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Transhumanisme et psychanalyse : un nouveau désordre

Guy DecroixSylvain Brassart – Mai 2020

Transhumanisme, désir de maîtrise et coronavirus

Guy Decroix

L’Homme de Vitruve « augmenté » (1490) – D’après Léonard de Vinci

Le projet post humaniste s’adosse à la réflexion post cartésienne de l’homme « comme maître et possesseur de la nature » et Heideggérienne où « le projet de la technique est d’arraisonner le monde ». Il désire mettre l’homme en « trans »… en transgressant les limites, le symbole étant l’homme H+. En évacuant le symbolique,  en tentant d’éradiquer la castration, le corps, la sexualité, la mort, en réduisant l’homme à ses organes, il s’autorise de toutes les transgressions. Deux fantasmes délirants mégalomaniaques émergent de cette pensée magique déguisée en science : La toute maîtrise de la mort, où il s’agit d’abolir le tabou anthropologique de « tuer la mort », et la reproduction d’un homme parfait.
Le monde postindustriel se colore de ce désir de maîtrise, depuis la gestion des risques où tout se veut encadré,  ressources humaines comprises, jusqu’au principe  de précaution inscrit désormais dans la Constitution…

Depuis 2004, Jean-Pierre Dupuy, philosophe des sciences et disciple d’Ivan Illich, penseur de l’écologie, conduit une réflexion sur le destin apocalyptique de l’humanité dans son ouvrage  «  Pour un catastrophisme éclairé » sous-titré « Quand l’impossible est certain ». Il avance que les théories du risque ne suffisent plus, que c’est à l’inévitable de la catastrophe et non à sa simple possibilité que nous devons désormais nous confronter. Plutôt que de s’abriter sous un pseudo principe de précaution que l’on n’applique jamais,  mieux vaut inscrire cette catastrophe dans notre quotidien. Seul ce scénario conduit à la prudence !
La société postindustrielle tend à rejeter l’idée de catastrophe.. Or l’événement actuel du coronavirus illustre l’imprévisible !

Les transhumanistes apparaissent plus prolixes sur les banques de données (Big DATA) que sur l’attaque d’un virus venu de nulle part.. Il est vrai que « la pensée » du transhumanisme est quasi inexistante, faute de concepts et qu’elle est paradoxalement obsédée par le changement. Comme chez beaucoup de sujets psychotiques, l’imprévu est inenvisagé… 
Il apparaît de fait que ce fantasme de toute maîtrise avancé par les transhumanistes puisse être annihilé par la pandémie imprévisible de la Covid 19 ; ce fantasme aurait déjà pu être démenti par l’événement mondial du SIDA.

Cynthia Fleury dans son journal du confinement repère un certain nombre d’impacts liés à cette situation.
Je retiendrais trois rappels qui infligent à cette « théorie » une quasi blessure narcissique liée au virus.
Cette catastrophe actuelle imprévisible et non « maîtrisée » vient rappeler en premier lieu notre vulnérabilité ontologique : nous sommes mortels et potentiellement malades. Rappelons Lacan pour qui « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr ; ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Néanmoins ce n’est qu’un acte de foi ; le comble du comble c’est que vous n’en êtes pas sûr. ».
Et Woody Allen pour qui avec un brin d’humour « L’éternité c’est long, surtout vers la fin. ».
En d’autres termes, à la différence du transhumanisme, les Lumières avançaient un avenir mais limité par une fin. Accéder à cette finitude nous permet de vivre… Bien sûr, accepter le retour du risque dans le quotidien reste source d’angoisse… 

En un second rappel, l’événement signe l’interdépendance entre les hommes et entre l’homme et l’animal. Freud avait pointé  ce second démenti  infligé à l’humanité «… en réduisant à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. ». Il pourrait s’agir désormais de changer nos comportements égocratiques adossés à une hypertrophie du moi et, selon Foucault, pour  » penser ensemble et ajuster nos règles « .

