Essai sur l’Inconscient aujourd’hui

Alice Tibi – Octobre 2021

«Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »
Charles Baudelaire

Préambule

Victor Hugo, Ma destinée, 1867

L’Inconscient est la clé de la théorie freudienne. Il en est aussi la pierre d’achoppement, la cible principale des attaques contre cette théorie, jusqu’aujourd’hui : c’est pourquoi il importe de le définir, avec les outils dont nous disposons.

1. L’Homme et la Mer, l’Inconscient

Nul mieux que Baudelaire ne pouvait confronter L’Homme et la Mer, titre suggestif de son poème, « Ton esprit n’est pas un gouffre moins amer (…) Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes. » (Les Fleurs du Mal, 1857 ; NRF, 2005). Lui qui, tombé à l’eau à l’aube de sa vie, sauva d’une seule main ses livres des flots menaçants en abordant aux côtes de l’île Maurice, s’interrogeait d’abord sur l’homme. Un exploit symbolique de la part du farouche jeune poète, pour qui le trésor des livres devait surnager, quoi qu’il en coûtât…

C’est aussi avec pertinence que Georges-Arthur Goldschmidt a décelé dans la langue allemande le fond inconscient de l’esprit humain dans sa ressemblance avec la mer, la langue de Sigmund Freud. Dans son ouvrage Quand Freud voit la mer, « Als Freud das Meer sah », mot à mot Quand Freud vit la mer, l’auteur aperçoit la première notion de l’Inconscient familière à Freud, sa propre langue, semblable à l’océan mouvant et insondable ; sans compter la coïncidence de résonance entre la mer et « la mère », phoniquement identique en français (G.-A. Goldschmidt, Buchet-Chastel, 2006).

2. La langue allemande et l’Inconscient pulsionnel

Comme le décrit minutieusement G.-A. G., la langue allemande est composée de phrases étendues, aux radicaux facilement désarticulés de leurs préfixes et suffixes, et auxquelles le verbe placé à la fin donne des séquences en forme de vagues, dont on attend longuement le ressac. Une langue ainsi « mouvementée » ressemble à la mer lorsqu’elle est démontée, ou à « la plaine liquide » de Virgile, grosse de tempêtes et de fracas.

Un verbe allemand devrait entre tous mériter un sort : le verbe werden, « devenir », servant à la fois d’auxiliaire et de verbe à part entière. Le mouvement par excellence, et le changement sont inscrits en lui. Werden à lui tout seul représente la démarche humaine et celle de la psychanalyse : nous sommes en devenir et nous pouvons le redevenir, si le cours de notre existence a été entravé. À l’enseigne de l’adage célèbre : Wo Es war, soll Ich werden.  « Nous advenons, hors du chaos », en serait l’une des traductions…

Il est frappant de constater que les différents protocoles de la psychanalyse freudienne sont, eux aussi, comme « agités » :

  • La régression dérivant de son cadre, lors du processus,
  • La méthode d’associations d’idées, on le sait, empruntée à Ludwig Börne, comme un flot divagant,
  • Le dispositif divan-fauteuil  en quinconce aveugle, en décalage institué.

L’Inconscient, au centre de l’œuvre freudienne, ressemble au fond de la mer, un milieu mouvant, obscur, mais aussi un écosystème à l’équilibre propre, obéissant à ses lois homéostatiques. Tout se passe comme si Freud avait interprété sa propre langue, comme une nouvelle philosophie ou une partition musicale novatrice, deux domaines existentiels où ses compatriotes ont excellé : le questionnement originaire et le rythme primordial.

Ici se trouve la source des rébellions contre la psychanalyse, moins contre une thérapeutique, que Freud ne visait d’ailleurs pas vraiment, mais contre une recherche vue comme scandaleuse sur la nature de l’homme, eine Naturwissenshaft. Le cœur de la « jeune science » présentée au monde scientifique dans L’intérêt de la psychanalyse (1913 ; Retz-CEPL, 1980), comme le vit bien son traducteur et commentateur P.-L. Assoun, était bien l’Inconscient. Nous devenions les marins d’un frêle esquif au-dessus d’un gouffre, et sur cet abîme portait l’intérêt de Freud. Décrypter les secrets de l’âme humaine, déchiffrer ses lois obscures et étrangères à la conscience, en un temps annonciateur de périls, résonne comme une recherche prophétique : un monstre va sortir de l’eau, autre que l’homme au commencement de la vie sur terre, l’apothéose de sa malfaisance élémentaire.

