Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

Ce n’est pas drôle de mourir

Ce n’est pas drôle de mourir

Félix Valloton – Jardin à Honfleur

Ce n’est pas drôle de mourir
Et d’aimer tant de choses :
La nuit bleue et les matins roses,
Les fruits lents à mûrir.

Ni que tourne en fumée
Mainte chose jadis aimée,
Tant de sources tarir…

Ô France, et vous Île de France,
Fleurs de pourpre, fruits d’or,
L’été lorsque tout dort,
Pas légers dans le corridor.

Le Gave où l’on allait nager
Enfants sous l’arche fraîche
Et le verger rose de pêches…

Paul-Jean Toulet

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Le Navire mystique

Le Navire mystique – Artaud

Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus ;
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de bible et de cantiques. Ivan Konstantinovich Aivazovsky

Un air jouera, mais non d’antique bucolique,
Mystérieusement parmi les arbres nus ;
Et le navire saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des havres de la terre.
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’infini.

Le bout de son beau pré plonge dans le mystère.
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L’argent mystique et pur de l’étoile polaire.

Antonin Artaud

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Que ton âme soit blanche ou noire

Que ton âme soit blanche ou noire – Verlaine

Enlèvement d’Europe – Félix Vallotton

Que ton âme soit blanche ou noire,
Que fait ? Ta peau de jeune ivoire
Est rose et blanche et jaune un peu.
Elle sent bon, ta chair, perverse
Ou non, que fait ? puisqu’elle berce
La mienne de chair, nom de Dieu !

Elle la berce, ma chair folle,
Ta folle de chair, ma parole
La plus sacrée ! – et que donc bien !
Et la mienne, grâce à la tienne,
Quelque réserve qui la tienne,
Elle s’en donne, nom d’un chien !

Quant à nos âmes, dis, Madame,
Tu sais, mon âme et puis ton âme,
Nous en moquons-nous ? Que non pas !
Seulement nous sommes au monde.
Ici-bas, sur la terre ronde,
Et non au ciel, mais ici-bas.

Or, ici-bas, faut qu’on profite
Du plaisir qui passe si vite
Et du bonheur de se pâmer.
Aimons, ma petite méchante,
Telle l’eau va, tel l’oiseau chante,
Et tels, nous ne devons qu’aimer.

Paul Verlaine – Chansons pour elle

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Whispering

« Whispering » – Sheri J.

« I am the dog you see on the chain, »

Whispering waters

« I am the cat you see in the drain, »

« I am the friend who has no home, »

« I am the ‘stray’ who lives all alone, »

« I am the friend ‘you’ helped today, »

« I am the ‘one’ you transported away, »

« I am the voice you hear in your head, »

« I am the caged animal who often dreads, »

« I am the opinion you are trying to change, »

« I am the anger you feel, tears & the rage, »

« I am the tears you cry when I am sick, »

« I am the hurt you feel, but cannot fix, »

« I am the voice in your head, when you can’t sleep, »

« I am the reason for the long hours you keep, »

« I am the ‘voiceless’ who desperately needs you, »

« And, If not you….then who? »

« I am whispering & you are my voice. »

Sheri J. – transport coordinator 🙂

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Se voir le plus possible

Se voir le plus possible

Se voir le plus possible et s’aimer seulement,
Sans ruse et sans détours, sans honte ni mensonge,
Sans qu’un désir nous trompe, ou qu’un remords nous ronge,
Vivre à deux et donner son coeur à tout moment ;

Jean-Honoré Fragonard – Les Hasards heureux de l’escarpolette – 1768

Respecter sa pensée aussi loin qu’on y plonge
Faire de son amour un jour au lieu d’un songe,
Et dans cette clarté respirer librement
– Ainsi respirait Laure et chantait son amant.

Vous dont chaque pas touche à la grâce suprême,
C’est vous, la tête en fleurs, qu’on croirait sans souci,
C’est vous qui me disiez qu’il faut aimer ainsi.

Et c’est moi, vieil enfant du doute et du blasphème,
Qui vous écoute, et pense, et vous réponds ceci :
Oui, l’on vit autrement, mais c’est ainsi qu’on aime.

On ne badine pas avec l’amour Alfred de Musset

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Sur mon cou

Sur mon cou – Genet

Sans armure et sans haine, mon cou                                 ussconstellationvsinsurgente
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les Cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

Ô traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant la mort.

