète jusqu’à l’ouvrier, depuis la duchesse jusqu’au gamin. »

Chapitre VIII, Un vieil hôtel

« En frappant à l’immense grande porte d’un hôtel aussi grand que l’hôtel Carnavalet et sis entre cour et jardin, le coup retentit comme dans une solitude […] Les balustres des galeries supérieures étaient rongés. Par une magnifique arcade, j’aperçus une seconde cour latérale où se trouvaient les communs dont les portes pourrissaient. Un vieux cocher y nettoyait une vieille voiture.  À l’air nonchalant de ce domestique, il était facile de présumer que les somptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois en logeaient tout au plus deux. La superbe façade de la cour me sembla morne, comme celle d’un hôtel appartenant à l’État ou à la couronne, et abandonné à quelque service public […] Une visite était si rare que le domestique achevait d’endosser sa casaque, en en ouvrant une porte vitrée en petits carreaux, de chaque côté de laquelle la fumée de deux réverbères avait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d’une magnificence digne de Versailles laissait voir un de ces escaliers comme il ne s’en construira plus en France, et qui tiennent la place d’une maison moderne. En montant des marches en pierre, froides comme des tombes, et sur lesquelles huit personnes devaient marcher de front, nos pas retentissaient sous des voûtes sonores. On pouvait se croire dans une cathédrale. Les rampes amusaient le regard par les miracles de cette orfèvrerie de serrurier, où se déroulaient les fantaisies de quelque artiste du règne de Henri III. Saisis par un manteau de glace qui nous tomba sur les épaules, nous traversâmes des antichambres, des salons en enfilade, parquetés, sans tapis, meublés de ces vieilleries superbes qui, de là, retombent chez les marchands de curiosités […] Au premier coup d’œil, je donnai [ au comte ] cinquante-cinq ans ; mais après un examen attentif,  je reconnus une jeunesse ensevelie sous les glaces d’un profond chagrin, sous la fatigue des études obstinées, sous les teintes chaudes de quelque passion contrariée. »

Chapitre XXXVII, Le dernier soupir d’Honorine – lettre à Maurice (futur consul)

« Je suis une sainte Thérèse qui n’a pu se nourrir d’extases […] Gardez mes secrets comme la tombe me gardera. Ne me pleurez pas : il y a longtemps que je suis morte, si Saint Bernard a eu raison de dire qu’il n’y a plus de vie là où il n’y a plus d’amour. »

Honoré de Balzac, Honorine, 1843. BEQ , Éditions Garnier Frères, Paris, 1964

Texte intégral :
https://beq.ebooksgratuits.com/Balzac-xpdf/Balzac_23_Honorine.pdf

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La passion saturnienne de Tolstoï

« Je veux faire la vérité dans mon cœur, devant toi par la confession, mais aussi dans mon livre, devant de nombreux témoins. » (X, 3)
« C’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais de mon souvenir. » (X, 8)
Augustin d’Hippone, dit Saint-Augustin, Confessions, traduction Joseph Trabucco, Garnier Frères, Paris, 1964.

Résumé

Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1828-1910) a entrepris une ‘utopie narrative’ consistant dans l’abolition chimérique du sujet et du temps. Au-delà du syndrome mélancolique que l’on peut y apercevoir en filigrane, émerge une plume lyrique, plus incarnée que mystique, vouée à la béatitude sur terre.

Albrecht Dürer, La Mélancolie, 1514, Musée des Beaux-Arts du Canada

Sommaire

  1. Préambule :  créer « un livre de vie »
  2. La sortie du temps historique
  3. L’effacement du sujet

1. Préambule : créer « un livre de vie »

L’œuvre de Lev Nikolaïevitch Tolstoï[1] rencontre jusqu’à nos jours une renommée partielle, essentiellement littéraire, à travers les textes de fiction. Ces derniers ne représentent que la moitié de l’œuvre entière, l’autre moitié consistant en textes personnels d’inspirations diverses, diaristiques, philosophiques, moralistes, pédagogiques et religieux. Mais en considérant la totalité des écrits de l’auteur, depuis la jeunesse jusqu’au grand âge, l’on distingue un projet d’écriture composite constamment et partout affirmé : il s’agit, pour l’auteur, de transformer son existence en un livre, en « une représentation narrative de soi », ou encore « écrire un livre de vie[2]. » Sur le modèle du Rousseau des Confessions, et, mieux, des Confessions de Saint-Augustin, Tolstoï entreprend une utopie narrative, selon l’expression sensible d’Irina Paperno. Le gentilhomme russe veut trouver le secret d’une narration qui ne mente pas, qui le raconte tel qu’il se sent et tel qu’il se voit intérieurement, dans ce qu’il appelle lui-même occasionnellement sa maladie ou sa folie : pour exemple, dans la nouvelle Le diable ou l’opuscule Carnets d’un fou ; dans l’insolite nouvelle Le cheval, un animal doué de parole raconte l’histoire de sa vie à l’instar d’un héros humain. « Tolstoï a construit son œuvre romanesque […] comme une variante imaginaire de sa propre vie », nous dit Michel Aucouturier[3]. Il a essayé tous les chemins pour y parvenir, tous les procédés stylistiques, tous les écarts vis-à-vis des dogmes et conventions d’écriture, bien que sans y paraître. Il existe donc une unité de l’œuvre de Tolstoï, quel que soit le genre choisi, parcourue par un projet singulier. Littérature et aveux personnels sont intriqués, non pas comme un narrateur dissimule un auteur, mais comme un auteur s’efforce de couvrir la voix du narrateur. Il est d’autant moins outrecuidant d’apercevoir Tolstoï derrière le personnage d’Anna Karénine, que l’auteur s’y affiche comme un cameo hitchcockien dans un des films à suspense du maître : à preuve les paroles suicidaires de Lévine (Lev est le prénom russe de Tolstoï) – exactement celles de l’écrivain lui-même dans Les carnets d’un fou – avant la tentative de suicide de l’héroïne Anna. Dans chacune de ses œuvres, Tolstoï produit un ton personnel étrangement sonore, et pour ainsi dire se frayant un chemin en dépit des obstacles narratifs. Ainsi que dans Le cheval, l’écrit parle, se trouve comme traversé par une voix venue d’une autre espèce.

 C’est ce qui nous convainc d’aborder tous les textes, fictionnels ou non, sous l’angle d’un schéma psychologique, le syndrome mélancolique, identifié à la planète Saturne, ouvrant aussi bien à la création qu’à un continuum psychologique secret : on retrouve ici classiquement la sortie du temps historique, et l’effacement du sujet. Comme le rappelle Freud dans Deuil et Mélancolie (1917), « la mélancolie porte sur une perte d’objet dérobée à la Conscience[4]. » Outre le vécu d’atemporalité induit, « cela se traduit par l’impossibilité de ‘ se raconter ‘, d’éprouver le sentiment d’une continuité de l’existence et donc d’une continuité subjective[5]. »
N’aperçoit-on pas là le modèle et la recherche de l’écriture tolstoïenne, diffractée en de nombreux thèmes d’intérêt tout en poursuivant sa quête personnelle ? (Cf. Luba Jurgenson)
« Les lettres composent des mots, les mots – des phrases ; mais est-il possible de transmettre le sentiment ? Ne peut-on, d’une manière ou d’une autre, verser dans autrui notre regard de la nature ? La description ne suffit pas[6]. » (3 juillet 1851)
Tolstoï a vingt-quatre ans lorsqu’il écrit ces lignes : « verser notre regard de la nature dans autrui » au-delà de la description, voilà le vœu d’un écrivain cherchant à transmettre son monde intérieur, tant identifié à la nature, sans les mots ! Le projet de sortie du réel est déjà là…
Est-ce à dire que l’écrivain disparaisse ? Au contraire, les témoignages des contemporains le reconnaissent, la vocation d’écriture le confirme : mais une fois l’Histoire renvoyée, il s’agit d’inaugurer une écriture elle aussi hors du cours terrestre. L’alliage de la narration et de l’effusion personnelle inscrivent l’art de se dire par écrit dans une combinaison indissociable : une autobiographie de l’âme[7] est le but de Tolstoï – apparemment dans une inspiration religieuse –, hors de l’histoire du sujet, débarrassée « des lois de succession et de causalité », obéissant aux principes « d’associations de mots, de souvenirs, de sensations[8] », hors enfin des codes organisés de la Conscience et de la narration. Dans Histoire de la journée d’hier (1851), ou dans La tempête de neige (1856), petit récit sans intrigue, il s’assigne à décrire, comme une Virginia Woolf le fera, « minutieusement ‘le flux de conscience’, substituant continuellement aux images du monde extérieur celles que le souvenir, la rêverie, ou simplement le rêve font venir à l’esprit[9]. »
Le parti pris est le même que dans le Journal, découvrir « les mécanismes cachés du psychisme, les ruses de la conscience de soi[10]. »  Cependant, l’auteur ne parvient ni à écrire des mémoires, ni à parachever cette autobiographie particulière, en raison de sa finitude même, l’âme n’ayant ni début ni fin : c’est un au-delà qu’il cherche, à la lettre. Comment ne pas  reconnaître en tous cas, dans son projet, une tentative d’approche phénoménologique de l’imaginaire à la manière d’un Bachelard, tout autant que la prescience de l’Inconscient et le dispositif de la cure analytique, par la méthode d’association libre : grâce à Ludwig Börne, son initiateur, dans l’article « Comment devenir un écrivain original en trois jours[11] », Freud s’est bien approprié un procédé littéraire d’exploration de l’esprit à des fins thérapeutiques, comme Tolstoï redécouvre ce même procédé dans son entreprise littéraire…  En cherchant ce qui n’existe pas encore, Tolstoï fait figure de pionnier dans l’investigation de l’esprit, s’intéressant à des contrées qui dépassent tous les cadres institutionnels.
Mais le filigrane d’un tourment aujourd’hui bien identifié – contrairement à l’époque de Tolstoï où la nosographie n’était pas encore établie[12] –, explique l’acuité exceptionnelle de l’observation narrative, le lyrisme appliqué à la Nature, la férocité dénonciatrice à l’encontre de l’homme civilisé. Ce tourment originaire se déploie ici dans l’écriture, et, en général, dans la conjonction de l’art et de l’affection personnelle, comme l’Antiquité l’apercevait déjà dans la tristesse mélancolique.

2. La sortie du temps historique

Comment la créativité est-elle sollicitée, au départ de l’affection mélancolique ? Dans la tâche, sans cesse reconduite, de la restauration de l’objet perdu. Mais, dans la configuration mélancolique, contrairement au deuil survenu à un stade objectal, la perte de l’objet primaire intervient à un stade précoce et l’objet se voit incorporé dans le Moi – narcissisme oral cannibalique – : associé au Surmoi, le Moi foudroie la pulsionnalité dans son ensemble, à l’origine de son abandon par l’objet ; mais clivé et associé à l’Idéal du Moi, il engendre l’exaltation et le triomphalisme propres à un épisode maniaque.

Né dans une illustre famille remontant au XIVe siècle, le comte Tolstoï perdit sa mère à dix-huit mois et son père avant la fin de sa huitième année. Non seulement la perte maternelle fut précoce et sans souvenirs (cf. S. Freud, Deuil et Mélancolie), mais ce deuil fut reconvoqué lors des nombreux deuils suivants, père, substituts maternels, deux de ses frères, occasionnant ce trauma primaire (Ur-Verstimmung) signalé par Karl Abraham. La vindicte contre l’Histoire, l’égarement aussi dans le temps qui inscrit, s’inaugurent là. Dans le premier « roman » – ou annoncé tel – de Lev Tolstoï, Guerre et Paix, le sujet est l’Histoire, premier paradoxe, mais pour la disqualifier, ce qui en constitue un second. Sans qu’il y paraisse, l’intrigue romanesque proprement dite se ramène à une succession de tableaux statiques, et la grande Histoire passe de l’arrière-plan aux engagements militaires frontaux de la Campagne de Russie ; mais, de plus, des apartés historiographiques de l’auteur – et plus guère le narrateur – parsèment le texte, jusqu’à l’ample Épilogue de réflexionpurement historique qui clôture l’œuvre sur plusieurs pages : dans quel but ? Montrer l’inanité des desseins humains dans les guerres et la victoire finale de forces énigmatiques et occultes dans la marche de notre vie. Ici, l’historien des idées Isaiah Berlin[13] apporte une observation de taille : si, idéologiquement, Tolstoï, en renard, pourfend les négateurs d’un principe historique unificateur situé hors de nous, il méconnaît le hérisson en lui-même, qui voit la pluralité toujours !

