Un monstre d’égoïsme

Charlotte Lemaire – Février 2025

« Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement sans but, elle s’arrêtait enfin. »
Albert Camus, L’exil et le royaume

« Tout changement implique une séparation d’avec ce qui, autrefois, était là et à quoi il faut maintenant renoncer. »
Catherine Chabert, Perdre, abandonner, se trouver

Résumé

Figure in a room, Francis Bacon, 1958 © 2024 The Estate of Francis Bacon

Être « tout » pour l’autre, être capable de « tout », repose sur une illusion qui, pour que le sujet puisse advenir, doit tôt ou tard se voir brisée. Mais dans ce contexte, difficile d’envisager la séparation sans redouter l’effondrement de l’autre, et sans craindre pour son propre narcissisme – nous ne sommes pas sans savoir qu’à la phase schizo-paranoïde succède la phase dépressive[1].
C’est souvent lorsqu’un individu a été « tout » pour l’autre, que la seule évocation de se séparer de ce dernier s’associe à l’impression « d’être un monstre ». Pour celui qui écoute, une fois la surprise passée, une question se pose : que recouvre cette identification au monstre ?

Plan

Introduction

  1. Le monstre
  2. Vignette clinique
  3. Désir et égoïsme
  4. L’interdit de la différence
  5. L’impossibilité de repousser le sol
  6. Indifférenciations et menace de castration

Conclusion

Introduction

Dans des contextes semblables du point de vue du registre clinique, mais bien entendu différents car impliquant des individus qui le sont par définition autant, il nous arrive, en séance, de faire face à l’expression de la part du patient d’une peur particulière : celle d’être un monstre. À chaque fois, celle-ci fut formulée lorsque le sujet se trouvait au seuil d’une séparation.
La monstruosité se définit dans le dictionnaire Larousse par une « grave anomalie dans la conformation d’un individu »[2] et est synonyme de difformité et de malformation. Elle désigne aussi le « caractère de ce qui est monstrueux, contre nature, abominable, horrible ». La monstruosité, c’est l’abomination, l’insanité, l’horreur. Alors, quels liens existe-t-il entre la peur – manifeste – d’être un monstre et la séparation ?

I. Le monstre
1. Vignette clinique

Parmi les différentes situations dans lesquelles est apparue la formule « j’ai l’impression d’être un monstre », il a fallu pour cet article n’en sélectionner qu’une, ce qui ne fut pas aisé. Notre choix s’est donc porté sur la séance, probablement la plus parlante, d’une jeune femme qui, ayant entamé une psychothérapie quelques mois auparavant, se montra particulièrement contrariée par un dilemme auquel elle faisait face, et plus précisément par les conséquences qu’aurait l’une des deux options qui s’offraient à elle. Deux invitations pour le même week-end lui avaient été faites : l’une de la part de ses parents, l’autre de la part de ses amis. Il était question pour elle de choisir entre une réunion familiale qui ne l’enchantait guère au regard de son besoin de distance avec certains d’entre ses membres, et un week-end à la campagne avec ses amis qui, semble-t-il, suscitait bien davantage son enthousiasme.
Auparavant, au fil des séances, la patiente avait décrit, non sans une certaine retenue dans un premier temps, des parents exigeants, peu souples et enclins au changement, tantôt très sympathiques et faisant preuve d’humour, tantôt très durs dans leurs mots et attitudes lorsqu’elle commettait ce qui, pour eux, et donc pour elle, constituait un « faux pas ».
Très « proches », mère et fille se téléphonaient presque chaque jour, moments durant lesquels la patiente écoutait les récits de sa mère, laquelle ne lui épargnait aucun détail. Leur relation, qualifiée de « fusionnelle », semblait mettre en évidence une confusion des rôles et des places, que l’on retrouvait, plus largement, au sein de la famille elle-même.
Peu de temps avant que ne se pose le dilemme évoqué plus haut, la patiente disait ressentir le besoin de leur téléphoner plus rarement, de moins en savoir et en dire, de prendre ses distances. Elle, qui n’exprimait jamais le moindre sentiment d’hostilité ou d’agressivité à leur égard – ni à l’égard de personne –, vint à qualifier sa famille, et particulièrement ses parents, d’intrusifs et envahissants, s’agaçant de leur volonté de « tout maîtriser », y compris elle et sa propre vie.

