Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

I De Narcisse au narcissisme

Nicolas Koreicho – Avril 2021

De Narcisse au narcissisme – 1ère partie

I
Le mythe de Narcisse et le narcissisme

LeCaravage-Narcisse

Le Caravage – Narcisse – 1598

Le jeune éphèbe

D’après une légende qui nous vient de la province grecque de la Béotie, Narcisse, né à Thespies, possède une ascendance dont les éléments vont être déterminants pour la prospérité du mythe. En effet, le père de Narcisse, Céphise, dieu-fleuve de Béotie, possède à la fois la féminité et la masculinité de l’eau, complexes symboliques antithétiques mais indissociables dans toutes les cosmogonies, qui engendrent dans la légende et tour à tour la vie et la mort. C’est dans l’eau que Narcisse s’aimera et dans l’eau qu’il succombera, cette eau qui, plus tard, étanchera et nourrira la fleur de Narcisse. Sa mère, par sa nature également à la fois masculine et féminine, la nymphe-rivière bleu azuré Liriopé, qui signifie « voix qui a la douceur du lis », outre la qualité sensuelle de cette voix suave dont elle se trouve dotée, est comparée à une fleur virginale. Elle est également d’une grande beauté et est, notons-le, douée de parole.
C’est la mère de Narcisse qui, à sa naissance, demanda au devin Tirésias, également conseiller d’Œdipe, ce qu’il adviendrait de son fils. De manière énigmatique il lui fut répondu qu’il vivrait longtemps « s’il ne se connaît pas [1] ». D’emblée, les circonstances de sa naissance prédisposent Narcisse à un destin hors du commun.
La grande beauté de Narcisse suscitait l’amour des jeunes garçons et filles qui l’approchaient. Cependant il restait insensible aux sentiments amoureux dont il était l’objet. Il ignorait les avances des uns et les charmes des autres. C’est à ce moment qu’intervient la nymphe qui fut punie, suite à la trop grande habileté de son discours, lequel avait pour but de distraire Héra, sa mère, afin que celle-ci ne puisse surprendre Zeus qui filait des amours adultères avec d’autres nymphes, et condamnée à ne plus prononcer que la dernière syllabe des propos qu’elle entendait, et qui conçut pour Narcisse une immense passion qui ne provoqua chez le jeune éphèbe qu’indifférence.
Dès lors, elle ne pouvait que répéter inlassablement à quiconque lui parlait la dernière syllabe du dernier mot entendu. Narcisse, ne pouvant ainsi obtenir d’Echo autre chose qu’une sorte de reflet sonore de ses propres mots, ne trouvant en elle littéralement aucun répondant, l’ignora. L’indifférence de Narcisse la transforma en rocher ; c’est sa voix seule qui, désincarnée, subsista, jusque dans nos échos d’aujourd’hui.
Les soeurs d’Echo se firent ensuite les représentants des éconduits, autant jeunes gens que jeunes filles, et prirent leur défense. L’une d’entre elles se plaignit à Némésis, déesse de la vengeance, de l’indifférence de Narcisse, laquelle décida alors de le punir.
Une autre version de la légende, racontée par Pausanias, indique que Narcisse était en réalité amoureux de sa sœur jumelle et qu’à la mort de celle-ci, étant véritablement halluciné de chagrin, il crut voir le reflet dans l’eau de sa sœur qu’il  contempla jusqu’à en mourir.
Une autre version béotienne homosexualisée suggère encore que son dédain pour un amoureux provoqua le suicide de son amant Ameinias et qu’il fut lui-même contraint par les dieux au suicide et à la noyade.
Pour en revenir à la légende béotienne, qui s’est imposée à travers les siècles, la déesse Némésis, dont le rôle (« celle qui  distribue le partage ») fut toujours de châtier la démesure (que l’on appelait le péché d’hybris), décida de punir le jeune homme, dans sa seizième année, à aimer, mais comme Echo l’aima, sans qu’il pût jamais posséder l’objet de son amour : elle le poussa à se désaltérer à une « source argentée » du mont Hélicon.
C’est alors que Narcisse, fasciné par l’image que lui renvoyait la surface de l’eau, ne put se détacher de sa propre vue qu’il aima sans retour jusqu’à la mort et prit racine sous le nom de la fleur blanche, le narcisse.
Depuis lors, la fleur de narcisse, selon un cycle immuable, vit au bord de l’eau pendant la belle saison et se fane à l’automne [2].
Il n’y a pas de violence physique dans la légende et le sang n’est pas versé : c’est une histoire de passion impossible qui est dessinée ici. Les responsabilités du drame qui illustre ce mythe en sont infiniment diluées, jusqu’à notre siècle. A l’impossible de l’amour, autant physique qu’affectif, est proposé l’impossible châtiment. Il demeure toujours l’écho d’une femme et la fleur d’un homme, deux instances curieusement hermaphrodites et déshumanisées.
Malgré le caractère irrémédiable que représente la dépossession corporelle des situations d’Echo et de Narcisse, il se dégage de la conclusion tragique de ces deux propos d’amour, et ce malgré la douleur créée par le non-retour des sentences qui sont infligées aux deux jeunes beautés, la douceur énigmatique de ce qui demeure de pourtant bien étranges punitions.
Dès lors, l’espace dans lequel se tracent ces desseins inouïs laisse libre court à la transformation. Ce sera pour les maints artistes et intellectuels qui s’en inspirèrent un paysage, une statuaire, une plastique, une couleur, une création, un symptôme, un rêve, un fantasme.
Il faut dire que cette histoire est lourde de conséquences : telle la naissance puis la mort de Narcisse, grâce mais aussi à cause de l’eau, être exceptionnel tant par sa beauté que par sa jeunesse, qui fascinent, semble-t-il, de toute éternité, telle sa métamorphose, avec ce que les métamorphoses impliquent du point de vue du concept de narcissisme comme du point de vue du concept de la castration. Cette histoire incite bien entendu à des interrogations sur la valeur narcissique des transformations de tous ordres.

