Archives de catégorie : Textes

Conseils au solitaire

Conseils au solitaire – Guérin

Aie une âme hautaine et sonore et subtile,
Tais-toi, mure ton seuil, car la lutte déprave ;
Forge en sceptre l’or lourd et roux de tes entraves,
Ferme ton cœur à la rumeur soûle des villes ;

Entends parmi le son des flûtes puériles
Se rapprocher le pas profond des choses graves ;
Hors la cité des rois repus, tueurs d’esclaves,
Sache une île stérile où ton orgueil s’exile.

Songe que tout est triste et que les lèvres mentent.
Et si l’heure en froc noir érige du silence
Les lys où mainte femme encore boira ton sang,

Marche vers l’inconnu, peut-être vers le vide,
Dans l’ombre que la Mort effarante en fauchant
Du fond des horizons projette sur la Vie.

Charles Guérin

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie – Louise Labé

Louise Labé – 1524-1566

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Louise Labé, Sonnets

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Le Bateau ivre

Le Bateau ivre
Clovis Trouille – Le Bateau ivre (1942)

Le Bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Arthur RimbaudPoésies

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Nocturne en plein jour

Nocturne en plein jour – Supervielle

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Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Attachant à la chair de tremblantes aurores.

C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du cœur qui les mène
Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.

Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.

Jules Supervielle – Nocturne en plein jour – La Fable du jour

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La beauté

Charles Baudelaire

La beauté

Canova

Antonio Canova – Hébé (1799)

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;

Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Charles Baudelaire – Les Fleurs du mal

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Caligula – 3ème chant

Caligula – IIIème chant – Gérard de Nerval

César a fermé la paupière ;       
Au jour doit succéder la nuit ;
Que s’éteigne toute lumière,
Que s’évanouisse tout bruit.

A travers ces arcades sombres,
Enfants aux folles passions,
Disparaissez comme des ombres,
Fuyez comme des visions.

Allez, que le caprice emporte
Chaque âme selon son désir,
Et que, close après vous, la porte
Ne se rouvre plus qu’au plaisir.

Gérard de NERVAL (1808-1855) (Recueil : Odelettes)

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Le Petit Cheval

Le Petit Cheval – Paul Fort

Le petit cheval dans le mauvais temps,  iumqcl9zbrv2xkkar2-h9525q5g
Qu’il avait donc du courage !
C’était un petit cheval blanc,
Tous derrière tous derrière,
C’était un petit cheval blanc,
Tous derrière lui devant.

Il n’y avait jamais de beau temps
Dans ce pauvre paysage,
Il n’y avait jamais de printemps,
Ni derrière, ni derrière.
Il n’y avait jamais de printemps,
Ni derrière, ni devant.

Mais toujours il était content,
Menant les gars du village,
A travers la pluie noire des champs,
Tous derrière tous derrière,
A travers la pluie noire des champs,
Tous derrière lui devant.

Paul Fort

Le Mécréant

Le Mécréant – Brassens

Est-il en notre temps rien de plus odieux
De plus désespérant, que de n’pas croire en Dieu ?

J’voudrais avoir la foi, la foi d’mon charbonnier
Qui est heureux comme un pape et con comme un panier

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Salvador Dali – Christ de saint Jean de la Croix (1951)

Mon voisin du dessus, un certain Blais’ Pascal
M’a gentiment donné ce conseil amical

« Mettez-vous à genoux, priez et implorez
Faites semblant de croire, et bientôt vous croirez  »

J’me mis à débiter, les rotules à terr’
Tous les Ave Maria, tous les Pater Noster

Dans les rues, les cafés, les trains, les autobus
Tous les de profundis, tous les morpionibus

Sur ces entrefait’s-là, trouvant dans les orties
Un’ soutane à ma taill’, je m’en suis travesti

Et, tonsuré de frais, ma guitare à la main
Vers la foi salvatric’ je me mis en chemin

J’tombai sur un boisseau d’punais’s de sacristie
Me prenant pour un autre, en chœur, elles m’ont dit

« Mon pèr’, chantez-nous donc quelque refrain sacré
Quelque sainte chanson dont vous avez l’secret  »

Grattant avec ferveur les cordes sous mes doigts
J’entonnai « le Gorille » avec « Putain de toi »

Criant à l’imposteur, au traître, au papelard
Ell’s veul’nt me fair’ subir le supplic’ d’Abélard

Je vais grossir les rangs des muets du sérail
Les bell’s ne viendront plus se pendre à mon poitrail

Grâce à ma voix coupée j’aurai la plac’ de choix
Au milieu des petits chanteurs à la croix d’bois

Attirée par le bruit, un’ dam’ de Charité
Leur dit : « Que faites-vous ? Malheureus’s arrêtez

Y a tant d’homm’s aujourd’hui qui ont un penchant pervers
A prendre obstinément Cupidon à l’envers

Tant d’hommes dépourvus de leurs virils appas
A ceux qu’en ont encor’ ne les enlevons pas  »

