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Quand le loup !

Olivier Fourquet – Mai 2024

Loup

L’époque contemporaine au XXIe siècle semble faire jaillir, des placards médiatiques ou autres alcôves, des secrets et des figures fantomatiques pour leurs passages à l’acte. Les clés des cryptes ont été trouvées pour être ouvertes et dénoncées. Dire pour exister entre le moi guerrier et un moi vengeur. Mon propos va se consacrer aux récits de la problématique incestueuse, de la relation sexuelle vécue trop tôt et de son emprise. Le récit de Vanessa Springora et « son consentement » nous amène à penser un nouage entre amour et pulsions de mort selon Clothilde leguil. L’auteure souligne la complexité et l’ambiguïté des relations humaines, et notamment lorsqu’elles sont bornées par des dynamiques de pouvoir et de manipulation.

Des récits qui convoquent la pulsion de mort, un concept établi par Freud dans Au-delà du principe de plaisir pour ses recherches sur le traumatisme pourraient être entendu comme « non vie » ou l’absence d’un corps suffisamment habité par l’énergie d’Éros compte tenu de ses failles narcissiques traumatiques. La charge émotionnelle non contrôlée d’un traumatisme sexuel va toucher l’inconscient du sujet, qui aura une incidence sur ses fantasmes et autre désorganisation liés au complexe d’Œdipe.

Au sein de notre société, le mot « traumatisme » est identifié, perçu et entendu comme un concept vulgarisé au sein de la pluralité des médias. Un lien avec Freud et son « Malaise dans la civilisation », un malaise qui résulte des tensions entre nos désirs individuels et les exigences de la vie en société. Freud soutient que le processus de socialisation n’implique pas la suppression absolue des désirs individuels antisociaux. Et c’est ainsi que ces désirs réprimés peuvent produire un traumatisme pour la personne touchée. Elle subira des séquelles psychiques, mnésiques et autres complexités d’un dysfonctionnement du pare-excitation qui viendra faire « trou ».

Le traumatisme subi viendra faire effraction pour l’individu dans son organisation psychique, où apparaitront des troubles de la pulsionnalité qui affecteront le lien à autrui. Une problématique qui viendra modifier sa relation avec l’objet. Comment l’enveloppe narcissique et l’intimité du sujet vont se positionner du côté de la vulnérabilité d’un corps et de la perte d’un moi qui s’organisera déconnecté d’une réalité, du côté de l’errance ? Notons que le registre de l’intime représente le noyau le plus secret du sujet, ce qui échappe au contrôle social, un lien entre son moi, voire un non-moi selon les organisations psychiques des individus. La psyché s’attache à des espaces qui sont liés à notre intimité et qui ont intégré notre mémoire. Je note que l’enveloppe narcissique et l’intime représentent un équilibre pour l’expression d’une subjectivité.

Quant à l’errance, la construction psychique du moi et son sentiment d’exclusion, il peut se révéler par la mise en mouvement d’un besoin impérieux de cheminer ici et là, une façon d’exprimer une force pulsionnelle, notamment à travers l’art, etc. La figure de l’errance peut être vécue comme une perte de sens, de repères dans sa vie, ce qui peut provoquer une problématique existentielle. Le conflit du sujet en errance peut aussi être pensé comme une tentative de trouver un sens, de fuir une douleur ou de se débarrasser d’éléments psychiques qui l’auraient atteint. Autrement dit, l’errance ou la perte d’un but peut être vue comme l’organisation pulsionnelle symptomatique appuyée par une dynamique fantasmatique délivrant ainsi le sujet de ses attaches et de toutes contraintes. Alors, le corps de ce sujet va représenter l’expression d’une enveloppe en souffrance ainsi que de ses désirs inassouvis. Une psyché agissante aux commandes surmoïques, tyrannique d’un idéal mortifère dans l’annulation de soi et d’autrui. 

Le sujet, dans son expérience de la perte, peut vivre une errance psychique et se retirer d’une certaine fonction phallique jusqu’à l’immobilisme. Repérons que cette problématique de l’errance de l’individu est aussi un processus possible de destructivité et de masochisme conduisant possiblement jusqu’à devenir SDF, un franchissement pour le risque de se perdre en route. Destin d’une névrose traumatique dans ces pertes brutales qui feront le rappel d’un traumatisme premier suivi d’un clivage du Moi. Un lien avec l’ouvrage de Sándor Ferenczi[1] exprime, dans « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », son concept de l’identification à l’agresseur. Il évoque un lien régressif entre narcissisme et masochisme. L’errance peut aussi être réfléchie dans le fait de s’oublier en répondant aux volontés de l’agresseur en s’identifiant à lui. Si le moi n’est pas maître en sa maison (Freud), celui-ci est sorti hors de lui pour être assujetti au désir pervers de l’autre, celui qui « inflige le rythme de la vie et de la mort. » Repérons que dans les pulsions de déliaison, la destructivité peut l’emporter au détriment du moi. Le sujet qui incorpore l’identification à l’agresseur peut se trouver dans une figure limite, qui serait celle d’un passage à l’acte suicidaire. Dire « incorporation », c’est l’associer aux fantasmes qui correspondent à un processus d’encryptement dans une zone clivée du reste du Moi.

L’inscription des empreintes traumatiques de certains va être mise en scène via des scénarios pour le grand écran ou dévoilée par ses récits via une littérature qui dit l’impensable d’un vécu hors norme. Une façon pour le sujet d’articuler l’objet créatif de sa pulsion pour l’objet fantasmatique pathologique qu’il a représenté dans cette rencontre imposée de l’Autre, celui-ci devenu énigmatique. En effet, cet objet « Autre » devrait être la fonction paternelle qui ordonne sa loi dans la constitution psychique de l’enfant.  Selon Jacques Lacan, le Nom-du-Père participe à être un élément de rupture qui symbolise l’interdit de l’inceste et mettrait ainsi fin à l’assujettissement imaginaire à la mère.

Selon Paul-Claude Racamier[2], l’inceste, un lien dissymétrique entre l’agresseur et la victime, qui oppose les potentialités d’initiative et de maturité. La violence est faite au corps : l’inceste a la funeste capacité de cumuler la violence par le traumatisme et la violence par disqualification.

Le bouleversement traumatique qui apparaît de façon brutale peut être qualifié « d’insolite », voire de « rude », ou il laissera le sujet sans réponse. Autrement dit, pas de réponse conforme aux potentialités que possédait l’individu(e) avant l’imprévu. Repérons que le caractère instable de l’événement amènera une réponse symptomatique par la rupture d’une continuité du fonctionnement ‘normal’ pour le sujet en devenir.

