Vincent Caplier – Janvier 2022
Logiques et paradoxes du transfert
Dans le chant de ma colère il y a un œuf,
Et dans cet œuf il y a ma mère, mon père et mes enfants,
Et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlées, et vie.
Grosses tempêtes qui m’avez secouru,
Beau soleil qui m’as contrecarré,
Il y a haine en moi, forte et de date ancienne,
Et pour la beauté on verra plus tard.
Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles ;
S’il l’on savait comme je suis restée moelleux au fond.
Je suis gong, et ouate et chant neigeux,
Je le dis et j’en suis sûr.
Henri Michaux, Je suis Gong,
Mes Propriétés, Œuvres complètes
En français, le terme transfert implique un déplacement de valeurs, de droits, d’entités plus qu’un transfert matériel d’objets. La notion a pris une extension plus large jusqu’à désigner l’ensemble des phénomènes qui constituent la relation du patient au psychanalyste, aux autres. S’il désigne le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets par un certain type de relation établi avec eux, il n’est pas propre à l’espace analytique (on le trouve lié aux rêves, actes manqués et autres manifestations de l’inconscient dans la vie ordinaire de l’individu normal). Éminemment lié au cadre de la relation analytique, il est le terrain où se joue la problématique d’une cure : son installation, ses modalités, son interprétation et sa résolution. S’agissant d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué, il n’est pas sans dégager une forme d’inquiétante étrangeté. Quel appui peut-on trouver dans une notion aussi problématique de déréel et de réalité de la situation analytique pour apprécier le caractère adapté ou non d’une manifestation apparue en son sein ?
De la technique psychanalytique
Freud en souligne le caractère étrange. Obligé de satisfaire tout à la fois les exigences de la réalité et satisfaire son autonomie, le patient, habité de ce conflit interne, sollicite un savoir, une aide du psychanalyste. Libre disposition de son auto-perception contre l’expérience dans l’interprétation du matériel soumis à l’influence de l’inconscient, ainsi se résume le contrat. Pacte en apparence simple si le patient ne voyait dans l’analyste, sous le jour de la réalité, qu’un conseiller, un soutien, un guide. « Non, l’analysé voit en son analyste le retour, la réincarnation d’un personnage important de son enfance, de son passé, et c’est pourquoi il transfère sur lui des sentiments et des réactions certainement désirés du modèle primitif » (Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, 1938).
Le transfert est ambivalent, oscillant entre attitudes tendres, positives, hostiles et négatives à l’égard de l’analyste. Positif, il rend les plus grands services et devient la véritable force motrice de la participation du patient au travail analytique par amour pour celui dont il souhaite obtenir l’approbation. L’analyste rectifie certaines erreurs dont les parents furent responsables et opère une post-éducation en faveur d’un nouveau surmoi. Mais le modèle, l’idéal, faillirait à sa tâche s’il remplaçait l’ancienne sujétion par une autre, façonnant le patient à son image par le pouvoir que lui offre la situation de transfert.
Le transfert en réactualisant une situation amène à faire se dérouler nettement un fragment de l’histoire là où il n’y aurait que des renseignements insuffisants en son absence. En remettant en scène, il remet en selle. Seulement, le danger de ces états de transfert tient au fait que le patient en méconnaît la nature véritable. « Comme le transfert reproduit l’attitude qu’avait eu le patient à l‘égard de ses parents, il lui emprunte également son ambivalence » (ibid.). Les satisfactions les plus délicates et intimes prennent le risque de voir la relation glisser vers une passion indésirable si un besoin érotique puissant se fait jour derrière le transfert positif. À l’inverse, le sujet peut se sentir offensé ou délaissé et le transfert instaurer un rejet. Cas extrêmes où la poursuite du travail en commun est compromise.
L’analyste doit arracher le patient à ses dangereuses illusions et lui montrer que la réalité nouvelle n’est qu’un reflet du passé ce qui n’est pas sans engendrer une certaine frustration. Pis, « ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert jamais il ne l’oublie et il y attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres moyens » (ibid.). Aussi est-il préférable que tout agissement ou réaction anormale ne se manifeste que dans le cadre du traitement et nullement souhaitable en dehors du transfert (acting-out au cours d’un transfert latéral)[1]. Bien curieux pharmakon que nous voyons là se dessiner.
De la dynamique du transfert
Il nous faut alors distinguer à ce stade les éléments de transfert et la dynamique de transfert. D’un point de vue théorique, le transfert n’est à l’origine pour Freud qu’un cas particulier de déplacement de l’affect d’une représentation à une autre. Des Études sur l’hystérie à L’interprétation du rêve, la notion de déplacement éclaire l’indépendance relative de l’affect et de la représentation faisant l’hypothèse économique d’une énergie d’investissement susceptible de se détacher des représentations et de glisser le long des voies associatives, pouvant « être augmentée, diminuée, déplacée, déchargée » (Sigmund Freud, Les psychonévroses de défense, 1894), indice le plus sûr d’un processus primaire. Dans le processus secondaire, on retrouve le déplacement mais limité dans son parcours et portant sur des petites quantités d’énergie : rêves, associations libres, actes manqués… « des réimpressions, des copies des motions et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients à mesure des progrès de l’analyse » (Sigmund Freud, Fragments d’une analyse d’hystérie, 1905), travail préliminaire auquel le patient est invité à participer.
Le transfert n’est pas, dans un premier temps, désigné par Freud comme faisant partie de la relation thérapeutique mais chaque transfert (on notera la pluralité) traité comme tout autre symptôme de manière à maintenir ou restaurer une relation thérapeutique fondée sur une confiance coopérative. L’ensemble de la cure, dans sa structure et sa dynamique, n’est pas assimilée à une relation de transfert. Ferenczi avance alors l’idée que le mécanisme psychique, caractéristique de la névrose en générale, est un « déplacement de l’énergie affective des complexes de représentations inconscientes sur les idées actuelles, exagérant leur intensité affective » et qui « sous-tend la plupart des manifestations morbides » (Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, 1909). L’intégration progressive de la découverte du complexe d’Œdipe retentit, au même titre, sur la conception du transfert.
Freud découvre comment c’est la relation du sujet aux prototypes, aux imagos du père, de la mère, du frère… qui est revécue dans le transfert, avec notamment l’ambivalence pulsionnelle qui la caractérise, et comment « le médecin sera inséré dans l’une des “séries“ psychiques que le patient a déjà formées » (Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912). Il augure alors « que le thème du transfert est difficilement épuisable » face à « celui dont le besoin d’amour n’est pas satisfait par la réalité sans reste » et « dans l’obligation de se tourner, avec des représentations d’attente libidinales, vers toute personne nouvelle qui entre en scène » (Ibid.). Si l’intensité du transfert en analyse est imputable à la névrose elle-même, nous sommes confrontés, avec lui, à la plus forte résistance contre le traitement (dans la mesure où il est un transfert négatif ou un transfert positif de motions érotiques refoulées) alors qu’il est condition de succès favorable et porteur d’action curative en dehors de l’analyse.
On ne s’introduit pas impunément dans l’inconscient et, en cherchant à la trace la libido qui a échappé au conscient, c’est l’ambivalence des orientations de sentiment qui se fait jour. « Tout comme dans le rêve, le malade attribue aux résultats de l’éveil de ses motions inconscientes existence au présent et réalité. Il veut alors agir ses passions, sans tenir compte de la réalité » (Ibid.). L’analyste cherche, quant à lui, à faire intégrer ces motions de sentiment dans son histoire de vie, au service de la réalité (libido capable de conscience) et les faire reconnaître en fonction de leur valeur psychique. Transfert négatif et transfert tendre se côtoient, dirigés simultanément sur la même personne qui soumet en retour à contrainte les phénomènes de transfert. Ainsi s’instaure le duel entre intellect et vie pulsionnelle, savoir et vouloir-agir.
Entrer en analyse
Une analyse trace un parcours qui va du dehors au dedans de la situation analytique. Elle est contenant, d’abord vierge, vide éphémère, où se déversent deux inconscients. Un champ clos, la rencontre de deux personnes qui suscite une angoisse, un espace agi, ou devrions-nous dire, inter-agi par ses coordonnées. Le patient y découvre progressivement les identifications successives qui furent les siennes à partir de scènes revécues, répétées. C’est à la faveur d’une névrose de transfert qu’il entrera alors dans l’analyse au profit de remaniements structuraux.
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La dynamique de transfert semble adhérer à un principe entropique. Cette mise au dedans, enveloppe après enveloppe, reconstitue, à la manière d’une poupée russe inversée, les différentes couches d’un étayage, d’un refoulé le plus accessible au plus profond. Une introjection à laquelle l’analyste, accompagnant, participe en prenant lui-même part au parcours en faisant face à l’angoisse et au désir à part égale. C’est de ce cheminement que le sens paraîtra et non dans le décryptage savant.
Bien que perçu très tôt, le transfert a longtemps été maintenu à l’arrière-plan des préoccupations, considéré comme plus embarrassant qu’utile, « une véritable croix » (Lettre de Freud au pasteur Pfister du 5 juin 1910), résistance dont l’analyste se serait bien passé. Si le père de la psychanalyse y voit « un phénomène universel de l’esprit humain », Serge Viderman s’attaque au dogme de sa spontanéité : « Le transfert existe […] mais après que la théorie l’eut conçu et qu’une situation analytique, achevée pour l’essentielle de ses caractères spécifiques, l’eût fait exister – mais pas avant » (Serge Viderman, Construction de l’espace analytique, 1970).
Œuf dans l’œuf, il est nécessaire de créer un espace pour qu’advienne ce phénomène spécifique de la cure qu’est la névrose de transfert. Une situation conçue sur le modèle des sciences expérimentales « où l’inconscient du patient pourrait s’exprimer avec le plus d’évidence et avec le moins de déformations imaginables » (Serge Viderman, le céleste et le sublunaire, 1977). Une invention du transfert permettant de reprendre à un niveau conceptuel un phénomène brut et faire glisser la relation passionnelle (humaine) vers une relation thérapeute-patient. Une quête de pureté et d’innocence du rapport qui se retourne contre les intentions proclamées.
Déconstruction de l’espace analytique
D’une disparité énorme entre les deux partenaires de la cure, d’une règle fondamentale, surmoïque, l’analyste se voit conférer un pouvoir ramenant le patient à une situation infantile, soumis aux représentations des exigences parentales. Situation à nulle autre dans la vie où l’objet se dérobe en tant que personnage réel pour mieux s’offrir comme cible des projections. Inexorablement, la marche de la cure évolue vers « l’assemblage le plus redoutable de toutes les résistances organisées en ce noyau dur qu’on appelle la névrose de transfert » (Ibid., 1977). On en déplorait que l’analyste existe, les phénomènes contre-transférentiels échappant tout autant aux motivations purement rationnelles. Bien qu’altérant la transparence du milieu, le transfert reste néanmoins un levier positif et essentiel qu’il faut intégrer à la technique.
De la rencontre de deux inconscients, de cette co-construction et des phénomènes émotionnels qui en découlent, s’établit une compréhension profonde au sein d’une expérience affective. La névrose de transfert ne doit son existence qu’à un espace saturé d’affects, un lieu de déformations et de résistances qui font que quelque chose y devient perceptible. Maître du jeu, le psychanalyste joue le rôle de celui qui refuse de jouer un rôle et partage « avec le patient la même croyance magique au pouvoir des mots » et « les aménagements rationnels du cadre analytique échappent à la rationalité qui les a institués pour se charger d’une nécessité inconsciente qui se soucie peu de la raison » (Ibid., 1970).
Le fantasme et l’imaginaire prennent une place-pivot centrale au sein de cette reconstruction où l’histoire cède le pas au mythe et la réalité des événements historiques à la projection pulsionnelle. Le transfert est à la fois acting-out défensif et seule voie d’accès aux pulsions les plus archaïques, encloses dans le noyau primaire. Par le contre-transfert, l’analyste n’est pas plus une ombre. Focalisé sur la place qu’il tient, il risque d’occuper une place qui le situerait dans l’acte (interdit fait au patient) au détriment de la parole. Si le corps érogène est à la source des fantasmes, la parole de l’analyste (vibration vocale et accordée) fait naître un corps imaginaire.