La fleur

Il semble que la fleur, probablement à l’origine du mythe lui-même, malgré un premier mouvement de l’esprit qui incite, comme dans le mythe, à considérer le jeune homme comme préalable à la naissance de la fleur, soit d’emblée en relation avec une instance mortifère, d’abord du  fait de la relation établie du narcisse avec les rites funéraires grecs, ensuite à cause de son pouvoir soporifique :
« L’association de la fleur et de la mort dans ce mythe est corroborée par l’utilisation dans la tradition funéraire grecque de la fleur.»
Elle témoigne également de sa parenté avec le mythe en raison de son affinité directe avec la mort :
« Dans l’antiquité le nom de la fleur en grec véhicule sa propriété physique et son association symbolique avec la mort. »
Outre le caractère rituellement funèbre de la fleur, les propriétés narcotiques du narcisse sont avérées.
D’après Knoespel, il a été décelé une correspondance entre les mots grecs narcisse et narcotique :
« Une relation étymologique entre les mots grecs narcisse et narcotique a été observée tôt par Pline. [3]»
Plutarque fit d’ailleurs la même observation :
« […] et le narcisse [“ fut ainsi nommé ”], parce qu’il engourdit les nerfs et provoque une pesante torpeur (narkodeis ¹), ce qui lui a valu de la part de Sophocle l’appellation “ couronne antique des grandes déesses ² ”, c’est-à-dire des déesses infernales. Notes : ¹ Etymologie donnée également par Pline, H. N. XXI, 128 et par Eustathe, Ad Il. 87, 25, peut-être exacte. ² O. C. 683 (où le complément est au duel). Parce que cette fleur enivrante avait permis l’enlèvement de Perséphone par Hadès, elle fut étroitement associée au culte de cette déesse et de sa mère Déméter [4]. »
La beauté de Narcisse ne se peut rendre que par l’étrange et simple beauté qui émane de la fleur et de ses attributs médicinaux. C’est ainsi d’ailleurs que Narcisse est directement mis en relation avec Dionysos [5].
Cependant, au delà des caractéristiques létales du narcisse, la valeur prise par l’élément aquatique avec lequel la fleur est constamment associée sous différentes formes (miroir, source, fontaine, surface, puits…), est clairement une référence au liquide amniotique, ce qui permet à cette analyse de la légende de proposer en esquisse la notion de retour ou de retrait, de mouvement, et, finalement, de renaissance, elle-même étant conditionnée par les éléments d’un moi nouveau.
En définitive, la légende de Narcisse et les avatars du narcissisme ont effectué, à l’instar du bel éphèbe, un voyage difficile à travers le temps des hommes, identique dans ses méandres au mouvement relatif à l’évolution de la personne.
Quoi qu’il en soit, l’amour dénié de l’autre, qu’il soit Echo, Ameinias ou la sœur jumelle de Narcisse, est toujours l’amour impossible du semblable de l’autre sexe dans le sien même, ce qui au passage place le concept de narcissisme au cœur du système de l’Œdipe : de celle ici qui souffre de l’étrangeté inouïe de ne pouvoir aimer et de n’être plus ensuite qu’un reflet sonore, de l’autre (et même) jeune homme délaissé ou de la sœur jumelle identique faite femme.

