Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues – 2

Nicolas Koreicho – Avril 2021

Une méthode et un exemple d’application

« […] à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement.»
Marcel Proust, « La Prisonnière », in A la recherche du temps perdu.

« Les deux principaux moteurs énergétiques qui font fonctionner l’artistique et exceptionnel cerveau de Salvador Dali sont, premièrement, la libido ou instinct sexuel, et secondement, l’angoisse de la mort. »
Salvador Dali

Antonio Mancini – Le repos, 1887 – Art Institute of Chicago

Une méthode

Dans la littérature, des phénomènes du texte situés entre le récit (objet du romancier) et l’histoire (fait du narrateur) produisent un discours de fiction composé de symboles, de représentations, de personnages, de répétitions, de métaphores, de métonymies, de systèmes isotopiques [1], comme peuvent être utilisés un certain nombre de figures et tropes de la rhétorique classique [2], en des compositions qui fonctionnent à la manière de manifestations symptomatiques – qui se répètent donc – se rapportant, en dernière analyse, à une logique psychique.
Nous avons appelé [3] cette logique psychique, propre à une textualité, une instance narrative [4].
La transposition de cette logique, du côté des catégories psychopathologiques, revient à considérer cette instance à l’instar du fonctionnement d’un grand système catégoriel principal, possiblement psychotique, névrotique, narcissique, limite, duquel découlent des systèmes particuliers, plus précis.
Cette instance narrative, c’est l’un des postulats de ma thèse de doctorat, ce système principal, si l’on préfère, obéit à un concept psychanalytique principal, sous le double point de vue, simultané, de la psychanalyse et de la littérature [5].
De la même manière qu’on peut rattacher un syndrome (ensemble de symptômes) à une catégorie névrotique ou psychotique ou narcissique ou limite principale, il est possible de rattacher cette instance narrative à une catégorie psychanalytique principale, qui d’ailleurs peut se comparer à l’idée même d’écriture issue du phénomène de sublimation, et qui donne au texte ses caractéristiques et ses tendances.
Si l’on transpose cette idée à la linguistique, et précisément à la rhétorique [6], ces tendances ressortissent d’une problématique principale, comme telle figure de discours appartient à tel système de tropes.

Ces tendances, dans la composition littéraire, sont autant de représentations des éléments fondamentaux constitutifs de l’engendrement d’une écriture.
Si l’on se concentre sur la nature particulière du roman, ce qui s’impose d’emblée c’est l’intrigue, c’est-à-dire l’action, les mouvements, les itinéraires réalisés par les protagonistes ainsi que par les mouvements du texte qui conditionnent les personnages et l’écriture elle-même.
De la lecture du discours manifeste, qui émane de ce présupposé analytique « littérature et psychanalyse », découle une logique qui conduit une intériorité, un discours latent, savoir l’inconscient du texte.

On peut envisager, mutatis mutandis, que comprendre l’inconscient du texte équivaut à comprendre l’inconscient d’un patient, dans le travail d’interprétation d’une analyse, et que les péripéties, les répétitions, les situations, les souvenirs, les objets d’un récit peuvent représenter, là aussi mutatis mutandis, la succession des éléments des séances de cette analyse. Il y manque bien entendu des éléments indispensables (transferts et contre-transferts, temps propre à la situation analytique…).
Précisons que nous ne faisons en aucun cas l’analyse de l’auteur. J’y viens plus loin.