Enfin en un troisième rappel, il s’agit de notre corps, qui se définit par l’oubli selon Leriche pour lequel « La santé c’est la vie dans le silence des organes… » et dont nous n’avons plus conscience, lequel se signale désormais à chacun, voire nous permet d’en jouir dès lors que l’on recouvre sa santé.. Notre corps est entravé à ce jour par l’injonction du « Pas touche » comme si l’ennemi invisible dans une visée animiste était au cœur du désir de la tendresse et de l’amour qui deviennent dangereux. Est-il pour autant entravé pour chacun ?  Pour Jean Baudrillard, après Mai 68, où l’impératif était de se toucher, de « jouir sans entrave »,  nous serions entrés dans « Le temps d’après l’orgie » où le toucher est insupportable hors règle, où l’asepsie est reine, où la phobie de la chair s’est exprimée hier dans le minitel rose, aujourd’hui dans les sites pornographiques qui n’auront jamais été tant visités que pendant cette période de confinement…

L’embryon, le génome et la mort 

Depuis 30 ans nous assistons à une explosion incontrôlée des technologies dans le monde de la procréation.
Cette dérive avait été pointée par Jean-Claude Guillebaud dans son ouvrage sur « La refondation du monde ». Cette technoscience, et non la science qui s’investit dans la recherche du comment, autorise le passage à l’acte.. Il s’agit en réalité de la réalisation de fantasmes inconscients infantiles tels que la quête de l’immortalité ou la maîtrise de son origine…
Ce déchainement épistémophilique, ou désir de savoir, est de nature à créer un véritable malaise dans la procréation au point où Jean Baudrillard fait remarquer que nous accédons à un monde fait de « cadavres chauds », de morts au cœur battant  et « d’embryons froids congelés » dans des cercueils de verre, à l’image des vampires…
Ce monde traduit un brouillage temporel des générations, « un froid entre les sexes », selon l’expression de Monette Vaquin.

Jusqu’alors, à la question « Qu’est-ce qu’un homme ? », l’anthropologie, la philosophie, la littérature, la religion étaient convoquées pour tenter de circonscrire une réponse, tandis que la biomédecine visait à soulager la souffrance… Désormais  la technoscience est destinataire de cette question pour « guérir » de la condition humaine à renfort de clonage de génome…Mais quelle réponse peut-on attendre de la science sur la difficulté de vivre, sur le malentendu amoureux, sur le « non rapport sexuel » selon l’expression de Lacan ?….

Ces nouvelles biotechnologies génèrent une véritable mutation anthropologique

Nous sommes passés d’un engendrement à la fabrication d’un enfant à l’aide de matériaux de laboratoire.
La loi universelle et immuable pour engendrer un enfant nécessitait un homme et une femme et cet enfant « maturait » dans l’utérus de sa mère. Aujourd’hui cette procréation peut être médicalement assistée (PMA) par un médecin en place de tiers… à telle enseigne que Testard et Frydman ont pu être nommés « Pères des enfants… ». Les interventions s’opèrent hors processus naturel pour les « bébés éprouvettes », les FIV, les transferts d’embryons..
L’utérus peut devenir artificiel (ectogénése..) et l’enfant peut être porté par une autre mère (mère porteuse : GPA) rémunérée dans certains pays du tiers monde. Il existe déjà des contrats de location aux Etats-Unis !.. 

Nous sommes en présence de la mise en acte de quelques grands mythes cristallisant certains fantasmes tels le mythe de Dionysos (le « deux fois né ») incubé dans la cuisse de Jupiter.
Le principe du droit romain irréfragable « mater semper certa est » ne s’applique plus depuis 1978, puisqu’un enfant peut avoir à la fois une mère génétique, et une mère de naissance (la mère devient incertaine…) est-elle désormais la donneuse d’ovule ou la porteuse de l’enfant ?.. 
Quelle est la mère de Dionysos ? Est-ce Zeus portant son enfant dans sa cuisse ou Sémélé (C’est mêlé…) ? Le père qui était incertain « pater est semper incertus » devient certain avec les tests génétiques… 
Paradoxalement tout se passe comme si simultanément on exaltait et liquidait la maternité. 