Le passage à l’acte devenu fruit d’une excitation de la pulsion scopique sera mis en œuvre pour exhiber, montrer l’horreur des monstres. Certaines victimes deviennent acteurs et vont dévoiler l’indicible d’un après coup pour dénoncer par des mots, des maux cachés, honteux, des témoignages d’une autre « expérience de l’être-au-monde » selon l’expression de Pierre Hadot. L’impression de faute sera scellée par un secret de l’enfant, de l’adolescent auquel il devra parfois se taire longtemps au détriment de sa propre voie – voix. Vivre ce traumatisme qu’est l’inceste, c’est perdre « la langue » et ensuite possiblement la pervertir. La parole est coupée pour s’enfouir dans la honte, la peur de dire et vivre un affect disqualifié. La honte vue par Nicolas Abraham et Mária Török[3] montre comment celle-ci se mute comme une crypte, une enclave insérée dans le moi du sujet. Le sentiment de honte est alors enfermé dans une partie séparée du Moi. La honte devient un secret honteux, partagé avec un objet en position d’idéal et que le sujet perd, alors se produit une crypte, un espace aggravé d’inclusion psychique. Est-ce que la honte ne pourrait-elle pas conserver des jouissances inavouables ? En effet, ressasser et réactualiser le traumatisme en continu pourrait entretenir le statut de victime qui ne serait pas sans bénéfices secondaires symptomatiques et narcissiques.

Christine Angot lors d’une rencontre avec Laure Adler, elle exprime : « son attachement à la musique de sa langue intérieure, une langue qui « sonne juste » en dehors du référent même des mots, un référent dont, finalement, on pourrait peut-être se passer. » Elle ajoute : « J’aime beaucoup plus remplir les mots, voir les mots que de raconter l’événement ou raconter des choses. » L’interprétation d’un dire « dit-sociation ou oser dire », l’expression d’un corps coupé, d’une langue « chose » vécue hors d’elle aux moments d’actes pervers incestueux ? Une langue abandonnée au père avec pour perte toute la représentation symbolique du père ainsi que la perte d’une représentation, d’un imaginaire du mot « papa » de son enfance !

Pour le magazine Madame Figaro, Christine Angot précise : « La psychanalyse m’a sauvé la vie, c’est clair et net. À ce moment-là, j’écrivais déjà. Et donc, il y avait déjà la question du Je n’y arrive pas.  Est-ce que vous pensez que c’est facile à supporter ?  Écrire, ça veut dire être en contact avec le retour constant à la page zéro, avec le pas-grand-chose, voire le rien. » Comment « supporter » l’impensable, l’inimaginable avec un je clivé, divisé et un « retour zéro ou la perte du héros », symbole de la répétition du schéma traumatique.

L’auteure a osé mettre des mots pour dire ses plaies au sein de plusieurs œuvres littéraires qui explorent des expériences personnelles intenses. L’excitation d’une plume phallique pour trancher et inscrire le pathos : « Écrire, j’ai adoré ça, vertigineux », dira-t-elle. Notons que la répétition de ses écrits serait une façon de symboliser le trauma, ce premier coup impensé devenu traumatisme pour la représentation de ce coup qui n’est pas vécu du côté d’une recherche du plaisir. Celui-ci serait mis en visibilité par un mouvement plus primitif de l’appareil psychique, dans lequel la répétition persistante du trauma représenterait une piste dirigée vers de l‘inanimé.

Une représentation dévoilerait une charge pulsionnelle du langage pour nous montrer sa face de pulsion de mort. La monstration par écrit du traumatisme vécu par le « père monstre. » La théorie du traumatisme selon Freud[4] représente l’effraction du pare-excitation, un système pensé comme gardien et régulateur ; tout traumatisme induit une brèche dans un Moi qui n’ait pas réussi à se protéger, qui ne parvient pas à neutraliser l’afflux d’excitation.  Utiliser les mots pour C. Angot signifie « dire ce qui est » quand la caméra pour son film documentaire « La famille » lui permet « de montrer ce qui est », une protection intérieure selon elle. « Quand les choses sont vraies, elles ne peuvent jamais être indécentes », assènera-t-elle tout au long de ses entretiens.  Elle parle d’une recherche obstinée de vouloir comprendre, de savoir en disant à la journaliste de France Culture que ça ne règle aucun trauma ! Cette quête de vérité ou du savoir où « voir ça » ne nous ramènerait-elle pas à la scène primitive ? Cette scène organisatrice engendrée par l’irruption énigmatique des rapports sexuels parentaux, observée ou fantasmée, construite et interprétée par l’enfant en termes de violence provoquée par le père. Une représentation énigmatique qui engendrerait une excitation sexuelle selon Freud. Si la scène représente pour le sujet une menace de castration, voire un moteur pour sa vie fantasmatique, on peut penser que l’excitation, voire ses répétitions, sont mises au service d’un processus d’écriture pour transformer et canaliser sa pulsionnalité (« libido d’écriture ») ainsi que d’autres essais artistiques pour l’auteure. Sa relation incestueuse lui a fait rencontrer l’expérience d’être actrice d’un vertige, d’un forçage, le franchissement d’une frontière située au niveau du corps, selon Clothilde Leguil[5]. Le corps serait-il devenu celui d’une enveloppe de l’objet Livre, les mots comme protection ? Le vécu de cette femme telle une chute selon le psychanalyste Guy Decroix ou la « chute », le fait de choir, de déchoir, de tomber d’une position asymétrique du père symbolique aura provoqué un écrasement générationnel, l’effondrement de l’autorité et de l’antériorité nécessaires pour grandir et se tourner vers un autre avenir.

La mise en scène médiatique choisie provoquerait-elle une confrontation de l’auteure entre l’idéal du moi et la perte narcissique primaire d’un moi idéal ? L’excellence d’une toute-puissance narcissique que l’on se fait de soi comme sujet/objet idéal. Cette perte du moi idéal face à l’impact traumatique, trouverait-elle sa source par la création de l’idéal du moi pour tenter d’être reconnu et/ou subsisterait le désir d’être aimé ?

Notons que dans le processus psychique du sujet et ses réalités, le moi idéal sera remplacé par l’idéal du moi. Pour rappel, le concept de l’idéal du moi apparait dans l’essai de Sigmund Freud en 1914 Pour introduire le narcissisme. Selon Michel de M’Uzan[6], l’Idéal du moi serait un substitut du narcissisme phallique de la mère. Je cite : « Pour être aimé d’elle, une voie privilégiée : accomplir pour elle un programme qu’elle n’a pas pu réaliser. »

La perte du moi idéal et retrouver un idéal du moi et ses projections serait-il alors un facteur de croissance ou de souffrance ?  Une dynamique psychique qui va s’opérer entre souffrance et croissance avec plusieurs facteurs possibles ; la construction de la personnalité, l’histoire, le contexte, les ressources psychiques du sujet et son vécu traumatique. Notons l’expression de Jacques Lacan selon qui « l’idéal du moi, une construction subjective ou l’idéal de l’autre qui conduit le moi à se chercher dans le regard de l’autre ». Autrement dit, le désir du sujet est en relation avec le désir de l’Autre, un lien en miroir avec tout ce qui l’entoure. Dans le cadre d’une enfance sexualisée et du passage à l’acte incestueux, cet « idéal » nous amène à interroger les symptômes parentaux et leurs traumatismes pour la construction psychique du moi idéal du sujet, celui qui se constitue dans le cadre du stade du miroir ?