Dans le roman La Marge [7], cette logique subsume les itinéraires qu’effectue le personnage principal vers l’Autre, en l’occurrence vers une certaine idée de la femme, puis vers une relation du personnage principal avec le couple du père et de cette idée de la femme, ensuite vers le passé archaïque du personnage principal. Ce roman est particulièrement propice à l’observation de cette écriture littéralement psychanalytique dans la mesure où, comme ailleurs dans l’évolution du travail psychanalytique, le roman, par l’intermédiaire de son narrateur, relate, construit et organise un voyage, c’est-à-dire un cheminement textuel, métaphore d’un cheminement personnel, qui prend en compte le passé, les souvenirs, le présent, les fantasmes, les rêveries, les obsessions, les symptômes…
Les résistances d’accession à l’inconscient tombent plus massivement lorsque les aspects parabolique et elliptique du texte, à l’instar du rêve, sont laissés libres aux associations. De la sorte, il est important que les propos sur lesquelles s’appuie l’interprétation soient compris de manière exacte [8].
Dans l’analyse des conjonctions à présent établies qui existent entre l’art et la psychanalyse [9], les analogies de nature entre le rêve, la création artistique et les développements qu’en ont tiré les auteurs, sont aptes à faire des processus créatifs une « […] seconde voie royale de l’inconscient [10]. »
Après Freud et les relations de similarité qu’il a établies lui-même dans ses lectures et ses études dans des domaines aussi divers que les différents âges de l’humain, le symptôme, le rêve, le récit fantastique, les tabous, les jeux, les mots d’esprit, le langage et la parole, les productions culturelles et artistiques, avec la prédilection que l’inventeur de la psychanalyse avait pour l’art en général et pour les œuvres littéraires en particulier, les conditions sont remplies pour favoriser une incitation tacite à construire des significations fondées sur des systèmes d’analogie ; après Lacan et ses développements conceptuels caractérisant les « signifiants » appréhendables à travers des représentations de choses (images) et des représentations de mots (signes linguistiques), la mise en évidence de l’inconscient à l’œuvre dans le langage et dans le « discours de l’Autre », la spécificité du « je », le rôle du miroir dans le développement de la personnalité, il existe aujourd’hui un certain nombre de grilles d’interprétation autour de la littérature, d’obédience psychanalytique, qui ont pour avantages de proposer des méthodes, quelquefois normées en excès, mettant au jour des concepts utiles et de suggérer des pistes de réflexion.

Ainsi, il n’est pas question de psychanalyse, par l’intermédiaire de son œuvre, de l’auteur, car enfin les conditions, celles de l’auteur justement, en accord avec l’interprète supposé (paranoïde ?), ne sauraient être réunies, à commencer par le simple accord de principe de celui qui devrait en être pour le moins le premier intéressé, et à quoi, vu son absence, il ne saurait d’ailleurs associer et s’associer [11].
Non plus de psychobiographie, autre pathographie réduisant dans le principe une œuvre à une thérapie, selon une catharsis plus ou moins élaborée et gommant la distance, malgré les appréciations laudatrices du processus de la création, entre un homme et son œuvre, à l’extrême simple reflet de celui-là, qui, ici non plus, ne permet pas au critique de faire montre de son travail autrement que comme simple témoin, partial et subjectif, de la vie, qui demeure apparente, incomplète (et idéalisée ?) d’une personne, fût-il des mieux informés [12]. D’ailleurs, l’autobiographie la plus franche se ramène, en dernière analyse, à un leurre en ce que l’auteur sachant où il écrit se choisit et choisit ce qu’il veut se raconter, tandis que lorsqu’il raconte des personnages, des objets, des événements, des décors, l’auteur se surveille moins : c’est l’autre (narrateur ou personnage) qui dit l’Autre (inconscient).

Pas de psychocritique non plus, laquelle court le risque de reconstituer un ensemble complet (toute l’œuvre est tout l’écrivain) d’une cohérence voulue (à preuve le désir de confronter la vie de l’auteur avec ce que le critique aura échafaudé) et aussi artificielle qu’intelligente en certains de ses développements. En outre, la psychanalyse d’une œuvre dans son entier, origine d’un souci d’exhaustivité louable (obsessionnel ?), dans son ampleur même, laisserait s’échapper des réseaux interprétatifs mis à jour par le détail seulement, dans un seul récit par exemple, voire dans une seule scène [13].
En tout état de cause, et compte tenu des interprétations « datées », les « […] œuvres dépassent leur auteur, leur époque, leur cercle linguistique […] Le poème en sait plus que le poète [14]. »