Un autre élément édifiant est le traitement d’épisodes célèbres : les batailles de Smolensk, Austerlitz ou Borodino sont transmuées en défaites françaises et en victoires russes, et, sur le terrain, ridiculisées comme séries d’ordres contradictoires, quiproquos, bévues, à la manière du précurseur Stendhal en la matière – un parti pris de déshéroïsation qui a été violemment reproché à Tolstoï par ses contemporains historiens ou anciens engagés dans ces campagnes. Comme le traitement de l’Histoire consiste ici en une dénonciation en règle, tant des résultats historiographiques que des louanges décernées aux états-majors, de leurs prévisions comme du chaos des conflits armés, on peut dire que le but de Guerre et Paix est celui d’une sortie de l’Histoire ; il faut y ajouter une stigmatisation sans nuances de la guerre et de sa violence. Un élément non anodin caractérise en outre cette œuvre : souvent qualifié de roman historique ou de roman total, Guerre et Paix illustre le parti pris d’une vision large où il s’agit de « tout voir, tout embrasser, tout vivre », soit « boire des yeux le spectacle de la nature[14]. »
Tels sont, en l’occurrence, les termes employés par Karl Abraham pour évoquer un mode de figuration de la mère – dans les peintures de Giovanni Segantini, 1911 –, premier objet dont la perte précoce peut être à l’origine d’un syndrome mélancolique. Guerre et Paix réunit plusieurs de ces éléments : vécu d’atemporalité, vision englobante, abolition de l’intrigue romanesque continue au profit d’un séquençage par tableaux, prééminence de l’irrationnel sur les jugements de raison dans l’Histoire, des paysages terrestres idéalisés et des sentiments individuels sur les sociétés…
Rappelons alors la circonstance principale différenciant un destin mélancolique d’un deuil : la perte – oubliée ou refoulée – de l’objet primaire, et un trauma originaire, Ur-Verstimmung selon Karl Abraham, s’y ajoutant, tous deux impliquant un cadre archaïque où l’objet est narcissique et vulnérable. C’est dans ce contexte que se produit l’introjection – ou incorporation – de l’objet dans le Moi, afin, à la fois, de le sauvegarder mais aussi, après clivage et alliance surmoïque, de le détruire à cause de son abandon et de ses mauvais traitements. Sous l’effet de cette rage destructrice, il résulte un principe d’auto-dépréciation et d’expiation, de sanction alimentaire et sexuelle par l’abstinence, principe qui uniquement permet d’empêcher les pulsions sadiques refoulées de s’exercer.
Seul parmi la critique, Isaiah Berlin a identifié la composante destructrice à l’œuvre chez Tolstoï. Faute de pouvoir accepter des valeurs historiques contradictoires, au profit d’un « Inconnaissable qui gouvernerait tout », Berlin repère chez le Russe une violence puisée chez Joseph de Maistre – lu pendant l’écriture de Guerre et Paix –, où il n’hésite pas à apercevoir uneorientation fascisante ; le terme, outrancier pour désigner le pacifique Lev Tolstoï, donne la mesure de l’épouvante décelée dans ses pulsions d’écrivain :« Plus Tolstoï s’éloignait de la littérature pour se diriger vers la polémique, plus cette tendance s’accentuait […] Le génie purement intellectuel de Tolstoï pour ce genre d’activité destructrice était exceptionnel, et toute sa vie il chercha quelque édifice suffisamment fort pour résister à ses propres engins de destruction, à ses mines, à ses béliers ; il espérait rencontrer un obstacle immuable, et des fortifications imprenables qui puissent résister à ses violents projectiles. »Cette pulsion destructrice, on l’a vu, était réelle, le parti-pris de non-violence, qui inspira tant Gandhi, devant laisser supposer son contraire refoulé. Comme le voit bien Abraham, cette violence ne s’arrête pas à l’agressivité mais se poursuit jusque dans la vengeance[15]. On en trouve un exemple dans l’exergue d’Anna Karénine, le roman suivant Guerre et Paix : « À moi la vengeance, à moi la rétribution », sentence biblique issue des Romains, 12-19. La maxime complète est :« Ne vous vengez point par vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu ; car il est écrit : à moi [appartient] la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur. »Ce sont les pulsions sexuelles, en particulier, qui sont haïes et pourchassées à travers Anna Karénine : l’héroïne n’abandonne-t-elle pas deux enfants, dont un qui vient de naître ? Voilà le facteur aggravant pouvant entraîner la vengeance, la femme « reniant » la mère en elle, cette dernière délaissant ses enfants.Le roman commence et s’achève par un suicide, l’auteur allant jusqu’à attribuer la suprématie à un autre héros survivant à Anna, un certain Constantin Lévine ! Son nom renvoie, rappelons-le, à Lev Tolstoï…

3. L’effacement du sujet

Le corollaire de cette destructivité est la culpabilité et, par conséquent, la contrition. Il est intéressant de relever une sorte de miniature symbolisant la totalité de cette situation : l’épisode de la prison où le héros de Guerre et Paix, Pierre Besoukhov, passe inopinément quatre semaines, pendant la bataille de Borodino.
Au sortir de son incarcération, Pierre, bâtard, physiquement peu avantagé, maladroit en société, à la dérive dans l’existence – et tel se décrit le jeune Tolstoï dans son Journal ! –  se trouve littéralement régénéré : étrangement, il doit cette résurrection, selon ses dires, aux privations, aux mauvais traitements, aux horreurs de la guerre environnante. L’auteur lui confère alors tous les cadeaux de la Providence : la mort de son père le fait unique héritier d’une fortune considérable, la jeune ancienne fiancée du prince André se tourne à présent vers lui définitivement. Mais surtout une béatitude intérieure l’envahit, et même « la folie du bonheur […] s’empara de lui complètement », au point de ne plus même attendre l’approbation d’autrui et de supporter le désaccord de vues… N’en doutons pas, cette seconde naissance est assimilable à une de ces phases d’exaltation – ou épisode maniaque — qui tempèrent l’abattement douloureux d’un mélancolique, engendrée par l’apaisement des tensions pulsionnelles. Réduit à l’état de misère, ayant même renoncé à assassiner Napoléon, son premier grand projet, Pierre est réconcilié avec lui-même. La prison pourrait être assimilée à la geôle narcissique, cet espace confiné du Moi d’où il est si malaisé de sortir, en conflit entre soi et soi, et jamais dans la synthèse de deux vrais extrêmes objectaux, en butte à la mort qui permet également la réunion avec l’objet perdu. La prison, en effet, est aussi la cachette du mélancolique (terme employé par Karl Abraham), le refuge de l’objet perdu dont la sortie mettra fin au syndrome de tristesse. Mais seuls les sévices endurés, contrastant avec l’existence antérieure où le héros ne manquait de rien, expliquent le pur bonheur éprouvé alors. La prison fut ainsi le lieu d’expiation indispensable pour parer l’assiègement des pulsions : ayant assez supporté, le héros mérite sa libération, au propre comme au figuré.
De même, dans le roman idéologique plus tardif Résurrection (1899), le thème est, cette fois, la totalité de la population et de la vie carcérales : un jeune aristocrate veut, par sa rédemption, sauver une jolie roturière jadis abusée par lui, et laver sa conscience par la même occasion. Georges Nivat[16] voit bien en ce personnage, l’anarchiste, le sectaire, le réfractaire qu’est Tolstoï, essentiellement du parti du refus. Le jeune noble, qu’une vie comblée attend, se trouve néanmoins hanté par la fuite et l’effacement. Décidé à épouser cette femme à l’honneur aujourd’hui perdu, il est prêt à renier la totalité de son existence présente, honneurs, noces, maîtresse…
Se vivant hors du Je, hors du langage, hors du temps, comme la plupart de ses héros, depuis Les Cosaques, au début de sa vie d’homme, jusqu’à Hadji Mourad, publication romanesque posthume, Tolstoï, au bout de son âge, se réjouit de plus en plus de ses moments de perte de conscience, évanouissements, pertes de mémoire, sommeils, appréciant les rêves et les réveils, « pour comprendre ce qui se passe après la mort[17]. »
Car après l’avoir redoutée, Tolstoï appelle cet au-delà de la vie, où l’objet perdu se retrouve, dans cet espace invisible et immortel auquel aspire Hadji Mourad, qui ne s’éprouve ni chez les Caucasiens, ni chez les impérialistes russes, et pas davantage chez les despotes musulmans de l’imam Chamil.
… Vers un destin chimérique mais fier, semblable à cette bardane qui, au seuil emblématique d’Hadji Mourad, échappe au soc de la charrue humaine et à ses destructions sans nombre.

Alice Tibi – Mai 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Tolstoï, Œuvres complètes, 28 volumes, traduction Jean-Wladimir Bienstock, Stock, 1902-1923. Aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, III volumes, Journaux et Carnets, édition et traduction Gustave Aucouturier, 1979-1985. Préface Michel Aucouturier.

[2] Irina Paperno, « Who, What am I? », Tolstoï struggles to narrate the self, Ithaca, London, Cornell University Press, 2014.

[3] Michel Aucouturier, Léon Tolstoï, la grande âme de la Russie, collection Découvertes, Gallimard, 2010.

[4] Karl Abraham, Giovanni Segantini. Essai psychanalytique, 1911, cité par Vassilis Kapsambelis, Les troubles de l’humeur et la psychanalyse, Une revue des textes fondateurs, Le Journal des Psychologues, 2009/2010 (N° 273), pages 32 à 35.

[5] Valentine Prouvez, Introduction à la définition conceptuelle de la mélancolie, une lecture de l’article de Sigmund Freud, ‘Deuil et Mélancolie’, Interrogations, revue pluridisciplinaire de sciences humaines et sociales, 24, https://revue-interrogations.org

[6] Tolstoï, Journal, in Maria Mihailovna, Comment devient-on un génie : Léon Tolstoï et son Journal intime (extraits), traduction Maria Drozdova https://russify.live (2021/01/03)

[7] Irina Paperno, « Who, What am I? »

[8] Ibid.

[9] Michel Aucouturier, Léon Tolstoï.

[10] Ibid.

[11] Ludwig Börne, Comment devenir un écrivain original en trois jours, Le Passeur, Cecofop, 1989.

[12] Catherine Gery, Natacha, Kitty et Lev Nikolaïevitch sur le divan d’Osipov ou les destinées psychanalytiques de l’œuvre de Tolstoï dans la Russie des années 1910. https://hal-inalco-archives-ouvertes.fr

[13] Isaiah Berlin, Le hérisson et le renard, Belles Lettres, 2020.
Un autre contestataire de la vision historique de Tolstoï dans Guerre et Paix est Viktor Chklovski, Matériau et style dans le roman Guerre et Paix de Tolstoï, Mouton, La Haye, 1970.
Cet ouvrage classique, où l’auteur répertorie toutes les erreurs historiques tolstoïennes, est cité par : Luba Jurgenson, L’horreur de la guerre chez Tolstoï, https://alternatives-non-violentes.org (N° 153 )
Ce dernier article inventorie chez Tolstoï « la conscience de la fragmentation du tableau général de la guerre, de l’émiettement des vécus individuels », aboutissant à l’écriture séquentielle bien identifiée dans Guerre et Paix comme dans Anna Karénine. De là « la temporalité particulière de l’écrit tolstoïen, faisant contrepoint au temps historique et au temps individuel […] » On ne peut mieux dire que Tolstoï invente un temps à lui.

[14] Karl Abraham, Giovanni Segantini. Essai psychanalytique, 1911, cité par Vassilis Kapsambelis, Les troubles de l’humeur et la psychanalyse, Une revue des textes fondateurs, Le Journal des Psychologues, 2009/2010 (N° 273), pages 32 à 35.

[15] Ibid.

[16] Georges Nivat, Préface, in L. N. Tolstoï, Résurrection, traduction d’Édouard Beaux, Folio classique, N° 2619.

[17] Irina Paperno, « Who, What am I ? »

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À quoi sert la psychothérapie ?

Alice Tibi – Décembre 2021

Nécropole de Monterozzi, Tombe des Léopards, Entre -480 et -450 av. J.C., Latium (près de Viterbe), Italie.

Sommaire
1. La souffrance psychique
2. La réalité psychique

Même si le soulagement de la souffrance incombe à tout thérapeute, le fruit véritable de l’expérience psychanalytique est le dévoilement de la réalité psychique.

  1. La souffrance psychique

Notre esprit est dolent. Il laisse apparaître non seulement un « mal de vivre » — la difficulté d’être selon Jean Cocteau –, mais souvent de nombreux troubles tout au long du développement, pendant les près de vingt ans que dure notre maturation. La psychologie, la psychiatrie ont connu des transformations considérables depuis le XVIIIème siècle : mais ce n’est qu’à la fin de l’ère des révolutions qu’un pas déterminant fut accompli, par le dévoilement d’un double niveau de l’esprit. Outre la Conscience, on devait impliquer une instance inconnue de nous, traversant la précédente avec sa propre logique, l’Inconscient, le rêve en étant la voie royale.

Lorsqu’il publia son article L’intérêt de la psychanalyse en 1913, Sigmund Freud désirait présenter sa « jeune science » à toutes les autres, afin de montrer qu’aucune d’elles ne serait jamais plus comme avant sans elle, et qu’elles devraient lui réserver une place centrale.