Quand on examine les différentes comparaisons suscitées par la psychanalyse, au-delà des plus grossières, telle que celle qui la juge, dans la France médicale, comme « contraire au génie latin », on retiendra l’une des plus paradoxales, laudative quoiqu’iconoclaste, celle du psychanalyste britannique Wilfred Bion.

Ce dernier imagine les pillards qui jadis, au cours des siècles, profanèrent les Pyramides, tombeaux des pharaons, pour s’approprier leurs trésors. Certes, explorer l’Inconscient revenait à s’aventurer dans la nuit de l’esprit, autrefois domaine onirique sacré des prêtres, équivalent du séjour des morts chez les anciens Égyptiens. Mais il s’agit d’une métaphore calme… Si l’action s’apparente à un coup de force sacrilège, le contenu de la découverte est un ensemble de joyaux dormants.

L’intérêt de l’intuition de G.-A. G. réside dans la violence et le mouvement de la mer évoquant le monde pulsionnel, doté de sa propre logique, dans son exactitude. L’homme se risque dans ses profondeurs mais navigue au-dessus, sans s’y aventurer longtemps. Il se laisse pourtant sans cesse inspirer par lui dans une conduction naturelle, puisant son énergie renouvelée au fond des lacs de soufre, au fond du Tartare. À travers sa thérapeutique, méthode et théorie, Freud s’approchait des hauts-fonds de la psychè en les baptisant d’un nom toujours associé à la conscience, Unbewuste, Inconscient. « Enfer » eût été plus approprié : les anciens Grecs l’avaient baptisé Hadès, « celui que l’on ne voit pas », selon une étymologie.

Car une chose est d’imaginer le temps mythique d’après la vie, une autre d’aller plus loin et de reconnaître dans la fantasmagorie des Enfers, l’univers inconnu de nous gisant dans l’être, au tréfonds.

3. L’Inconscient aujourd’hui

Ce scandale est toujours actuel. À l’heure même où, au-delà des conflits internationaux, l’alarme concerne à présent le destin même de la planète et de ses éléments, terre, ciel et eaux, flore et faune, le doute – et le déni – s’exprime encore sur le rôle de l’homme dans un chaos annoncé comme proche. Et les mêmes contempteurs du programme analytique se font entendre, dans tous les milieux sociaux aujourd’hui, y compris celui de la philosophie qui l’avait quelque peu engendrée. Reconnue comme issue des Lumières, la psychanalyse voit s’éteindre une à une ses bases fondatrices : la primauté du langage et spécialement de la parole, clé du transfert, la valeur du silence, le temps à lui consacrer, l’intérêt pour l’introspection.

Identifié comme Bücherwurm, ou fanatique des livres comme les vers qui y grouillaient jadis, Freud était l’héritier de ces temps introspectifs post-révolutionnaires où le retour sur soi était de mise. Le premier de ces Bücherwürmer n’avait-il pas été le général Bonaparte, emportant des centaines d’ouvrages dans des malles confectionnées à cet usage sur les champs de bataille, puis des milliers dans ses villes de résidence, jusqu’à Sainte-Hélène ? Après la chute des féodalités en Europe, on s’était replié sur son monde intérieur au cours de l’ère industrielle naissante.

Dans la mesure où la psychanalyse avait trouvé sa placedans l’histoire de la psychologie et de la psychiatrie, le statut de science lui avait assuré une relative longévité. Mais ne nous y trompons pas : la philosophie était sa première patrie, et par elle, une recherche inédite sur la nature de l’homme.  Science humaine, c’est ce qu’elle était vraiment, à la fois exploratrice de son âme et de son corps mêlés – c’est le statut de la pulsion, déprise du biologique pour devenir psychique – et  douée de prospective sur l’avenir de l’humanité comme un augure infernal.

4. Imaginer l’avenir de l’homme

Les premières décennies du XXème siècle avaient vu décrire l’Inconscient en rapport avec l’art de façon magnifiée, que ce soit à travers la « révélation » proustienne de la littérature, tel un « rayon spécial » nous découvrant d’autres mondes inconnus de nous, ou selon Malraux, comme « un anti-destin » transcendant la condition humaine au long des siècles.

Il fallut attendre Freud pour aborder les remous sombres de l’âme humaine et, par anticipation, les cataclysmes de l’Histoire qui allaient s’ensuivre. Sa vision de l’Inconscient, si elle ouvrait une possible rémission par le cheminement à rebours du processus psychanalytique, s’achevait au point d’orgue des pulsions de mort, affrontant les pulsions de vie dans un conflit incertain.