Apparentée, de manière très lointaine, à la recherche à partir d’un motif [15], mais agissant selon un procédé inverse, la proposition faite ici n’inclut pas ici la quête d’un motif dans une ou plusieurs œuvres mais se propose de concrétiser la recherche de ce que peut engendrer comme motifs, sujets, objets et systèmes, dans un ou plusieurs textes, les suggestions associatives d’une psychanalyse dans l’œuvre, donc partielle, puisque ici s’appliquant au genre romanesque (« Délimiter l’espace pour y effectuer des trajets, percevoir les enchaînements de signifiés et les échos de signifiants [16][…] »), par lequel s’expriment le plus librement (bien sûr : par personnes, par objets interposés), des éléments qui se rapprochent le plus de la complétude serrée (nécessaire et suffisante) d’un psychisme et de son expression ou d’une instance narrative (mutatis mutandis, sorte de personne, mieux : d’organisme), cette psychanalyse textuelle du récit offrant l’avantage de travailler à partir d’un modèle apte à s’exposer sous autant de dimensions que lui sont imposées de perspectives, sans qu’il soit besoin d’appeler l’auteur à la rescousse, pour son invention éventuelle [17].
Outre les outils apportés par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, la rhétorique offre les outils conceptuels (figures et tropes) toujours adaptés à de multiples opérations descriptives, cependant susceptibles d’être complétés par les quelques ajouts terminologiques et conceptuels pratiques qui seront proposés ici.

« Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d’offrir aux textes une autre dimension et d’observer l’écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement [18]. »

En psychanalyse, l’analysant est une personne. Dans la psychanalyse appliquée telle qu’elle vient d’être décrite, l’analysant est une logique narrative à qui l’on fera produire, en les mettant en évidence, des signifiants qui existent à la fois dans et en deçà du texte de manière latente. Cette instance est prise en charge par les personnages pris dans leur acception la plus large, avec les objets et les cadres qui les concernent, elle se trouve soumise de ce fait aux variations, voire aux dysfonctionnements, d’une vie intellectuelle, sexuelle, affective actualisée, mais également par ce qui fonctionne comme systèmes et éléments organisateurs de cette instance narrative, littéraire et psychique.
Ainsi, l’instance narrative telle qu’elle est définie ici concerne tous les déplacements à la fois réels, effectifs, figurés, symboliques, par lesquels les éléments des systèmes considérés prennent vie, font des choix, décrivent une trajectoire, définissent une gestualité, établissent un itinéraire, développent un tragique, construisent une comédie, agissent, réagissent, mettent en œuvre, vivent, comme selon la poussée, le but, l’objet et la source d’une pulsion.

A partir de l’expérience, c’est-à-dire des observations issues principalement du relevé empirique de systèmes et d’éléments isotopiques, métaphoriques et métonymiques, et en fonction de la confrontation des étapes de l’expérience avec des éléments théoriques avérés, autrement dit d’un appareil conceptuel constitué par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, l’analyse, savoir l’étude des logiques et des organisations des systèmes et des éléments issus des données de l’expérience, est en mesure d’élaborer, dans un questionnement directeur sur la possibilité pour un concept psychanalytique d’être à l’origine d’une conception littéraire, une réflexion sur la validité et la cohérence de l’hypothèse d’existence d’une instance narrative.

Selon Freud, il existe une « dissociation » agissante entre les systèmes conscient et inconscient qui consiste en « le conflit de deux forces psychiques […] résultat d’une révolte active des deuxconstellations psychiques […] [19] »
Les formations substitutives, comme les symptômes, constituent la preuve de ce mouvement premier à l’œuvre dans l’appareil psychique :
« […] ce caractère dynamique se vérifie à la fois par le fait qu’on rencontre une résistance pour accéder à l’inconscient et par la production renouvelée de rejetons du refoulé [20]. »
A partir de cette assertion, et en particulier à l’occasion du développement par cet auteur de la notion de pulsion, le point de vue dynamique s’est affiné et s’est élargi à d’autres champs. Il recouvre en fin de compte des ensembles dualistes qui, en fonction des pulsions considérées, prennent l’avantage les uns sur les autres. Ces ensembles, compte tenu des mouvements concurrentiels qui les animent, se caractérisent d’une part en ce que les uns impliquent dans une première élaboration freudienne une séparation entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, et dans un second développement en ce que les autres consacrent l’opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort [21], lesquels éléments de cette dernière antonymie de principe recouvriront pour une large part, dans la théorie et plus précisément encore dans les textes qui en sont pétris, les éléments de la première différence, plus relative, pour tout dire ambivalente, et à plus d’un titre.

Le clivage évoqué par Freud est reconstitué par certain agencement de la disposition des épisodes du texte et de la composition de ses péripéties, l’organisation générale, non chronologique cependant – on sait que l’inconscient est fondamentalement anhistorique –, révélant à l’analyse la mise en perspective de systèmes anaphoriques, puis isotopiques, qui traversent la ligne narrative des romans.
Dans La Marge, cette ligne narrative est construite logiquement de trois étapes d’investigation vers les origines d’une logique narrative : dans un premier temps, par les mouvements, les voyages, à considérer ces termes dans leur plus large acception d’une évolution ; par la concentration, la focalisation, dans un second temps, sur une certaine image des femmes qui ponctuent le sens des trajets ; et par ce qui aboutit, dans un troisième temps, à un retour vers l’enfance jusqu’à ses stades les plus précoces.
L’hypothèse selon laquelle, d’une part, les isotopies constituées par les sèmes se rapportant à des notions de mouvement et de voyage, en définitive de déplacement (pas au sens métonymique ici, mais selon une acception premièrement spatiale et deuxièmement temporelle), transposent dans les textes l’aspect dynamique d’une pulsion (avec une source, une poussée, un but et un objet) apte à rencontrer des représentants, des personnages, et, d’autre part, les mêmes éléments conjugués selon des modalités différentes au début et à la fin du récit se complètent et confortent cette même dynamique, constituera donc l’axe autour duquel vont s’organiser les différents pans, comparables à ceux de la personnalité en construction, d’une instance narrative.

« […] il peut être significatif que ce soit au même moment (vers l’âge de trois  ans) que le petit de l’homme “ invente ” à la fois la phrase, le récit et l’Œdipe. »
Roland Barthes – Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, Seuil, Points, 1977

Les situations initiales et les situations finales des textes, grâce en particulier aux précisions données par le narrateur sur les liens de parenté du personnage principal et sur les relations que celui-ci entretient avec les figures parentales en tant que circonstances les plus générales du récit, offrent à l’analyse toutes les précisions concernant la nature de la filiation du personnage principal, tenant premier de l’instance narrative, vis-à-vis de ces figures. Le personnage figurant le fils s’identifie tout d’abord clairement au père et à ses représentants, les deux manifestations étant, avec la femme représentée également surmoïques et ambivalentes, en se pliant nécessairement à leurs exigences. L’image du père disqualifié et de la femme dominante, les deux instances parentales prééminentes, placent le personnage principal sous leur autorité introjectée et déterminent son devenir physique et mental. Au fur et à mesure de son voyage, dans le récit et dans la constitution du   moi du personnage principal, la femme, ou l’une de ses figurations, apparaîtra, par évocations interposées, comme modifiée par une valeur de plus en plus maternelle, vaincue sous le poids mortifère et mortel du père, ou de l’un de ses représentants, pourtant absent. Ainsi, le système de l’Œdipe prend littéralement le visage du personnage principal ou de son emblème inaugural (un demeuré) et affirme sa souveraineté dans la forme même du récit.
Cette filiation narcissique à dominante œdipienne inaugure une forme d’ébauche de l’Œdipe dont les romans seront le développement précis, un cadre familial étant immédiatement proposé au lecteur. Sous le sceau de la culpabilité corrélative à la tentation sexuelle, mortifère, cause du refoulement, le personnage principal ne peut ignorer la domination qu’exerce sur lui le phallus, sous la forme à la fois d’un idéal et d’une répulsion. En définitive, l’instauration du joug parental substitue au désir du personnage principal une soumission narcissique qui se traduit par le non-dit et par l’importance de la lettre comme objet épistolaire, relais entre le sujet et l’objet. Auparavant, le personnage principal devra reprendre les étapes de son voyage, externe et intérieur, afin d’être à même de constater la présence ou l’absence en chacune d’elles de la confirmation narcissique. Les rôles secondaires sont ainsi révélateurs d’une tension et d’une culpabilité relative au narcissisme perdu de l’enfance, à laquelle aboutit finalement le personnage principal.

Un exemple d’application

Au début de La Marge, les premiers mots :

« Cinq heures. Un clocher, lointain par bonheur, vient d’en donner l’annonce. Sigismond a-t-il dormi pendant sa sieste ? Il ne saurait le dire avec certitude, et si, comme habituellement, il a l’impression d’être resté conscient dans son corps immobile et d’avoir laissé divaguer son esprit à la manière d’un promeneur sous surveillance, cependant il se rappelle comment sa femme s’est moqué de lui une fois qu’il s’était vanté ou plaint de ne jamais s’abandonner au sommeil pendant le repos de l’après-midi.  La bouche ouverte, oui, voilà comme Sergine l’avait vu dormir sur le divan de la chambre haute du mas, quand elle y était allée sur la pointe des pieds, pour le surprendre, et elle a dit aussi que la violence de son ronflement seule empêchait les mouches de septembre d’entrer dans sa gorge et de le visiter jusqu’à l’estomac et plus profondément peut-être. Elle a dit qu’il était béant comme un sanctuaire où l’on gagne des indulgences en descendant dans la crypte.»