Progressivement, il semblait s’amorcer chez la patiente ce qui s’apparente à une séparation psychique qui n’avait manifestement pas eu lieu, ou du moins, qui restait inachevée. Lorsqu’elle reçut cette énième invitation chez ses parents, l’envie lui manqua, et ce fut d’autant plus le cas lorsque ses amis lui firent part d’un autre projet.
Lors d’une séance, alors qu’elle pesait oralement le pour et le contre de chacune des deux options qui se présentaient, elle émit l’hypothèse de décliner l’invitation des parents pour privilégier celle des amis. Elle fut soudain saisie de panique, et prononça cette phrase : « j’ai l’impression d’être un monstre ». Je demandai : « un monstre ? », ce à quoi elle répondit « oui … ce n’est pas bien. C’est méchant envers mes parents ». Après un silence que je n’interrompis pas, elle ajouta : « c’est égoïste de ma part ».

Il s’agit de proposer une lecture psychanalytique de cette courte vignette clinique, afin de mettre en évidence ce qui, dans ce contexte précis comme dans d’autres qui lui sont similaires, peut apparaître en filigrane de la crainte d’être un monstre.

2. Désir et égoïsme

Reprenons de la manière la plus structurée possible les différents éléments qui pourraient constituer le préambule du propos. En premier lieu, l’invitation des parents semble résonner davantage comme une demande voire une injonction, qui la menace donc plus qu’elle ne l’enchante, tant ces réunions de famille lui apparaissent comme autant d’occasions de « prêter allégeance » à cette dernière.
Un deuxième point, non-négligeable, réside dans le concours de circonstances qui implique l’apparition simultanée d’une autre invitation, celle de ses amis. Outre le fait que la première semble ne résonner que comme un devoir, là où la seconde paraît susciter le désir et donc convoquer le plaisir, l’on est tenté d’interpréter ce conflit à l’aune de ce qui s’observe à l’adolescence, notamment à travers le réaménagement des identifications aux objets appartenant au versant vertical (l’environnement premier) et à celui horizontal (les pairs). Bien entendu, il n’est pas question de choisir l’un au détriment de l’autre, mais de faire coexister ces deux versants. Dans le cas de la patiente, cependant, privilégier l’un (les amis) signifie abandonner l’autre (les parents) – en témoignent l’angoisse et le sentiment de culpabilité qui la gagnent à la seule évocation de cette possibilité. L’on perçoit comme une irrévocabilité de la décision à prendre, comme si celle-ci s’avérait radicalement décisive.