  Pour quel motif l’affirmait-il aussi sûrement ? En raison du dévoilement de l’Inconscient par la psychanalyse, et de son activité constante par-delà nos certitudes et nos victoires. Là se trouvait le sens de tant de troubles inexpliqués, de souffrances entravant nos projets vitaux.

« Thérapie » prenait un sens : on pourrait soigner, soulager, non en pratiquant une chirurgie matérielle, en ôtant des éléments à l’esprit selon une technique médicale, mais en découvrant les chemins par lesquels l’Inconscient venait se manifester à la Conscience, à notre insu. Une négation pouvait signifier une acceptation, un déni une volonté sans nuances. Ici, la psychanalyse se démarquait de la médecine : au lieu de supprimer un tissu malade, on l’intégrait à sa juste place.

Ainsi, ce que Proust appela un rayon spécial — lui qui s’était soumis à la psychothérapie avec un disciple de Janet, le docteur Paul Sollier, quelques mois entre 1905 et 1906 –, l’Inconscient rebattait les notions de pathologique et de non-pathologique et traçait les contours d’un esprit d’un seul tenant, formé de diverses circonvolutions entrelacées et solidaires.

2. La réalité psychique

La notion d’Inconscient, de ce qui n’est pas conscient et traverse le territoire conscient en grande partie (S. Freud), indique l’inconnu en nous, son infiltration dans la raison, la pensée, l’imagination créatrice. Notre part de liberté est inconsciente : par le biais du cadre analytique, le patient laisse les instances profondes de son esprit lui apparaître. En se soumettant à ce cadre, le patient fait connaissance avec l’autre scène de l’esprit (S. Freud), dans un état second de conscience.

La réserve « bienveillante » de l’analyste engendre chez lui une expression hors de la conversation ordinaire,
– distincte d’une supposée « parole thérapeutique »,
– loin du déroulé d’une «  histoire d’amour ».

En effet, l’échange entre thérapeute et patient s’abreuve à deux sources différentes, la parole ne soigne pas en soi, et l’amour présent dans la cure est un lien, projectif pour le patient, empathique pour le thérapeute : marquons ici les différences originales entre la parole dans la cure et la parole dans la vie.

Quant au thérapeute, il accompagne, guide et protège jusqu’à son terme un processus qu’il connaît pour l’avoir vécu. Il doit alors éviter le risque de l’excès de théorie, de technique, le dogme en général, soit la distanciation excessive vis-à-vis d’une expérience qui lui a coûté tout en le régénérant.

Le discours du patient ressortit à un processus naturel, comparable au rêve ou au déroulement de la méditation transcendantale. On dit qu’il régresse, la régression étant une propriété naturelle de l’homme, observable dans diverses circonstances comme l’hypnose ou la conduite par exemple, lorsque l’homme est livré à lui-même.

 Il a ainsi la chance de découvrir son « autre niveau de conscience », l’autre logique et les autres représentations de son esprit, ouvrant la voie à la créativité. S’il ne rejoint pas forcément les artistes, il devient parent de ces derniers. Le thérapeute est l’atelier, le patient est le tableau en train de se peindre.

Par cette expérience, les fresques étrusques du Vème siècle ci-contre, parvenues à leur apogée, deviennent un langage commun. Pourquoi les Étrusques de la Grande époque ont-ils atteint ce niveau artistique unique ? Bien que tâchant de revivifier des figures défuntes dans la nécropole de Monterozzi (Latium, Italie), ils peignent avec un tel sens du détail des scènes de genre, danseurs, musiciens, vêtements, bijoux, instruments de musique, qu’ils les rendent vivantes. Leur technique des fresques, inconnue des Égyptiens et héritée des Grecs, devient la leur : elle survivra à toutes les autres jusqu’aujourd’hui. Quant au style, il leur devient propre, nous les fait connaître comme civilisation et surmonte les précédentes influences. Par la force de leur élan artistique créatif, Les Étrusques ont survécu jusqu’à nous. Ils ont transcendé la mort, livré les secrets de leurs influences originelles et fait revivre leurs propres contemporains en nous rejoignant.

                ~ La force de la réalité psychique ~

Par cette expérience, non seulement le patient en psychanalyse peut revivre et réparer les phases anciennes de son développement restées actuelles, mais il rejoint le fleuve continu des œuvres artistiques ayant accompagné l’humanité,  les splendeurs de l’ancienne Égypte comme les fresques étrusques ou les peintures de Turner : les temples aux fleurs exactes papyriformes de Louxor, la tombe des Léopards de Tarquinia  – non présents dans le Latium d’alors – et Le dernier voyage du HMS Téméraire de l’impressionniste Turner.

 Comme le géant du temps proustien, si visionnaire dans la dernière paperole du Temps retrouvé, il les appréhende et il conjugue, pour le temps de sa vie, la promesse d’intemporalité de la vie de l’esprit.

Alice Tibi – Décembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Essai sur l’Inconscient aujourd’hui

Alice Tibi – Octobre 2021

«Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »
Charles Baudelaire

Préambule

Victor Hugo, Ma destinée, 1867

L’Inconscient est la clé de la théorie freudienne. Il en est aussi la pierre d’achoppement, la cible principale des attaques contre cette théorie, jusqu’aujourd’hui : c’est pourquoi il importe de le définir, avec les outils dont nous disposons.

1. L’Homme et la Mer, l’Inconscient

Nul mieux que Baudelaire ne pouvait confronter L’Homme et la Mer, titre suggestif de son poème, « Ton esprit n’est pas un gouffre moins amer (…) Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes. » (Les Fleurs du Mal, 1857 ; NRF, 2005). Lui qui, tombé à l’eau à l’aube de sa vie, sauva d’une seule main ses livres des flots menaçants en abordant aux côtes de l’île Maurice, s’interrogeait d’abord sur l’homme. Un exploit symbolique de la part du farouche jeune poète, pour qui le trésor des livres devait surnager, quoi qu’il en coûtât…

C’est aussi avec pertinence que Georges-Arthur Goldschmidt a décelé dans la langue allemande le fond inconscient de l’esprit humain dans sa ressemblance avec la mer, la langue de Sigmund Freud. Dans son ouvrage Quand Freud voit la mer, « Als Freud das Meer sah », mot à mot Quand Freud vit la mer, l’auteur aperçoit la première notion de l’Inconscient familière à Freud, sa propre langue, semblable à l’océan mouvant et insondable ; sans compter la coïncidence de résonance entre la mer et « la mère », phoniquement identique en français (G.-A. Goldschmidt, Buchet-Chastel, 2006).

2. La langue allemande et l’Inconscient pulsionnel

Comme le décrit minutieusement G.-A. G., la langue allemande est composée de phrases étendues, aux radicaux facilement désarticulés de leurs préfixes et suffixes, et auxquelles le verbe placé à la fin donne des séquences en forme de vagues, dont on attend longuement le ressac. Une langue ainsi « mouvementée » ressemble à la mer lorsqu’elle est démontée, ou à « la plaine liquide » de Virgile, grosse de tempêtes et de fracas.

Un verbe allemand devrait entre tous mériter un sort : le verbe werden, « devenir », servant à la fois d’auxiliaire et de verbe à part entière. Le mouvement par excellence, et le changement sont inscrits en lui. Werden à lui tout seul représente la démarche humaine et celle de la psychanalyse : nous sommes en devenir et nous pouvons le redevenir, si le cours de notre existence a été entravé. À l’enseigne de l’adage célèbre : Wo Es war, soll Ich werden.  « Nous advenons, hors du chaos », en serait l’une des traductions…

Il est frappant de constater que les différents protocoles de la psychanalyse freudienne sont, eux aussi, comme « agités » :

  • La régression dérivant de son cadre, lors du processus,
  • La méthode d’associations d’idées, on le sait, empruntée à Ludwig Börne, comme un flot divagant,
  • Le dispositif divan-fauteuil  en quinconce aveugle, en décalage institué.

L’Inconscient, au centre de l’œuvre freudienne, ressemble au fond de la mer, un milieu mouvant, obscur, mais aussi un écosystème à l’équilibre propre, obéissant à ses lois homéostatiques. Tout se passe comme si Freud avait interprété sa propre langue, comme une nouvelle philosophie ou une partition musicale novatrice, deux domaines existentiels où ses compatriotes ont excellé : le questionnement originaire et le rythme primordial.

Ici se trouve la source des rébellions contre la psychanalyse, moins contre une thérapeutique, que Freud ne visait d’ailleurs pas vraiment, mais contre une recherche vue comme scandaleuse sur la nature de l’homme, eine Naturwissenshaft. Le cœur de la « jeune science » présentée au monde scientifique dans L’intérêt de la psychanalyse (1913 ; Retz-CEPL, 1980), comme le vit bien son traducteur et commentateur P.-L. Assoun, était bien l’Inconscient. Nous devenions les marins d’un frêle esquif au-dessus d’un gouffre, et sur cet abîme portait l’intérêt de Freud. Décrypter les secrets de l’âme humaine, déchiffrer ses lois obscures et étrangères à la conscience, en un temps annonciateur de périls, résonne comme une recherche prophétique : un monstre va sortir de l’eau, autre que l’homme au commencement de la vie sur terre, l’apothéose de sa malfaisance élémentaire.

Quand on examine les différentes comparaisons suscitées par la psychanalyse, au-delà des plus grossières, telle que celle qui la juge, dans la France médicale, comme « contraire au génie latin », on retiendra l’une des plus paradoxales, laudative quoiqu’iconoclaste, celle du psychanalyste britannique Wilfred Bion.

Ce dernier imagine les pillards qui jadis, au cours des siècles, profanèrent les Pyramides, tombeaux des pharaons, pour s’approprier leurs trésors. Certes, explorer l’Inconscient revenait à s’aventurer dans la nuit de l’esprit, autrefois domaine onirique sacré des prêtres, équivalent du séjour des morts chez les anciens Égyptiens. Mais il s’agit d’une métaphore calme… Si l’action s’apparente à un coup de force sacrilège, le contenu de la découverte est un ensemble de joyaux dormants.

L’intérêt de l’intuition de G.-A. G. réside dans la violence et le mouvement de la mer évoquant le monde pulsionnel, doté de sa propre logique, dans son exactitude. L’homme se risque dans ses profondeurs mais navigue au-dessus, sans s’y aventurer longtemps. Il se laisse pourtant sans cesse inspirer par lui dans une conduction naturelle, puisant son énergie renouvelée au fond des lacs de soufre, au fond du Tartare. À travers sa thérapeutique, méthode et théorie, Freud s’approchait des hauts-fonds de la psychè en les baptisant d’un nom toujours associé à la conscience, Unbewuste, Inconscient. « Enfer » eût été plus approprié : les anciens Grecs l’avaient baptisé Hadès, « celui que l’on ne voit pas », selon une étymologie.

Car une chose est d’imaginer le temps mythique d’après la vie, une autre d’aller plus loin et de reconnaître dans la fantasmagorie des Enfers, l’univers inconnu de nous gisant dans l’être, au tréfonds.

3. L’Inconscient aujourd’hui

Ce scandale est toujours actuel. À l’heure même où, au-delà des conflits internationaux, l’alarme concerne à présent le destin même de la planète et de ses éléments, terre, ciel et eaux, flore et faune, le doute – et le déni – s’exprime encore sur le rôle de l’homme dans un chaos annoncé comme proche. Et les mêmes contempteurs du programme analytique se font entendre, dans tous les milieux sociaux aujourd’hui, y compris celui de la philosophie qui l’avait quelque peu engendrée. Reconnue comme issue des Lumières, la psychanalyse voit s’éteindre une à une ses bases fondatrices : la primauté du langage et spécialement de la parole, clé du transfert, la valeur du silence, le temps à lui consacrer, l’intérêt pour l’introspection.

Identifié comme Bücherwurm, ou fanatique des livres comme les vers qui y grouillaient jadis, Freud était l’héritier de ces temps introspectifs post-révolutionnaires où le retour sur soi était de mise. Le premier de ces Bücherwürmer n’avait-il pas été le général Bonaparte, emportant des centaines d’ouvrages dans des malles confectionnées à cet usage sur les champs de bataille, puis des milliers dans ses villes de résidence, jusqu’à Sainte-Hélène ? Après la chute des féodalités en Europe, on s’était replié sur son monde intérieur au cours de l’ère industrielle naissante.

Dans la mesure où la psychanalyse avait trouvé sa placedans l’histoire de la psychologie et de la psychiatrie, le statut de science lui avait assuré une relative longévité. Mais ne nous y trompons pas : la philosophie était sa première patrie, et par elle, une recherche inédite sur la nature de l’homme.  Science humaine, c’est ce qu’elle était vraiment, à la fois exploratrice de son âme et de son corps mêlés – c’est le statut de la pulsion, déprise du biologique pour devenir psychique – et  douée de prospective sur l’avenir de l’humanité comme un augure infernal.