L’enveloppe narcissique est la représentation que le sujet a de lui-même, de son image et de son identité. Elle est le résultat d’un processus de construction psychique qui implique le rapport à l’autre, à son regard et à sa reconnaissance. Le lien affectif se noue avec l’autre dans son rapport à l’imaginaire et à la réalité. Si la résolution œdipienne invite à la symbolique du mythe, l’effraction traumatique va proposer une déconstruction pulsionnelle et psychique de l’enfant. Le miroir sera brisé et ce sera la perte de l’unification du moi, la dissociation d’un sujet organisé du côté de la psychose assujetti à survivre avec des prothèses symboliques !

Notons que l’individu qui aura subi une première fois, voire la répétition de violences faites au corps, celui-ci sera devenu objet de prédation. Des sujets devenus objets, des femmes, des hommes névrosés ou plus dramatiquement psychotiques, de n’avoir pu s’émanciper de la problématique de l’inceste. Comment la personne va pouvoir transformer cet « homicide » ? J’ose le mot « homicide », sa définition : « le fait de tuer un être humain ». En effet, c’est l’être du sujet tué par « de l’Autre », qui va transformer la destinée d’un sujet et ses potentialités ainsi que ses rêves, son lien à son corps, son propre érotisme, son imagination… L’inceste demeure un crime amèrement pensable qui mettra le sujet hors de son je, voire hors-jeu ! Et pour celles et ceux qui auront eu cette capacité créative dans la diversité des œuvres écrites, filmées, ces sujets vont devoir vivre avec cette perte énigmatique ! La question reste posée : « De quelles pertes pourrait-il bien s’agir ? »

Olivier Fourquet – Mai 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Sándor Ferenczi « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Psychanalyse IV, Œuvres complètes Paris, Payot, 1982

[2] Paul-Claude Racamier « l’inceste et l’incestuel » les éditions du collège, 1995

[3] Nicolas Abraham et Mária Török « L’Ecorce et le Noyau » Flammarion, 1987

[4] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir 1920 » Paris, Éditions Payot, 1968

[5] Clothilde Leguil, « Céder n’est pas consentir » Paris, Éditions Puf, 2021

[6] Michel de M’Uzan, « De l’art à la mort » Éditions Payot, 1972

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Passions, émoi et moi

Olivier Fourquet – Mai 2023

Le terme de « passion » joue d’une polysémie et si le mot possède ses définitions historiques, il nous renvoie dans l’actuel au sein d’une société du divertissement voire de l’ignorance de ses passions.

– « Miroir mural magique, qui réfléchirait beauté pure, parfaite ? » demandait la face de celle qui voulait un écho d’une éternelle beauté comme la réponse fixée d’une construction identitaire. La question des passions de notre ère contemporaine ne serait-elle pas celle qui interroge nos miroirs ? L’expression du mot passion, et sa modernité ne relèveraient-elles pas d’une attraction d’un moi et ses pulsions, celle d’être passionné de voir, de se montrer ? Descartes[1] : « Une passion est une idée qui vient en moi sans l’assentiment de ma volonté, elle est avant tout une passivité. »

Découvrir le reflet d’un moi dans le miroir est une phase structurelle pour Lacan. L’enfant construit une subjectivité. Quand Freud dépeint l’illusion mortifère de Narcisse, passionné par son propre reflet, Lacan va, après Piaget, l’exprimer comme un temps organisateur du moi qu’il situera entre six et dix-huit mois. La difficulté de l’enfant est celle de ne pouvoir confondre le reflet de son corps avec l’image d’un autre qui le conduira par prendre l’image d’autrui pour son propre moi. Dans l’autre, on se regarde. Une expérience qui inscrit ses objets et le moi dans un catalogue fictionnel, entre ego et alter ego liant des tensions agressives de l’originel d’une même image qui semblerait parfois subsister dans une difficulté, celle de ne pouvoir se désunir entièrement.

L’ensemble du monde paraît vouloir interroger le miroir à travers tous ces réseaux sociaux comme figure ou appui qui ferait office de réflexivité pour chacun. Le tu et nous sont le besoin d’un je, selon Emmanuel Levinas. Le miroir peut être pensé comme « paroles » de reconnaissances, un espace-temps organisateur, dans celui-ci l’autre renvoie à l’individu un corps imaginaire, une figure fantasmatique, une enveloppe partiellement découpée, morcelée. Le corps lui-même pris comme signifiant entre passions et tensions.  Une convocation du côté du mystère ; le réel, le « parlêtre » qui parlerait avec son corps tel un meuble ou selon Jacques Lacan un ensemble qui nouerait le corps et la pensée qu’il nomme « corpsification ». Notons la place du corps qui devient un objet réduit à sa plastique qui devrait répondre à des normes esthétiques, tyranniques.

Le miroir nous engage à un travail complexe sur l’identité dans la mise en lien de soi et de l’autre. L’identité humaine s’édifie au prix d’une aliénation primordiale comme l’illustre Arthur Rimbaud : « Je est un autre ». Une formule qui exprime le mystère de l’être et de son étrangeté. Freud parlera de l’inquiétante étrangeté dans sa particularité polymorphe qui nous invite à nous questionner du côté de la psychopathologie de la vie quotidienne, des psychoses et autres formes subjectives psychiques troublées ainsi que de leurs mécanismes.

De l’identité Cynthia Fleury[2] écrit :  » je sais que l’identité est une grande partie de la fiction sociale et, comment la société nous assigne à résidence  »… Être noir, juif, musulman, être femme, homme. Toi, là, toi, ça ! Et si l’identité convoque une fiction, le miroir peut assigner l’autre à n’être qu’un objet de représentation scellé à son image.

L’identité nous met en réflexion dans son organisation psychique du moi. Les excitations provoquées par ces réseaux sociaux où l’individu paraît fixé sur son portable à « scroller » et ainsi faire défiler des contenus divers et très variés nous entraînent à nous interroger sur l’environnement parental primaire ou « pri-mère ». L’enfant pris comme objet transitionnel par la mère amènerait à penser une construction psychique du côté de la psychose. La question du nom du père ou de sa forclusion comme sujet non-inscrit tel un « trou » ferait échec de la castration sans père symbolique en vue. Une identité bâtit sans état civil, sans famille, etc. L’absence de l’altérité fait vivre à l’individu un : « je-cela » selon Martin Buber[3] pour qui l’homme est un être de médiation. Il parle de deux formes : « je-tu et je-cela ». Le je-cela qualifie le lien entre un sujet et un objet dépourvu de réciprocité. L’autre devient l’objet « ustensilitaire » pour remplir une fonction. Alors que le je-tu signifie une relation mutuelle impliquant autrui. Ces réflexions identitaires nous invitent à porter notre attention sur l’actualité visant : « La place du père à ce jour, les mutations et autres rôles de celui-ci, investissements durant la maternité, etc. » Le rôle du père à penser comme fonction symbolique. Celui-ci devrait pouvoir représenter une figure d’attachement au même titre que la mère dans une différenciation pour un modèle attracteur, séparateur, triadique.