Le caractère irrévocable de cette situation s’entend particulièrement dans la dernière remarque : « c’est égoïste de ma part ». Ce que la patiente associe à de l’égoïsme n’est autre, en effet, que le parti pris de privilégier son désir propre, au lieu de celui supposé de l’autre (la famille). Tel qu’elle l’emploie, l’« égoïsme » se rapporte donc à l’autocentrisme et à l’égotisme que met en évidence la définition suivante : « défaut qui consiste à rapporter tout à soi, qui dispose à la recherche exclusive de son intérêt propre et à l’indifférence pour autrui »[3]. Il y a beaucoup à dire sur cette définition, mais il s’agira de le développer dans un prochain travail.
Un seul acte, aussi supposément égoïste qu’altruiste par ailleurs, ne peut déterminer l’entièreté d’un individu, mais il semblerait que la patiente ne le vive pas ainsi. Prendre le parti de ne pas servir l’intérêt et/ou le besoin de l’autre est donc directement associé, pour elle, à l’expression de son indifférence et de son antipathie envers cet autre – du moins, c’est ce que cela pourrait venir signifier à ses yeux comme à ceux d’autrui. Pourtant, « égoïsme », dont la première définition remontant au XVIIème siècle est « amour propre », se définit aussi par : « tendance naturelle de l’homme à se conserver, à se développer »[4].
L’emploi autant que le sens du terme « égoïste » révèle une autre ambiguïté : il semblerait que ce qui est agi ou pensé pour soi-même soit directement associé au registre du mal – en opposition à celui du bien, qui plus est. L’organisation qui s’érige en fonction de ce barème du bien ou du mal se retrouve particulièrement dans la remarque « ce n’est pas bien », laquelle évoque par ailleurs des mots qui pourraient être ceux d’un enfant, traduisant l’aspect probablement régressif de la situation qu’elle rencontre.

De l’égoïsme, passons à la méchanceté. Outre le fait que le mot « méchant » rappelle lui aussi le vocabulaire d’un enfant, la radicalité du terme par lequel se décrit la patiente laisse entendre que, pour elle, ce qui est agi et/ou choisi pour soi-même est forcément dirigé contre l’autre – ce qui n’est pas sans évoquer la définition de l’égoïsme donnée plus haut.
Pour saisir ce qui conduit la patiente à associer son intérêt et son désir propre à un égoïsme dont le sens ne peut être que péjoratif, et dont les conséquences ne seraient qu’irrévocablement dramatiques, il nous faut revenir à la phrase « j’ai l’impression d’être un monstre », et plus particulièrement à l’emploi du terme « monstre ». Pour rappel, celui-ci est définit dans le dictionnaire de l’Académie Française par : « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce »[5], ou encore dans le Larousse par « une personne qui provoque ou suscite l’horreur par sa méchanceté, sa cruauté »[6]. Finalement, favoriser son intérêt propre – dans un contexte qui le nécessite, par ailleurs – et donc favoriser une posture différente de celle habituelle, revient, pour la patiente, à s’écarter de ce qu’il y a de normal et conforme au groupe (la famille), d’une part. Cela correspond aussi à un acte méchant et cruel, donc gratuit et contre autrui, d’autre part. Ici, l’impression d’être un monstre dénoterait finalement d’une association sans appel entre le désir propre et l’égoïsme, qui, de fait, n’est pas sans évoquer une insuffisance de la distinction entre le moi et l’autre.

II. L’interdit de la différence
1. La différenciation moi/autre

Lorsque persiste une zone d’indifférenciation entre le moi et l’autre, le sujet est maintenu, dans certaines situations comme celle qui nous intéresse ici, dans une position narcissique primaire, laquelle le conduit à interpréter subjectivement tout ce qui se passe, c’est-à-dire comme si tout venait de lui-même. Dans le cas de notre patiente, on suppose que c’est précisément cette zone d’indifférenciation qui se traduit dans l’appréhension des graves conséquences que sa seule décision pourrait avoir sur autrui – plus précisément ses parents.

