La fonction paternelle

Nicolas Koreicho – Juin 2024

« Les effets des premières identifications, qui ont lieu au tout premier âge, garderont un caractère général et durable. Cela nous amène à la naissance de l’idéal du moi, car derrière se cache la première et la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle. C’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet. »
Sigmund Freud – « Le Moi et le surmoi » in Le Moi et le ça

Sigmund Freud et sa fille

Le père c’est l’Autre. En opposition de place, et/ou en complément, à la mère qui, elle, conforte premièrement le narcissisme du sujet en lui offrant une sorte d’extension d’elle-même et de transfert de son amour – ce que fait aussi le père, mais la fonction maternelle en ce sens est de nourrir l’enfant, particulièrement sur le plan affectif –, le rôle du père est, deuxièmement, celui du Surmoi, toujours ambivalent, et consiste en la bonne répartition de l’instance interdictrice et de l’instance autorisante – ce que fait aussi la mère, mais la fonction paternelle en ce sens est de protéger l’enfant, particulièrement sur le plan adaptatif –. Il est avant tout, dans une large acception, ce qualificatif pris dans son la dimension la plus profonde, protecteur, cependant que la mère, là aussi, en profondeur, est nourricière.

Cette dimension protectrice de l’amour du père concerne une partie constituée par la résolution de la relation à l’autre, l’Œdipe, qui engage plus que tout autre la fonction paternelle symbolique, cependant que l’autre partie, non moins structurante, constituée par l’amour de la mère, réfère au narcissisme, dans l’établissement de la relation à soi, les deux dimensions allant proposer la construction psychique de l’enfant, laquelle se joue de manière édifiante avant l’âge de sept ans.
L’enfant passe d’une relation duelle symbiotique (Mère/Enfant) à une relation d’objet triadique positivement ambivalente (Père/Mère/Enfant), laquelle est incarnée par chacun des deux parents et l’enfant dans une élaboration complexe et croisée.
Par l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, l’enfant soumis à cette partie de la Loi symbolique passe de la nature à la culture à l’occasion de l’intériorisation et de l’apprentissage des interdits parentaux et sociétaux, ceci lui ouvrant la voie, par identification, à la subjectivation puis à la sublimation.

Il accède à la différence des sexes et des générations grâce à l’identification au parent du même sexe et à la distinction au parent de l’autre sexe, et apprend à reconnaitre la différence de l’Autre et à respecter cette altérité, qui tient, troisièmement, à la question naturelle des sexes et des âges, deux domaines permettant identification, donc, puis aussi subjectivation.
A partir du modèle que lui propose le couple parental, l’enfant va se construire un idéal du Moi[1], instance narcissique que le petit d’homme va plus ou moins essayer de dépasser en fonction de son propre potentiel.

Le Surmoi[2], héritier du complexe d’Œdipe, est l’instance, ambivalente, qui va intérioriser les interdits mais aussi les exigences parentales, culturelles et sociétales. Le Surmoi remplacera les parents quand l’enfant sera devenu adulte, tout en se maintenant dans l’incarnation puis dans le souvenir parental, Surmoi qui entrera en conflit avec le Moi et les pulsions, et, dans le cas d’une trop grande influence, freinera l’épanouissement de l’individu en produisant un surplus de culpabilité ; dans le cas d’une influence insuffisante, il composera frustration avec soumission.
Cependant, le Surmoi, ambivalent donc, est également porteur d’une motion d’acceptation, d’indulgence, pour peu qu’il soit nanti d’un puissant intérêt pour l’enfant, idéalement sans l’ombre de la négligence.

Il est, comme nous l’avons esquissé, le représentant le plus important du Surmoi. Il est aussi l’incarnation la plus marquante de l’Idéal du Moi.

Le père est de sexe masculin. En l’idée de savoir si une femme peut le remplacer ou, à tout le moins, en proposer ou en offrir une figure, le débat existe, inconsistant et spécieux. La biologie est implacable : le père est un mâle, la mère est une femelle. Plus absurde encore, plus tendancieux, avoir « deux pères » ou avoir « deux mères », constitue une approximation idéologique qui conduit l’enfant à démarrer sa vie de manière ambigüe et sous le jour de la confusion, laquelle se répercutera dans le développement de sa personnalité et, en particulier, le développement de sa composition narcissique et relationnelle, qui nécessite à tout le moins un modèle pour prendre consistance et, par suite, offrir la possibilité de sa liberté, sexuelle tout aussi bien.