Jean Genet

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Parfums, couleurs, systèmes, lois !

Parfums, couleurs, systèmes, lois !

Parfums, couleurs, systèmes, lois !
Les mots ont peur comme des poules.       fractal-abstract-digital-art-bokeh-purple-fractal-flowers-lights-depth-of-field-1920x1080
La chair sanglote sur la croix.

Pied, c’est du rêve que tu foules,
Et partout ricane la voix,
La voix tentatrice des foules.

Cieux bruns où nagent nos desseins,
Fleurs qui n’êtes pas le calice,
Vin et ton geste qui se glisse,
Femme et l’œillade de tes seins,

Nuit câline aux frais traversins,
Qu’est-ce que c’est que ce délice,
Qu’est-ce que c’est que ce supplice,
Nous les damnés et vous les Saints ?

Paul Verlaine (1844 – 1896), Sagesse, 1902.

 34RL1H3         Copyright Institut Français de Psychanalyse

Parfum exotique

Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;

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Paul Gauguin – Mahana na atua (Le jour de Dieu) – 1894

Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’oeil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

Charles Baudelaire

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Supervision 2. Sur le transfert en supervision

Nicolas Koreicho – Juin 2014

La psychanalyse n’est pas un modèle. C’est bien plutôt une métapsychologie, c’est-à-dire, comme la linguistique vis-à-vis du langage, qu‘elle est la ressource de dernière instance, pour qui voudrait considérer ce qui, par delà son discours d’accompagnement, déborde un tant soit peu sa volonté de bien faire.

Cependant, il ne s’agit pas, comme Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, de plaquer une culture psychanalytique à prise rapide sur des non-dits, des implicites, des presque-rien révélateurs.

D’ailleurs, et même si l’on en voit de plus en plus s’inventer dans les annuaires, les thérapeutes n’existent pas. On peut parler des thérapeutes d’Alexandrie, ces sages religieux contemplatifs de la secte antique des thérapeutes, mais on ne peut en aucun cas faire passer l’absence de qualifiant, au contraire par exemple de kinésithérapeute, pour une qualification.

La psychanalyse pense que l’important pour se dire qui l’on est, est de pouvoir se dire qui l’on a été et qui l’on sera. A fortiori pour quelqu’un qui voudrait pouvoir dire qui est l’autre, c’est-à-dire comment il fonctionne, d’où il parle, quelle est sa part d’histoire dans ce qu’il est. Il est nécessaire de comprendre que celui qui a visité pour son propre compte les contours et les détours de sa personne et de sa relation à l’autre, est à même d’accompagner un accompagnant, ayant vécu dans de profondes occurrences les conditions et les limites des cadres de son action, et de son intervention.

Ces cadres, du plus général au particulier, sont le lieu et le temps (cadre matériel), l’objectif (cadre contractuel), la déontologie, l’éthique et la théorie (cadre référentiel), le discours (cadre énonciatif), le non-verbal (cadre personnel), et enfin le transfert et le contre-transfert (cadre relationnel).

Ainsi, le transfert, et son corolaire, le contre-transfert, représentent dans les processus d’accompagnement la projection, par le patient et le psychothérapeute, par le client et le coach, par le patient et le psychanalyste, de contenus issus de leur propre inconscient et provenant d’expériences archaïques, sur l’autre personne de l’interaction, qui apparaît dotée de qualités, d’intentions, d’affects différents de la réalité tout en y ayant des liens obligés.

Le transfert et le contre-transfert donnent au coach, mais aussi au psychanalyste, l’occasion de confronter son travail avec celui du psychothérapeute, en cela qu’il va se saisir de ce petit morceau de valorisation presque psychanalytique justement afin d’apprécier sa finesse d’esprit clinique pour étayer le métier chez son interlocuteur. Pourtant transfert et contre-transfert constituent autant de chances de mieux faire, pour peu qu’il se remette à sa place lui-même : transfert et contre-transfert vont rarement, pour ne pas dire jamais, l’un sans l’autre.

En effet, comme par hasard, les chances du coach, du psychothérapeute, du psychanalyste sont ces moments où il va s’apercevoir que les échecs de l’autre sont répétitifs. Le harcelé est toujours un déjà harcelé, un qui se plaint du ratage est toujours un qui se plaint du retour du ratage, un déphasé du changement a déjà été déphasé du changement, etc.