Toutefois, nous précisions plus haut, dans la vignette clinique, qu’un processus de séparation semblait poindre – dans les deux sens du terme, sans doute.  En effet, la patiente, qui ne manifestait aucun signe d’hostilité ou d’agressivité auparavant, commença à manifester de l’agacement, de la colère, de la révolte à l’égard de sa famille, et surtout ses parents. Tant mieux, pensions-nous ; nous ne sommes pas sans savoir que l’objet naît dans la haine.
En effet, la séparation psychique, sans laquelle la subjectivation et donc le façonnement d’un moi plus indépendant sont impossibles, dépend au préalable du bon déroulement du processus de différenciation. Ce dernier, « pour se dévoiler, doit trouver un appui stable et fiable, comme un bon danseur s’élance vers le haut à partir du sol qu’il repousse pour se propulser et en décoller »[7] écrit Nicole Ramage. Mais, ici, la patiente ne semble pas avoir été poussée à décoller, pas plus qu’elle ne semble à l’aise à l’idée de repousser le sol – l’environnement familial – peut-être parce que ce dernier n’a constitué un appui ni suffisamment stable, ni suffisamment fiable. En effet, ses récits mettent en évidence un « fonctionnement » familial dans lequel les limites sont floues à plusieurs égards ; les enfants sont les confidents des parents, les parents se comportent comme des enfants, sur fond d’immaturité affective – collective. L’intimité n’a pas sa place ; tout doit être su de tout le monde, tout doit être partagé, tout doit se faire ensemble. En parallèle, des reproches (tels que « tu es égoïste ! ») sont assénés, sans souci de légitimité ou de cohérence, au moindre écart de comportement, c’est-à-dire, dès lors qu’un membre de la famille a l’audace de déroger aux règles autour desquelles cette dernière s’organise – ou se désorganise, au fond.
Les enfants semblent investis du narcissisme parental, et l’inopérance de la différence – pourtant nécessaire, cela va sans dire – des générations, des rôles et des places de chacun préside à un brouillage des limites simultanément exacerbé par l’envahissement et l’intrusion – banalisés – de la part d’un environnement souvent insécurisant, car lui-même en insécurité. L’on croirait presque que tout est inconsciemment mis en œuvre pour favoriser l’indifférenciation entre les membres de la famille, et in fine, empêcher toute séparation.

L’on conçoit aisément qu’un individu, enfant ou adulte, peine à se différencier et à se séparer, et qu’il s’en juge égoïste, lorsqu’il a intégré cela comme l’équivalant d’une transgression. Alain Ferrant et Albert Ciccone, travaillant sur la honte, la culpabilité et le traumatisme, ne manquent pas de rappeler que « les sentiments de honte et de culpabilité sont d’abord ”importés”. C’est d’abord un autre qui dit au sujet, à l’enfant, qu’il doit avoir honte ou se sentir coupable »[8].
Les récits de la patiente dépeignent en effet un environnement familial qui se montre sévèrement critique vis-à-vis de tout ce qui n’est pas valorisé par lui-même, qui ne cache pas sa profonde désapprobation – voire parfois son mépris – à l’égard de tout ce qui, finalement, diffère de ce qu’il est et de ce qu’il tend à instituer. Environnement qui, par ailleurs, n’offre pas la contrepartie de féliciter ou de valoriser la bonne exécution de celui ou celle qui accomplit ce qu’il exige explicitement ou non – parce que c’est bien normal qu’il ou elle le fasse.
Sur le plan surmoïque, le petit enfant qui s’est développé dans cet environnement évoque à plusieurs égards les petits hypermatures décrits par Gisèle Harrus-Révidi, lesquels ont « intégré les interdits parentaux dans la peur et l’angoisse, leurs exigences sans souci de réciprocité, sans bénéfice personnel, sans reconnaissance aucune »[9]. Et parce que l’immaturité affective va souvent de pair avec l’impossibilité de supporter altérité, « la menace du châtiment plane dès qu’il [l’enfant] se montre désirant, nul n’est ”désireux” de son désir ».

Freud, à propos du deuil, écrivait qu’« il se dresse contre cela [l’obligation de retirer la libido de l’objet perdu] une rébellion compréhensible – on observe généralement que l’être humain n’abandonne pas de bonne grâce une position libidinale, pas même alors qu’un substitut lui fait déjà signe »[10]. Et pour cause, nous ne sommes pas sans savoir que l’angoisse de perdre l’amour de l’objet est inhérente à toute séparation, et ce, comme le rappelle Alain Ferrant, précisément parce que « se séparer est une blessure – la blessure de perdre et d’être abandonné – qui met le narcissisme en péril »[11]. Mais pour notre patiente, il semblerait cependant que la nature des angoisses ne se limite pas à celles ordinaires, si l’on peut le dire ainsi, générées par la séparation.