La guerre du mot

C’est à partir de l’autoérotisme que Havelock Ellis invente le narcissisme, sans que le terme lui-même puisse lui être imputé, malgré l’avis qui prévaut partout : bien que lui-même ne l’admette que difficilement, étant en quelque sorte le père d’une esquisse du concept, c’est  Paul Näcke qui le premier, mais seulement après la parution d’un article de Ellis sur l’autoérotisme [6] parlant d’une tendance qui s’apparente à celle de Narcisse, et ce malgré l’avis contraire de Freud (cf. plus loin : son ajout de 1920 dans les Trois essais) , emploiera le mot « narcissisme » dans une acception psychologique, à l’occasion d’une étude consacrée à la comparaison des sexualités normale et pathologique :
« Il existe deux autres comportements sexuels particuliers qui sont inconnus : le rêve éveillé et le narcissisme. H. Ellis a écrit en détail sur le premier [appel de note se référant à l’article paru en 1898 sur l’autoérotisme]. Selon lui, la même chose a été étudiée dans la forme principale de “ l’histoire continuée ” (continued story) à travers l’étude de l’américaine Mabel Learoyd. »
Puis, plus loin :
« Dans tous les cas le narcissisme, l’amour de soi, est  beaucoup plus rare que le rêve diurne. Il faut établir ici une marge avec la vanité pure et simple, et c’est seulement lorsque la contemplation de soi ou de parties de soi est accompagnée de signes clairs de l’orgasme qu’on peut parler à juste titre de narcissisme. Cela serait alors le cas classique d’“ auto-érotisme ” dans le sens de H. Ellis. Selon lui, le narcissisme se trouve surtout chez les femmes, peut-être à cause de la symbolique du miroir [7]. »
Où l’on constate que Näcke, qui donc avait eu connaissance de l’article d’Ellis, ne souhaite pas citer son confrère comme ayant déjà parlé d’une tendance s’apparentant à la légende de Narcisse. La question de la paternité du terme était à ce point importante à l’époque de l’invention de quelques uns des concepts principaux de la psychanalyse que Ellis, dans l’étude qu’il consacrera plus tard au narcissisme [8], compose trois pleines pages sur le mot lui-même, par lesquelles il explique non seulement les conditions de lecture et de réécriture dont son article avait été l’objet, mais également, de manière critique et afin de jeter le discrédit sur son confrère, les circonstances familiales, matérielles et psychologiques qui amenèrent Näcke à utiliser son propre travail :
« C’est alors qu’apparaît Näcke. J’avais eu des relations […] qui fit d’excellents travaux […] bien que rarement originaux […] les idées émises par d’autres travailleurs […] [9] »
Puis, plus loin :
« Donc mon premier article lui parvint […] »
Enfin, il conclut :
« Il semble donc que je sois responsable de la première description généralisée de cette attitude psychique et de l’invention du Narcissisme ; »
Avec, cependant, cette ultime concession :
«  […] l’ “ isme ” fut adjoint par Näcke […] »
Sigmund Freud, quant à lui, utilisera le terme pour la première fois à l’occasion d’un ajout de 1910 dans le chapitre consacré aux aberrations sexuelles des Trois essais de 1905:
« -Ajouté en 1910 : […] ils [“ les futurs invertis ”] s’identifient à la femme et se prennent eux-mêmes comme objets sexuels, autrement dit que, partant du narcissisme, ils recherchent de jeunes hommes semblables à leur propre personne […] »
Il faut considérer comme une autre marque significative de la (décidément) difficile paternité du terme un ajout que Freud fait en 1920 et qui se rapporte au  paragraphe concernant la vocation de la psychanalyse elle-même :