4. Imaginer l’avenir de l’homme

Les premières décennies du XXème siècle avaient vu décrire l’Inconscient en rapport avec l’art de façon magnifiée, que ce soit à travers la « révélation » proustienne de la littérature, tel un « rayon spécial » nous découvrant d’autres mondes inconnus de nous, ou selon Malraux, comme « un anti-destin » transcendant la condition humaine au long des siècles.

Il fallut attendre Freud pour aborder les remous sombres de l’âme humaine et, par anticipation, les cataclysmes de l’Histoire qui allaient s’ensuivre. Sa vision de l’Inconscient, si elle ouvrait une possible rémission par le cheminement à rebours du processus psychanalytique, s’achevait au point d’orgue des pulsions de mort, affrontant les pulsions de vie dans un conflit incertain.

L’idéalisation propre à un monde toujours plein de promesses laissait place à un combat sans merci. Que restait-il à l’homme dans ce contexte ? Tel était l’enjeu. Sans sortie de sa destructivité intrinsèque, l’homme, même engagé dans le long itinéraire du processus psychanalytique, restait hautement menacé par ses pulsions destructrices originaires.

5. La promesse de Mélanie Klein

Cependant, la conception kleinienne de l’état de « détresse » du nouveau-né, Hilflosigkeit, théorisé par Freud, formule une perspective essentielle.

Pour Klein, pulsions de vie et de mort existent dès le début de la vie, dans une conception non économique mais dynamique, compatible avec le processus transférentiel. La « peur primaire d’une destruction » existerait dès l’origine – et non le « désir d’un retour à l’inorganique », selon Freud.

À cet égard, la théorisation de la position dépressive, en particulier, ouvre un espace essentiel. Le concept de « position », rappelons-le, englobe la totalité de l’espace psychique. Continuant la position schizo-paranoïde, ou la précédant selon les auteurs (cf. Donald Meltzer), elle suppose, après la crainte d’avoir détruit l’objet (i.e. par les attaques schizo-paranoïdes), ou bien nous prémunissant de sa destruction, sa restauration. À la destruction succède, avec la capacité nouvelle de conception de l’objet total, sa régénération, ménageant la voie à la relation d’objet de la maturité.

On trouve dans la littérature suivant la Première Guerre Mondiale l’exemple d’un processus de deuil abouti, ce dernier conçu sur le modèle approximatif de la position dépressive de nos débuts (première année).

Bien que la conception freudienne ait souvent été rapportée en partie à la guerre récente, et critiquée par ce fait objectif même, dans les années 20 paraît l’œuvre de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, que maints éléments permettent de caractériser comme le récit d’un grandiose processus de deuil. Initiée par l’action du coucher et la traversée de la nuit –endormissement et affect de tristesse à la fois, dans les rêves – (Incipit : «  Longtemps je me suis couché de bonne heure » ),  la perte du temps passé de l’enfance se trouve suivie, après une longue «  Recherche », par la restauration du temps (dernière partie : Le temps retrouvé ), marqué par la révélation de la « réalité psychique » des profondeurs de l’esprit, grâce au ressouvenir :  la réactivation de la mémoire est la faculté capitale du processus de deuil. Le sujet, après avoir « perdu » l’objet, se souvient de lui et le réactualise, en en retrouvant la représentation intacte.

 La mise en œuvre de la mémoire frappe notre époque de façon éminente : le refus de l’Histoire, la rupture instaurée avec des circonstances ou personnages du passé, jusqu’à la destruction de statues et même de la langue (cf. « écriture inclusive »), pour détruire tout ce qui, dans le passé, avait été supposé obérer le présent. Or, dans l’Inconscient décrit par les premiers psychanalystes, il n’existe pas de temps. Tout est au présent et n’importe quelle évocation du passé, définitivement passé, est vécue au présent. Par conséquent, détruire le passé revient à détruire le présent même, et, par voie de conséquence, empêcher tout processus de remémoration et de restauration de la vie de l’esprit.

Malgré sa fin prochaine connue de lui, Marcel Proust ne fut pas empêché de trouver, au plus profond de son esprit, à l’acmè de temps hostiles, la faculté de renaître à travers une œuvre qui, aujourd’hui lui survit. Sur la réalité objective, la réalité psychique –de conception freudienne – prédomine en nous, pour peu que les forces tournées vers la création, la construction, réengendrent la vie, et « que nous misions sur l’Éros. » (Freud, Malaise dans la civilisation, 1930)

« Le mal qui a été fait peut être défait ; ce qui s’est trouvé bloqué peut reprendre son développement ; ce qui n’a pas été donné peut être reçu, à condition de patience, de présence, de lucidité et d’opportunité : ce me semble être là des éléments importants, non pas d’une profession de foi, mais d’une éthique psychanalytique. »

En ces termes mémorables à l’adresse des générations futures, Didier Anzieu, psychanalyste et fin analyste du « processus créatif » qu’il observa sur lui-même, sut exprimer l’aptitude au changement et la force créatrice de son art. (D. Anzieu, La psychanalyse encore, 1975, in Le travail de l’Inconscient, textes choisis et annotés par René Kaës, Dunod, 2009)

Car en dépit des forces destructives qui occupent notre esprit, le processus analytique – dont on sait aujourd’hui que Proust s’y soumit –, en permettant de réélaborer les phases de développement originelles tournées vers la vie, relance les forces primordiales comme une nouvelle naissance.

Alice Tibi – Octobre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Donald Meltzer, Le processus psychanalytique, trad. Jean Bégoin, Payot, 1971.

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Napoléon Bonaparte, « il ribuglione »

Alice Tibi – Juillet 2021

Sommaire
1. Un prématuré
2. Se régénérer 
3. Une re-fondation inaboutie 
4. Le ribuglione prémonitoire
… Le bel aujourd’hui
Portait inachevé de Bonaparte – Jacques-Louis David, 1798 – Musée du Louvre

On rapporte généralement à l’ambition la carrière fulgurante de Napoléon. Parfois aussi à la nécessité d’être devenu soutien de famille, étant le plus présent en France par rapport à ses frères après la disparition du père, Charles Bonaparte, en 1785, alors qu’il n’avait que seize ans. Quelquefois, on se souvient du surnom attribué dans l’enfance : il ribuglione (prononcer ribullione), que l’on pourrait traduire par « l’insoumis », l’instigateur de désordre, de confusion, l’agitateur aux marges d’une révolution [1].

1. Un prématuré 

On a fait appel à des motivations ou une caractérologie objectives, connues. Une circonstance, cependant hors du commun et peu souvent évoquée, est le fait, pour le jeune Bonaparte, d’avoir élaboré 17 plans dès 1794 au moins, soit conçus encore antérieurement, avant vingt-quatre ans, pour envahir l’Italie. La nomination en 1796 de commandant en chef de l’armée d’Italie constituait non les prémisses d’une carrière mais un aboutissement. 

Ses commensaux, Volney et Turreau, auxquels il fait part de son plan, fin 1794, au cours d’un dîner à Nice, crient au génie, comme en témoignera Chaptal dans ses Mémoires [2]. L’intuitif et sensible Volney, lorsqu’il apprendra la nomination de son ami à la tête de l’Armée, lors de la Première Campagne d’Italie, écrira dans une lettre : « Pour peu que les circonstances le secondent, ce sera la tête de César sur les épaules d’Alexandre » [3], une vue prophétique dont peut-être Stendhal se souviendra [4]. Le témoignage existe donc. Tout Bonaparte se trouve prématuré. Le jeune artilleur a été un stratège avant le champ de bataille, il a envisagé l’imprévu des affrontements, les intentions et manoeuvres de l’ennemi, les accidents du terrain, bien avant de les avoir rencontrés. Certes, les bases historiques ne manquent pas : la famille Buonaparte est lointainement originaire de Ligurie et de Toscane. Mais lequel de ses membres s’en souvient-il, après le rattachement de la Corse à la France ? 

En conséquence, l’existence de Bonaparte se présente très tôt dans la vie comme l’affrontement belliqueux d’une adversité inconnue, dont il faut sortir victorieux, coûte que coûte ; et si le seul souvenir, à neuf ans, d’une bataille de boules de neige initiée et poursuivie quinze jours durant à Brienne, nous est resté de ses années de classe, il n’est peut-être pas fortuit. On peut présumer que les hasards de la vie militaire intervenus ensuite ont trouvé un soldat déjà sur le pied de guerre et anticipant toujours la bataille d’après. « Mais, soldats, vous n’avez rien fait puisqu’il vous reste encore à faire »[5], proclame-il à l’armée dans une longue profession de foi, après l’armistice de Cherasco en Italie (28 avril 1796) et la capitulation du royaume de Sardaigne : où l’on discerne une trajectoire lancée sur un parcours sans fin. La succession brillante de victoires, lors de la Première Campagne d’Italie, confirmera le dîner prémonitoire de Nice. On pourrait parler de surrégime hors temps beaucoup plus que de carrière militaire, de présence hors-normes, hors d’une réalité inscrite dans le temps. Hippolyte Taine, pour traduire son saisissement, ne dira-t-il pas que Bonaparte est « (…) quelque chose à côté, au-delà, au-delà de toute similitude ou analogie » ? 8* Avatar d’un enfant hypermature, attelé à la vie adulte bien avant d’y être parvenu et s’étant figuré celle-ci comme une cadence de virtuosité, ce très jeune homme est marqué par la brièveté : « les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle ». [6] Comprenons le « génie » comme une destinée frénétique et hors du commun. On aperçoit ici les contours d’une structure névrotique, où l’on affronte le conflit avec le réel, mais toujours en anticipation, de manière à la fois intellectuellement hyper-mature et affectivement immature, selon un schéma classique.

Quelle en serait l’origine ? Chercher à gagner l’âge adulte avant l’heure en brûlant les étapes est une démarche connue de nous : elle implique souvent un lien invalide ou démonétisé avec les géniteurs ou parents. L’enfance se trouve interrompue et l’enfant, parent de lui-même enfant, affichant une pseudo-personnalité d’apparence adulte (cf. le concept d’Hélène Deutsch [7] pour désigner des relations sociales défaillantes), invente souvent une légende pour expliquer sa venue sur terre, se figurant être issu de deux autres parents ; un prince et une princesse seraient fréquemment, dans son imaginaire, ses vrais parents et ne tarderaient pas à venir le chercher. À moins qu’il ne se reconnaisse pas de parents du tout.

Il se trouve que Napoléon s’interrogea beaucoup sur l’origine ses exploits à la guerre, en Italie comme en Égypte, de 1796 à 1799 : on sait qu’il en fut lui-même surpris, découvrant tel un apprenti sorcier ses propres potentialités ; la victoire de Lodi le révèle à lui-même et lui laisse alors espérer un destin politique. Mais il voulut concomitamment et intensément savoir qui était son père, ne croyant pas que son génie militaire pût avoir été hérité de son géniteur. Son être même faisait donc pour lui l’objet d’une interrogation, et non seulement la qualité de ses aptitudes. On voit ici un soldat nouveau dans la carrière, à peine nommé commandant en chef d’une armée fort dépourvue et « insubordonnée d’avance », dira Taine [8] : mais ce soldat part à la découverte de lui-même ! Il fait même des recherches sur le jour présumé de sa conception avec deux scientifiques de son temps, Monge et Berthollet, au retour de la Campagne d’Égypte. Le premier devint un très grand ami (cf. Souvenirs de Monge et ses rapports avec Napoléon, par Edme-François Jomard, Gallica [9]). S’il finit, dit-on, par se convaincre par de savants calculs que Charles Bonaparte était son père, la seule recherche obsédante à laquelle il s’était livré jusqu’au temps du retour d’Égypte, indique dès le début de son existence un doute profond sur ce point, pouvant expliquer le cours singulier que prit alors sa vie. (cf., entre autres, Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard, 2013). En effet, une naissance illégitime fut présagée très tôt et même en Bretagne plutôt qu’en Corse, du fait de la passion née entre le comte de Marbeuf, Breton gouverneur de Corse et Letizia Ramolino, Madame Bonaparte, en l’absence fréquente de Charles Bonaparte, ainsi que d’un baptême intervenu deux ans plus tard en 1771, fait tardif très inhabituel. Vraie ou pas, cette thèse, largement répandue en Corse et ayant généré une abondante littérature [10] ( voir D. Carrington,182), préoccupa vivement le futur artilleur. Tout concordait ainsi pour que Napoléon Bonaparte fût un enfant seul, à la destinée déviée par rapport à sa fratrie. 