À partir d’un plan métaphysique, dans une première acception, la fonction du père est de transmettre les termes d’une Loi symbolique[3] :
. Proscription du meurtre et de l’inceste, pour le respect des normes « sanitaires ».
. Nomination de la parenté, pour le respect des générations.
. Prohibition du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, pour le respect de l’autre.
. Prescription de la différence des sexes, pour le respect de l’équilibre de soi et du monde.
La fonction paternelle est de protéger, mais aussi de valoriser, de guider et de permettre l’indépendance et les compétences relationnelles, grâce à l’ambivalence, non développée dans la littérature, du Surmoi.
C’est enfin d’autoriser la résolution de l’Œdipe, de permettre le transfert vers le sujet en développement une partie du narcissisme secondaire, de poser les bases de l’indispensable différenciation, dans la suite du processus non moins essentiel de l’identification, comme cela doit s’imposer après une épreuve, un choc, une répulsion, un abandon[4].

La fonction paternelle est aussi d’autoriser l’identification – paternelle en l’occurrence –, au totem, au phallus, lequel est l’apanage autant de la fille que du fils.
Il s’agit ici de faire le lien du désir et de la loi sous le signe dans un premier temps de la révolte et de la rencontre avec le tiers, la tiercéité, qui rappellera l’ordre équilibré des choses.
Nous pouvons pour appréhender cette compétence, nous référer au mythe de la horde primitive[5]. Comme pour la mère, l’identification se fera par « incorporation », par la dévoration métaphorique, après celles de la mère, de certaines des qualités du père dont on « ingère » certaines « spécificités », celles, à l’instar de celles de la mère, du modèle en particulier.
Le « meurtre » du père traduit la nature ambivalente du désir sexuel des fils exclus de la possession des femmes, prêts par là à le tuer et à le dévorer. La culpabilité qui s’en suit, conformément aux règles de l’ambivalence, donne l’idée d’un cadre symbolique qui organise le clan des fratries : c’est ainsi que naît la socialité totémique. Dans la perspective freudienne, scientifique et biologique donc, l’évolution des liens sociaux se décline, par sentiment de culpabilité, du totémisme à la religion, puis du monothéisme à la science.
Ainsi, après la possibilité d’un tiers, la Loi symbolique se partage.
Avec le repas totémique, l’idée du cannibalisme selon Totem et tabou[6], au détriment, apparemment, du père, concrétise le meurtre du père et l’amour du père, dans un dépassement nécessaire et symbolique d’appropriation de ses qualités. L’incorporation psychique du père autorise l’identification en substituant les fils à la perte de l’objet. Le père symbolique est ensuite maintenu grâce aux totems. Dans cette sorte de roman familial prototypique, la scène primitive inaugure ce qui deviendra une possibilité d’organiser la différence des sexes et celle des générations, en particulier dans la contradiction ultérieure de la version sado-masochique fantasmée de la scène primitive. La fille, d’ailleurs, comprendra la nécessité d’en prendre toute la mesure et l’ampleur de son potentiel phallique sans, bien évidemment, omettre d’intégrer le sens de la réceptivité-passivité de la résonnance féminine de la scène primitive pour accéder à la pleine féminité.

Ainsi, le père incarne et transmet à l’enfant les règles et les conditions de ces règles qui lui permettront d’acquérir à la fois force de caractère, phallique, pouvoir de contrôle, sens moral et désir d’affirmation de soi, modulés par l’ambivalence évoquée précédemment et le report de cette ambivalence dans l’accueil de la nécessaire passivité, condition sine qua non de la féminité.
La figure du père se situe donc du côté d’une autorité affirmée et joue un rôle dans la socialisation, sur le plan de la conservation et de l’édification de la mémoire des principes qui permettent de transmettre valeurs et régulation des conditions de l’accord et de l’équilibre entre les sexes, de la maîtrise de la pulsion de destructivité et d’auto destruction, de la compréhension des différences entre les générations, de la possibilité de transformation des pulsions, cependant que la figure de la mère se trouve du côté de la confirmation pulsionnelle subtile et nuancée des composantes de mise en œuvre sensible de ces principes et de l’instauration d’une dimension narcissisme-passivité au sein du couple parental.

Les incidences d’un père absent, ou négligent, les répercussions d’une fonction paternelle défaillante sur le développement des enfants, se font sentir dans l’impact que ces manques produiront.