Égalité inégale de deux libertés, la situation analytique a un caractère traumatique par l’accroissement de la poussée des dérivés pulsionnelles et la réduction à néant de toute possibilité de décharge en acte. La parole est autant faire que dire et le silence de l’analyste devient espace de libération des décharges libidinales par le moyen de projections fantasmatiques. Que le déplacement d’énergie de cette « économie pulsionnelle du sens » (Serge Viderman) change d’orientation, déliant le sens de la force, le véhicule dérape et le transfert vécu comme une réalité immédiate. La prégénitalité ne peut s’interpréter explicitement que par une régression vraie (temporelle, narcissique, topique et formelle)[2] au risque sinon de renforcer massivement les résistances voire de lâcher la bête.
Remémorer, répéter, élaborer
Si l’objectif de la cure est de combler les lacunes de la mémoire et de surmonter les résistances du refoulement, les indications de Freud sur les conditions de possibilité et une théorie des processus à l’œuvre sont des plus minces. Pourtant, notant que la résistance est le fait de la compulsion de répétition et qu’elle se manifeste dans l’agir, il en conclut que le meilleur moyen de dompter la situation réside dans le maniement du transfert, l’offrant au patient comme « champ de ses ébats, où il lui sera permis de se déployer dans une liberté quasi totale et imposé de nous représenter tout ce qui des pulsions pathogène s’est dissimulé dans la vie psychique de l’analysé » (Sigmund Freud, Remémorer, répéter élaborer, 1914).
L’appareil de l’âme, l’autre scène, la régression et la problématique de la mémoire sont autant de questions déjà traitées dans L’interprétation du rêve. Mais là où le rêve et les manifestations de la névrose ordinaire se présentent comme des souvenirs appartenant à un passé révolu et rapportés dans la séance, la névrose de transfert, liée au dispositif de la séance, est une névrose artificielle, « un “agir au lieu de se souvenir“ qui se constitue dans l’actualité de la situation artificielle » (Conrad Stein, Rêve et névrose de transfert d’après Freud, in Cliniques méditerranéennes n°82, 2010).
Si la censure est le gardien du rêve, dans la situation analytique, l’analyste, le gardien en présence, en vient nécessairement à faire défaut, ne pouvant se montrer secourable en tout temps puisqu’il y a un dedans et un dehors de la séance. Des deux volontés en présence on se demande laquelle est la plus à plaindre. Celle pouvant craindre la folie, priée de s’adonner à un délire hallucinatoire, ou celle confrontée, on le serait pour moins, à la résistance au regard de sa volonté (son désir) ? Volonté contre volonté, si le métier de psychanalyste est un métier impossible on peut tout autant interroger la motivation d’un patient maintenant sa présence, de son plein gré, au sein d’une situation limite.
La cure enferme le patient dans une alternative entre prise de plaisir et mise en souffrance. L’expansion narcissique permet d’accéder à la béatitude le temps d’une séance mais devant l’éphémère le patient semble persévérer à y rechercher le déplaisir sans pour autant être précisément masochiste. Le masochisme est le corollaire du transfert, une conséquence, un soutien de cette chimère, ce sac de peau construit de toute pièce, cette unité du grand Ça parlant et écoutant. Le psychanalyste n’existe que par et pour le patient et n’a de pouvoir que celui que l’analysé lui confère. C’est par sa présence, sa représentation, l’éventualité de son intervention et l’attente qui en découle que s’introduit l’hétérogénéité, la césure. Plus que par le contenu de son action, c’est l’obstacle qu’il représente qui fait de lui un principe de réalité opposé au principe de plaisir. C’est là où l’ambiguïté foncière perdure, au lieu supposé du pouvoir. « Se présentant comme le bouffon le patient fait du psychanalyste son roi » (Conrad Stein, Transfert et contre-transfert ou le masochisme dans l’économie de la situation analytique in Revue Française de Psychanalyse, 1962).