Postulons que ce qui se répète dans le besoin du coaché, de l’analysé d’obtenir la solution et le besoin du coach, de l’analyste de la lui procurer s’est déjà réalisé. Le coaché, l’analysant a déjà été confronté au manque, dans l’espoir de la main tendue, le coach, l’analysant a déjà été confronté au désir, dans la gratification attendue.

Il faut d’ailleurs être bien immodeste pour imaginer que ce qui se dit entre deux personnes est tout ce qui se dit. Il existe de multiples combinaisons, descriptibles scientifiquement, du transfert et du contre-transfert. J’en prends une simple :

Un coach me disait « ça ne marche pas ».  « Avec celui-là, ça ne marche pas. » « Ah bon. » dis-je, « ça ne marche pas, ça n’avance pas ? » « Oui. Je suis bloqué. » « Même pas un petit pas ? », comme on dit, « Non, rien. Ça ne marche pas. » « Et que faites-vous ? » « Je ne le force pas, je l’incite à avancer. » « Et vous, ça vous fait quoi quand on vous incite ? » « Je me méfie » dit-il. « Ah bon ? Pourquoi ça ? » « Parce que mon père en m’apprenant à marcher voulait aussi m’apprendre à nager et m’a poussé dans l’eau. » Bon voilà.

Nicolas Koreicho – Juin 2014 – Institut Français de Psychanalyse©

La Supervision

Supervision 1. Principes en supervision

Supervision 2. Sur le transfert en supervision

34RL1H3     Copyright Institut Français de Psychanalyse

II De Narcisse au narcissisme

Nicolas Koreicho – Avril 2021

De Narcisse au narcissisme – 2ème partie

II
Genèse du narcissisme

François-Xavier Fabre - La mort de Narcisse - 1814, National gallery of Australia
François-Xavier Fabre – La mort de Narcisse – 1814, National gallery of Australia

Les grandes tendances du narcissisme 

Compte tenu, d’une part, de l’acception commune et courante du narcissisme qui le discerne comme une sorte d’amour propre un peu poussé, un nombrilisme exagéré, une tendance marquée à l’égocentrisme ou plus littérairement déjà comme un égotisme, et, d’autre part, de l’extrême diversité des conceptions recouvrant le concept de narcissisme, laquelle révèle à la fois sa complexité, sa richesse et le grand nombre de phénomènes psychanalytiques dans lesquels il a sa part, il convient de poser, en préalable à la compréhension directe de ses axes, de ses lignes de force et de ses mouvements plus subtils, les définitions qui mettent, après Freud, les spécialistes d’accord [1], à partir desquelles il sera possible d’en proposer un certain nombre de règles d’interprétation.