On devrait sans doute comprendre le clairon des harangues et des Bulletins militaires qui étonnèrent le monde, moins comme l’invention de la propagande, ainsi qu’on le ressasse, mais comme le désir de marquer un territoire, proclamer emphatiquement une existence. Bonaparte marqua les esprits par son décalage même. 
Dès les premières batailles, une succession de tableaux des meilleurs peintres, français et italiens, accompagne les affrontements. Ce choix de Bonaparte, immortalisé au Pont d’Arcole, au passage du Grand Saint-Bernard, comme plus tard aux Pyramides et ailleurs en Europe, pourrait être prolongé dans les textes. Cette disposition à semer des représentations, plus héroïques que réelles, plus puisées dans l’imaginaire du condottiere, comme les toiles de Géricault par exemple (du Chasseur à cheval au Radeau de la Méduse, qui en serait la nostalgie), se perçoit aussi dans le verbe. 

Nul besoin de peintre pour voir des tableaux dans ses déclarations ou ses lettres, comme des enseignes de son Moi secret. Dans une confidence à Mme de Rémusat [11], Bonaparte se remémore son état d’esprit dans la dernière Campagne : 

« En Égypte, je me voyais débarrassé des freins d’une civilisation gênante. Je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d’exécuter tout ce que j’avais rêvé. Je créais une religion et je me voyais sur le chemin de l’Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. » 

… Un Delacroix ! Hors civilisation, Bonaparte se voit en nouveau prophète à l’action libérée, cornac en costume d’une contrée ignorée, prêchant sa propre Bible ! Que la foi n’y soit pas étrangère n’est pas pour nous surprendre : sa croyance dans les étoiles est bien documentée, celle des enfants aux premiers âges de la vie plus encore… Mais surtout trouvant sa propre langue enfin, après tant de sarcasmes sur ses approximations françaises et son accent corse, et faisant de ses rêves un texte sacré. Le primat de l’imaginaire est ce qu’on lit, représentations et affects, dans ce souvenir égyptien. 

2. Se régénérer

Peut-être le seuil entre les premières Campagnes — en Italie et en Égypte — et le Consulat suivi de l’Empire, correspond-il à la fin d’une mèche, allumée à l’aube de l’existence et consumée avant le 18 Brumaire. En dépit des fondations administratives nouvelles bientôt données à la France, on remarque un désenchantement traduit dans une lettre à Joseph Bonaparte. En effet, après le coup d’État, le Premier Consul n’eut que trop conscience de devoir graver son action dans des « masses de granit [ jetées sur le sol de France ] » [12] (cf. Napoléon + Dorothy Carrington,18-1), car telle était l’évolution naturelle après la fin de la période révolutionnaire. On note pourtant une lettre à Joseph, le frère aîné, en 1799, exactement avant ces derniers événements : 

« Je suis annulé de la nature humaine ! j’ai besoin de solitude et d’isolement ; la grandeur m’ennuie, le sentiment est desséché, la gloire est fade ; à vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé. » [13] (Lettre à Joseph Bonaparte, 25 juillet 1799, après la victoire d’Aboukir, en Egypte). 

Annulé de la nature humaine ! Pesons ces termes : observons avec quelle facilité Bonaparte se retire de l’espèce, rien moins… Ce n’est pas pour nous étonner, car nous avons appris qu’il n’y avait pas, comme tout un chacun, trouvé de place prédestinée. Et la grandeur m’ennuie est peut-être une expression à double sens, mise pour « rejoindre l’âge des grands ». Voici donc, pense-t-il, tel un extra-terrestre, la fin du chemin. Il ressent avoir vécu toute la vie et il fait preuve d’une étrange cécité sur le parcours qui pourrait lui échoir encore, son imagination ne lui présentant rien du futur, « à vingt-neuf ans »… Toutes proportions gardées, ce serait un peu le parcours d’Oedipe : en 1799, Laïos est mort, Jocaste est dans son lit (i.e. Charles Bonaparte et Joséphine), la légende est accomplie !! 

Mais pourquoi interprète-t-on ces paroles comme les témoins d’une dépression ? [14] (cf. https://www.histoire-en-citations.fr) Une dépression aussitôt rapportée à d’autres symptômes, hyperactif maladif, infatigable battant et en apothéose, plusieurs tentatives de suicide ? Interprétation qui englobe négativement l’ensemble de l’action comme le tableau d’un syndrome… et nous paraît sommaire. 

Aucune précocité ne peut se concevoir sans une dépression latente, l’hypermaturité forcée naissant comme un mécanisme de défense ou un recours, si la petite enfance ou l’enfance ne peuvent se poursuivre, car elles ont été perdues. Dans ce contexte, il devient nécessaire de sur-développer ses facultés dans un effort surhumain, ici en particulier à l’aide des livres, jusque sur tous les champs de bataille, dans des malles dédiées à ce transport. Les « parents » sont devenus Plutarque et César, il n’est que de s’en rapporter à ces maîtres sans défauts. À Sainte-Hélène, quelque trois mille livres suivront Napoléon en exil. Le surinvestissement de la pensée vient remplacer les pulsions sexuelles primaires, généralement suivi d’un désinvestissement, au contraire, de ces mêmes pulsions. Non seulement ceci n’est pas infirmé par la vie privée, au total pauvre, de Napoléon Bonaparte, mais ce fait se voit confirmé par son équivalent dans la conduite à table : repas peu copieux, brefs, affichant peu de goût pour la bonne chère en général. 

Cette évolution est généralement observée chez les aînés, qui se posent infiniment de questions anxieuses sur les naissances suivantes, venant menacer leur place. Selon Freud, à propos de Léonard et secrètement de lui-même [15], le développement intense des pulsions sexuelles se voit peu à peu sublimé en d’autres, la pulsion scopique et cognitive chez Léonard, guerrière aussi bien que cognitive chez Napoléon. Ce dernier eut en partie le statut d’un aîné de par son caractère, lors de la mort du père, par exemple, mais également dès la petite enfance où son frère aîné Joseph fut son souffre-douleur ; d’autre part, la fuite en montagne de sa mère pendant la gestation constitue un fait marquant partout rapporté. On sait que ce souvenir perdure chez le nouveau-né : cet événement eut toutes les affres d’une guerre et différencie ce début de vie de celui des autres frères et soeurs. Le souvenir prénatal, aussi bien le sien que celui de la mère, a pu constituer un traumatisme et la parabole d’un futur. Mais le caractère turbulent, voire rebelle, qui le fit surnommer il ribuglione, paraît surtout manifester l’écart que fait l’enfant dès la naissance, pour sortir symboliquement de sa famille et s’opposer à elle à grand fracas, même s’il ne l’abandonne jamais dans les faits par la suite. Le caractère turbulent et tourmenté précède le parcours guerrier. 

Deux événements, par conséquent, président à la naissance de Napoléon Bonaparte : un souvenir traumatique prénatal marqué par la guerre et l’écho d’une naissance illégitime. Ces deux événements nous paraissent avoir préparé un chemin de traverse, précoce et hypermature. 

NB : Un exemple similaire peut être trouvé chez Winston Churchill, descendant d’illustres soldats, mais notoirement délaissé par ses parents [16]. Churchill emportait ses chevalets sur les champs de bataille, déjà très jeune. Mais une personnalité artistique, avec ses facultés d’imagination créative, lui sera de meilleur secours que les livres au Corse. 

On fera aussi valoir qu’aucune tentative de suicide, en effet issue d’un terrain dépressif, n’a abouti ; et que l’on trouve, dans des recommandations à la garde en 1805, l’interdiction de se suicider par amour – ce qui venait trop souvent d’arriver – , sous peine de « quitter le champ de bataille avant d’avoir vaincu. » [17] Tout était donc comparable à une bataille vitale, même l’amour. La tentation du suicide, intervenue plusieurs fois, dénote surtout, sur un lit dépressif, l’irrésolution fragile, le destin plein d’inconnu. Mais il est aussi intéressant de remarquer, à propos du nouveau projet des « masses de granit », que les fondations de la ville natale d’Ajaccio sont en granit [18]: s’agit-il d’une tentative de seconde naissance ? De régénération dans un ultime effort ? 
Le Code civil, sobre autant qu’exact, en sera la langue, inspirant Stendhal, pour refouler les palabres à l’honneur dans l’Ancien Régime, ou comme une tentative de fixer le temps dans sa course. 

2. Une re-fondation inaboutie 

Cependant, les alliances internationales manquent leur but. Même l’empereur d’Autriche, père de l’épouse légitime et grand-père du dauphin, roi de Rome, trahit. 

Pendant que l’Angleterre continue ses menées anti-napoléoniennes en finançant de nouvelles coalitions hostiles, la Grande Armée ne compte plus dans ses rangs les soldats plus valeureux des débuts militaires, morts ou âgés. Une prédiction bonapartiste s’accomplit : « (…) le sentiment est desséché ; la gloire est fade ; à vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé. » 

Lors de la préparation du second exil qui se terminera à Sainte-Hélène, une lettre de l’empereur des Français au régent d’Angleterre, futur George IV, emprunte un ton dont l’apparente ingénuité étonne. 

Précédemment, George III, après la coûteuse Paix d’Amiens en 1802 (rétablissement français de l’esclavage pour s’aligner sur les contrées ennemies), n’a-t-il pas déclaré la guerre à la France du Premier Consul dès le 14 mai 1803, dans une lettre vendue tout dernièrement, le 12 janvier 2021 ? [19] Considérée comme un véritable acte de piraterie par l’embargo décrété sur tous les bâtiments français et bataves, cette lettre atteste l’hostilité ouverte ou dissimulée de l’Angleterre envers la France, malgré les nombreuses offres de paix de Napoléon. Mais au souverain dont le royaume n’a pas ménagé ses coups bas depuis plusieurs décennies, le Français écrit : 

« Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale, comme celles du plus constant, du plus généreux de mes ennemis. » [20] 

Le contraste étonne, entre le bellicisme constant et patent d’Albion et les termes choisis par Napoléon : la demande et les qualificatifs témoignent d’une confiance si totale, qu’ils laissent envisager le pire, et non les bons traitements attendus. Comment ne pas lire, à travers la soumission du ton, comme la supplique d’un enfant ? Pourquoi cette grandiloquence, aux accents quelque peu absents, remplace-t-elle le bellicisme d’usage entre les deux parties ? 

Thémistocle, à l’instar de Napoléon, est issu d’une famille à la fois roturière et aristocratique de second ordre. Mais une fois banni de son pays après ses bons services, il bénéficie des honneurs et même de tâches de commandement de son hôte, le roi de Perse Artaxerxès, au cours d’un épilogue idéal dans l’Histoire. Que cet épisode soit invoqué par l’empereur des Français rêvant d’une reconnaissance pour ses actions, constitue un leurre de grande dimension, comme si l’ennemi anglais devait se renverser soudain en autorité bienveillante. L’hostilité anglaise – et européenne – est alors à son comble, Napoléon est hors-la loi en Europe depuis les Congrès de Vienne, tout cela rendant inimaginable une réhabilitation aussi proche. 

Mais dans le monde intérieur de Napoléon, une étape semble avoir été franchie, comme une sorte de retour à une période archaïque précédant l’instinct de guerre – « né pour la guerre », disait le narrateur de Clisson et Eugénie [21], à propos du héros – un âge d’or enfantin dénué d’ambivalence, témoignant, dans le lointain, d’un début de vie marqué par un Moi Idéal. L’essor d’une Troisième période semble être venu redoubler celle qui conclut la Campagne d’Egypte, mais plus idéalement encore, puisant dans un passé primaire. 

La geste napoléonienne apparaît comme une allégorie grandiose, dont l’ennemi anglais finit par avoir raison, passant, pour Bonaparte, du statut d’ennemi implacable à celui d’interlocuteur rendu à la sagesse, à travers une haute idéalisation ; peut-être cet excès d’idéal menaça-t-il l’excellence de l’entreprise et devait-il en prédire la fin. 

Car ce fut aussi, à ce qu’il semble, le projet d’un enfant méconnu. 

4. Le ribuglione prémonitoire

Cet enfant précoce fut-il un visionnaire ? 

On sait que Napoléon Bonaparte réinvente la stratégie, la tactique – le jeune De Gaulle étudia avec passion ses batailles et les enseigna [22] – la rapidité de déplacement, la surprise, le choc non moins que l’intuition, l’examen minutieux des cartes, et l’artillerie, la bravoure de la garde à cheval… La guerre-éclair, la position excentrée, le défi aux normes ont initié la guerre moderne. Puis la refondation des institutions républicaines au pas de charge, dans un élan qui dure encore aujourd’hui, voilà de quoi ébranler. Politiquement, Bonaparte, héritier de Robespierre, est le seul à avoir « fini la Révolution » sans l’avoir trahie, tenté et réussi la séparation de l’Église et de l’État, dont la preuve en granit est le Code civil, espéré l’hégémonie républicaine française en Europe. Un écrit sur César à Sainte-Hélène réaffirme l’inanité de la royauté et la vigueur de la République sous son autorité. 