Paradoxe du transfert et transfert paradoxal
Trompeurs, trompés, chacun est à sa place ou presque, où il se croit, où l’autre l’assigne ou croit le trouver. L’un souffre pour le plaisir de l’autre d’une attente réciproque dans l’alternance des cycles, entretenant indéfiniment la frustration dans le simple but de l’accomplissement narcissique. « Le patient qui, dans sa double existence, poursuit son progrès hors de la cure, se livre à une conquête ailleurs, à une conquête du monde. Cette conquête a pour condition une autre conquête, imaginaire celle-là, et fondée sur la souffrance de la séance : la conquête de son psychanalyste » (Ibid.). En cela, le masochisme répond à « une visée essentiellement conservatrice » impliquant « un équilibre économique stable » et « l’adoption [d’un] statu quo dans l’incertitude infinie ». Crainte de perdre ou l’envie d’avoir que nous « voyons retournée dans le transfert en la position de l’être pour le psychanalyste – être son plaisir ou être sa croix – qui est celle du masochisme » (Ibid.).
Que le psychanalyste fasse plus l’objet d’une intention pragmatique que du maintien d’une relation de type sémantique n’est pas sans rappeler le transfert paradoxal développé par Didier Anzieu. L’incertitude interminable relèverait alors d’un raisonnement circulaire sans fin propre au paradoxe logique[3]. Le transfert de l’extrême serait l’illustration probante de l’existence de la pulsion de mort au sein des transferts négatifs. Les pulsions de mort ne seraient pas toujours silencieuses, muettes, comme l’avançait Freud mais pourraient infiltrer la pensée verbale. La distinction entre la notion de masochisme moral et de masochisme sexuel demanderait alors à être complétée par la notion d’un masochisme logique, perversion portant sur le raisonnement et la communication.
Là où Mélanie Klein avance l’existence chez tout individu d’un noyau psychotique, Didier Anzieu « propose de voir dans la situation infantile un des éléments essentiels de ce qu’on pourrait appeler le noyau narcissique de la pensée et de la névrose » (Créer – Détruire, 1996). Une structure paradoxale du narcissisme, et méandres de tout un chacun, qui serait à la source de ces destins, de l’œdipe mal fagoté à l’antœdipe[4], en mal avec leurs racines. Le problème n’est donc pas tant la quantité d’affects en jeu mais leur qualité. Le paradoxe du transfert est le paradoxe du sexuel et « la clinique conduit à ne pas situer la pathogénéité du paradoxe dans une sorte de mécanisme, mais à l’envisager dans l’ensemble structural qui le lie à son contexte historique et synchronique » (Jean-Luc Donnet, préface de Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, René Roussillon, édition Quadrige, 2013). Si le paradoxe ne permet pas d’avancer, il offre l’avantage de reculer jusqu’aux positions les plus difficiles à approcher et à analyser. Il faut donc bien s’y frotter et s’y piquer. Si l’analyste prévient la chute, il n’en pousse pas moins le patient au bord du précipice pour mieux le familiariser avec le vertige, son vertige. C’est à ce prix que l’on sort sa majesté hors de sa tanière.
Les phénomènes transitionnels et l’illusion établissent des liens de confiance et des correspondances entre la réalité intérieure et la réalité extérieure. La relation paradoxale favorise la défiance et la coupure, subvertit le sens de la réalité et l’être du sujet (Didier Anzieu la définit comme l’illusion négative). Le contre-transfert est fonction de la nature du transfert et en épouse naturellement la forme. C’est donc ce contre-transfert que l’analyste doit d’abord analyser au risque de s’adonner, sinon, à une analyse sauvage. Les reconstructions à partir de ses éprouvés permettent un intertransfert là où le retour d’interprétation le lie peut-être par trop au dispositif et aux modèles qu’il implique.