Quelle consistance viendrait-on chercher dans cette mixtion d’imageries et autres représentations sociales ? La consistance d’un corps tel un livre de chair comme en parle Jacques Lacan ? Rappelons-nous l’expérience du miroir pour l’infans, il distingue un corps quand l’enfant se différencie en découvrant son corps. Cette réflexion nous conduit à penser les premières constructions psychiques du sujet en devenir. Pour l’individu névrosé, le moi serait le miroir, une unification avec celui-ci, la saisie d’un reflet qui entraîne la préoccupation de la permanence voire une sécurité d’existence et autres images idéalisés. Autre regard concernant le sujet psychotique, certains souffrent d’un défaut de rassemblement, une difficulté d’unification construit autour du ça et du surmoi. Quant au paranoïaque, l’on peut penser au développement psychique d’une hypertrophie excessive voire insolite de l’image.

Cette construction moïque ne serait-elle pas devenue un moi passion ? Ne serait-elle pas l’objet d’une hystérie collective et individuelle ? qu’est-ce que l’on viendrait dire voire maintenir en vie dans le reflet de l’autre ?

L’hystérie collective peut être vue comme le comportement d’une symptomatologie figurative, corporelle, accordé à des représentations issues de normes et autres idéaux sociaux. Un moi construit autour d’un contrat narcissique : « Le contrat narcissique est un pacte d’échange entre le sujet et le groupe familial, simultanément social », selon Piera Aulagnier, repris par René Kaes.

L’individu s’investit pour être le répétiteur d’un même fragment de discours. Le réseau social devient un support dont il a besoin pour alimenter sa libido narcissique, et ainsi il accepte la parole de l’ensemble voire ses lois. En compensation, la horde reconnaît que le sujet existe uniquement grâce à sa voix qui reproduit les énoncés. Une continuité d’échoïsation entre le moi et le groupe attaché à une répétition d’alliance d’accordage entre la mère et l’infans, lieu des origines de plaisirs partagés et autre illusion commune. On jouit du corps de l’autre selon Lacan, alors l’hystérie collective ne serait-elle pas une forme d’alliance pour la réalisation de désirs qui ne saurait pas être favorable sans le concours de l’autre et sans l’intérêt que celui-ci trouve à engager une telle alliance pour accomplir ses propres désirs ?

L’autre peut représenter notre miroir, un objet réflexif aussi positif que négatif. L’attachement pour son image conduirait le sujet à n’être passionné que par un moi idéalisé et ainsi tendre vers la limitation de son objet, moi. Oscar Wilde : « l’amour de soi est une idylle qui ne finit jamais ». C’est dans son roman le portrait de Dorian gray qu’il met en mots et en schéma pictural la problématique narcissique et sa figure d’identification traumatique. La lecture de cet œuvre devenue un mythe dévoile un pacte faustien, « tout donner jusqu’à perdre son âme » et ainsi rester captif d’une éternelle beauté et de sa jouissance.

Jacques Lacan : « le traumatisme détraque l’animal en l’homme qui fait de lui un sujet, un être de désirs et de symptômes. » L’histoire d’une organisation psychique tournée vers l’idéal du moi, un état d’autosuffisance selon Freud qui va diriger le personnage à sa perte. Passion ou narcissisme d’un sujet débordé par lui-même et ses autoreprésentations qui figurent des fixations infantiles collées à la base de la relation d’objet primaire d’une interdépendance mère/enfant.

Donald Winnicott[4] parle de la préoccupation maternelle primaire. Selon l’auteur, la mère se retrouve dans un état de replis vis-à-vis de sa libido. Celle-ci peut réunir plusieurs troubles (épisode schizoïde, état de dissociation, etc.) Notons que la puissance de l’amour maternel est portée par le narcissisme et le masochisme de la mère. La personnalité maternelle et sa rêverie devraient permettre un étayage du moi pour l’enfant et ainsi lui offrir une forme de continuation d’existence dans un environnement sécurisé.

La construction du moi accolé à un espace sécurisant nous conduit du côté de Donald Winnicott et son concept d’objet trouvé/créé. Un processus de la transitionnalité : l’hallucination entre présence et absence. En effet, la présence du sein qui apparaît en temps et en heure peut être pensée pour le bébé comme une illusion féconde, celle d’avoir été créateur du sein. Pour créer, il faut trouver ! Le travail, la responsabilité complexe de la figure parentale va être de désillusionner progressivement l’enfant afin que celui-ci puisse reconnaître l’existence de l’objet, l’autre. Une implication qui peut mettre en scène des vrais selfs afin d’éviter, un non moi ou faux self qui ajusterait ses pensées et ses actes aux sollicitations d’une réalité qui réfléchirait l’absence de moi et qui ainsi procurerait une jouissance phallique silencieuse, un ersatz d’existence !

Et si le miroir contemporain et ses illusions étaient devenus un objet de passion attractif qui rendrait dépendant pour la fascination de son reflet ?

La société moderne, leurs enjeux politiques semblent rivés sur l’autoconservation d’une jouissance symptomatique. Le présent du symptôme représentant l’individu pour une narration de l’inactuel de son actualité. On peut penser que le symptôme, élément le plus étranger au moi qui représente le sujet est l’objet le plus intime de celui-ci, soit lui-même pris dans le politique et ses systèmes hypnotiques !

Une prolongation sur le chemin troublé d’une incapacité d’indifférenciation ou d’une opération psychique fantasmatique de faire perdurer « père durer » du symptôme et autres « Persona » (Carl Gustav Jung). Ces réseaux ou sociétés de spectacle selon Guy Debord[5] utilisent un champ social, et proposent du divertissement pour des individus assignés à l’illusion d’une vie. La personnalité passive répond au désir de l’autre. Une expérience narcissique qui tourne autour du « chercher, trouver ». La fascination d’être hypnotisé par une scène immortalisée, fixée, une attractivité qui ferait point d’appui pour tendre vers un « je » existentiel. Que pourrait renvoyer le regard de l’autre à travers ses écrans numériques ? Ne serait-il pas l’exposition du voyeurisme, d’une mise en scène exhibitionniste contemporaine qui fabriqueraient de l’érotisation scopique ? La diversité de ces réseaux permet de se regarder soi-même dans l’œil de l’autre, une façon de remplir le vide de soi qui nous renvoie à cette clinique du non advenu et autre problématique de l’errance.

Un monde de l’étrangeté qui nous dévoile son mystère où le sujet est pris et torturé par le langage (Freud) quand pour Lacan[6] le langage et les signifiants existent et nous torturent. Tels des Dorian Gray en puissance, hypnotisés du côté du leurre en niant la réalité et le passage du miroir, celui qui guide du réel à l’imaginaire. Une place donnée aux maux, ou « homo » qui signifieraient des représentations symptomatiques colées à du même mis à la place du langage !