L’idéalisation propre à un monde toujours plein de promesses laissait place à un combat sans merci. Que restait-il à l’homme dans ce contexte ? Tel était l’enjeu. Sans sortie de sa destructivité intrinsèque, l’homme, même engagé dans le long itinéraire du processus psychanalytique, restait hautement menacé par ses pulsions destructrices originaires.

5. La promesse de Mélanie Klein

Cependant, la conception kleinienne de l’état de « détresse » du nouveau-né, Hilflosigkeit, théorisé par Freud, formule une perspective essentielle.

Pour Klein, pulsions de vie et de mort existent dès le début de la vie, dans une conception non économique mais dynamique, compatible avec le processus transférentiel. La « peur primaire d’une destruction » existerait dès l’origine – et non le « désir d’un retour à l’inorganique », selon Freud.

À cet égard, la théorisation de la position dépressive, en particulier, ouvre un espace essentiel. Le concept de « position », rappelons-le, englobe la totalité de l’espace psychique. Continuant la position schizo-paranoïde, ou la précédant selon les auteurs (cf. Donald Meltzer), elle suppose, après la crainte d’avoir détruit l’objet (i.e. par les attaques schizo-paranoïdes), ou bien nous prémunissant de sa destruction, sa restauration. À la destruction succède, avec la capacité nouvelle de conception de l’objet total, sa régénération, ménageant la voie à la relation d’objet de la maturité.

On trouve dans la littérature suivant la Première Guerre Mondiale l’exemple d’un processus de deuil abouti, ce dernier conçu sur le modèle approximatif de la position dépressive de nos débuts (première année).

Bien que la conception freudienne ait souvent été rapportée en partie à la guerre récente, et critiquée par ce fait objectif même, dans les années 20 paraît l’œuvre de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, que maints éléments permettent de caractériser comme le récit d’un grandiose processus de deuil. Initiée par l’action du coucher et la traversée de la nuit –endormissement et affect de tristesse à la fois, dans les rêves – (Incipit : «  Longtemps je me suis couché de bonne heure » ),  la perte du temps passé de l’enfance se trouve suivie, après une longue «  Recherche », par la restauration du temps (dernière partie : Le temps retrouvé ), marqué par la révélation de la « réalité psychique » des profondeurs de l’esprit, grâce au ressouvenir :  la réactivation de la mémoire est la faculté capitale du processus de deuil. Le sujet, après avoir « perdu » l’objet, se souvient de lui et le réactualise, en en retrouvant la représentation intacte.

 La mise en œuvre de la mémoire frappe notre époque de façon éminente : le refus de l’Histoire, la rupture instaurée avec des circonstances ou personnages du passé, jusqu’à la destruction de statues et même de la langue (cf. « écriture inclusive »), pour détruire tout ce qui, dans le passé, avait été supposé obérer le présent. Or, dans l’Inconscient décrit par les premiers psychanalystes, il n’existe pas de temps. Tout est au présent et n’importe quelle évocation du passé, définitivement passé, est vécue au présent. Par conséquent, détruire le passé revient à détruire le présent même, et, par voie de conséquence, empêcher tout processus de remémoration et de restauration de la vie de l’esprit.

Malgré sa fin prochaine connue de lui, Marcel Proust ne fut pas empêché de trouver, au plus profond de son esprit, à l’acmè de temps hostiles, la faculté de renaître à travers une œuvre qui, aujourd’hui lui survit. Sur la réalité objective, la réalité psychique –de conception freudienne – prédomine en nous, pour peu que les forces tournées vers la création, la construction, réengendrent la vie, et « que nous misions sur l’Éros. » (Freud, Malaise dans la civilisation, 1930)

« Le mal qui a été fait peut être défait ; ce qui s’est trouvé bloqué peut reprendre son développement ; ce qui n’a pas été donné peut être reçu, à condition de patience, de présence, de lucidité et d’opportunité : ce me semble être là des éléments importants, non pas d’une profession de foi, mais d’une éthique psychanalytique. »

En ces termes mémorables à l’adresse des générations futures, Didier Anzieu, psychanalyste et fin analyste du « processus créatif » qu’il observa sur lui-même, sut exprimer l’aptitude au changement et la force créatrice de son art. (D. Anzieu, La psychanalyse encore, 1975, in Le travail de l’Inconscient, textes choisis et annotés par René Kaës, Dunod, 2009)

Car en dépit des forces destructives qui occupent notre esprit, le processus analytique – dont on sait aujourd’hui que Proust s’y soumit –, en permettant de réélaborer les phases de développement originelles tournées vers la vie, relance les forces primordiales comme une nouvelle naissance.

Alice Tibi – Octobre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Donald Meltzer, Le processus psychanalytique, trad. Jean Bégoin, Payot, 1971.

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