Les fantasmes qui sous-tendent ces pratiques

Tous les fantasmes stimulent la culture, la science.. et permettent de naviguer entre le possible et l’impossible. Ils expriment des désirs non réalisables. 
Daniel Sibony resitue le cas d’une femme qui demande une FIV et exprime le fantasme de faire un enfant seule sans homme, telle autre femme demande une césarienne dans le fantasme de rester vierge… (Situation déjà jouée il y a 2000 ans..).
Pour Françoise Héritier deux types de  grands fantasmes émergent dans la création scientifique : le tout autre sous la figure du monstre et le même sous celle du clone.  Ces fantasmes se cristallisent ainsi dans des mythes constituant une mise en mémoire d’objets culturels. Ils ne sont pas troublants en soi tant qu’ils ne sont pas passages à l’acte !
Dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle », Freud nous éclaire sur la pulsion épistémophilique : Toute recherche, toute création chez l’adulte repose sur le désir de l’enfant de répondre aux questions des origines… ce qui fait énigme pour lui. Sur le chemin du désir de savoir ( » voir ça « ) il rencontre la Loi, l’Interdit de l’inceste, paradigme de toute interdiction : Désormais il ne peut pas tout faire et ne peut occuper toutes les places.

Alors que rechercheraient aujourd’hui les scientifiques dans ce domaine de la génétique ? 
Le bien de l’humanité sans doute… Nous connaissons tous cette belle dénomination légitime et respectable de « bienfaiteurs de l’humanité ». Ne s’agit-il pas là d’une rationalisation, alors que les motivations inconscientes portent respectivement sur l’origine, avec la procréation artificielle et sur la maitrise de la mort, avec la question des greffes d’organes, qui retarderaient la mort, enfin sur la mémoire, avec les manipulations génétiques ?…  

Les fantasmes d’enfants tout puissants sont à l’œuvre et  la pulsion épistémophilique conduit à transformer l’autre en objet expérimental. Les fantasmes d’auto engendrement ont déjà été réalisés dans le Golem et dans  la créature de Frankenstein.
Le Golem, être inachevé fait d’argile, élaboré par le Rabbin de Prague (ville des marionnettes..), échappera à l’homme dans certaines versions pour incarner la figure du monstre incontrôlable. Pour d’autres il sera protecteur de la communauté juive, et c’est ainsi que le premier ordinateur israélien sera nommé « Golem aleph »… 
La créature du Docteur Frankenstein n’aura pas de nom comme innommable non inscrite dans le symbolique, à telle enseigne que chacun confond créateur et créature comme si l’un était le double de l’autre. C’est une créature artificielle faite par un homme qui signe au passage la domination masculine de la science. La créature sans femme sera née de la mort ainsi que de la maitrise et non de l’amour.

Marie Shelley exprimait déjà le danger de l’utilisation du savoir médical et dénonçait le positivisme rationaliste du 19° siècle et son culte de l’utilité.
Aujourd’hui l’humain est réalisé sans sexualité avec la PMA.
Daniel Cohen, responsable de recherche du génome humain, intitule « On va bien s’amuser » le premier chapitre de son ouvrage « Les gènes de l’espérance ». Comment mieux signer l’activité infantile et le plaisir de la transgression.. ?
Jacques Testard avait écrit sur la porte de son laboratoire « éprouveur-inventreur », nomination qui n’est pas anodine quand on se prénomme Jacques !.. La pulsion de mort serait-elle ici à l’œuvre ?

Ces interventions ne sont pas sans évoquer l’ubris du transhumanisme : désir de maitrise de la reproduction…
Il s’agit moins d’une problématique prométhéenne, dans l’ambition de recréer la vie avec le don d’organes, qu’œdipienne, où la jouissance est à l’œuvre : ce que l’homme  peut faire, il le fera les yeux fermés… Jacques Testard arrêtera ses recherches devant cette jouissance inattendue qui envahit la science, réalisant que le féminin devenait objet de science, que les réponses aux questions « Qui sommes nous ? » et « D’où venons-nous ? »  cessaient d’être une métaphore pour s’accomplir en laboratoire et que l’établissement du code génétique ouvrait à la fabrication de l’homme à sa convenance.

Autour de quelques fantasmes

Des fantasmes infantiles archaïques touchant à l’origine sont réalisés dans la FIV (« ma mère est vierge », « Je ne suis pas né d’un rapport sexuel », « mes parents ne sont pas mes parents ») et le « bébé éprouvette » dissocie l’origine de son ancrage sexuel.
L’enfant de la PMA (Assistance Médicale à la Procréation) est programmé avec des adultes en l’espèce désexualisés, à l’aide d’un tiers.. 