A la fin du roman, les derniers mots :

« “ J’ai vécu en marge ”, se dit-il (pensant qu’ainsi auraient pu dire son père et la duchesse).
Comme pour un victorieux volt, alors, à haute voix dans le confinement, il prononce : “ Que le grand peuple catalan soit délivré du furhoncle et du furhonculisme, que soient délivrés tous les peuples d’Espagne, que le noble acier intervienne et que le pus ignoble soit expulsé, que la verte vie refoule le cours merdeux de la mort !” Il rit aux plus grands éclats de lui-même et de son malheur, il pose sur sa poitrine, à sa juste place, le court canon de l’arme, il presse la gâchette, et voilà comment il s’est brûlé le cœur. »

Le lecteur est invité à déchiffrer le centre vital du texte, à lire ce que représente le siège des émotions et des affects induits par le mot qui, aux deux extrémités du roman, selon la paronomase d’une rime équivoque, « […] répétition sonore [qui] provoque toujours l’apparition d’un rapport sémantique [22]», part du cœur (cinq heures) et revient au cœur (brûlé le cœur).
De quel cœur s’agit-il ? L’hypothèse développée ici est qu’il s’agit du cœur de la personnalité représentant un moi épars dont le roman dans sa totalité est la tentative de résolution, c’est-à-dire  d’unification. La boucle ainsi constituée aboutit à la mort du personnage principal, laquelle ne corrobore pas pour autant la mort du moi de la logique narrative.

V de cinq heures, en situation initiale et V de volt en situation finale :
Au commencement (premier paragraphe) et à la terminaison (dernier paragraphe) de La Marge, les conjonctions des syntagmes se rapportant aux pulsions de vie et aux pulsions de mort révèlent leur intrication, à commencer par la charge contenue dans la signification de deux majuscules.
Au tout début et à l’extrême fin du roman la lettre V s’impose : cinq en chiffre romain, au début, « victorieux volt », « verte vie », V implicite de la victoire, à la fin. C’est le V de la vie qui retourne à elle-même, après un périple qui conduira le narrateur en un double oxymore d’une naissance (« par bonheur, vient d’en donner l’annonce », au début) mortifère (« le confinement », à la fin, « s’abandonner », « la bouche ouverte », au début) à une mort (« il presse la gâchette ») libératrice (« que soit délivré », « que soient délivrés », « le pus ignoble soit expulsé »), à la fin, en une conjonction faisant s’apparenter clairement le symbole V à un système ambivalent. En revanche, la signification de la lettre F est mise en relation avec évidence à la mort directe de la fin : « faire feu », « se brûler le cœur », « furhoncle », en conjugaison dans tout le roman avec les relations familiales, paternelle et maternelle, du personnage principal : Franco, Féline.
A cette façon polysémique d’envisager la signification d’une lettre, d’admettre la validité d’un symbole, d’imaginer même la résonance d’un objet utilitaire, la clinique n’est pas étrangère. L’analyse par Freud de la névrose infantile de « L’homme aux loups [23] » témoigne, à partir de l’étude raisonnée de ses associations, de la façon dont une lettre peut représenter, à partir de diverses images réelles et fantasmatiques (papillons, mouvement de jambes, scènes érotiques itératives, menace de castration, initiales de nom…) la scène primitive. La conjonction et l’intrication des deux pulsions se révèlent également dans la position spatiale du personnage principal et dans les lieux mêmes de son entrée et de sa sortie de la scène du roman. Au début, c’est dans un lieu mortuaire que la vie du veilleur s’exprime, en position haute (« sur le divan de la chambre haute du mas ») et basse (« en descendant dans la crypte »), à la fin, c’est dans un lieu de vie (à connotation maternelle, qui donne le verre, la transparence), en bas (la sablière donc, en référence au narcissisme fœtal et, selon Lacan, à la symbolisation de la formation du je en opposition au ça [24]) et c’est en haut (« le grand », « le noble », « aux plus grands éclats ») que la mort va s’imposer.
De même, la construction des disjonctions à l’œuvre dans le texte définit par relations oxymoriques la liaison obligée et naturellement conflictuelle de la vie et de la mort, en position initiale :