Nigrum nigrius nigro
C’est en pleine conscience que l’analyste s’efforce d’avancer sur ce terrain où se défont et se refont les formes individuées posant un regard extérieur seul apte à juxtaposer deux temps prêts à s’inverser et s’entrecroiser. Son savoir est celui d’une expérience, il connaît la souffrance de l’enfant du feu, Dionysos, l’ancien feu divin, dieu de la contradiction tragique. « On entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement ; sans avoir séjourné longtemps dans un état d’extrême et totale humiliation » (Simone Weil, Écrits de Londres, 1957). L’iconographie de l’alchimie regorge de ces représentations du sombre travail de mort. C’est par des ressorts dramatiques et sacrificiels que s’accomplit la mise à mort symbolique de la matière.
« Dans le fauteuil c’est l’épreuve de vérité, pas de biais possible. Il faut que le psychanalyste ne cesse de perpétrer le meurtre de l’enfant, de reconnaître qu’il ne peut l’accomplir, de compter avec la toute-puissance de l’infans. La pratique de la psychanalyse se fonde d’une mise en évidence du travail constant d’une force de mort : celle qui consiste à tuer l’enfant merveilleux (ou terrifiant) qui, de génération en génération, témoigne des rêves et désirs des parents ; il n’est de vie qu’au prix du meurtre de l’image première, étrange, dans laquelle s’inscrit la naissance de chacun. Meurtre irréalisable, mais nécessaire, car il n’est point de vie possible, vie de désir, de création, si on cesse de tuer “l’enfant merveilleux“ toujours renaissant » (Serge Leclaire, On tue un enfant, 1975).
Il faut donc composer avec les limites, faire avec cette noirceur, cette nigredo, ce climat de violence qui désigne et cache l’état de latence, retourner à l’état de massa confusa et par l’entremise d’un pacte faustien permettre la rencontre de l’esprit et du corps ouvrant à la négociation de tous les passages. Il faut aborder frontalement la sexualité au risque de s’y réchauffer, d’exalter ses actes. C’est ainsi que Freud lance cette invite au pasteur Pfister dans une lettre du 5 juin 1910 : « Il faut devenir mauvais, dépasser les bornes, se sacrifier, trahir et se comporter à la manière d’un artiste qui s’achète des couleurs avec l’argent du ménage, ou qui brûle le mobilier afin de chauffer l’atelier pour son modèle. Sans de pareils délits, rien de bon ne pourrait s’accomplir ».
Vincent Caplier – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©
34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse
Bibliographie
Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, 1909
Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912
Sigmund Freud, Remémorer, répéter élaborer, 1914
Conrad Stein, Transfert et contre-transfert ou le masochisme dans l’économie de la situation analytique, conférence prononcée le 20 octobre 1964 devant la Société psychanalytique de Paris, publiée dans la Revue Française de Psychanalyse, 3/1966
Serge Viderman, Construction de l’espace analytique, 1970
Serge Viderman, Le céleste et le sublunaire, 1977
Didier Anzieu, Le transfert paradoxal, de la communication paradoxale à la réaction thérapeutique négative, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 12/1975 in Créer-Détruire, 1996
Didier Anzieu, Transfert paradoxal, contre-transfert paradoxal, Revue Gruppo, 1993 in Le travail de l’inconscient, 2009
[1] Le sens originel, purement spatial, ne doit pas laisser entendre un acte uniquement accompli hors de la séance analytique mais toute manifestation impulsive, dans une situation nouvelle, d’un comportement intentionnel approprié à une situation plus ancienne.
[2] Régression temporelle aux objets primaires, régression narcissique du moi visant à affaiblir ses activités défensives, régression topique interdisant l’acte au profit de projections et régression formelle favorisant la différenciation des fantasmes et des souvenirs.
[3] La psychanalyse est familière des conflits psychiques avec une prédominance de la logique contradictoire. Il s’agit d’une logique d’ambivalence et de formation de compromis. Le paradoxe est un phénomène sans fin, une logique de l’ambiguïté, il n’y a plus de place pour une formation de compromis.
[4] L’antœdipe nous intéresse à double titre puisqu’il renvoie, pour Racamier, à la fois à une relation d’objet restant duelle et non triangulée et à ce qui fait obstacle à l’intégration de la Loi et des interdits.
Un commentaire