Déjà Baudrillard, dans « la transparence du mal » en 1990, notait cette évolution très particulière de la société « Du temps de la libération sexuelle, [où] le mot d’ordre fut celui du maximum de sexualité, avec le minimum de reproduction. Aujourd’hui, le rêve d’une société clonique serait plutôt l’inverse, le maximum de reproduction avec le moins de sexe possible. »
Michel Soulé s’interrogeait sur l’impact de l’irruption prématurée du regard intra-utérin avec l’arrivée de l’échotomographie ce qu’il nommait IVF (Interruption Volontaire de Fantasmes).
Il s’avère au fil du temps que la puissance du fantasme l’emporte sur l’image médicale qui demeure floue et toujours à interpréter. Les projections de certaines mères demeurent permanentes (effet de paréidolie) qui peuvent toujours voir un fœtus malformé en fonction de l’ enfance de la mère…

Un « malaise dans la procréation » émerge avec l’abolition des tabous dans deux domaines

 Celui de la manipulation du génome en vue de correction d’anomalies, de prévention d’handicaps dans l’attente du bébé « quasi parfait », faute de quoi le narcissisme des parents ne serait pas assuré, la grossesse gémellaire où la malformation  d’un jumeau peut conduire à une injection létale. Comment alors vivre cette grossesse en chosifiant l’un pour le deuil et investir l’autre comme humain, la transformation de cellules somatiques en gamètes permettant de « fabriquer » des enfants sans sexualité, enfin la transgénèse y introduisant un gêne étranger ? 

Celui du clonage : il nous faut distinguer deux types de clonage :
– Le clonage procréatif où un enfant est destiné à naitre et le clonage thérapeutique, réservoir de tissus cellulaires et permettant des autogreffes.
– Le clonage procréatif qui permet de « fabriquer » du même et d’abolir toute différence est à prohiber pour deux raisons :
Premièrement, il s’agirait d’une véritable régression phylogénétique : L’évolution du vivant procède de l’asexualité, du clone à la sexualité.
Les formes primitives du vivant indifférenciées ignorent le sexe et donc la mort. La vie infinie repose sur la reproduction à l’identique, sur la répétition et non sur la transmission.
L’émergence de la sexualité, « sexus » signifiant sexe du latin « escarre », qui coupe, divise, différencie les individus. C’est la naissance de l’altérité et de la mort. La vie meurt en chacun mais se transmet à d’autres par générations via un rapport sexuel et un désir. La procréation est le passage par l’autre partenaire sexuel. 
Deuxièmement, l’identité serait altérée par brouillage de l’ordre symbolique et des générations. Ainsi mon clone serait en même temps mon frère, mon fils (figure d’inceste avec soi-même..), sans plus de conflictualité œdipienne où chacun est amené à se situer par rapport à ses deux géniteurs.
Chacun serait le reflet narcissique de l’autre dans un déni d’altérité.
Remarquons que la créature vivante du docteur Frankenstein élaborée avec de la mort, sans sexualité, ne sera pas nommée, innommable et sans identité… 
En réalité,  n’avons-nous pas affaire à un fantasme, car étant peu déterminé chacun peut jouer dans un entre deux, entre chaos et ordre ? Même quand on croit faire du semblable le champ du désir fait du différent par le parlêtre que nous sommes.

 Le clonage non reproductif thérapeutique reste ouvert à la discussion..  Il s’agit d’un enfant médicament ou sauveur… déjà anticipé comme organisation défensive sous la figure métaphorique du « nourrisson savant » de Ferenczi… Pour autant n’aurions-nous pas ici une inversion de l’ordre du don et de la dette ? En principe il en est de la place du père de donner son sang ou autre… Comment rembourser une telle dette dans cette situation du clonage ?

Quelques ébauches de réflexion à déployer en guise d’épilogue       

Les comités d’éthique essentiellement composés de médecins et de biologistes donc juges et parties… opèrent telles des instances surmoïques qui rationnellement énoncent l’injonction « Stop !», mais transmettent inconsciemment « Jouis !», car les questions posées actuellement  à la science portent moins sur la curiosité que sur la  jouissance et la logique de la science dans ce domaine qui est d’aller à son terme les yeux fermés…

  Une crise de la transmission se fait jour, crise des interdits protecteurs de nous-même, crise des repères symboliques… Monette Vaquin voit dans ces investigations sur le génome humain une recherche dans le corps d’un message codé de nos pères et de la Loi. Cependant  seul le génome singulier existe et non un génome humain « générique »… 
Il apparaît enfin paradoxal de rechercher la Loi tout en la bafouant par instrumentalisation de l’embryon pour en corriger certains défauts.