Ces arguments massue firent un’ grosse impression
On me laissa partir avec des ovations

Mais, su’l’chemin du ciel, je n’ferai plus un pas
La foi viendra d’ell’-même ou ell’ ne viendra pas

Je n’ai jamais tué, jamais violé non plus
Y a déjà quelque temps que je ne vole plus

Si l’Eternel existe, en fin de compte, il voit
Qu’je m’conduis guèr’ plus mal que si j’avais la foi

Le Mécréant – Georges Charles Brassens • Copyright © Universal Music Publishing Group

Brise marine

Brise Marine – Stéphane Mallarmé

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres parfum5
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
O nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé – Vers et prose – 1893

 34RL1H3         Copyright Institut Français de Psychanalyse

Vida

♪ Vida ♪ – Lluís Llach

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Tsunami (XIXème) – Hokusai

Potser em deixin les paralelo
o potser em deixeu vosaltres
o només els anys em posin
a mercè d’alguna onada,
a mercè d’alguna onada.
Mentre tot això m’arriba,
que a la força ha d’arribar-me,
potser tingui temps encara
de robar-li a la vida
i així omplir el meu bagatge.
Mentre tot això m’arriba… vida, vida !

Encara veig a vegades,
de vegades veig encara
els meus ulls d’infant que busquen,
més enllà del glaç del vidre,
un color a la tramuntana.
M’han dit les veus assenyades
que era inútil cansar-me ;
però a mi un somni mai no em cansa,
i malgrat la meva barba
sóc infant en la mirada.
A vegades veig encara… vida, vida !

Si em faig vell en les paraules,
si em faig vell en les paraules
per favor tanqueu la porta
i fugiu de l’enyorança
d’una veu que ja s’apaga.
Que a mi no m’ha de fer pena,
que a mi no em farà cap pena
i aniré de branca en branca
per sentir allò que canten
nous ocells al meu paisatge.
Que a mi no em farà cap pena… és vida, vida !

Si la mort ve a buscar-me,
si la mort ve a buscar-me
té permís per entrar a casa,
però que sàpiga des d’ara
que mai no podré estimar-la.
I si amb ella he d’anar-me’n,
i si amb ella he d’anar-me’n,
tot allò que de mi quedi,
siguin cucs o sigui cendra
o un acord del meu paisatge,
vull que cantin aquest signe… vida, vida !

Potser em deixin les paraules
o potser em deixeu vosaltres
o només els anys em posin
a mercè d’alguna onada,
a mercè d’alguna onada.
Mentre tot això m’arriba… vida, vida !
Mentre tot això m’arriba… vida, vida !
Mentre tot això m’arriba… vida, vida !

Lluís Llach


Vie

Peut-être les mots vont-ils m’abandonner,
ou peut-être est-ce vous qui m’abandonnerez
ou seulement les ans finiront par me laisser
à la merci d’une vague,
à la merci d’une vague.
En attendant que tout cela m’arrive,
car tout cela m’arrivera forcément,
peut-être ai-je encore le temps de voler un peu encore à la vie
et de remplir mon bagage
en attendant que tout cela m’arrive… vie, ô vie !

Je vois encore parfois,
parfois, je vois encore mes yeux
d’enfant qui cherchent,
au-delà de la vitre de la fenêtre
une couleur à la Tramontane.
Des voix sensées m’ont déjà dit
qu’il était inutile de me fatiguer,
mais moi, un rêve ne me fatigue jamais
et malgré ma barbe,
j’ai toujours le regard d’un enfant…
Par moment, je vois encore … vie, ô vie !

Si mes mots ont pris un coup de vieux,
si mes mots ont pris un coup de vieux,
je vous en prie, fermez la porte
et fuyez la nostalgie
d’une voix qui s’éteint.
Sachez que cela ne me fera pas de peine,
sachez que cela ne me fera pas de peine,
et j’irai de branche en branche
pour écouter ce que chantent
les nouveaux oiseaux de mon paysage.
Non, ça ne me fera pas de peine, car c’est la vie, vie !

Si la mort vient me chercher,
si la mort vient me chercher
elle peut entrer dans ma maison
mais qu’elle sache, dès maintenant,
que jamais je ne pourrai l’aimer.
Et si avec elle je dois partir,
et si avec elle je dois partir,
je veux qu’il ne reste de moi que des vers, des vers
ou de la cendre nue ou un accord de mon voyage,
je veux qu’ils chantent ce signe, vie, ô vie !

Peut-être les mots vont-ils m’abandonner,
ou peut-être est-ce vous qui m’abandonnerez
ou seulement les ans finiront par me laisser
à la merci d’une vague à la merci d’une vague…
vie, ô vie !
En attendant que tout cela m’arrive…
vie, ô vie …
En attendant que tout cela m’arrive…
vie, ô vie…
En attendant que tout cela m’arrive…
vie, ô vie…

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse