Olivier Fourquet – Mai 2024
L’époque contemporaine au XXIe siècle semble faire jaillir, des placards médiatiques ou autres alcôves, des secrets et des figures fantomatiques pour leurs passages à l’acte. Les clés des cryptes ont été trouvées pour être ouvertes et dénoncées. Dire pour exister entre le moi guerrier et un moi vengeur. Mon propos va se consacrer aux récits de la problématique incestueuse, de la relation sexuelle vécue trop tôt et de son emprise. Le récit de Vanessa Springora et « son consentement » nous amène à penser un nouage entre amour et pulsions de mort selon Clothilde leguil. L’auteure souligne la complexité et l’ambiguïté des relations humaines, et notamment lorsqu’elles sont bornées par des dynamiques de pouvoir et de manipulation.
Des récits qui convoquent la pulsion de mort, un concept établi par Freud dans Au-delà du principe de plaisir pour ses recherches sur le traumatisme pourraient être entendu comme « non vie » ou l’absence d’un corps suffisamment habité par l’énergie d’Éros compte tenu de ses failles narcissiques traumatiques. La charge émotionnelle non contrôlée d’un traumatisme sexuel va toucher l’inconscient du sujet, qui aura une incidence sur ses fantasmes et autre désorganisation liés au complexe d’Œdipe.
Au sein de notre société, le mot « traumatisme » est identifié, perçu et entendu comme un concept vulgarisé au sein de la pluralité des médias. Un lien avec Freud et son « Malaise dans la civilisation », un malaise qui résulte des tensions entre nos désirs individuels et les exigences de la vie en société. Freud soutient que le processus de socialisation n’implique pas la suppression absolue des désirs individuels antisociaux. Et c’est ainsi que ces désirs réprimés peuvent produire un traumatisme pour la personne touchée. Elle subira des séquelles psychiques, mnésiques et autres complexités d’un dysfonctionnement du pare-excitation qui viendra faire « trou ».
Le traumatisme subi viendra faire effraction pour l’individu dans son organisation psychique, où apparaitront des troubles de la pulsionnalité qui affecteront le lien à autrui. Une problématique qui viendra modifier sa relation avec l’objet. Comment l’enveloppe narcissique et l’intimité du sujet vont se positionner du côté de la vulnérabilité d’un corps et de la perte d’un moi qui s’organisera déconnecté d’une réalité, du côté de l’errance ? Notons que le registre de l’intime représente le noyau le plus secret du sujet, ce qui échappe au contrôle social, un lien entre son moi, voire un non-moi selon les organisations psychiques des individus. La psyché s’attache à des espaces qui sont liés à notre intimité et qui ont intégré notre mémoire. Je note que l’enveloppe narcissique et l’intime représentent un équilibre pour l’expression d’une subjectivité.
Quant à l’errance, la construction psychique du moi et son sentiment d’exclusion, il peut se révéler par la mise en mouvement d’un besoin impérieux de cheminer ici et là, une façon d’exprimer une force pulsionnelle, notamment à travers l’art, etc. La figure de l’errance peut être vécue comme une perte de sens, de repères dans sa vie, ce qui peut provoquer une problématique existentielle. Le conflit du sujet en errance peut aussi être pensé comme une tentative de trouver un sens, de fuir une douleur ou de se débarrasser d’éléments psychiques qui l’auraient atteint. Autrement dit, l’errance ou la perte d’un but peut être vue comme l’organisation pulsionnelle symptomatique appuyée par une dynamique fantasmatique délivrant ainsi le sujet de ses attaches et de toutes contraintes. Alors, le corps de ce sujet va représenter l’expression d’une enveloppe en souffrance ainsi que de ses désirs inassouvis. Une psyché agissante aux commandes surmoïques, tyrannique d’un idéal mortifère dans l’annulation de soi et d’autrui.
Le sujet, dans son expérience de la perte, peut vivre une errance psychique et se retirer d’une certaine fonction phallique jusqu’à l’immobilisme. Repérons que cette problématique de l’errance de l’individu est aussi un processus possible de destructivité et de masochisme conduisant possiblement jusqu’à devenir SDF, un franchissement pour le risque de se perdre en route. Destin d’une névrose traumatique dans ces pertes brutales qui feront le rappel d’un traumatisme premier suivi d’un clivage du Moi. Un lien avec l’ouvrage de Sándor Ferenczi[1] exprime, dans « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », son concept de l’identification à l’agresseur. Il évoque un lien régressif entre narcissisme et masochisme. L’errance peut aussi être réfléchie dans le fait de s’oublier en répondant aux volontés de l’agresseur en s’identifiant à lui. Si le moi n’est pas maître en sa maison (Freud), celui-ci est sorti hors de lui pour être assujetti au désir pervers de l’autre, celui qui « inflige le rythme de la vie et de la mort. » Repérons que dans les pulsions de déliaison, la destructivité peut l’emporter au détriment du moi. Le sujet qui incorpore l’identification à l’agresseur peut se trouver dans une figure limite, qui serait celle d’un passage à l’acte suicidaire. Dire « incorporation », c’est l’associer aux fantasmes qui correspondent à un processus d’encryptement dans une zone clivée du reste du Moi.
L’inscription des empreintes traumatiques de certains va être mise en scène via des scénarios pour le grand écran ou dévoilée par ses récits via une littérature qui dit l’impensable d’un vécu hors norme. Une façon pour le sujet d’articuler l’objet créatif de sa pulsion pour l’objet fantasmatique pathologique qu’il a représenté dans cette rencontre imposée de l’Autre, celui-ci devenu énigmatique. En effet, cet objet « Autre » devrait être la fonction paternelle qui ordonne sa loi dans la constitution psychique de l’enfant. Selon Jacques Lacan, le Nom-du-Père participe à être un élément de rupture qui symbolise l’interdit de l’inceste et mettrait ainsi fin à l’assujettissement imaginaire à la mère.
Selon Paul-Claude Racamier[2], l’inceste, un lien dissymétrique entre l’agresseur et la victime, qui oppose les potentialités d’initiative et de maturité. La violence est faite au corps : l’inceste a la funeste capacité de cumuler la violence par le traumatisme et la violence par disqualification.
Le bouleversement traumatique qui apparaît de façon brutale peut être qualifié « d’insolite », voire de « rude », ou il laissera le sujet sans réponse. Autrement dit, pas de réponse conforme aux potentialités que possédait l’individu(e) avant l’imprévu. Repérons que le caractère instable de l’événement amènera une réponse symptomatique par la rupture d’une continuité du fonctionnement ‘normal’ pour le sujet en devenir.
Le passage à l’acte devenu fruit d’une excitation de la pulsion scopique sera mis en œuvre pour exhiber, montrer l’horreur des monstres. Certaines victimes deviennent acteurs et vont dévoiler l’indicible d’un après coup pour dénoncer par des mots, des maux cachés, honteux, des témoignages d’une autre « expérience de l’être-au-monde » selon l’expression de Pierre Hadot. L’impression de faute sera scellée par un secret de l’enfant, de l’adolescent auquel il devra parfois se taire longtemps au détriment de sa propre voie – voix. Vivre ce traumatisme qu’est l’inceste, c’est perdre « la langue » et ensuite possiblement la pervertir. La parole est coupée pour s’enfouir dans la honte, la peur de dire et vivre un affect disqualifié. La honte vue par Nicolas Abraham et Mária Török[3] montre comment celle-ci se mute comme une crypte, une enclave insérée dans le moi du sujet. Le sentiment de honte est alors enfermé dans une partie séparée du Moi. La honte devient un secret honteux, partagé avec un objet en position d’idéal et que le sujet perd, alors se produit une crypte, un espace aggravé d’inclusion psychique. Est-ce que la honte ne pourrait-elle pas conserver des jouissances inavouables ? En effet, ressasser et réactualiser le traumatisme en continu pourrait entretenir le statut de victime qui ne serait pas sans bénéfices secondaires symptomatiques et narcissiques.
Christine Angot lors d’une rencontre avec Laure Adler, elle exprime : « son attachement à la musique de sa langue intérieure, une langue qui « sonne juste » en dehors du référent même des mots, un référent dont, finalement, on pourrait peut-être se passer. » Elle ajoute : « J’aime beaucoup plus remplir les mots, voir les mots que de raconter l’événement ou raconter des choses. » L’interprétation d’un dire « dit-sociation ou oser dire », l’expression d’un corps coupé, d’une langue « chose » vécue hors d’elle aux moments d’actes pervers incestueux ? Une langue abandonnée au père avec pour perte toute la représentation symbolique du père ainsi que la perte d’une représentation, d’un imaginaire du mot « papa » de son enfance !
Pour le magazine Madame Figaro, Christine Angot précise : « La psychanalyse m’a sauvé la vie, c’est clair et net. À ce moment-là, j’écrivais déjà. Et donc, il y avait déjà la question du Je n’y arrive pas. Est-ce que vous pensez que c’est facile à supporter ? Écrire, ça veut dire être en contact avec le retour constant à la page zéro, avec le pas-grand-chose, voire le rien. » Comment « supporter » l’impensable, l’inimaginable avec un je clivé, divisé et un « retour zéro ou la perte du héros », symbole de la répétition du schéma traumatique.
L’auteure a osé mettre des mots pour dire ses plaies au sein de plusieurs œuvres littéraires qui explorent des expériences personnelles intenses. L’excitation d’une plume phallique pour trancher et inscrire le pathos : « Écrire, j’ai adoré ça, vertigineux », dira-t-elle. Notons que la répétition de ses écrits serait une façon de symboliser le trauma, ce premier coup impensé devenu traumatisme pour la représentation de ce coup qui n’est pas vécu du côté d’une recherche du plaisir. Celui-ci serait mis en visibilité par un mouvement plus primitif de l’appareil psychique, dans lequel la répétition persistante du trauma représenterait une piste dirigée vers de l‘inanimé.
Une représentation dévoilerait une charge pulsionnelle du langage pour nous montrer sa face de pulsion de mort. La monstration par écrit du traumatisme vécu par le « père monstre. » La théorie du traumatisme selon Freud[4] représente l’effraction du pare-excitation, un système pensé comme gardien et régulateur ; tout traumatisme induit une brèche dans un Moi qui n’ait pas réussi à se protéger, qui ne parvient pas à neutraliser l’afflux d’excitation. Utiliser les mots pour C. Angot signifie « dire ce qui est » quand la caméra pour son film documentaire « La famille » lui permet « de montrer ce qui est », une protection intérieure selon elle. « Quand les choses sont vraies, elles ne peuvent jamais être indécentes », assènera-t-elle tout au long de ses entretiens. Elle parle d’une recherche obstinée de vouloir comprendre, de savoir en disant à la journaliste de France Culture que ça ne règle aucun trauma ! Cette quête de vérité ou du savoir où « voir ça » ne nous ramènerait-elle pas à la scène primitive ? Cette scène organisatrice engendrée par l’irruption énigmatique des rapports sexuels parentaux, observée ou fantasmée, construite et interprétée par l’enfant en termes de violence provoquée par le père. Une représentation énigmatique qui engendrerait une excitation sexuelle selon Freud. Si la scène représente pour le sujet une menace de castration, voire un moteur pour sa vie fantasmatique, on peut penser que l’excitation, voire ses répétitions, sont mises au service d’un processus d’écriture pour transformer et canaliser sa pulsionnalité (« libido d’écriture ») ainsi que d’autres essais artistiques pour l’auteure. Sa relation incestueuse lui a fait rencontrer l’expérience d’être actrice d’un vertige, d’un forçage, le franchissement d’une frontière située au niveau du corps, selon Clothilde Leguil[5]. Le corps serait-il devenu celui d’une enveloppe de l’objet Livre, les mots comme protection ? Le vécu de cette femme telle une chute selon le psychanalyste Guy Decroix ou la « chute », le fait de choir, de déchoir, de tomber d’une position asymétrique du père symbolique aura provoqué un écrasement générationnel, l’effondrement de l’autorité et de l’antériorité nécessaires pour grandir et se tourner vers un autre avenir.
La mise en scène médiatique choisie provoquerait-elle une confrontation de l’auteure entre l’idéal du moi et la perte narcissique primaire d’un moi idéal ? L’excellence d’une toute-puissance narcissique que l’on se fait de soi comme sujet/objet idéal. Cette perte du moi idéal face à l’impact traumatique, trouverait-elle sa source par la création de l’idéal du moi pour tenter d’être reconnu et/ou subsisterait le désir d’être aimé ?
Notons que dans le processus psychique du sujet et ses réalités, le moi idéal sera remplacé par l’idéal du moi. Pour rappel, le concept de l’idéal du moi apparait dans l’essai de Sigmund Freud en 1914 Pour introduire le narcissisme. Selon Michel de M’Uzan[6], l’Idéal du moi serait un substitut du narcissisme phallique de la mère. Je cite : « Pour être aimé d’elle, une voie privilégiée : accomplir pour elle un programme qu’elle n’a pas pu réaliser. »
La perte du moi idéal et retrouver un idéal du moi et ses projections serait-il alors un facteur de croissance ou de souffrance ? Une dynamique psychique qui va s’opérer entre souffrance et croissance avec plusieurs facteurs possibles ; la construction de la personnalité, l’histoire, le contexte, les ressources psychiques du sujet et son vécu traumatique. Notons l’expression de Jacques Lacan selon qui « l’idéal du moi, une construction subjective ou l’idéal de l’autre qui conduit le moi à se chercher dans le regard de l’autre ». Autrement dit, le désir du sujet est en relation avec le désir de l’Autre, un lien en miroir avec tout ce qui l’entoure. Dans le cadre d’une enfance sexualisée et du passage à l’acte incestueux, cet « idéal » nous amène à interroger les symptômes parentaux et leurs traumatismes pour la construction psychique du moi idéal du sujet, celui qui se constitue dans le cadre du stade du miroir ?
L’enveloppe narcissique est la représentation que le sujet a de lui-même, de son image et de son identité. Elle est le résultat d’un processus de construction psychique qui implique le rapport à l’autre, à son regard et à sa reconnaissance. Le lien affectif se noue avec l’autre dans son rapport à l’imaginaire et à la réalité. Si la résolution œdipienne invite à la symbolique du mythe, l’effraction traumatique va proposer une déconstruction pulsionnelle et psychique de l’enfant. Le miroir sera brisé et ce sera la perte de l’unification du moi, la dissociation d’un sujet organisé du côté de la psychose assujetti à survivre avec des prothèses symboliques !
Notons que l’individu qui aura subi une première fois, voire la répétition de violences faites au corps, celui-ci sera devenu objet de prédation. Des sujets devenus objets, des femmes, des hommes névrosés ou plus dramatiquement psychotiques, de n’avoir pu s’émanciper de la problématique de l’inceste. Comment la personne va pouvoir transformer cet « homicide » ? J’ose le mot « homicide », sa définition : « le fait de tuer un être humain ». En effet, c’est l’être du sujet tué par « de l’Autre », qui va transformer la destinée d’un sujet et ses potentialités ainsi que ses rêves, son lien à son corps, son propre érotisme, son imagination… L’inceste demeure un crime amèrement pensable qui mettra le sujet hors de son je, voire hors-jeu ! Et pour celles et ceux qui auront eu cette capacité créative dans la diversité des œuvres écrites, filmées, ces sujets vont devoir vivre avec cette perte énigmatique ! La question reste posée : « De quelles pertes pourrait-il bien s’agir ? »
Olivier Fourquet – Mai 2024 – Institut Français de Psychanalyse©
[1] Sándor Ferenczi « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Psychanalyse IV, Œuvres complètes Paris, Payot, 1982
[2] Paul-Claude Racamier « l’inceste et l’incestuel » les éditions du collège, 1995
[3] Nicolas Abraham et Mária Török « L’Ecorce et le Noyau » Flammarion, 1987
[4] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir 1920 » Paris, Éditions Payot, 1968
[5] Clothilde Leguil, « Céder n’est pas consentir » Paris, Éditions Puf, 2021
[6] Michel de M’Uzan, « De l’art à la mort » Éditions Payot, 1972