Ne trouve-t-on pas ici, en réalité, un changement de tableau, la prémonition d’un futur encore inimaginable pour les contemporains, dont la chute engendra une désillusion à la mesure de l’espérance par lui suscitée ?… Plutôt que de stigmatiser une sortie de la norme, ne devrait-on pas apercevoir une vision que seule la Révolution avait permise, suivant le modèle de Paul Hazard (1935) dans les effets de La crise de la conscience européenne relevés dès 1680, en termes rétroactifs prophétiques ? 

Napoléon Bonaparte ne serait-il pas ce météore avant-coureur laissant son empreinte inédite sur les décombres du monde ancien ? L’art de la guerre – permettant dès le XVIIIème siècle la guerre de mouvement -, les fondations d’une société emmenée par le peuple dans un mouvement inexorable, n’étaient-ils pas en germe dans cette génération ayant eu vingt ans en 1789 (NB : 1769-1821), déroulant les sommations de son être nouveau ? Comme on comprend la légende noire d’un sujet quelque peu anachronique bousculant l’état présent, on pourrait lire aussi, plutôt qu’une anomalie, une révélation que seuls les contemporains des générations suivantes seront en mesure de découvrir. 

Dans les exemples que nous avons présentés, l’Idéal joue un rôle princeps. La recherche active des origines, les harangues, tableaux, livres accompagnant les batailles, la référence à un temps oriental chimérique de création, le temps de pause réclamé « hors de l’espèce humaine  » avant le 18 Brumaire, l’auto-qualification de « météore « , enfin l’interpellation du Régent d’Angleterre au nom de Thémistocle, et même la décision devant sa garde en 1814 d’écrire ses Mémoires « et les grandes choses que nous avons faites ensemble » en partance pour Elbe, puis, en 1815, l’ordre au bibliothécaire Barbier d’envoyer en Amérique une bibliothèque de voyage pour Sainte-Hélène, tout cela est marqué du sceau de l’idéal. Et qui, mieux qu’un enfant virtuose, eût pu se faire l’artificier d’un présent à naître, d’un idéal à investir comme un rayon vert ? 

… Le bel aujourd’hui

La référence inconsciente à l’idéal sert à contrer une réalité décevante, elle servira toujours à la remplacer, tant que la réalité objective ne pourra se manifester directement. Ainsi le savent les artistes, les génies créateurs en général, puisant dans les ressources imaginaires ce que le réel prosaïque ne laisse pas vivre. Au cours du développement psychologique, le sens de la réalité n’adviendra pleinement que dans des conditions d’exercice pleinement appréhendées. La prépondérance de l’idéal n’est-elle pas le sas de sécurité mis en oeuvre, lorsque la conjecture intérieure et extérieure de la réalité marque le pas ? Ne se trouve-t-on pas, entre 1789 et 1815, dans un tel moment incertain de l’Histoire ? Quand il s’y ajoute le clair-obscur intérieur de l’identité, tout est réuni pour que l’inscription dans le réel, erreurs et défaillances mêlées, s’achève. En 1815, tant les batailles européennes engageant à présent des armées lourdes, que la désaffection du peuple et des compagnons d’hier, finiront de consumer la mèche de ce météore, expatrié à Sainte-Hélène à l’heure prématurée des bilans. 

Aujourd’hui encore, après quelque deux cents ans, oublieux d’un temps que nous aurions voulu continu, et qui fut discontinu, nous peinons à accepter les blancs de la chronologie, leurs bizarreries et leurs manques, et les représentants avancés tels que Napoléon Bonaparte, entré par effraction [23], actif par hasard, « hors-ligne et hors-cadre »8, sans origine ni destin assignés, aristocrate de fraîche date et empereur républicain – une incongruité à interroger [24] -, en somme, un homme de demain et, insensiblement, du bel aujourd’hui, 

ce lac dur oublié que hante sous le givre 

le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui [25]

Alice Tibi – Juillet 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Notes

[1] Dizziunariu Corsu Francese, Joseph Sicurani. 
[2] Chaptal Jean-Antoine, Mes souvenirs sur Napoléon, Plon, Paris, 1893, Gallica. 
[3] Volney, cf. Gaulmier Jean, L’idéologue Volney, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1951. 
[4] Stendhal, La chartreuse de Parme, Garnier-Flammarion, Paris, 2018. 
Chapitre I, Incipit : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan, à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur. »
[5] Napoléon Bonaparte, Proclamation de Cherasco, 26 avril 1796. « (…) mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. »
[6]Napoléon Bonaparte, Concours de Lyon , 1791. Le sujet auquel a entrepris de répondre Napoléon Bonaparte, 22 ans, était : « Rester jeune donne-t-il le bonheur ? » Un sujet « en situation », dans ce contexte… 
[7] Hélène Deutsch, Les ‘ comme si ‘ et autres textes (1933/1970), Le Seuil, Paris, 2007. 
[8] Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, Hachette et Cie, 1904. Volume 9. 
[9] Edme-François Jomard, Souvenirs de Gaspard Monge et ses rapports avec Napoléon, Hachette Livre, 1853. Gallica. 
[10] Ben Weider et Émile Guegen, Un secret bien gardé : l’histoire d’amour de la mère de Napoléon, napoleon_mere.PDF, in www.corsicamea.fr 
[11] Comtesse de Rémusat, Mémoires, Levy, Paris, 1881, p.274. 
[12] Napoléon Bonaparte, Projet de loi sur la Légion d’honneur, 8 mai 1802 : « (…) Nous sommes maîtres de la faire (i.e. La République), mais nous ne l’avons pas, et nous ne l’aurons pas, si nous ne jetons pas sur le sol de France quelques masses de granit. » 
[13] Napoléon Bonaparte, Lettre à Joseph Bonaparte, 25 juillet 1799. 
[14] www.histoire-en-citations.fr 
[15] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, traduction de Marie Bonaparte (première édition 1910), coll. Idées/ Gallimard, 1987, Paris. 
[16] François Kersaudy, Winston Churchill, le pouvoir de l’imagination, Taillandier, 2015. 
[17] Emmanuel de Las Cases, Le mémorial de Sainte-Hélène, Garnier, 1924, Chapitre I, p. 
[18] Dorothy Carrington, 1. Granite island: Portrait of Corsica, 1971. 2. Napoléon et ses parents, au seuil de l’histoire, éditions Alain Piazzola & La marge, Ier janvier 2000. 
[19] https://www.carreimperial.fr 
[20] Napoléon Bonaparte, Lettre au Régent d’Angleterre, 13 juillet 1815. 
[21] Napoléon Bonaparte, Clisson et Eugénie, Fayard Paris, 2007. 
[22] Charles de Gaulle, avril 1919 à janvier 1921, voyages en Pologne, conférences sur l’art stratégique de Napoléon, in Lettres, notes et carnets, Plon, Paris, 1980. 
[23] Jacques Garnier, L’art militaire de Napoléon, Perrin, Paris, 2015. 
J.G. cite ce portrait de Bonaparte, par l’historien Félix Bouvier, lors de sa présentation à l’armée d’Italie : « La chétive et pensive figure de Bonaparte, avec sa pâleur olivâtre, sa maigreur maladive, sa taille grêle, ses longs cheveux noirs, lustrés et plats, tombant coupés droit sur le front, en désordre aux tempes, ses yeux profonds, fixes et brillant d’un éclat étrange, aux effluves magnétiques, au sourcil sévère, pénètre dès ce jour dans l’Histoire comme par effraction. » On devrait aussi faire un sort au regard « qui traversait la tête », selon Cambacérès (cité par le même J.G), un moyen de communication à part entière chez Bonaparte, selon tous les contemporains. 
[24] Un empereur républicain… Thierry Lentz rappelle que le pouvoir napoléonien n’a pas les caractéristiques d’une dictature et conserve les principes de la République, même s’il restreint certaines libertés au nom de la raison d’État. Il conserve « le gouvernement représentatif, la propriété, la conciliation des droits des citoyens et des intérêts de l’État. » 
De la dictature, il n’a « ni la force militaire, ni l’arbitraire, ni une structure illégitime de gouvernement ». Thierry Lentz, FigaroVox, 22/03/2021. 
[25] Stéphane Mallarmé, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, Poésies, 1899. In Bibliothèque de la Pléiade, édition Mondor / Jean-Aubry, Gallimard, 1945. 

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L’Irréel du présent chez Stendhal

Alice Tibi – Mai 2021

Préambule 

Le Corrège – La Madone à l’enfant avec Saint-Jérôme et Marie-Madeleine (Le Jour) – (détail), 1525-28 – Galerie nationale de Parme

La renommée de Stendhal, bien qu’intervenue tardivement, à la fin du XIXème siècle, devrait nous interroger depuis longtemps.

Alors que la lisibilité de Hugo ou de Balzac laisse entendre aisément leur fortune jusqu’à nous, le texte stendhalien présente une difficulté que sa gloire posthume n’explique qu’imparfaitement. Peut-être les louanges de Balzac en 1840 (1) contribuèrent-elles à la reconnaissance de Beyle pour une part : elles lui firent dire, dans une lettre célèbre à son cadet, qu’ il « avait eu pitié d’un orphelin abandonné dans la rue ». 

Pourtant, lire Stendhal, c’est franchir soudainement le portail d’une ville d’Orient, ou s’envoler dans les airs comme la première montgolfière de son année de naissance. La plupart des lecteurs honnêtes, du reste, le trouvent généralement opaque, verrouillé au premier abord. En revanche, les idolâtres de Stendhal existent, des lecteurs toujours passionnés, fanatiques même dans leur enthousiasme : un signe que nous devrions prendre au sérieux. 

Une circonstance l’explique, que l’on banalise par trop : les textes stendhaliens sont nommément dédiés aux happy few. Non seulement l’auteur interdit sa lecture à la plupart des lecteurs dans plus d’une préface, mais il en réserve la découverte aux seuls élus ayant partagé son expérience secrète : il ne fera rien pour « expliquer » l’affection dont il parle ( cf. De l’amour ) ou décrire le tableau qu’il loue ( DA, ibidem). Il faut avoir éprouvé l’amour, ou vu le tableau. 

Quelle est l’expérience secrète de Stendhal ? Avant tout une expérience non partageable, il s’en convainc obstinément : on ne le comprend pas parce que personne n’a senti ce qu’il a senti ; par conséquent, il le taira ! D’où les innombrables apostrophes et fins de non-recevoir aux lecteurs depuis les tout premiers textes autobiographiques, et les pointillés sur des lignes entières : l’auteur s’absente ! Il quitte son texte ! 

Une large part d’inconnu est donc réservée aux néophytes et occupe les fondations du texte stendhalien ; un blanc qui ne paraît pas sans rapport avec le dead blank mentionné dans L’amour, « inanité mortelle » si l’on veut, « l’un des deux malheurs au monde avec la passion contrariée. » ( DA, ibid.

C’est dire qu’une folie stendhalienne est à l’oeuvre, un espace clôturé « qui cherche à rendre l’autre fou » (2), ayant élu domicile en littérature « par effraction », ainsi que jadis un étrange Bonaparte, le jour de sa présentation comme général en chef à l’Armée d’Italie. Comme Stendhal veut entrer dans les Lettres en bousculant et maltraitant les lecteurs, le jeune Bonaparte affecte une présentation saisissante devant les vieux soldats qui l’accueillent, au poste élevé qu’il inaugure. 

« La chétive et pensive figure de Bonaparte, avec sa pâleur olivâtre, sa maigreur maladive, sa taille grêle, ses longs cheveux noirs, lustrés et plats, tombant coupés droit sur le front, en désordre aux tempes, ses yeux profonds, fixes et brillant d’un éclat étrange, aux effluves magnétiques, au sourcil sévère, pénètre dès ce jour dans l’Histoire comme par effraction. » 

Une prise de contact qui l’eût compromis à jamais, sans l’apport d’ « un regard qui traversait la tête » (3). À l’instar d’un Bonaparte auquel il s’identifiait tant, on peut se demander ce que Beyle, ce nouvel impétrant rageur dans les Lettres, faisait là ! (4) Mais sachons reconnaître que les transgressions de l’un et de l’autre annonçaient l’avenir littéraire, social et politique d’une société qui n’existait pas encore. 

Attirés par cet univers, nous l’avons tous été irrésistiblement, et nous avons cherché ensuite infiniment pourquoi. 

1. L’empire de l’imagination 

Prenons-en pour exemple la page significative entre toutes de l’âme du Grenoblois, la description du lac de Côme, l’un des luoghi ameni (5), à l’orée de La chartreuse de Parme

Cette page fait d’abord l’effet d’un panorama vu d’un balcon de nuées : on ne fait que monter, de la villa Melzi offrant un « point de vue », aux « hardis promontoires » des branches du lac, en passant par les villages « situés à mi-côte » et de « l’architecture des clochers » jusqu’aux « pics des Alpes ». Nous frôlons le lac et ses rives, les châtaigniers et les cerisiers en fleurs, nous entendons les cloches de ses villages, portés par les réminiscences du Tasse ou de l’Arioste des XVème et XVIème siècles. 

Le fait d’autre part d’encenser un paysage, au lieu d’un personnage ou d’une circonstance, est dispensateur d’émotion, mis pour l’émotion : toutes les sensations émanant du paysage convoquent l’imagination, que les lectures idéologiques de Beyle : Tracy, Biran, Cabanis, détaillaient à loisir. Stendhal s’y reconnut pour toujours. Philippe Berthier a remarqué que l’auteur « ne décrit pas » le lac, il le laisse ressentir, éprouver, et là réside l’enchantement, à la fois le ravissement et l’illusion intense de l’impression (6). L’« emportement » du lecteur tient à son traitement plus pictural et musical que verbal. 

Du reste, la Sanseverina est dite « copiée du Corrège » ( lettre à Balzac) , et le Corrège lui-même aurait « rapproché la peinture de la musique » ( HPI) ! C’est à une transfiguration que nous sommes conviés, au progressif et insensible glissement vers une abstraction épiphanique. 

2. La formation de l’idéal 

D’autre part, cette métamorphose est possible une fois que les forces viles de la société ont été repoussées sans faiblesse. Avoir nommé auparavant « la haine des idées nouvelles » professée par le marquis del Dongo permet « l’élévation » du lac de Côme. Le ciel et la terre sont débarrassés, l’idéal va supplanter le réel abhorré. Tout Stendhal renvoie le monde, avant de rétablir « les plaisirs donnés par une ancienne civilisation » ( LL ) et sa manifestation élective : le sublime, domaine hors limites. « Je ne vis pas dans la société, je la trouve trop stupide et trop grognonne pour cela. Je vis dans les environs de la société, dans une demi-solitude. » ( M ) 

C’est donc vers un «voyage en pays inconnu » ( DA) que nous partons, pour un « tourisme » — un terme, on le sait, forgé par Beyle — expérimenté par l’auteur seul et certifié comme connu. Tous les termes employés ici désignent par force une réalité à part. 

La lecture de Stendhal signifie un embarquement volontaire pour une désorientation, dont la bataille de Waterloo offre une autre escale inédite. 

Quels éléments de ce conflit légendaire sont-ils pour lors abrasés ? Ni la cartographie du lieu, ni les affrontements, les stratégies militaires mutuelles, ni les chefs de cet engagement mortel ne paraissent ici. Mais l’étourdissement du héros, Fabrice del Dongo, enveloppe le tout dans la brume des champs de seigle : il se demande alors s’il assiste bien à une bataille et ne reconnaît pas son père ( seul le lecteur le sait) passant à cheval dans son champ de vision. Un dépaysement qu’il n’était pas venu chercher et qui le sidère. Loin d’une défaite entraînant la chute de Napoléon, le Waterloo de Stendhal efface l’Histoire, rendant peut-être son condottiere vaincu à ses victoires héroïques en Italie en 1796, lorsqu’il entrait dans Milan et « donnait un successeur à César et Alexandre. » L‘incipit (7) de La chartreuse de Parme n’est pas un début mais une fin éternelle. 

Comment Stendhal a-t-il pu passer pour réaliste ? Car montrer l’imagination à l’oeuvre à l’aide du Code Civil (1) est une gageure : à moins qu’il ne s’agisse de fonder une autre réalité, avec ses masses de granit (1), son administration et sa Cour des comptes, ses serviteurs vertueux et ses ciels diaphanes. Sans oublier, peut-être, le pieux souvenir de Bonaparte comme éclaireur. 

Sur papier millimétré, Stendhal a décrit un monde de déraison avec le sérieux d’un Premier Consul, et l’exaltation d’un patriote enfin chez lui. 

3. Essai d’une métapsychologie 

Dans une névrose, « le Moi fait alliance avec le Réel contre le Ça », mais dans une psychose, « le Moi fait alliance avec le Ça pour créer une néo-réalité. » Comment ces définitions freudiennes rendraient-elles compte des écrits stendhaliens ? 

L’hommage posthume H.B. (8) de Prosper Mérimée, l’un des trois seuls témoins présents à l’enterrement d’Henri Beyle, semble accréditer la seconde définition. Certes, une néo-réalité se présente ici, paradoxale, vengeresse et cryptée ( n’oublions pas les centaines de pseudonymes stendhaliens), extatique aussi bien qu’organisée, en cela plutôt soeur naturelle du délire ; mais peut-être également la seule posture, le seul imaginaire capables de représenter et d’annoncer des temps nouveaux. Mérimée, qui était très attaché à Beyle, le décrit comme « dominé par son imagination » mais simultanément féru de LO-GIQUE, scandant ce mot, ne corrigeant jamais ses écrits spontanés mais en refaisant le plan ; en somme, cherchant à contenir les débordements imaginaires par des lois intangibles, une structure qui les stabilise. 

Encore faut-il identifier ce que l’on entend par « imagination » chez Stendhal. Persuadé de n’être découvert qu’au XXème siècle et reniant le XIXème avec ses descriptions volubiles, Stendhal ne décrit pas, mais peint par ellipses. Il s’abreuve à la suggestion indirecte, au laisser entendre et à l’art de la litote des XVIIème et XVIIIème siècles, dont les lectures l’ont enseigné. Mais sur le plan personnel, précisément, ces figures lui conviennent parfaitement : il les emprunte à ses propres fins de reclus très pudique des Lettres, avare de mots, égotiste volontaire à l’enseigne du ver à soie ( SE), tout en inaugurant un style du futur, toisant sans phrases cet avenir inconnu dépouillé des certitudes dynastiques et religieuses, désormais notre lot. Enfin, le Code Civil et sa concision redoutable armera le tout. 

Au plan littéraire, la réalité stendhalienne insurrectionnelle, revenue de tout le passé, à l’assaut d’un avenir indistinct, est l’enseigne des temps : un Bonaparte surgi de nulle part et « né de lui seul » (9) lui avait ouvert la voie. 

4. Illustrations romanesques 

Ainsi, le traité d’Idéologie intitulé De L’amour parle d’amour au gré de son inspiration mais fixe cette passion, qui le fit beaucoup souffrir, par la théorie de la cristallisation : une métaphore étrange et désincarnée, à la structure minérale. Nous sommes encore chez le premier Stendhal, en proie à des relations toujours passionnelles, qui ne s’est pas encore vraiment risqué à la fiction. 

Le premier grand roman, Armance ( 1827), choisit le sujet d’un jeune homme impuissant ou « babilan », soit, d’un point de vue existentiel, affecté d’une inaptitude ou d’un handicap majeur pour traduire et affirmer son amour pour Armance. Mais c’est cette dernière qui annonce plutôt les futurs héros stendhaliens, car, selon l’ultime phrase du roman, « C’était une âme trop ardente pour se contenter du réel de la vie. » En route pour la création d’un monde imaginaire. 

Le rouge et le noir ( 1830), roman suivant remarqué, bien que vilipendé par la critique, campe un héros qui ne traduit pas ses émotions, ivre de ressentiment et d’ambition, aimé mais n’aimant point : son châtiment, sur l’échafaud, liquide sans doute les affects anti-sociaux violents et hostiles. Le célèbre « Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation », pose les fondations d’une sortie résolue de la vie en société. 

Mathilde ne l’en avait-elle pas dégoûté pour toujours, par l’apostrophe « J’ai horreur de m’être livrée au premier venu ! » ?? Le meurtre de Mme de Rênal dans une église fait aussi justice à une institution depuis toujours haïe. 

Quand La chartreuse saisit l’inspiration de Beyle en Angleterre, en 1838, tout est prêt pour l’amour d’une duchesse et de son neveu, même incestueux, doublé par celui de Fabrice pour Clélia, dans une prison, puis pour une rencontre toujours interdite, et l’ineffable : « Entre ici, ami de mon coeur. » 

Chez Stendhal, une vie fut nécessaire pour exprimer l’émotion, oser le contact, pierre angulaire du risque social, à la toute fin de son existence. Son credo de jeune homme, quand il se destinait à l’écriture théâtrale, n’était-il pas : Sic itur ad astra (10) ? Dans La chartreuse, les astres ne sont plus que le chemin scintillant de l’abbé Blanès pour rejoindre l’empereur… 

L’amour a-t-il surpassé les visions héroïques de la vie, triomphé du dead blank ? La fin, escamotée en quelques tournures sibyllines, de La chartreuse, engloutit dans un tourbillon ce que Freud appelle l’ombilic du rêve : le point indéfini où toute interprétation file vers le néant… 

Alice Tibi – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Nota bene : aurions-nous ici « anatomisé le bonheur », tabou stendhalien à jamais proscrit ? osé mettre des mots sur des pointillés nombreux, souvent sur une ligne entière, des Souvenirs d’égotisme à La chartreuse
Un stendhalien peut se le reprocher, s’il enfreint l’allégeance aux happy few… 
Puissent les mânes de Stendhal nous le pardonner !… 

Abréviations :
DA : De l’amour 
HPI : Histoire de la peinture en Italie 
LL : Lucien Leuwen 
M : Mélanges intimes et Marginalia 
SE : Souvenirs d’égotisme

Notes :
(1) Honoré de Balzac, La Revue parisienne, 25 septembre 1840. Dans un article dithyrambique, Étude sur M. Beyle, d’une revue qu’il avait fondée, Balzac fit un tel éloge de La chartreuse de Parme ( 1839), qu’il fit sortir Stendhal du quasi-anonymat où il était relégué. On ne possède que trois brouillons de la réponse que Stendhal fit à son ami, où il révèle avoir lu régulièrement des pages du Code civil avant de se mettre à l’ouvrage. Les masses de granit sont une expression employée par Napoléon pour désigner la fondation des institutions civiles du pays, en 1802 ; une référence inconsciente au sous-sol de granit d’Ajaccio, sa ville natale ?… 
(2) Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, coll. Connaissance de l’Inconscient, Gallimard, 1977. Une étude de la schizophrénie. 
(3) Cambacérès, cité par Jacques Garnier, voir (4). 
(4) Félix Bouvier, historien, cité par Jacques Garnier, L’art militaire de Napoléon, Perrin, 2015. 
(5) Exergue, La chartreuse de Parme
«Giá mi fur dolci inviti a empir le carte / i luoghi ameni », une citation de l’Arioste que l’on pourrait interpréter comme l’incidence fondamentale, pour Stendhal, des «lieux amènes » ou paysages enchanteurs, pour « noircir du papier », c’est-à-dire pour se lancer dans l’écriture de La chartreuse. Les lieux, par leur charge émotive, l’emportent sur toute autre considération. 
(6) Philippe Berthier, Lac de Côme, Sur les traces de Stendhal, La Renaissance du livre, 2002. 
(7) Incipit de La Chartreuse de Parme : 
« Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan, à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur. » 
(8) Mérimée Prosper, H.B., Solin,1850. bmlisieux.com 
(9) Chateaubriand François René, Mémoires d’outre-tombe, Quarto, Gallimard, 1997. 
(10) « Sic itur ad astra : c’est ainsi que l’on s’élève vers les étoiles ». 
Virgile, Énéide, chant IX, vers 641. 

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La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues – 1

Alice Tibi – Avril 2021

Une approche psychanalytique à travers une écriture poétique 

Max Ernst – La Puberté proche… ou Les Pléiades, 1921 – Collage, fragments de photographies retouchées, gouache et huile sur papier, monté sur carton – Collection particulière

Sommaire

1. Préambule et compte-rendu 
2. Une approche psychanalytique 
3. L’art abolit-il la mort ? 
4. La notion de réalité psychique 
5. Bibliographie 

1. Préambule

« Ne pleure pas celle que tu as perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue. » 
Cet adage indien transmis à l’acteur Jean-Louis Trintignant, dans une lettre lue lors de l’enterrement de sa fille Marie, cet adage est exemplaire : il résume en deux phrases indépendantes mais liées le processus naturel du deuil, le temps des pleurs, auquel succède celui du ressouvenir et de la sortie de ce deuil. L’élaboration du deuil consiste en une recréation. 
Il existe une beauté du deuil, la force d’un train représentatif mis en branle dans les fonds imaginaires, pour réalimenter la vie. En ce sens, il est faux de prétendre que la vie serve à la mort, la vie combat la mort et en triomphe sans cesse. 
Après l’affliction, sorte de position dépressive naturelle – qui fournit le modèle du stade kleinien -, commence une lente résurrection mémorielle de la personne défunte, comme un panthéon représentatif qui animera, ainsi que durant sa vie, son évocation. 
Le monde des représentations vit « dans les environs » de la réalité objective, il la double, l’informe mais ne la rencontre pas. 