À ce jour, la réflexivité pour le moi trouve ses perceptions et ses reflets auprès de ce que l’on nomme réseaux sociaux. Ceux-ci offrent des accès de partage et d’échange d’informations. La mise en ligne et parution de photos, de vidéos pour des communautés d’amis et autres étrangers avec lesquels on peut interférer aussi en temps réel. Selon la théorie psychanalytique, on peut penser la relation du moi à la réalité comme accord ou adaptation avec le monde. Une atmosphère vibrante qui permet à la pulsion scopique des mises en scène de type perverses : « masochique, voyeuriste, fétichiste, etc. » pour la conquête d’une jouissance en utilisant l’autre. L’expérience ou l’individu submergé par la terreur de la solitude s’accrocherait à sa pulsionnalité pathologique pour ne pas couler dans l’espace labyrinthique existentiel.

L’œil, siège du lieu pulsionnel où se jouent la perversion et ses scénarios « ce qui le pousse à voir » une façon de jouir pour finir par s’en dégager. L’individu marqué du côté de l’infantile rechercherait à voir ce qui le regarde. Un symptôme individuel qui devient social où la question de trouver son moi idéal semblerait soumis aux réalités extérieures pensantes et agissantes. Notre société contemporaine dite « libérale » qui s’opposerait à certains assujettissements nous expose les passions théâtrales de la jouissance des individus. En effet, sur la toile et autres réseaux, celles-ci s’exhibent en occupant toute une place, tout, tout de suite et immédiatement pour des psychés infantiles.

Écrire le mot « jouissance » c’est l’associer à la libido d’un ça et la pulsion de mort. Pour rappel, le concept de pulsion de mort serait pour Freud[7] la capture d’un processus psychique important qui apparaît dans Au-delà du principe de plaisir, en 1920. L’auteur nous invite à le suivre dans une définition dualiste pulsion de vie/pulsion de mort : « Les modifications psychiques qui vont de pair avec le processus culturel sont évidentes et dénuées de toute ambiguïté. Elles consistent en un déplacement progressif des buts pulsionnels et en une limitation des motions pulsionnelles. Des sensations qui, pour nos lointains ancêtres, étaient source de plaisir sont devenues pour nous indifférentes ou même insupportables ; il y a des fondements organiques aux changements de nos canons éthiques et esthétiques ».

La temporalité de notre ère contemporaine semblerait vouloir montrer pour chacun des enveloppes corporelles ou divers phénomènes de l’exposition d’un effet mère d’un vécu d’éphémère ! L’expression d’un monde social qui semble tourné du côté de la jouissance dans ses représentations idéologiques identitaires voire de monstration d’un vide identitaire ; des fragilités d’un moi exilé tel des figures parentales exilées de leurs propres responsabilités et qui imposeront aux analystes toutes leurs figures transférentielles.

Cette surexposition ne serait-elle pas la recherche du Graal en l’absence d’un tiers, l’appui d’un père imaginaire qui nous mettrait à observer des personnes et des psychoses ordinaires ? Une façon de se défendre devant un déni d’existence voire d’une humiliation narcissique ?

Cette toile numérique présente l’étalage du corps où celui-ci affecté par le langage paraît représenter une matière qui convoque des formes comme morcelées, découpées, objet de fascination qui apparaîtrait dans la psyché des individus. Une traduction scénique partielle et autres passages à l’acte par des successions d’images et des pulsions de répétitions occasionnées par des quantités d’excitations accolées au plaisir et déplaisir qui seront exhibées auprès des divers réseaux « sociables ». L’expression des limites entre l’instance du moi et le royaume du ça, une démarcation chimérique du moi qui s’identifie à celui qui serait pensé par l’inconscient. Jacques Lacan pense le sujet du côté de la subversion, celui qui pourrait être du côté de la mesure, il semblerait être accolé, voué à l’excès et au manque. Ces exhibitions ne seraient-elles pas l’expression traumatique de l’homme né, immergé dans un bain de langage avec tout ce qui s’est dit de lui et autour de lui voire non-dit de celui-ci ? La difficulté environnementale pour l’accès à un langage cognitif aurait-elle laissé une place trop importante à un langage analogique ? L’expression de Watzlawick « la communication analogique plonge ses racines dans les périodes très archaïques du développement.[8] »

L’industrialisation et ses nouvelles technologies ne favoriseraient elles pas des destructions sacrificielles de la santé mentale au profit d’un conservatisme et d’une tentative de contrôle du côté de l’immatérialisme ? L’exposition des failles narcissiques qui éclosent au grand jour semblent réaliser le plus grand plaisir pour l’économie ainsi que d’une certaine politique médiatique.

Jean Cocteau en 1960 : « Il se peut que le progrès soit le développement d’une erreur ».

Olivier Fourquet – Mai 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] René Descartes, Les Passions de l’âme, Éditions Flammarion, 1649.

[2] Cynthia Fleury, Ci gît l’amer, Éditions Gallimard, 2020.

[3] Irvin Yalom, Thérapie existentielle, Éditions le livre de poche, 2017.

[4] Donald Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Éditions Payot, 1969

[5] Guy Debord, La Société du spectacle, 1969.

[6] Jacques Lacan, Séminaire III, 1955-1956.

[7] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Éditions Payot, 1920.

[8] Watzlawick Paul, Une logique de la communication, Éditions du Seuil, 1972.

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Quand Eros se confronte aux architectures psychiques, physiques et ses limites

Olivier Fourquet – Avril 2022

Cinéma

L’art du cinéma nous présente la variété de ses œuvres avec un mouvement émergeant d’artistes ainsi que d’autres auteurs extérieurs au septième art en prenant celui-ci dans une dynamique de légitimation culturelle. L’expérience cinématographique offre une dynamique d’éducation de soi. Ainsi, les différents champs d’exploration de nos humanités sont filmés sur le chemin de ses crises, de ses diversités voire de son étrangeté. Elle nous projette en dehors de nous-mêmes comme pour nous permettre d’approcher la  » vérité sur soi « , une forme révélatrice de notre condition. L’œuvre vidéo de l’artiste Anita Witeck[1] pose la problématique du contrôle et autre surveillance sous l’angle de Big Brother. Elle nous renvoie à cette réflexion « que ce qui nous regarde ne nous voit pas toujours ». L’expérience de sa création nous amène à évoquer la différence entre l’œil et l’acte de voir, une divergence entre voir et regarder. Lorsque le spectateur est en face d’un écran ou se passe la projection d’un film que voit-il ou que regarde-t-il ?

La réalisatrice Carine Tardieu avec le duo Fanny Ardant – Melvil Poupaud propose de nous raconter une histoire d’amour nommée Les jeunes amants. Un premier pari contre l’idée reçue que l’homme chercherait des partenaires féminines plus jeunes que lui. L’actrice joue son rôle de femme éprise à 70 ans de l’acteur qui doit avoir 50 ans. Une gageure scénographique des corps en limitant des séquences de sexe trop explicites afin d’éviter l’embarras scopique ! Au-delà des images romanesques de cette fusion projetée sur l’écran d’une sensation amoureuse palpable, ce couple cinématographique nous offre des interrogations sur la mise en scène du corps et de sa pulsionnalité narcissique ainsi que de ses limites. Suivant Freud la pulsion est un concept limite entre la frontière du psychisme et du somatique quand Pierre Marty, lui, parle d’instincts de vie et de mort comme une volonté d’être au plus proche du biologique… Ce qui tourbillonne autour d’Éros relèverait-il de la pulsion ou du désir ?

Si « l’amour » n’a pas d’âge, une telle différence de maturité peut-elle être partagée avec un rapport au temps analogue ? Comment sous-estimer la temporalité qui s’inscrit de manière inflexible dans le corps ? Entre désir et réalité, c’est probablement le « temps » qui semble jouer son rôle d’objet avec cette difficulté du deuil qui affectera l’économie érotique du sujet et cela tout au long de sa vie ! Une course contre la montre, celle-ci qui symbolise inexorablement la fuite du temps et qui conduit les êtres mortels à leur finitude.

Du corps, Baudoin Tiberghien exprime : « Ce qui est beau est bien, ce qui est laid est maléfique entraîne répulsion et crainte ». Selon Guy Debord, le corps peut d’abord être vu comme une chose dans une société dite “de spectacle ». Une mise en scène du corps tel une image, un concept qui laisserait un espace exponentiel au paraître, une image écran ou selon Winnicott la vision d’un faux self davantage qu’à la place de l’être… Max Horkheimer et Theodor Adorno[2] expriment que le corps pourrait être pensé comme un outil de motivation qui pourrait influencer nos attitudes et nos comportements : “Le corps est raillé et rejeté comme la part inférieure et asservie de l’homme, et en même temps objet de désir comme ce qui est défendu, réifié, aliéné”. Françoise Dolto dira que l’image du corps est le support du narcissisme. Il s’élabore et se construit pour l’histoire du sujet en se remaniant tout au long du développement de celui-ci.

La réalisatrice nous expose l’expérience de Shauna, 70 ans. Elle semble ne plus se faire d’illusions sur son pouvoir de séduction et sur l’objectif de retrouver l’amour. Le hasard fait qu’elle renoue avec Pierre, un médecin croisé 15 ans auparavant. Il lui exprimera qu’il ne l’avait jamais oubliée. Pour Pierre l’écart d’âge n’entre pas en considération pour le regard qu’il porte sur cette femme qui lui apparaît désirable. Il est marié et père de famille…

Le temps et la pulsionnalité de Pierre semblent vouloir se dire à travers l’inconscient d’un certain Éros ! Spinoza et son concept conatus dit : “ce qui pousse l’homme à persévérer dans son être” ou autrement dit celui qui ressent le fait d’être ce qu’il est peut se mettre sur le chemin en se posant la question : “Qui suis-je ?”

Selon Françoise Dolto, se différencier, c’est reconnaître, percevoir les caractéristiques et les limites de l’objet d’abord vécu comme mêmes, rencontrées dans une “mêmeté d’être”. Le mécanisme de différenciation, articulé à celui de la croissance doit trouver un appui stable et fiable. La mise en théâtre de cette différenciation générationnelle nous pose déjà la question de la représentation de l’image du corps que pourrait avoir le sujet ? : “une perception, une hallucination visuelle, voire mentale de quelque chose ? » L’homme serait-il resté fixé sur l’image de cette femme rencontrée 15 ans auparavant ? L’intimité d’une libido narcissique encryptée qui n’aurait pu établir dans la réalité un lien de séduction ? Séduire, repris par Paul-Claude Racamier c’est tirer quelqu’un à soi, hors de son propre chemin.

Le mot employé intimité nous amène à la notion de l’intime qui permettrait d’aborder le sujet dans son propre rapport à se sentir exister. « L’intime n’est ni un concept ni une notion théorique, c’est un mot chargé d’affect, de vécu », selon Jean Baudrillard[3].

L’intimité pensée du côté d’Anzieu nous renvoie au Moi-peau. Il exprime que c’est dans la relation à la mère que se construit une fonction de maintenance psychique de pare-excitation, qui soutient et qui organise une sexualisation première. Un corps pour penser les pensées « une peau » suivant l’auteur. L’enveloppe assurerait le rôle d’appui de l’excitation sexuelle et une continuité entre les différents plaisirs auto-érotiques, narcissiques du Moi et intellectuels du penser. Le rapport au monde pour le sujet co-existe avec une relation sur laquelle il s’appuie pour dire ses émotions et ses intentions. Quelle pourrait être la représentation symptomatique de cette histoire « amoureuse » ? L’étymologie latine de symptôme nous renvoie à « tomber en se heurtant contre, se jeter dans, se rencontrer » ! Qui retrouve qui au sein de cette narration ?

L’intimité cachée de Pierre ne nous renverrait-elle pas à une problématique œdipienne, être à la recherche d’un objet maternel  ? Si l’on pense que le narcissisme à deux est un narcissisme vital mère/enfant, alors chacun des deux procède à la création de l’autre. C’est le JE de l’enfant qui est en JEU. Pierre va remettre tout en jeu (enjeux) pour « l’amour » de cette femme. Lacan parle de la pulsion qui part de sa zone érogène, vise son objet, le rate et retourne vers sa source. Toujours selon l’auteur, le désir s’origine de l’autre, une dialectique entre désir et demande qui implique l’existence de l’autre. Cet après coup ne re-présenterait-il pas de vivre l’interdit d’un Éros ou une confusion d’amour « adulescent » avec le besoin de sentir l’objet et d’en éprouver les limites, la castration par la vulnérabilité, la fragilité somatique de Shauna ? Pierre nous conduit vers la pensée d’une organisation psychique phallique dans la position du super héros. Et ainsi l’appui d’une jouissance, celle de représenter le sauveur de cette femme ?

Et si l’on pense « jouissance » du côté pathologique, cela nous interroge sur la dynamique du désir et de ses empêchements !

Une rencontre « hors temps » pour un hors champ effracté par le réel ? Selon Lacan, le réel est défini comme l’impossible. Il est ce qui ne peut être totalement symbolisé dans la parole ou l’écriture et, par conséquent, n’arrête pas de ne pas s’écrire. La réalisatrice nous montre à voir son imaginaire symbolisé par des images et leurs effets hypnotiques, mais à y regarder de plus près ne nous présenterait-elle pas la réalité d’une histoire « d’amour » impossible ? Une projection qui met en scène la difficulté de la perte confrontée à un corps et ses limites et qui interroge la psyché du côté de la castration.

Ces vingt années entre nos deux protagonistes montrent une temporalité qui nous conduit à observer les frontières physiques, psychiques dans cette problématique de différenciation. La mise en scène filmographique nous offre de penser le temps. Elle nous montre la libido d’une femme « personne âgée ». Un terme courtois où Jack Messy[4] exprime que « la personne âgée n’existe pas », envisagé sur le modèle lacanien « La femme n’existe pas ». Il nous ouvre une réflexion sur le risque qu’il y a à réduire un individu à « son âge ». Dès lors, le « sujet âgé » nous offre l’opportunité d’un rapport subjectif avec nos propres dégénérescences. Le vieillissement intéresse nos sociétés occidentales et le narcissisme continue d’être une piste de réflexion selon ses différentes temporalités.