Ainsi, les auteurs s’accordent pour reconnaître l’existence d’un narcissisme primaire et d’un narcissisme secondaire, le premier étant la preuve de la prévalence, temporelle et structurale, de l’amour de soi sur l’amour des autres, le second marquant le retour effectif de l’amour des autres vers soi-même par introjection de l’objet et identification à celui-ci. Le narcissisme primaire et le principe de liaison sont également reconnus, dans leur étroite association corrélative, comme déterminants dans la cohésion de la personnalité, tandis que le narcissisme secondaire et la régression d’une part et le narcissisme secondaire et l’introjection d’autre part sont inséparables dans leur acception générique.
De la même façon, il est admis que le narcissisme se développe selon des formes qui varient en fonction des conflits régissant la vie et le psychisme des personnes, c’est-à-dire ceux des pulsions et de leur décharge, du conscient et de l’inconscient, du plaisir et de la réalité, des instances (Moi, Ça, Surmoi), des pulsions (particulièrement celles de vie et de mort lesquelles du reste englobent les autres pulsions), de la sexualité, de l’Œdipe.
Par ailleurs, les éléments cliniques concordent pour affirmer le caractère originaire du narcissisme dans la constitution de la libido, l’aspect objectal ne se révélant que dans un second temps, constitution elle-même instable mais dont la nature tend cependant à l’unité et à l’union, forçant les expériences anciennes à se répéter de manière compulsive sous différents aspects ou formations de compromis, délires, symptômes, lapsus, rêves, actes créatifs ou non.
En outre, si le concept de narcissisme recouvre des phénomènes multiples, ce qui est dû à l’organisation dont il est le seuil dans la genèse du moi [2], il est reconnu comme étant spécifié pour une vaste part selon une perspective dialectique, non seulement à cause de ce qu’il procède des caractères primaire et secondaire, mais également, et selon les auteurs, en raison de ses principes de vie et de mort, en cela positif ou négatif, de sa dynamique centripète ou centrifuge (Grunberger), du rôle, gardien de la vie (Nacht) ou anti-narcissisme (Pasche), qu’il joue dans la régulation des énergies psychiques, de la place, normale ou pathologique, qu’il occupe dans l’équilibre de la personne, de l’association ou de la dissociation qu’il établit avec la composante pulsionnelle (Grunberger), de l’identification ou de la différence, de la reconnaissance ou du rejet qui découlent de ses relations avec l’objet, moi considéré comme objet ou l’objet autre (Tausk).
Il est également classiquement admis que l’autoérotisme représente en dernière analyse, à partir du morcellement initial du corps selon les zones érogènes, objets partiels qui correspondent eux-mêmes aux pulsions partielles, l’activité sexuelle privilégiée du narcissisme. Il est d’ailleurs à noter que cette activité s’exerce régulièrement dans les différents stades prégénitaux, ce qui donne lieu aux différents plaisirs d’organe.
Il est à relever également la permanence du rôle joué par une partie du narcissisme, non dévolue aux objets, par rapport à l’idéal du moi, modèle vers lequel cette partie se tourne, sous l’influence des relations objectales et corrélativement à la projection du narcissisme sur l’instance parentale ou éducatrice, à quoi il faut ajouter l’importance de l’investissement obtenu par le bon équilibre des stimulations frustrantes et satisfaisantes, nécessaire à une bonne estime de soi, estime de soi découlant directement du narcissisme primaire. Il est également admis que l’objet, dès lors qu’il est idéalisé par projection narcissique, prend une dimension proportionnelle au remplacement de l’idéal voulu par le moi. De leur côté, le moi idéal, issu de l’identification primitive à la mère, et le phénomène d’idéalisation, au sens freudien, y afférent, entretiennent avec le narcissisme des relations privilégiées.
Ainsi, le narcissisme est un concept à la fois concevable selon une perspective phénoménale, en tant que du point de vue clinique il s’est édifié empiriquement, et pensable en fonction d’une acception transcendantale, comme pouvant être appréhendé en dehors de l’expérience, ce qui lui donne alors une envergure capitale pour la compréhension de la personnalité dans ses composantes sexuelle et affective. De la sorte, pour Béla Grunberger, le narcissisme est à considérer comme une instance psychique à part entière, à l’instar du Moi, du Surmoi et du Ça.