« […] le sommeil lui paraît un état morbide, à cause de l’inertie dans laquelle il laisse le corps. Le caractère de Sergine est la vivacité. »

et en position finale :

« Rires et criailleries, cris de colère et de joie, défis, commentaires, rires, rires, cela vient d’un aveugle ivre et d’un groupe de farceurs qui guident et poussent l’homme à canne blanche vers les feux de la rôtisserie des Caracoles, où tournent en pleine rue des volailles embrochées. »

APM

Texte source : Nicolas Koreicho, Thèse de doctorat 1997 http://www.theses.fr/1997PA070069

NB : Nous pouvons préciser par exemple, dans l’architectonique des isotopies sémantiques de La Marge, principe mandiarguien de construction narcissique élaborée et de résolution oedipienne radicale, l’existence entres autres, dans cette constellation signifiante, d’objets prégnants, avec
– La tour de verre : le phallus, le pénis, la tour des échecs, le symbole, la mémoire, Babel…
– La lettre : la lettre cachée (E. Poe), la lettre en souffrance, le discours propice à interprétation, à révélation, à malédiction
– Altaïr : l’autre, l’androgyne, le malheur, l’étoile manquante du désir (de-siderare), l’astérisme des trois étoiles, l’aigle en vol (en arabe), la menace

« Mais tout est toujours différent de ce à quoi l’on s’attendait ou que l’on imagina (le malheur serait évitable si l’on était capable de se le représenter dans sa totalité possible, avait-il pensé parfois)... »
André Pieyre de Mandiargues