2. Indifférenciations et menace de castration

Nous disions plus haut que l’acte (le choix du week-end entre amis) semblait, pour la patiente, déterminer directement l’être (« j’ai l’impression d’être un monstre »). Outre l’hypothétique fantasme de destruction et l’agressivité inconsciente qui s’esquissent ici, la radicalité de cette association nous interpelle. Au-delà de l’acte, c’est du désir qu’il s’agit, désir qui, s’il s’exprime, peut venir la définir en tant qu’individu, juger irrémédiablement qui elle est – comme un verdict qui tombe.
Albert Ciccone et Alain Ferrant, dans leurs recherches sur les sources de la honte et de la culpabilité chez le petit enfant qui, face à son mouvement pulsionnel, apprend le « non », décrivent un contexte particulier qu’ils nomment « contexte confusionnel », lequel se caractérise par une confusion entre le jugement d’existence et le jugement d’attribution. Ici, le mouvement pulsionnel de l’enfant est traité par l’environnement familial à travers une disqualification non pas seulement de ce mouvement, mais aussi de l’enfant lui-même.  Ce dernier est associé et réduit à son acte, entraînant une indistinction « entre l’enfant sujet et l’acte qu’il produit »[12]. L’environnement familial lui verbalise que c’est lui-même, et non pas son acte, qui est « dégoûtant », « vilain », etc… Dans ce contexte, « la partie prend la place du tout, sans qu’un jeu soit possible dans la mesure où tout est équivalent ».
L’émergence du sentiment de honte inhérente à ce contexte confusionnel mériterait d’être développée davantage, d’autant plus qu’il éclaire l’égoïsme que s’attribue la patiente, mais c’est l’indifférenciation qu’il favorise qui, pour l’heure, retient notre attention. En effet, « la confusion se déploie en lieu et place de l’illusion » entravant la différenciation psychique en ceci que l’enfant est « privé de l’illusion d’être sujet » – l’enfant n’étant qu’au stade de l’émergence du devenir sujet lorsque la disqualification venue de l’environnement familial vient le heurter de plein fouet.
Cette théorie modélise, d’une certaine manière, l’indistinction désir/être à l’œuvre chez la patiente, et éclaire à la fois l’aspect culpabilisant du seul désir, mais aussi ce qui consolide l’insuffisante différenciation moi/autre. Dans ces trois registres, il est clair que « l’ombre de la disqualification plane sur le moi » : disqualification en tant que sujet, disqualification (exclusion) du groupe, disqualification de la valeur, de la place, du désir.

Catherine Chabert, pour qui l’angoisse et la séparation sont consubstantielles, écrit : « Lorsque, au décours de l’adolescence et de la reviviscence œdipienne, le déplacement vers de nouveaux objets d’amour s’ébauche puis se déploie, c’est l’enfant, aujourd’hui adolescent ou jeune adulte qui se sépare, il est l’auteur de cette séparation et plus seulement sa victime, il n’est plus celui qui perd, il est celui qui part, qui abandonne ». C’est précisément à ce carrefour que semble se trouver notre patiente. En effet, comment négocier avec le sentiment de culpabilité inhérent à l’abandon dont elle pense être l’auteure, lorsque, loin d’être accompagnée dans l’émancipation et la séparation, elle se voit explicitement condamnée pour cela ?

D’autre part, comment faire face aux angoisses de perte d’amour associées, lorsque celles-ci ne sont pas uniquement fantasmées, mais qu’elles trouvent bel et bien appui dans la réalité externe ?