Evolution du narcissisme chez Freud

Si autrefois, ainsi que cela est confirmé dans les textes de Näcke ou de Ellis, le narcissisme était considéré comme une perversion, les définitions qui prévalent aujourd’hui sont moins normatives que descriptives.
Dès 1914, Freud développe le concept psychanalytique, dans ce qu’il faut considérer comme les prolégomènes du sujet abordé respectivement et en plusieurs temps dans L’Interprétation des rêves (1900), les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), L’Homme aux rats (1909), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), Cinq psychanalyses, « Le président Schreber : une paranoïa. » (1911) et Totem et tabou (1912), puis de façon synthétique dans « Pour introduire le narcissisme » in La Vie sexuelle (1914).
En un premier temps, dans L’Interprétation des rêves, le narcissisme est spécifié de manière indirecte, puisqu’il y est fait allusion comme synonyme d’un amour-propre démesuré chez l’enfant, lequel est capable de souhaiter la mort d’une personne qui le dérangerait.
En un second temps, dans le point portant sur l’inversion, situé dans le paragraphe des déviations par rapport à l’objet sexuel et dans la partie des Trois essais consacrée aux aberrations sexuelles, Freud rapproche le narcissisme de l’homosexualité mais en le considérant sous l’angle d’un compromis provenant de la coexistence des deux caractères sexuels, masculin et féminin, au sein d’un même individu, qui a la forme d’un « hermaphrodisme psychique ».
En un troisième temps, dans le chapitre sur la théorie de la libio, situé dans la partie
concernant les métamorphoses de la puberté, Freud, distinguant la libido d’objet et la libido du moi ou libido narcissique, considère cette dernière comme provenant d’un état originel de la prime enfance qui persiste toute la vie.
En un quatrième temps, Freud, dans la relation de l’analyse du Dr Langer (l’« homme aux rats »), décèle dans la névrose obsessionnelle de son patient la part prépondérante tenue par le narcissisme du personnage en rapport avec la figure du père et la problématique du miroir.
En un cinquième temps, dans une note ajoutée en 1910 et complétant le point sur l’inversion, situé dans le paragraphe des déviations par rapport à l’objet sexuel et dans la partie des Trois essais consacrée aux aberrations sexuelles, Freud précise sa conception de l’homosexualité et la caractérise comme étant non seulement issue de la quête chez la même personne d’objets des deux sexes, ce que Freud éclairera en 1915 par le biais synthétique du reflet de la nature bisexuelle de l’individu, mais également comme reproduisant l’amour porté par la mère dans la recherche d’objets sexuels identiques à soi :
« Nous avons établi dans tous les cas examinés que les futurs invertis traversent, au cours des premières années de leur enfance, une phase de fixation très intense et cependant éphémère à la femme (le plus souvent à la mère) et qu’après avoir surmonté cette phase, ils s’identifient à la femme et se prennent eux-mêmes comme objets sexuels, autrement dit que, partant du narcissisme, ils recherchent de jeunes hommes semblables à leur propre personne, qu’ils veulent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes. »
Cette dernière caractérisation du narcissisme dans son versant homosexuel implique que le présent est une reproduction mutatis mutandis du passé et qu’il s’y produit un triple déplacement métonymique. En effet, si, au présent, l’affect Y du sujet A envers l’objet C (l’individu envers un semblable) est similaire à l’affect X, au passé, du sujet B envers l’objet A (la mère envers l’individu), il s’ensuit que l’objet C étant assimilable au sujet A (C comme image de l’ancien A) et l’objet A étant assimilable au sujet B (A comme image de l’ancien B), l’affect Y (de A vers C) est la métaphore de l’affect X (de B vers A). Ce mouvement, dans lequel A est tour à tour (ou à la fois) objet et sujet, produit le triple déplacement métonymique de B vers A (sujets), de A vers C (objets) et de X vers Y (affects). Ainsi, la complexité relationnelle inaugurée par cette introduction au narcissisme tel qu’il apparaît dans son acception contemporaine se trouve dès l’abord dans la première ébauche du concept, lequel met ici en conjonction trois personnes, trois dimensions, l’amour, une recherche et un système de ressemblance, une triple relation d’analogie et une modalité temporelle.
En un sixième temps, dans le chapitre III de Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Freud reprend sans la modifier l’hypothèse, en l’occurrence certainement hâtive [3], d’une homosexualité du créateur comme résultant de la fixation à l’image de la mère observée dans les Trois essais.
En un septième temps, Freud, après avoir évoqué l’homosexualité en relation avec la
problématique du miroir, dans le chapitre consacré au mécanisme de la paranoïa dans la psychanalyse relatée du président Schreber, considère le narcissisme comme un véritable stade obligé et transitoire prenant place entre l’autoérotisme et l’objectalité, indispensable à une première unification des pulsions partielles, qui autorise le passage de l’intérêt sexuel au corps propre et qui permet l’édification de la sexualité.
Enfin, et en un huitième temps, Freud, dans le chapitre consacré à l’animisme, la magie et la toute-puissance des idées de son Totem et tabou, confirme le narcissisme dans sa valeur de stade normal demeurant en la personne toute la vie, et le rapproche de l’autoérotisme, en décomposant celui-ci en autoérotisme proprement dit et en narcissisme, unifié et dirigé vers un moi déjà constitué. S’ajoutent à cela dans ce chapitre l’hypothèse de la transposition d’une pensée encore très sexualisée chez le primitif à une croyance en la toute-puissance des idées et de l’individu sur le monde, ainsi que le postulat de l’art comme étant le seul maintien contemporain de cette toute-puissance intellectuelle.
Dans « Pour introduire le narcissisme » le concept, en une synthèse générale, prend toute sa dimension de stade normal complémentaire à la libido objectale et de phénomène permanent du développement sexuel de la personne. Le narcissisme est analysé selon diverses perspectives dont la schizophrénie, la paranoïa, l’état de sommeil qui permet d’étudier l’axe du retrait narcissique, la maladie organique, l’hypocondrie, la vie amoureuse, la neurasthénie, la névrose d’angoisse qui dépendent de la libido du moi, cependant que l’hystérie et la névrose obsessionnelle dépendent elles de la libido d’objet. Le phénomène est alors subdivisé en deux catégories, le narcissisme primaire et le narcissisme secondaire. Le premier, en faveur duquel deux arguments sont développés (absence de génération spontanée et surestimation des parents vis-à-vis de l’enfant), renvoyant la personne à ses objets sexuels originaires, lui-même et sa mère, le second caractérisant le retour en le moi de la libido ôtée aux objets. L’investissement libidinal est assimilé à un balancement de l’énergie sexuelle, tantôt dévolue au moi, et se retirant alors des objets, tantôt dévolue aux objets et les investissant. C’est le moment de la métaphore du corps protoplasmique et de ses pseudopodes :
« Nous nous formons ainsi la représentation d’un investissement libidinal originaire du moi ; plus tard une partie en est cédée aux objets, mais, fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis. »
Outre la différenciation que Freud établit alors entre les deux types de choix d’objet, choix d’objet par étayage et choix d’objet narcissique, il met en évidence le complexe de castration comme étant la plus importante perturbation du narcissisme originaire de l’enfant, cependant qu’il explicite la formation d’un idéal du moi, déplacement narcissique de la mégalomanie primaire de l’enfant pouvant avoir des prolongements dans la vie sociale, et du sentiment d’estime de soi, legs direct du narcissisme infantile.