Shauna est atteinte de la maladie dégénérative Parkinson. Cette affection peut amplifier certains symptômes moteurs ainsi que les émotions (joie, tristesse, etc.). Le symptôme vient à la place d’une parole qui manque. Il apparaît comme un langage, une énigme qui pourrait faire reviviscence d’une problématique archaïque, pensé du côté de la séparation. Lors d’une scène, Shauna va dévoiler sa colère contre l’insistance de Pierre, lui qui semble ne pas vouloir renoncer à cette histoire. Elle le laissera attendre à l’extérieur sous une pluie battante.

Cette colère expressive mise au service de la dramaturgie serait une façon de donner du sens et ainsi provoquer une réaction dans le corps de l’autre. Pierre restera fixé, voire hypnotisé devant cette porte fermée. Symboliquement par « la porte close » il est interdit devant l’infranchissable.

Christophe Dejours[5] exprime « l’agir expressif » comme la façon dont le corps se mobilise au service de la signification, c’est-à-dire au service de l’acte à signifier à autrui ce que vit le « je ». Cet instant cinématographique semble nous dévoiler la dramaturgie interne des « jeunes » entre deuils, réalité et désirs ou lien entre réel, imaginaire et symbolique.

Selon cette histoire l’enveloppe présente sa limite ou ses interdits alors que « l’amour » de l’objet paraît vouloir répondre aux désirs ou (appuis) narcissiques du côté de l’Éros ! Cette désorganisation graduelle du corps de Shauna qui montre une affection grave et qui indique un pronostic létal, ne serait-elle pas un retournement progressif soutenu par les instincts et pulsions de mort de l’histoire du sujet ? Le « moi » n’est pas maître en sa maison selon Freud. Quels auraient été les conflits psychiques du sujet entre l’amour et la haine du moi et/ou de l’objet ?

Dans la dernière scène du film, Pierre rejoint Shauna dans un café. Elle exprime que son état s’empire, qu’elle risque de finir dans un fauteuil roulant. Il lui dit : « l’important c’est de respirer le même air. » ou qui pourrait nous donner à penser « mais mère » ?

Jean-Louis Godard :  » C’est étrange comme les choses prennent du sens lorsqu’elles finissent… C’est là que l’histoire commence ». (film : Éloge de l’amour, 2001)

Olivier Fourquet – Avril 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Darian Leader, Ce que l’art nous empêche de voir, Bibliothèque Payot.

[2] Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, la dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. Éliane Kaufholz9, Paris, Gallimard.

[3] Jean Baudrillard, « La sphère enchantée de l’intime », l’intime protégé, dévoilé, exhibé, Revue Autrement.

[4] Jean-Marc Talpin, Psychologie clinique du vieillissement normal et pathologique, 2017, Paris, Armand Colin.

[5] Christophe Dejours, Le corps d’abord, 2001, Payot, Paris

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« Se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe ». (Jeu et réalité)

Enfant et doudou

Olivier Fourquet – Janvier 2022

« Si se cacher est un plaisir, ne pas être trouvé est une catastrophe ». Jeu et réalité[1]

Lorsque l’enfant apparaît, celui-ci arrive au monde démuni, inachevé, sans potentialités instantanées pour différencier l’intérieur d’un extérieur ou, autrement dit, d’un moi d’un non-moi. Rappelons que le moi est un concept de la psychanalyse qui, avec le ça et le surmoi (deuxième topique freudienne), sont trois éléments qui vont construire la personnalité d’un sujet. L’instance du moi va tenter de régir l’influence du monde extérieur sur le ça. Soumis au principe de réalité, il devrait jouer un rôle homéostatique entre régulation et médiation.

Winnicott évoque que la perception interne de l’enfant lui ferait créer, de façon hallucinatoire, un « objet subjectif » qui produirait une satisfaction. L’auteur suit l’hypothèse freudienne d’une satisfaction hallucinatoire primitive, celle d’un épanouissement que représente le principe de plaisir, et qui devra s’infléchir devant l’épreuve de la réalité. Winnicott y adjoint la notion du rôle que joue l’environnement. Il pense qu’une « mère suffisamment bonne [2]» est une mère qui « sent » suffisamment son nouveau-né pour lui présenter l’objet au moment même où celui-ci va le créer sur le mode hallucinatoire. Alors s’installera un espace d’illusion, une zone où l’enfant peut faire preuve d’une omnipotence imaginaire, en créant l’objet alors que celui-ci est apporté par l’entourage.

Nous pouvons penser que ce qui va constituer un sujet dans le sens d’un «  je incarné « , un moi habité, passera par son environnement premier ainsi que par les objets qui l’entourent.

Et des objets qui vont pouvoir entourer l’enfant, Winnicott va penser à la fonction d’objet transitionnel. Celui-ci permettrait au petit d’homme de faire le pont entre sa relation « primitive » au sein maternel, et la réalité extérieure.

Cet objet transitionnel ou « doudou » permettrait d’être saisi pour l’enfant comme une zone auto érotique, un lien culturel qui lui permettrait d’appréhender le monde. Il permettrait pour l’enfant de pouvoir supporter l’absence. Le jeu d’avec l’objet pourrait représenter une forme de dédommagement entre la présence et l’absence de la mère, en exemple le célèbre jeu du « Fort-Da » du petit fils de Freud. Ce jeu du « fort-Da » permettrait à l’enfant de ne pas se laisser envahir par l’angoisse de l’absence maternelle mais l’enjeu pulsionnel du plaisir d’une satisfaction entre maîtrise et « vengeance » ou, autrement dit, entre amour et haine. Autre regard sur le jeu et l’objet, René Roussillon écrit :  » Le jeu devient lui-même l’« objet » du jeu et de la symbolisation » en proposant de reprendre un terme du poète Francis Ponge, et utilisé dans un sens différent par Pierre Fédida : l’objeu. On passe ainsi de l’objet au processus lui-même, à l’utilisation de l’objet, grâce à la représentation avec l’objet de l’« activité représentative »[3].

Si le jeu, l’objet, peut représenter une ressource de développement pour l’enfant, le « doudou » qui serait offert comme réponse à toute situation pourrait perdre de sa fonction. En effet, si celui-ci devient « fétiche » il pourrait nier l’absence et le manque. Et, ainsi, cet objet devenu « fétiche » ne génèrera pas d’espace créatif dans le caractère de l’enfant. Alors, il en deviendrait totalement « dépendant » au risque d’éprouver des difficultés à s’en libérer.

La croissance est un long chemin semé de défis, de moments de séparation ou il va falloir renoncer au connu pour tendre vers l’inconnu.