Pour la patiente, cependant, la difficulté à se séparer n’a pas seulement à voir avec la culpabilité et la honte, pas plus qu’avec la seule angoisse de perte d’amour. En effet, qu’est-ce qui surpasse le sentiment de toute-puissance d’être tout pour son propre objet d’amour ? L’in-séparation a tout de même ce « bénéfice » : celui de nous maintenir dans l’illusion selon laquelle nous serions l’objet d’amour, le phallus, de l’objet. Difficile de renoncer alors, sur le plan narcissique, à la toute-puissance que confère l’illusion d’avoir, pour l’autre, cette place d’exception. Ainsi, à côté des sentiments de culpabilité et de honte, et des angoisses associées, ne plane-t-il pas, dans ce contexte, la menace d’une castration ?

La formule de Alain Ferrant et Albert Ciccone citée plus haut fait sans nul doute référence à celle bien connue de Freud à propos de la mélancolie : « l’ombre de l’objet plane sur le moi ». Les processus à l’œuvre dans celle-ci partagent, en effet, des accointances avec ceux à l’œuvre chez notre patiente, notamment sur le plan de la confusion entre le moi et l’objet. « La dédifférenciation entre le moi et l’objet », écrit Catherine Chabert, « évite la haine contre l’objet qu’elle englobe, elle évite la séparation entre eux deux puisque l’objet et le moi se confondent ». Ainsi, pour notre patiente, être un monstre d’égoïsme s’avère une menace permanente, certes, tant la différence, la séparation, et le désir sont proscrits et assimilés à la transgression d’un interdit. Mais, et c’est là que s’érige le conflit psychique, peut-être cette configuration confère-t-elle le confort de n’avoir pas à faire l’épreuve de la castration qu’impliquerait le fait de renoncer à être tout pour l’objet. Bien entendu, cette lecture n’invalide pas la souffrance de la patiente ; toutefois, nous ne sommes pas sans savoir que certains symptômes offrent un bénéfice secondaire auquel il peut être particulièrement difficile, sinon impossible pour un temps, de renoncer.

Conclusion

La peur d’être un monstre, bien souvent éprouvée lorsque l’on est tout pour l’autre, relèverait donc d’une conjugaison complexe de sentiments de honte et de culpabilité, et d’angoisses d’abandon, de perte d’amour, et de castration – dans la mesure où, bien qu’elle permette l’avènement du je, celle-ci implique le douloureux renoncement à l’illusion d’être tout (le phallus). Lorsque la différence et la subjectivité se situent, comme chez notre patiente, à un rang dangereusement proche à celui de l’interdit, les négociations avec le surmoi s’annoncent difficiles.
Mais, en-deçà de cette peur manifeste et des mécanismes qui la sous-tendent, n’entendons-nous pas l’expression d’une revendication ? Rappelons la définition du mot « monstre » donnée précédemment : « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce ». Est-il déraisonnable d’envisager qu’inconsciemment, le sujet tend à être le monstre d’égoïsme qu’il craint être, précisément parce que cela lui offrirait la possibilité de n’être pas « conforme à son espèce », c’est-à-dire, différencié et séparé ? Ainsi, l’expression de la peur d’être un monstre, ici, n’est-elle pas celle de la demande, beaucoup plus implicite, de pouvoir être sujet ?

Charlotte Lemaire – Février 2025 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Mélanie Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Essais de psychanalyse, 1984

[2] Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/monstruosité/52470

[3] Dictionnaire de l’Académie Française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E0566#:~:text=Défaut%20qui%20consiste%20à%20rapporter,Les%20calculs%20de%20l’égoïsme.

[4] Ibid.

[5] Dictionnaire de l’Académie Française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9M2727

[6] Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/monstre/52464

[7] Nicole Ramage, « Corps et processus de différenciation », L’information psychiatrique, 2008

[8] Albert Ciccone, Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, 2023

[9] Gisèle Harrus-Révidi, Parents immatures et enfants-adultes, 2001

[10] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917

[11] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, 2014

[12] Albert Ciccone, Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, 2023

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