Nicolas Koreicho – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La notion d’isotopie (isotopie sémantique pour être exact) n’est pas sans rapport avec la notion de champ lexical, elle permet cependant une appréhension plus large d’un thème ou d’un motif qui se développerait dans un texte. Le champ lexical est en effet un ensemble de mots qui, par leur sens premier ou leur sens explicite renvoie au même thème. Par exemple les termes « arbre », « herbe », « rivière », « forêt » renvoient au thème de la nature et ce de manière claire, explicite. Une isotopie est, elle, un ensemble de mots qui renvoie aussi au même thème (étym. iso = même) mais par un jeu de références, de sens implicites ou seconds, figurés, sens qui ne se comprennent que dans le contexte.
[2] Thèse de doctorat, Nicolas Koreicho, 1997
[3] Idem
[4] Il ne s’agit pas ici de l’« instance narrative » à laquelle il est fait allusion dans l’Introduction à l’analyse du roman de Yves Reuter, Paris, Dunod, 1996, p. 69, qui, dans sa formulation, ne répond pas aux définitions courantes qui nous    servent de références premières (sollicitation ; ensemble juridique ; juridiction ; partie de l’appareil psychique). En effet, pour cet auteur, « L’instance narrative se construit dans l’articulation entre les deux formes fondamentales du narrateur (homo- et hétérodiégétique) et les trois perspectives possibles (passant par le narrateur, par l’acteur, ou neutre) ». Quant à cette instance telle que nous la concevons, elle répond à la définition courante et psychanalytique.
[5] Point de vue illustré par l’inventeur de la psychanalyse notamment, ainsi que le souligne Marcelle Marini dans son chapitre II : La critique psychanalytique, in Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 41-83, dans les textes qui se rapportent à Œdipe-roi de Sophocle, à Hamlet de Shakespeare et à Les frères Karamazov de Dostoïevski pour la genèse de la conception freudienne du seul complexe d’Œdipe.
[6] Pierre Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, 1968
[7] André Pieyre de Mandiargues, La marge, NRF, Gallimard, 1967 – Prix Goncourt
[8] Dans ma pratique de psychanalyste, les rêves, par exemple, dont je note précisément les attendus, fonctionnent comme des trajets, des signaux, des architectoniques qui permettent de placer l’évolution du discours de l’analysant dans des perspectives souvent révélatrices d’un thème latent.
[9] A ce titre, les relations établies par Janine Chasseguet-Smirgel dans son Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1977, entre la psychanalyse et les écrivains, les peintres, les analystes eux-mêmes, sont d’un  souci de professionnalisme exemplaire, particulièrement en ce qu’elles souhaitent ne rien laisser dans l’ombre et le flou d’une vision qui pourrait être par trop idéale et esthétisante.
[10] Idem, p. 36.
[11] Richesse d’écriture et d’intuition d’avant-garde pourtant mais approximation quand même dans le fondateur : Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, N.R.F., Collection Idées, 1977.
[12] Subtilité et rigueur mais globalisation dans le puissant : Jean Laplanche, Hölderlin et la question du père, P.U.F, 1969.
[13] Reconnaissance en la partie de l’ouvrage qui concerne la fulgurante méthode des superpositions pour le novateur : Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris, Corti, 1963.
[14] Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1983, p. 7.
[15] C’est une piste qui, de la part de cet auteur, parmi un certain nombre d’approximations et de partis pris, avait été suggérée (mais mal conclue) par Ernest Fraenkel à l’occasion d’une communication, « La psychanalyse au service de  la science de la littérature », Paris, Les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, VIème congrès de l’Association, n° 7, 1955, p. 23-49 : « Nous retiendrons donc que les situations, images, vocables et particularités du discours qui se retrouvent souvent sous la plume d’un auteur à la façon de leitmotive musicaux, nous serviront d’indices, en ce qui concerne l’intensité et la persévérance avec lesquelles le psychisme de l’auteur a travaillé sur les thèmes affectifs correspondants. », p. 35.
[16] J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, p. 106.
[17] L’appel à la confirmation par la vie de l’auteur est une tentation qui déborde l’interprétation. Les réductions (de l’œuvre à l’auteur, d’un élément à sa généralisation, d’une observation à sa vérité, d’un thème à une névrose…) qui en découlent ne peuvent être évitées que par l’analyse des systèmes de répétitions. Ainsi en est-il de l’expérience et de son passage au fait théorique. A contrario, Jean Bellemin-Noël, dans son La Psychanalyse du texte littéraire, Paris, Nathan/Université, 128, 1996, tire, à partir de brillantes intuitions et d’observations pertinentes, à propos de deux textes de Baudelaire, des conclusions non fondées scientifiquement puisque non confirmées par l’itération d’occurrences identiques ou analogues, ne répondant pas à ce principe de la répétition. Il faut souligner que c’est une revendication personnelle de cet auteur que de vouloir analyser un texte en fonction de l’inconscient du critique, ce qui, malgré la tentation qui émane du propos, devrait être relativisé.
[18] J. Bellemin-Noël, La Psychanalyse du texte littéraire, p. 122.
[19] S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1966, p. 28.
[20] Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 124.
[21] Nous avons choisi la plupart du temps de parler des pulsions de mort (au pluriel), dans la mesure où, d’abord, elles s’opposent de façon quasi symétrique aux pulsions de vie, et ensuite, en ce que les théoriciens de la psychanalyse (Lagache, Laplanche et Pontalis, Roudinesco et Plon, Chemama…), après Freud lui-même à partir de 1920 dans « Au- delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1994, p. 41-116, élargissent dans leurs ouvrages et dictionnaires la notion originelle concernant la pulsion de mort (au singulier) à l’ensemble des pulsions, tendances et buts mortifères que sont l’agression, la destruction, la compulsion de répétition, le sadomasochisme…
[22] O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, Points, p. 246, « assonance ».
[23] S. Freud, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », in Cinq psychanalyses, Bibliothèque de psychanalyse, Paris, P.U.F., 1993, p. 325-420.
[24] J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Ecrits I, Paris, Editions du seuil, Points/Sciences humaines, 1966, p. 94.

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

2 commentaires

  1. La « domination » de la figure maternelle et la « disqualification du père » se voient dans La marge à toutes les étapes du récit, soit un Œdipe abordé mais manqué.
    Le retour au Narcissisme se vérifie par la mort glorifiée de tous les acteurs de la famille initiale, mère, enfant et père, dans ce long voyage barcelonien nocturne où tout est permis, qui ne l’eût pas été sous les yeux d’une famille interdictrice.

    On pourrait voir La marge comme une parenthèse, permise par l’absence du trio familial uni, mais limitée par une culpabilité néanmoins présente. La sexualité transgressive, les musées dévalorisés achèvent de passer au laminoir le monde « adulte », où même l’art n’exerce plus sa fonction sublimatoire.

    Reste un enfant scripteur, seul sur les décombres, mais au sommet d’une farandole de beautés désenchantées…

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