[1] Donald Winnicott, Jeu et réalité, 1971

[2] Donald Winnicott, La mère suffisamment bonne, petite biblio Payot, 2006

[3] René Roussillon, L’objet « médium malléable » et la conscience de soi, in L’ Autre, 2001/2 (Volume 2), p. 241-254. DOI : 10.3917/lautr.005.0241. URL : https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-l-autre-2001-2-page-241.htm

Vignette

Je reçois dans le cadre d’une association LGBTI, une dyade mère-fille. Je fais partie des bénévoles qui accueillent des personnes avec leurs demandes et leurs diversités. Cette mère arrive en exprimant le fait d’être démunie quand sa fille de onze ans lui a annoncé qu’elle n’était pas bien dans son corps de fille. Installée pour écouter et entendre cet enfant, celle-ci reste intimidée. Cette première rencontre durera environ 25 minutes. Elle ne prend pas ou très peu la parole. Les mots circuleront principalement par la voix de la mère. J’observe que si les « mots » sont accordés à la mère, ce sont les « maux » symptomatiques de la jeune fille qui se mettent sur la scène. De cette oralité, la jouissance des mots semble passer par la mère quand pour sa fille celle-ci lui fait jouer le rôle d’une « ventriloque » … La psyché serait-elle restée dans le ventre de l’objet  ? L’union symbiotique de cette dyade aurait-elle internalisé comme faisant partie de soi la perception d’un seul miroir sans autre altérité ?

J’apprendrai qu’elle a deux frères, un père présent, au dire de la mère. Elle est amoureuse d’une autre petite fille de son lycée. Elle a dans son entourage la connaissance d’une jeune fille de dix-huit ans qui commence une transition. Elle a vu un film Il devenu elle. Sa mère exprimera que depuis deux années, elle a remarqué que sa fille ne porte plus de vêtement « féminin ». D’ailleurs, son image ce jour-là m’apparait plutôt d’une allure unisexe…

La pré adolescente posera la question par l’intermédiaire de sa mère :  »si une fois ses règles arrivées, elle pourrait faire sa transition ? »

Cette jeune fille, par le « fantasme » de vouloir devenir un autre et précisément un corps d’homme, semble pointer toute la difficulté de différenciation entre elle et l’objet « mère ». Empêcher d’être un « je » et de ne pouvoir s’approprier son corps propre la conduirait à se projeter de se transformer en un « autre » avec le fantasme de conserver l’amour pour la mère et ainsi ne pas la décevoir  ?

Panos Aloupis pose la question des paradoxes dans les processus de maturation, notamment le paradoxe de l’objet transitionnel, etc. Ferait-il blocage dans un mouvement de détachement qui amènerait une difficulté et une complexité psychique ? Je cite :  » Elle se produit quand la propriété de l’espace psychique se confond avec celle de l’objet. Il s’agit dans chaque cas d’une reprise de phases isolées de l’histoire de l’évolution du sentiment du moi, d’une régression à des époques où le moi ne s’était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui. »[1]

L’expression « démunie » de la mère peut nous conduire à penser à une forme de culpabilité, celle d’un manque d’armature symbolique qui borne ou contient l’enfant…

Autre réflexion concernant cette jeune fille, celle-ci pose l’hypothèse que ses transformations corporelles ainsi que de devoir abandonner des bras sécurisants maternels pour lui offrir de sortir d’une position infantile pour accéder aux changements et au complexe de castration apparaissent comme compliqués (les règles) … À noter que la période adolescente fait apparaître des possibilités « traumatiques » du fait des potentialités d’actes sexuels génitales ainsi que l’organisation psychique et la pulsionnalité sexuelle accompagnée, contrariée des modifications du corps qu’elle suscite.

Le féminin symbolisé comme son origine archaïque de faire l’expérience d’un corps en creux semblerait être refusé pour toute son exploration. Cette difficulté de ne pouvoir observer une réalité ne pourrait-elle pas être pensée du côté de « la haine de soi, haine de sa pulsionnalité », et ainsi penser le corps de l’homme comme objet idéal ? L’issue de secours d’un moi en survie, celle de « trouver » une façon d’exister en devenant « un autre » ! Un corps objet qui pourrait aussi rentrer dans une norme face à ses amours lesbiens. Et ainsi pouvoir continuer à jouir de l’objet «  mère  » ? La peur de la perte de l’objet durant la phase de transition du passage de l’enfant à l’adulte pourrait émettre l’hypothèse que l’objet serait incorporé au moi. Cette organisation psychique va altérer la construction du narcissisme primaire pour d’autres difficultés de différenciations.

Cette jeune fille nous met devant une complexité psychique, celle de « se convertir », changer d’identité, remplacer sa biologie intérieure par une vitrine extérieure qui serait plus signifiante ? Vouloir être « un autre » lorsque l’on est une pré adolescente nous projette du côté d’une problématique identitaire narcissique (Roussillon). L’adolescente qui met en scène sa survie psychique fantasmée nous montre le fait d’être coupé de sa vie psychique subjective…

Le symptôme de « transition » peut aussi être pensé du côté d’un chaos psychique sociétal ou cette socialisation secondaire et ses réseaux sociaux qui introduisent des interactions avec autrui offre des miroirs où l’individu(e) dans la société aujourd’hui, pourrait décider de son genre et déterminer son corps sexué !

Miroir, ô miroir ! L’outil connecté, très actuel, que représente le « téléphone » est devenu l’objet créateur de selfies magnifiés. Ceux-ci seront souvent agrémentés de filtres qui vont construire et défendre l’illusion d’un « moi », son image idéalisée, likée par d’autres. Une égocratie ou le besoin de réflexivité, d’être trouvé (quand, où, et comme je veux) ou comme jadis l’hallucination d’un sein perçu… Le selfie ou autre vidéo qui fait étalage d’un sujet sur son quotidien et ses apparences ne présente qu’un faux self selon Winnicott. Celui-ci montre l’investissement de son apparence en défendant son Moi caché derrière un paravent social ou l’exposition d’un objet idéalisé adressé à ceux, celles qui voudront bien «  voir  » ou «  ça-voir  » en dépit de la connaissance. Une jouissance narcissique tourné vers soi…

Cet égocentrisme, réfugié dans des images face aux réalités perçues comme imparfaites ne laisserait-il pas le moi inlassablement du côté de l’infantile ? Alors que « je » est un autre selon Rimbaud…

Le complexe d’Œdipe peut être pensé comme un ‘organisateur mutatif’ qui permettrait d’être du côté de l’acceptation du manque et autre castration et ainsi offrirait l’émergence d’un moi, (la position dépressive). Le cas présent de cette jeune fille qui souhaite mettre en scène une autre réalité, celle d’un moi, non-moi ou l’écoute d’un sujet qui serait «  hors sol  » nous amène à la réflexion du « hors limite » et d’un moi-peau indéfiniment distendu ? Symptôme en lien avec la toute-puissance phallique, celui de  » décider  » de sa biologie.


[1] Aloupis, P. (2004). Le sexuel dans l’altérité. Libres cahiers pour la psychanalyse, 10, 101-110. https://doi.org/10.3917/lcpp.010.0101

Olivier Fourquet – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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