Compte-rendu

Le héros du roman intitulé La marge, d’André Pieyre de Mandiargues, apprend la mort de son épouse, dont il était provisoirement séparé pour une mission, puis erre dans Barcelone jusqu’à sa propre mort, latente dès l’origine ; une errance dans les bas-fonds de la ville, dans le quartier des prostituées, magnifiées autant que déchues, la révolte contre Franco constituant un arrière plan-politique. Ce roman vaut avant tout par son style, une arabesque baroque anhistorique émanée du héros seul : le baroque, ici, caractérise pour lui-même l’élan du passant Sigismond dans Barcelone, dernier élan désespéré avant une chute annoncée. Cependant, la poétique des couleurs, la sorte de vitrail des images muent le récit endeuillé en aparté ambivalent, d’expression picturale. 

2. Une approche psychanalytique 

Dans ce roman, La marge, le temps du commencement du deuil, temps vital situé entre parenthèses, est un temps manqué : au lieu d’acheminer vers le ressouvenir et la re-création, ce temps conduit à une mort seconde, ne franchit pas le temps des pleurs et rejoint l’épouse disparue, comme par une attraction invincible. La séparation – expérience primordiale de l’existence – n’aboutit pas à la continuation de la vie initiale : elle trouve ici une impasse et rencontre la fin « définitive » de la mort objective du corps. La représentation de la mort échoue, comme une épave, sur la réalité extérieure, elle sort de son champ infini… 
La marge, le roman de Mandiargues, est d’abord l’élaboration du retour vers la mort.

Nous savons mieux, depuis Freud, que nous sommes des êtres de représentation, et que nous ne sortons jamais de cette grandiose illusion.
Toute représentation est l’enseigne de l’avenir. Nos désirs ont des prédécesseurs, ces miroitants tableaux que sont nos représentations. Par elles nous savons ce qui va arriver, nous savons, de façon générale, si nous allons vers la vie ou vers la mort. 
Dans La marge, l’enseigne est incontestablement la mort, ou l’imagination de la mort. Au temps de cet « oncle » funeste du fascisme espagnol (Franco, le « furh-oncle »), le passant Sigismond ( le Sigmund Freud d’Au-delà du principe de plaisir ? Celui de l’inauguration des pulsions de mort dans la Deuxième Topique ?…) traverse, dans une Barcelone saturnienne, la cohorte des prostituées, des corps vendus des femmes dans les bas-quartiers de la ville, dans une ambiance de fin du monde que la sienne propre achèvera. Ce temps de la marge déroule une réminiscence ordonnée par la mort, connue du lecteur dès l’origine, qu’il s’agisse de la mort de l’épouse annoncée par une lettre ou de la mort du héros pressentie au début du texte. 
Certes, une morale y préside, la marge honorée des bas-fonds, des déviances sexuelles, de la résistance et de la révolte républicaines : ceci pour l’étendard de la conscience. 
Mais s’il est vrai que le surréalisme est la patrie d’élection de Mandiargues, on ne saurait méconnaître la bacchanale présentée ici sur son versant d’outre-tombe, par exemple pour évoquer de manière ambiguë la prostituée dans une danse des voiles : 
« Mais à ces soies généralement artificielles, à ces violents tons d’aniline, il voit un aspect fol et funèbre, comme à la défroque d’un bal autant de carnaval que de fête des morts. » (L’aniline, servant à fabriquer des colorants, marque ici le ton artificiel des couleurs des étoffes.) 
Ce descriptif grimaçant est un peu voisin du film testament de Stanley Kubrik, Eyes wide shut, mot à mot « Les yeux grand fermés », où le héros fait connaissance malgré lui avec les turpitudes secrètes des notables de sa ville ; ce même film étant tiré de la nouvelle d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle, auteur à l’oeuvre emblématique d’une Vienne en décadence. Voici trois récits lunaires et infernaux de la préfiguration de la mort, ombrés par elle dans une vision, peut-être volontariste, mais douloureuse et pleine de batailles sans retour. On devrait y ajouter, en sous-main, le rêve de Freud décrit dans Die Traumdeutung (1900) : « On est prié de fermer les yeux »… La réaction à la mort de son père… 
Du reste, la traversée de Barcelone est plongée dans la nuit, qui indique, dans les rêves, la tristesse, l’accablement de la perte… « Entre grotesque et sublime », Sébastien Reynaud a raison d’y voir « un songe » où « s’égare » le locuteur Sigismond (18 août 2013, https://zone-critique.com), un parcours de somnambule dans une immense divagation onirique. 

On pourrait y opposer l’effort de réminiscence proustien, qui, dans le long rêve qu’est La recherche – « Longtemps je me suis couché de bonne heure »-, au contraire redécouvre, dans une transe extatique, un temps béni, à travers le parfum envoûtant du thé ou du tilleul et le goût adoré des Petites Madeleines « sous [leur] plissage sévère et dévot » : cette remémoration « sensuelle » et divine tout à la fois, selon l’auteur lui-même, réactualise, recrée le passé enfui de la vie, lui ajoute son paradis manquant pour qu’il soit complet, bref, fait d’un temps Perdu un temps Retrouvé
Au firmament des représentations, Proust est le maître de la création imaginaire, celle qui file notre vie comme un rouet enchanté, faisant surgir des flammes, devant l’âtre, le lutin amoureux Trilby, de Charles Nodier. 
C’est cela, le combat constant de la vie contre la mort. Mandiargues le prend à rebours, comme le décadent des Esseintes de Huysmans, ou le Baudelaire d’Une charogne, et le file à l’envers, pressentant une époque tournant le dos à la création vitale. À l’enseigne de la mort, une vie qui tourne court… 

3. L’art abolit-il la mort ?

La Deuxième Topique, avec l’introduction des pulsions de mort (1920), a ses thuriféraires comme ses détracteurs ; comme si le prône des pulsions de mort avait heurté notre dispositif moral. 
Chez Proust, la tonalité comme la fin sont morales. « L’odeur et la saveur » des petites madeleines surmontent « la mort des êtres », […] « la destruction des choses », elles sont « comme des âmes ». Les petites madeleines transportent les âmes vers leur destination séraphique ; il est juste, selon cette parabole, de louer la victoire de la vie sur la mort. Le « rayon spécial » qui fait de Proust un fanal dans notre temps sombre, et transcenda le spleen de son existence, c’est la réapparition ultime de la vie, dans sa littérature et dans la nôtre. 
Mais chez Mandiargues, au contraire, le centre de la présente création semble être la mort seule : un Déplacement a eu lieu, la mort Est le sujet. Y a-t-il « une obscure clarté » (V. Hugo) de la mort, en psychanalyse ? 
On songe à l’abolition orgastique des tensions, la mort dans la vie ou « petite mort » , synonyme de plaisir et, par conséquent, de vie. C’est à cette interprétation, développée dans Au-delà du principe de plaisir (Freud 1920), que l’on pourrait se référer, à la lecture de La marge. Certes, la mort domine ici le champ, dans le thème comme dans l’épilogue ; mais le traitement artistique du sujet produit une métamorphose : à travers les couleurs, le clair-obscur et les manières d’estampes et d’allégories du texte, une chaîne scintillante des plaisirs, dans la nuit d’une Barcelone endeuillée, ressuscite Sigismond et en fait un héros redivivus
Il en acquiert une aura, comme les saints, et ne dérive pas très loin, au total, des « coquilles de Saint-Jacques » proustiennes, elles aussi émanées de l’iconographie chrétienne. Mandiargues photographe, initié par Cartier-Bresson, ne saurait être oublié, rejoignant Proust au chapitre de la représentation : 
« La vision doit précéder le mot » (Mandiargues, 1933), dit-il, en écho à la célèbre assertion proustienne : « Le style, comme la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. » 
Le peintre affleure sous l’écrivain, élément maintes fois remarqué chez Mandiargues. Même l’écriture proustienne, avec ses touches quasi-picturales au sein des mots, sans oublier « le petit pan de mur jaune », en référence à Vermeer, ni la sorte de portée musicale qui marque l’ensemble de La recherche, volatilisent une morbidité bien présente. 
S’il n’abolit pas tout à fait la mort, l’art abolit le temps. De ce fait, la marge temporelle, chez Mandiargues, a une couleur d’éternité. Comme aussi les paperolles proustiennes s’achèvent sur l’effigie géante du Temps. 
Mais ne savions-nous pas que, dans l’Inconscient, il n’y a pas de temps ?? Les artistes, embarqués dans l’imaginaire, ont invariablement emprunté cette voie secrète depuis le commencement de leurs voyages déréels. Une manière d’itinéraire commuant la mort en passage vers l’Au-delà éternel, tel que le prévoyaient les anciens Égyptiens à l’heure de la mort, sur leur barque solaire. Ainsi, à sa façon, la marge ou le sursis qui sépare Sigismond de la mort convoque aussi le deuxième temps du deuil, celui de la re-création et de la beauté, fût-ce celle de Goya, de « La maja vestida » au « Tres de mayo », des étincelles de la parure à celles des armes. 
Bien que Freud n’ait jamais été indifférent à l’art, son traitement des personnalités artistiques n’a pas été à la hauteur de celui d’un Otto Rank, par exemple. Mais c’est par le rêve qu’il s’en est le plus rapproché, de la manière la plus scientifique qui soit, et nous laissant cependant ses propres rêves comme autant de tableaux. Encore le Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci en constitue-t-il un supplémentaire, le préféré, plus « écrit » que tous les autres, se rapprochant de l’imaginaire d’un peintre ou d’un poète, hors du temps. 
En cela, Malraux, familier des « Voix du silence », eût rappelé que « l’art est un anti-destin. » 

4. La notion de réalité psychique 

Mais ne devrions-nous pas, à ce stade, différencier nettement le traitement que nous réservons aux personnes, de celui que nous appliquons aux oeuvres ? 
Rappelons alors que nous portons notre regard ici non sur un être mais sur un texte, et qui plus est celui d’un poète. 
C’est dire que le processus de deuil, que nous voulons apercevoir, ou croyons reconnaître, en filigrane dans ce récit, n’est que l’ombre portée d’une tout autre expérience de l’artiste. 
Didier Anzieu, comme Freud avec ses propres rêves, a observé sur lui-même, poète, le processus de création et ses étapes. Il a reconnu au départ de toute personnalité artistique un objet perdu, que chaque oeuvre, chaque création, aura pour but de restaurer : mais entre chaque moment créateur, un épisode dépressif viendra sanctionner la perte du précédent, avant qu’une nouvelle inspiration ne vienne réalimenter « l’élan créateur », selon l’expression utilisée par Anzieu (cf. Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981) 
Ainsi, l’artiste vit tout au long de son existence une succession de processus de deuil, il consacre toute une vie à la restauration de l’objet, familier de la perte et de la recréation, n’achevant au vrai qu’un seul chef-d’oeuvre, à travers une multiplicité d’avatars, l’objet jadis perdu. Un bon exemple est celui de Stendhal, chez qui on a pu montrer « l’indéchirable continuité » des textes (Gérard Genette, Figures II, 1969). 
En quoi la mort figure-t-elle dans cette épopée ? Elle n’y figure nullement, l’artiste finit et recommence sans cesse son ouvrage, comme Freud décrit les oeuvres « sans fin ni conclusion de la nature » dans Le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci
C’est bien, comme il nous semble, à une fictive danse macabre que nous assistons chez Mandiargues, un de ces maîtres à qui la perte fut familière, au point de la conjurer par des chefs-d’oeuvre poétiques sans nombre, jusqu’au bout de son âge… 
Le processus de deuil n’a donc pas du tout la même signification, dans la vie, lors de la perte d’un être, et au cours d’une existence consacrée à l’art. 
Dans la première, ce processus exige d’avoir atteint un niveau de symbolisation, capable de conjurer la perte. 
Mais dans la seconde, où la perte est bien davantage un espace béant pour toujours, la création est l’épiphanie qui abolit la mort, non seulement s’en rend maîtresse, mais l’annule purement et simplement, comme une réalité éternellement à vaincre et à transcender. 
Pourquoi était-il opportun de rappeler la destinée du processus de deuil chez un artiste ? 
Car c’est ici que la « réalité psychique », un terme forgé par Freud dans L’intérêt de la psychanalyse (1913), trouve sa manifestation la plus éclatante. 
Cette notion n’est-elle pas en cours de disparition ? N’est-il pas temps de la remettre en mémoire à une époque oublieuse de la vie psychique dans toutes ses dimensions ? 
Il y a un siècle, il semblait que ce fût pour toujours que Proust (1922) en administrait la révélation, sans même avoir connu les résultats de la « jeune science » freudienne, au terme d’un labeur quasi archéologique : 

« La grandeur de l’art véritable, (…) c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. » 

Une profession de foi que nous ne pouvons que faire nôtre, la clé de voûte de l’édifice psychanalytique et la leçon extra-territoriale, fantasque et singulière d’André Pieyre de Mandiargues.

5. Bibliographie

  • Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981
  • P-L Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 1981
  • Gérard Genette, Figures II, Seuil, 1969
  • Annika Krüger, La marge, d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néo-baroque (2007) – https://core.ac.uk PDF
  • Sébastien Reynaud, Au bord du gouffre (2013) https://zone-critique.com

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