Ces travaux signent le désir d’évacuer la question de la castration et de la sexualité… où l’homme et la femme seraient virtuellement désaliénés l’un à l’autre, travaux qui ne sont pas sans écho avec l’idéologie transhumaniste…

Enfin à l’instar de Rabelais pour qui « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », science sans objectivité ne serait plus une science, mais en revanche, vouloir porter un regard objectif sur l’homme ne serait pas une science mais une perversion. Paolo Lévi dans « Si c’est un homme » rapporte ce propos lors de sa convocation comme chimiste par le chef de camp nazi : « Son regard ne fut pas celui d’homme à homme. Il me contempla à travers la vitre d’un aquarium. »
Pour Levinas le visage n’éveille rien chez le pervers !…

Guy Decroix – Mai 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

Actualité du transhumanisme et psychanalyse

Sylvain Brassart

L’homme amélioré, fantasme de toujours, devient aujourd’hui réalité : l’Homme est en mesure de prendre le contrôle de l’évolution pour proposer au grand public d’ici à 2030 des possibilités d’implants Homme-Technologies.

Dans l’histoire de l’humanité, plusieurs changements de paradigme ont été opérés du fait des évolutions techniques : sédentarisation, avènement de la conscience, ère industrielle, ère de l’information. D’ores et déjà en cours, l’homme amélioré (transhumanisme) est une authentique révolution. Le questionnement éthique généré semble surréaliste : « Comment allons-nous rester humain ? ». La science fiction d’hier devient l’actualité ontologique.

il ne s’agit plus de prothèses et autres opérations réparant l’homme, d’ordinateurs de poches connectant chacun en permanence mais de prothèses intégrées au corps (implants dans le cerveau, organes modifiés, …) et de programmation génétique. Une professeure de médecine chinoise a aussi développé un utérus artificiel. L’homme mâle pourra être enceint. Des sociétés américaines commercialisent déjà des embryons sélectionnés pour leurs caractéristiques génétiques. Les pratiques américaines d’eugénisme (appliquées par 33 états américains entre 1930 et 1950 via la stérilisation forcée des handicapés, des alcooliques, …) sont et seront décuplées.

A l’horizon des 10-15 ans, l’homme normal de demain sera amélioré (Google développe ses implants neuronaux : la recherche actuelle finalise leur positionnement au sein du cerveau ). L’homme normal d’aujourd’hui sera handicapé.
Le vieillissement sera un choix, une maladie réversible, une option commerciale. Jusqu’alors l’homme se concevait comme supérieur à la nature, aujourd’hui il se distancie de sa naturalité.

Le hasard de la création s’élimine progressivement (il ne s’agit plus seulement de choisir le sexe du nourrisson mais aussi ses caractéristiques génétiques). La procréation devient rationnelle, déterminée.
Jusqu’alors la vie humaine avait une fin et était tissée de hasard. Ces deux conditions disparaissent progressivement, entrainant avec elles la fin du sens de la vie et de la mort, sens qui sera donc questionné.

Sylvain Brassart – Mai 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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Le père, de la mythologie à la psychanalyse

Guy Decroix – Avril 2020

                        « En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête de tous les pères de famille »
Honoré de Balzac – La comédie humaine

Le Caravage – Le sacrifice d’Isaac, 1603, Musée des Offices, Florence

A des fins d’illustration de la figure du père, nous revisiterons deux figures légendaires ancestrales incarnant malgré leur similitude de parcours deux positions extrêmes de la paternité. Nous emprunterons ces deux personnages analysés à Simone et Moussa Nabati dans leur ouvrage Le père, à quoi ça sert : Abraham dans la mythologie hébraïque et Laïos dans la mythologie grecque.
Ces auteurs font remarquer un certain nombre de convergences : une paternité entravée, deux fils annoncés par prédiction et destinés à être tués, et de divergences. Des générations à venir, avortée chez Œdipe et prospérante chez Isaac, « Je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable du rivage de la mer », une nomination prévue chez Isaac, « Ton fils tu l’appelleras Isaac » et absente pour Œdipe, enfin deux positionnements d’acceptation ou de fuite au regard du destin humain.