Le narcissisme chez Lacan, Green, Grumberger

L’importance du narcissisme primaire est relevée d’abord par Freud puis par Lacan, dont le narcissisme est la partie principale de la théorie, celui-ci donnant la primauté à l’aspect symbolique et imaginaire du discours et à la prévalence du désir de la mère, tandis que les relations entretenues par cet aspect du concept avec la liaison sont équivalentes pour les deux auteurs. Mais alors que pour le premier la liaison englobe des opérations se situant à des niveaux différents du fonctionnement de l’appareil psychique et est chargée par leur cohésion de l’équilibre du moi, pour le second cette liaison s’établit en fonction du discours et de lui-seul [4]. En ce sens, pour cet auteur, le narcissisme primaire se différencie de celui développé par Freud par le fait qu’il réside dans la faculté d’intégration du désir de la mère par le discours de l’enfant. Ainsi, le narcissisme primaire freudien correspond chez Lacan à la naissance du moi (du je). L’enfant pour Freud est narcissique d’emblée, intériorisé, tandis que pour Lacan il le devient, étant au départ tourné vers l’extérieur, à partir de la phase du miroir. Enfin, en une dernière distinction, lorsque Freud explique le choix d’objet narcissique par une conversion du facteur agressif en sentiment d’amour, Lacan, lui, postule la coexistence d’emblée de l’amour et de l’agressivité.
André Green propose, pour sa part, une définition dialectique du narcissisme primaire : c’est pour cet auteur à la fois l’organisation des pulsions partielles du moi en investissement unitaire de celui-ci et l’expression de la tendance à la réduction des investissements au niveau zéro :
«  Dans ces deux cas, le Moi trouve en lui-même sa propre satisfaction, se donne l’illusion d’auto-suffisance, se délivre des vicissitudes et de la dépendance à un objet éminemment variable dans ce qu’il donne ou refuse à son gré. »
André Green a développé, dans son ouvrage consacré au narcissisme [5], des hypothèses sur la prégnance des phénomènes narcissiques pour l’ensemble des concepts de la théorie freudienne et a inauguré des développements narcissiques inédits. Ainsi, il réalise dans les articles qui composent son livre la conjonction entre la théorie du narcissisme et la dernière théorie des pulsions, en établissant la différence entre un narcissisme de vie, dont la vocation est l’accomplissement de l’unité du moi, et un narcissisme de mort, dont le but est au contraire l’abolition du moi. Il resitue également la notion de désir et sa possible réalisation par l’identification, repense la question de l’idéalisation, repose le problème de l’unification et de ses opérations constitutives, dans leurs correspondances avec le narcissisme, ce qui permet à cet auteur de reformuler le concept en fonction d’éléments qu’il introduit tels le double, l’un, le zéro. Il insiste, à la suite de Freud, sur l’importance du regard dans les problématiques narcissiques et explicite les rapports existant entre le narcissisme et la réalité, rétablit le rôle, abandonné par Freud après la dernière théorie des pulsions, joué par l’idéal du moi. L’auteur reprend également la composition du narcissisme primaire afin de la confronter aux instances générales de la psychanalyse telles que les pulsions et le refoulement. Il élabore ainsi une véritable théorie de l’angoisse dans sa relation avec le narcissisme et décompose le concept en narcissisme corporel, intellectuel et moral. Finalement, cet auteur met à jour le complexe de la mère morte, directement dérivé du phénomène narcissique, pour, en tout dernier lieu et en bonne logique, conclure sur la constitution du moi.
Egalement dans la lignée de Freud, Béla Grunberger a donné au narcissisme une envergure considérable jusque là inédite, et développe le concept dans une série de directions recouvrant un ensemble quasiment exhaustif de faits cliniques qui mettent en évidence les questions narcissiques personnelles et relationnelles, normales et pathologiques. Cet auteur fait du narcissisme un concept qui régit la totalité du développement de la personnalité en fonction d’une visée de complétude narcissique, et un phénomène à la fois présent dès l’origine et se qui se réfère constamment à la personne, tant pour ce qui concerne le rétablissement toujours à effectuer de son narcissisme originaire que pour la valorisation, par la confirmation narcissique, de chacune des étapes de son évolution. Débordant les conceptions freudiennes dans la valeur de puissance du narcissisme primaire chez la personne, Grunberger considère que l’état d’élation prénatale demeure un pôle déterminant toutes les variantes du narcissisme. Il met en outre en valeur le phallus comme étant l’image primordiale de la complétude narcissique et de ses épisodes conséquents de satisfaction, de gratification, d’intégration ou au contraire d’absence, d’échec et de castration. Modestement dans la titulation des chapitres de son ouvrage princeps consacré exclusivement au narcissisme (essai, préliminaires, considérations, note, étude…), l’auteur élargit considérablement les perspectives proposées jusque là par l’étude des champs d’influence du concept. Partant, après une mise en relief du narcissisme dans la théorie freudienne des pulsions, des aspects narcissiques de la cure, lesquels lui permettent d’envisager les problématiques liées aux pulsions, aux complexes et aux instances selon ce concept, il dégage les relations entretenues par le narcissisme avec les stades oral, anal et phallique, pour les organiser autour de la seule image phallique. Les éléments ainsi obtenus sont ensuite utilisés pour une compréhension nouvelle de la dépression, de la mélancolie et de l’Œdipe.
Le narcissisme secondaire, mis en évidence également par Freud, qui se caractérise par le repli sur le sujet lui-même de la libido investie auparavant dans les objets desquels elle s’est détachée, est considéré dans la théorie comme un mouvement de balancement, régressif lorsqu’il revient vers le moi du sujet, à l’occasion duquel la libido prend le moi pour objet. Cette seconde composante du narcissisme, censée restaurer le narcissisme primaire, s’oppose à celui-ci, dont le schéma est la vie fœtale, en ce qu’il est contemporain de la formation du Moi. Pour Lacan, la narcissisme secondaire est à considérer en fonction de la perspective de l’image spéculaire du sujet dans son ravissement par cette image, dès lors que celle-ci est coordonnée avec l’image du désir de la mère. Pour d’autres auteurs, le Moi se construit par projection identificatoire en l’image de soi que constitue le regard des autres, ce qui n’établit pas de contradiction avec les acceptions précédentes, spécialement en la mère et en sa parole dont la voix est l’écho du désir de celle-là :
« Selon cette perspective le narcissisme secondaire consisterait en l’intériorisation d’une relation, particulièrement celle que l’enfant entretient avec sa mère. Cette relation, médiatisée par la parole paternelle gratuite, participe aussi du désir de la mère. Ce qui importe dans cette parole, c’est plus la voix entendue par l’enfant une fois sa satisfaction pulsionnelle apaisée, que ce qui est dit. Les mots qui viennent en plus de la satisfaction pulsionnelle participent d’expériences privilégiées qui, pour certains analystes, seraient les organisateurs les plus fondamentaux du narcissisme. [6] »
Le narcissisme secondaire, qui s’accompagne d’un certain nombre de mécanismes de défense (refoulement, déni, dénégation, forclusion) contre les investissements d’objet, autorise un certain nombre d’opérations compatibles avec sa vocation premièrement régressive et introjective. Parmi celles-là figure au premier chef l’identification, identification narcissique à l’objet, qui permet d’en sauvegarder une partie lorsque par exemple l’objet disparaît, et des opérations telles que l’incorporation orale et les phénomènes de projection.