Les enfants sans père présenteront des problèmes de comportement et des troubles de l’anxiété tels que l’agressivité, l’inquiétude, la dépressivité, des difficultés dans l’assimilation des limites, et ce dans plusieurs domaines.
Cette symptomatologie a pour conséquence des dysfonctionnements comportementaux et d’intégration particulièrement dans l’idée d’équilibre, d’évaluation des principes de plaisir et de réalité, ainsi que dans la nécessité de la norme.

Le manque de présence – autorité, attention, compréhension – d’un père aura des retentissements négatifs, et quelquefois durables, significativement sur le développement comportemental, psychologique et émotionnel d’un enfant. Ce défaut, l’absence du père, est observable également dans les questions qui découlent de la négligence, aux comportements pouvant être inappropriés (gestes déplacés, châtiments corporels), à l’éducation à la violence (agressivité verbale, physique, irrespect vis-à-vis des aînés et des femmes, maltraitance à l’égard des plus faibles et des animaux).

Une des raisons, et non la moindre, au contraire de la défaillance de la référence au père, symboliquement cette fois, est la nécessité pour l’enfant de se distancier du désir maternel et de son désir pour elle, sans pour autant que cette distanciation équivaille stricto sensu à une castration, ce qui lui permettra de pouvoir choisir des possibilités de relations amoureuses à l’endroit de personnes de l’autre sexe et de se diriger vers des options pouvant déboucher sur la fondation d’un couple, d’une famille, d’une descendance.

L’abandon de la référence au père dit symbolique, celle qui permet à l’enfant de se détacher de la toute-puissance du désir maternel en tant que posé comme interdit fondateur de la proscription de l’inceste, ne peut avoir que des effets funestes sur le destin personnel et corporel de ces enfants. Il en est de même de la nécessaire distance par rapport au père qui s’adjugerait un pouvoir par trop important sur l’enfant à modeler en fonction de traumas refoulés que celui-là n’aurait pas intégrés.

Dès lors, si l’indispensable castration symbolique, précise et modérée, n’est pas réalisée, l’homme retrouve une sorte de subordination métaphorique pouvant l’éloigner de tout libre arbitre et le réduire à des croyances en un prophète, un chef de parti, un gourou, tous pouvant représenter des idéologies plus ou moins assujétissantes. Il en est de même, dans cette forme d’inaboutissement de la castration, de la substitution par d’autres figures de remplacement du père, dans le désir de le rencontrer et, par le biais de l’incendie, du crime, de l’acte de délinquance, en rencontrant l’autorité paternelle et de sa Loi, en la personne du juge, du commissaire, du policier, apparaît comme réclamée en réalité par le malfaiteur, le criminel, le délinquant. La sanction est, au moins dans un premier temps, rapide, la meilleure réponse à apporter au malfaiteur qui désire, mutatis mutandis, rencontrer le Père pourvoyeur de limite et de contenance.

Il sera loisible de retrouver, conséquemment à la présence négligente, défaillante ou en l’absence du père, des figures paternelles avec un autre membre de la famille, un professeur, une figure d’autorité, un ami, avec la nécessité de s’inspirer de ce qui, positivement, va nous permettre de développer ce que le traumatisme du père, son défaut ou son absence ont limité, empêché, inhibé. Il en sera alors de la responsabilité de chacun – ou grâce à celle de l’analyse – d’en faire un récit, de vie ou de fiction.

Ces différents possibles, directement ou par personne interposée, devraient permettre au père de cette relation idéale, de proposer l’accès aux possibilités offertes par :
l’amour, au moins autant, peut-être, que celui que peut offrir la mère, et qui peut présenter une issue – une résolution – à une logique strictement fermée du système œdipien, 
la distanciation, qui distingue solitude, isolement, respect, liberté, 
la rencontre de Thanatos, en l’autre ombrageux, à l’esprit, au signe, à la mémoire.
Entre Éros et Thanatos, par le truchement d’une ambivalence intellectuelle ou amicale, l’analyste va pouvoir représenter, transférentiellement, à certains moments de la psychothérapie et de l’analyse, le père et/ou la mère.

Nicolas Koreicho – Juin 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1972
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949

À suivre : La fonction maternelle


[1] Nicolas Koreicho, Moi idéal et idéal du moi, 2018, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/moi-ideal-et-ideal-du-moi/

[2] Nicolas Koreicho, Ça, Moi, Surmoi – 2ème topique, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/ca-moi-surmoi-2eme-topique/

[3] Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/

[4] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

[5] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913

[6] Ibid.

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