Revenons sur ces positionnements extrêmes et opposés de la paternité au regard de la place dans la lignée.

– Premier positionnement : La puissance mortifère paternelle et l’absence de renoncement.
Laïos qui refuse son destin pour protéger sa personne, qui ne peut céder sa place à sa progéniture vécue comme rivale est conduit à sacrifier son fils innocent pour ne pas renoncer à sa toute-puissance mortifère. Œdipe sera alors interdit d’inscription dans la triangulation en raison d’un père immature qui refuse le manque et pour qui la paternité est un drame. Laïos en niant la différence des générations provoque un destin funeste à Œdipe le non nommé mais surnommé pieds enflés par le Roi adoptif et interrompra le temps par son parricide, la transmission et la suite des générations. De surcroit Laïos niera la différence des sexes en violant son protégé Chrysippos, fils adolescent de son hôte Pélops. De honte, Chrysippos se suicidera et Pélops maudira Laïos et son lignage. Ainsi s’originera la malédiction des Labdacides. On peut s’interroger sur un possible fantasme originaire où, pour le psychisme, la séduction du père s’exercerait tant pour la fille que pour le garçon.
Alfred Tomatis propose une interprétation originale du mythe sophocléen. Il retrace à travers ses noms les grandes étapes que chacun doit traverser pour accéder au langage. C’est un processus psychologique qui fait passer du stade digestif, celui de « prendre », comme le fait le petit enfant à celui de « donner » en grandissant, faute de quoi certains restent bloqués affectivement à l’âge de quatre ans.
Ainsi Œdipe non nommé et héritier d’une lignée de « pères boiteux » du langage (Labdacos « celui qui tête », Laïos « le bègue ») sera sans descendance.
Notons que ce scénario d’infanticide se rencontrera chez les grecs avec Iphigénie, mais qui est une fille, sacrifiée par son père afin de recueillir la faveur des vents propices à la navigation.

– Second positionnement : Le père vivifiant et le renoncement.
Abraham, en tant que figure paternelle fondatrice d’une grande tradition, constituerait l’antidote de cette paternité destructrice.
Le patriarche sur une injonction divine se résigne à sacrifier son fils Isaac, mais un messager vient l’en empêcher en retenant son bras armé et lui désigne en substitution un jeune bélier prisonnier dans les buissons derrière lui : « Je sais que tu crains Dieu, tu n’as pas refusé ton fils unique. » Genèse 22-12
Les interprétations hébraïque, anthropologique, psychanalytique sont multiples. Quoi qu’il en soit, on peut observer que ce pseudo-sacrifice d’Isaac, ou « ligature d’Isaac », conduit d’une part à l’interdiction absolue de tout sacrifice humain (ce Dieu interdit que les hommes tuent pour lui et en son nom), et d’autre part à une succession de générations par ce fils épargné. La violence paternelle infanticide est résolu symboliquement. La lame du couteau d’Abraham en castrant cette jouissance ouvre une béance entre la jouissance et le désir et renouvelle l’alliance. En laissant la vie sauve à Isaac, le patriarche accepte d’être dépassé par le fils et de laisser la place à la génération suivante. Chacun est à sa place et filiations et engendrements se poursuivront ; ainsi Agar donne à Abraham un premier fils Ismaël, « Dieu qui a entendu ma demande », qui sera à l’origine du lignage du peuple Arabe puis un second fils Isaac, « il rira », avec Sarah, reconnu comme l’ancêtre des Israélites dont le peuple juif est le descendant.
Abraham exprimera en d’autres lieux sa capacité à la séparation non violente pour que chacun n’occupe que sa place. Dans une dispute relative à l’occupation du territoire entre les bergers d’Abraham et ceux de Loth son neveu, Abraham dit à Loth :
« Surtout qu’il n’y ait pas de querelle entre toi et moi, entre tes bergers et les miens, car nous sommes frères ! N’as-tu pas tout le pays devant toi ? Sépare-toi donc de moi. Si tu vas à gauche, j’irai à droite, et si tu vas à droite, j’irai à gauche. » Genèse 13,7-12.
C’est ainsi que chacun occupa sa place paisiblement.
Pour reprendre l’hypothèse d’Alfred Tomatis évoquée à propos d’Œdipe on peut remarquer l’opposition magistrale de destin des deux fils. Jacob, fils cadet d’Isaac et de Rebecca, est vainqueur d’une bataille avec l’ange de Dieu. De ce combat Jacob restera boiteux mais intégrera le langage, changera de nom : « Ton nom ne sera plus Jacob mais Israël parce que tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et que tu l’as emporté. » Genèse 32, 25-29, pour devenir Israël « celui qui a gagné » et deviendra le père de douze fils fondateurs des douze tribus d’Israël.
Ainsi s’opposent ces deux pères ancestraux dans le rapport à la toute-puissance : un père mortifère sacrifiant son fils innocent pour ne pas renoncer à sa toute puissance et un père vivifiant acceptant de se laisser dépasser par son fils. D’une certaine façon, une bonne image du père pourrait être le père juif car soumis à tant de commandements (613 mitzvot) qu’il ne peut se prendre pour un père dans l’obligation de suivre tant d’injonctions.
Également, cette illustration serait en écho au « devenir femme » par renoncement à une position phallique exprimée dans le jugement de Salomon où deux femmes réclament leur fils. Le Roi reconnaît la véritable mère à celle qui préfère donner le bébé vivant à l’autre femme à l’opposé de celle qui s’apprête au partage. La « vraie mère » serait celle qui renonce. Par ailleurs peut-on avancer l’hypothèse qu’un non-renoncement de la mère pourrait expliquer la stérilité non physiologique de certaines femmes en s’identifiant à une mère archaïque omnipotente et complète à qui il ne manque rien ? La question de la stérilité se pose dès l’origine avec Sarah, femme d’Abraham.

Ici la fonction paternelle se déclinerait ainsi dans trois dimensions :

– Le père est désigné à l’enfant par la mère qui croit dès lors en cette désignation : « Cet homme-là est ton père ».
Ainsi le père peut reconnaître et nommer l’enfant (fonction de nomination du père) qui donne son nom propre bien qu’impropre en tant qu’il ne lui appartient pas. Dans cet acte de foi, cet acte de naissance, l’enfant ne peut « combler » la mère qui désire ailleurs, qui pourrait dire « j’attends de ton père le phallus manquant ». Il y a de l’autre (le nom du Père), chacun n’est pas « tout » pour l’autre. Le père occupe la place de « l’homme de la mère » et introduit à l’altérité. Cet enfant in-fans, c’est à dire non parlant est désormais pris dans le langage abstrait (métaphore paternelle pour Lacan qui est une fonction symbolique, clef de voute sur laquelle repose tous les autres signifiants, faute de quoi la psychose guette par absence de « je » et de « semblant »). Cette entrée dans le langage est relativement violente en tant que « le mot est le meurtre de la chose ». Cet aphorisme de Michel Foucault sera repris par Lacan pour exprimer la représentation d’un objet en son absence. Cette violence pourrait être atténuée par la voix chantante adressée à l’enfant par tout adulte. Face à une mère qui se vit souvent dans l’éprouvé de donner et non de transmettre la vie, cette fonction paternelle libère l’enfant de la toute-puissance maternelle et « aliène » suffisamment la mère pour que l’enfant la perçoive plus fragile et moins puissante. L’enfant pourra alors élaborer le père même si la mère peut être aussi élaborée, mais cette construction demeurera toujours sur un support « mater-iel » charnel. Il pourra l’idéaliser dans un premier temps en qualité de père symbolique protecteur l’ouvrant vers l’extérieur, à la fois comme « père-missif » ou perversion – version du père pour Lacan, qui le fait sortir vers l’extérieur sans peur de grandir, pour devenir à terme parent de lui-même, « père-cutant » qui rompt la relation fusionnelle psychotique infantile avec la mère (la folie maternelle de Winnicott) et « père-spective » qui l’accompagne de la promesse de sa présence pour vaincre des obstacles et lui transmettre la conviction d’un futur intéressant. Chacun désormais accède à sa place dans la triangulation.

– Le père réalise une double négation, édicte deux inter-dits au sens de « ce qui est dit entre ».
Un premier interdit tiers en direction de la mère sous l’injonction protectrice du non retour dans le corps de celle-ci (la mort dans l’inconscient), « Tu ne réincorporeras pas ton enfant », et de l’enfant sous la forme « Tu ne désireras pas l’objet de mon désir », puis un second interdit tiers en direction de la Loi afin de l’épargner d’un surmoi trop puissant, celui de parents « pro-créateurs » par délégation du créateur divin occupant une place théâtrale à l’instar du père du Président Schreber, de Kafka, de Masoch, d’Hitler ou celui d’une loi écrasante, d’un Dieu surpuissant, à savoir d’un système symbolique tyrannique. Alors ces interdits déclenchent « la pulsion épistémophilique ». La castration permet d’accéder à la « gaie quête » du savoir.

– Le père engage la différenciation des sexes qui contraint à renoncer au fantasme de la bisexualité, ou de l’androgynie, en accomplissant le deuil d’un sexe, le manque faisant partie de son identité. Le père est différent et marque ainsi la fonction paternelle, différent en tant que porteur du phallus, « il n’est pas sans l’avoir », précise Lacan, et par son incapacité d’engendrement (Françoise Héritier) quel que soit de surcroit le sexe de l’enfant.  Cette différenciation des sexes étaye la pensée en substituant à l’état de corps à corps, sans besoin, sans désir, de l’enfant, une obligation de l’usage de la langue et de sa grammaire. Cette différenciation structure la pensée par imposition de ces deux concepts cardinaux « l’identique et le diffèrent » à la base des systèmes qui opposent des valeurs concrètes (chaud, froid…) et abstraites (masculin, féminin).

Enfin le père engage la différence des générations en poussant au renoncement endogamique, en inscrivant l’enfant dans la filiation ancestrale, et non de la chair, comme mémoire de tous les pères précédents, avec leurs histoires et leurs positions singulières dans la famille. Le père (comme la mère) advient dans une transmission et non ex nihilo, en tant qu’aboutissement des pères précédents. Pour Pierre Legendre, l’homme est un « animal généalogique » et la filiation concept universel doit être traitée en principe politique devant assurer l’assemblage de trois éléments : le biologique, le social et la subjectivation. A la différence de l’animal l’homme exprime la nécessité de savoir qui est son père, son arrière-grand-mère… Tout trou dans le passé s’avérerait source de pathologies.
Ces questions de différenciations demeurent fondamentales et majeures au vu des « petites différences narcissiques » repérées par Freud.
On sait depuis Freud que la fonction paternelle est l’une de ces trois fonctions avec celle de chef d’état et d’analyste où l’on est sûr d’échouer mais avec Jean-Pierre Winter on peut constater que l’on assiste aujourd’hui à un symptôme sociétal qui tend à rendre superfétatoire la fonction paternelle. En effet les techniques de la PMA (Procréation Médicalement Assistée) autorisent la réalisation du vœu œdipien du garçon « Papa me dérange dans ma relation avec maman » et contrecarrent quelque chose qui fonde l’ordre de la civilisation du 5° commandement « Tu honoreras ton père et ta mère ». L’affadissement de la figure du père ouvrirait la voie aux frères sur le mode fraternel par collage des frères dans une identification mimétique et fratricide avec recherche de boucs émissaires. Alors cette carence de la fonction paternelle dans nos sociétés occidentales pourrait être à la source de pathologies plus floues (Phénomène « Tanguy », borderline, délinquance, voire psychose…).
Jean-Pierre Lebrun corrobore cette vision en pointant que dans les années 1980 le terme de parentalité, qui peut estomper la différence des sexes, s’est substitué à celui de parenté, qui suppose un rapport d’alliance entre deux sexes différents.
A l’opposé, on a pu témoigner qu’un récit symbolique héroïque, tenu pendant la guerre à propos d’un père mort ou absent physiquement, poussait le fils, alors sujet de la filiation, à faire aussi bien voire mieux que ce père, illustration du poème de Victor Hugo, « Mon père ce héros au sourire si doux… », Après la bataille.

Guy Decroix – Avril 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Bernard This, Le père acte de naissance, Points, 1991
Simone et Moussa Nabati, Le père à quoi ça sert ?, Dervy, 2015
Didier Dumas, Sans père et sans parole, Fayard, 1990
Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Odile Jacob, 1996
Jean Pierre Lebrun, Fonction maternelle, fonction paternelle, yapaka.be, 2011
Jean-Pierre Winter, L’avenir du père, Albin Michel, 2019
Pierre Legendre et Alexandra Papageorgiou-Legendre, Leçon IV filiation, Fayard, 1990

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