Le narcissisme pour Rosolato

Freud a développé la thématique conceptuelle narcissique à partir de phénomènes de différentes natures, telles les psychoses, certaines maladies physiques, en particulier les troubles psychogéniques de la vision [7], la période du sommeil, la vie amoureuse.
Lacan, quant à lui, a fondé sa théorie sur la narcissisme avec les apports fondamentaux constitués par la découverte du stade du miroir.
Green et Grunberger ont permis d’élargir le concept de narcissisme à un certain nombre de phénomènes non reliés logiquement jusque là.
Un des auteurs ayant insufflé avec le plus de force une partie de l’avancée de cette recherche, Guy Rosolato, a analysé le concept de narcissisme avec la rigueur du scientifique, mais sans rejeter l’imagination du créateur. Il a mis en valeur non seulement les aspects classiquement relevés par les théoriciens de la psychanalyse, comme le retrait libidinal, le développement de questions ayant particulièrement trait à son versant secondaire ou la place de la pulsion de mort dans le narcissisme, mais également des composantes structurelles du concept non encore identifiées en tant que telles et qui étaient déjà présentes en gestation au cœur du mythe de Narcisse, en les considérant toujours selon les modes pathogène et bénéfique. Cet auteur a ainsi déterminé ce qu’il considère comme la composition même de la structure du narcissisme en examinant dans le détail la matière de ce qu’il a isolé dans sa démonstration comme étant les axes du concept :
« Surtout il importera de bien préciser les cinq courants qui sont à la base de sa structure : le retrait libidinal, l’idéalisation, le dédoublement, la double entrave et l’oscillation métaphoro-métonymique, en sachant que chacun étaie les autres, enrichit leur compréhension dans la réciprocité de leurs articulations. »
Comme Grunberger, l’auteur considère que le narcissisme conditionne l’intégralité de la vie psychique et ses étapes, à la fois dans leurs expressions vitale, mortifère et artistique, observables en chacun de ces cinq piliers du narcissisme :
« Toute théorie du narcissisme en est nécessairement imprégnée à son apparition par reflet spéculaire de la réalité qu’elle représente, à tout le moins psychique [8]. »

Nicolas Koreicho – Avril 2021 – Texte source : thèse de doctorat 1997 NK – Institut Français de Psychanalyse©. http://www.theses.fr/1997PA070069

1ère partie :
I Le mythe de Narcisse et le narcissisme

Notes :
[1]Il ne s’avère naturellement pas pertinent de considérer les conceptions des auteurs qui nient l’existence du narcissisme, qui l’ignorent ou qui le réduisent de façon drastique dans la théorie (Klein, Winnicott, Bion, Balint).
[2] Et, peut-être, à ce que du moi et au moi de chacun il dit.
[3] Ainsi que le montre Jean Bellemin-Noël dans son Psychanalyse et Littérature.
[4] Sauf si, ainsi que le postule Pierre Dessuant dans son Le Narcissisme, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1994  « […] l’on admet que le discours déborde la seule parole pour s’étendre aux mouvements impliquant aussi le corps dans ses expressions et ses mimiques. »
[5] A. Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort.
[6] P. Dessuant, Le Narcissisme.
[7] Conforme à la toute première importance, dans la théorie du narcissisme, du regard et de la pulsion scopique.
[8] G. Rosolato, « Le Narcissisme », in Narcisses, Paris, Gallimard, Nouvelle Revue de Psychanalyse, N° 13, Printemps 1976.

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