« Le but d’une théorie libidinale des troubles névrotiques et psychotiques devrait être d’exprimer tous les phénomènes observés et les processus inférés en termes d’économie libidinale. Il est facile à deviner que les destins de la libido du moi se verront attribuer à cette occasion une importance majeure, surtout lorsqu’il s’agira d’expliquer les troubles psychotiques plus profonds. La difficulté de cette tâche réside dans le fait que l’instrument de notre investigation, la psychanalyse, ne nous fournit des informations sûres que sur les transformations intéressant la libido d’objet, mais est incapable de différencier sans problèmes la libido des autres énergies qui agissent dans le moi […] »
Et l’ajout, qui nous donne une indication précieuse sur les éléments théoriques auxquels la notion se rapporte ainsi que sur la décidément difficile appropriation du terme, s’énonce ainsi :
« [Ajouté en 1915 : ] Voir “ pour introduire le narcissisme ” (1914) c). [Ajouté en 1920 : ] Le terme de “ narcissisme ” n’a pas été créé, comme je l’ai indiqué par erreur dans ce texte par Näcke, mais par H. Ellis [10]. »
De toute manière, H. Ellis, même s’il n’a pas créé le terme, et ce malgré la correction erronée apportée par Freud, est le premier à avoir parlé de cette tendance comparable au thème de la légende de Narcisse et à avoir inauguré le concept à partir de la notion d’autoérotisme :
« J’entends par auto-érotisme les phénomènes d’émotion sexuelle spontanée produits dans l’absence de tout stimulus externe soit direct, soit indirect. Au sens large, dont nous ne pouvons faire complètement abstraction ici, l’auto-érotisme comprend celles d’entre les transformations d’activité sexuelle réprimée qui sont parmi les facteurs de certaines conditions morbides aussi bien que des manifestations normales de l’art et de la poésie, et qui même colorent plus ou moins la vie tout entière. »
Dans cette édition des Etudes de psychologie sexuelle, Ellis lie cette esquisse de définition du narcissisme, dans la deuxième partie du paragraphe, à l’autoérotisme « au sens large », pour apporter un nouvel élément en faveur de sa propre paternité du concept.
Ce passage s’agrémente d’une note de l’éditeur qui émet un jugement défavorable sur les assertions de l’auteur, pour mieux ensuite répondre à l’interrogation sur la création du terme, et pour tenter de réhabiliter une paternité compromise, comme il sera aisé de le constater, en éludant cette question même :
« Depuis les recherches d’Ellis, le problème de l’auto-érotisme a été envisagé d’une manière plus précise : cette définition a été restreinte aux dépens de la notion et du terme de narcissisme, qu’Ellis n’a évoqué et analysé qu’ultérieurement (tome 7 de notre édit.) et en prenant partie contre cette notion freudienne pourtant essentielle et fondamentale. Tous les psychanalystes et sexologues s’accordent  aujourd’hui pour définir l’auto-érotisme par le caractère infantile, sous-développé de la sexualité dans ses phases premières. Il en résulte que, s’il existe de l’auto-érotisme dans une foule d’états morbides de la sexualité (perversions, masturbation, etc.), on ne parle plus à l’heure actuelle d’auto-érotisme dans l’Art et la Poésie, mais de narcissisme du religieux et de l’artiste. »
Il est alors procédé à une différenciation, à l’origine de l’apparition du terme, entre autoérotisme et narcissisme, ce dernier représentant en quelque sorte le versant noble d’une même origine sémantique.
H. Ellis revient pourtant sur le terme de narcissisme, qu’il emploie directement sans préciser qu’il n’en est pas le créateur en modifiant radicalement les mots de son article de 1898, ceci dès la première traduction française ainsi que dans toutes celles, françaises et américaines, qui suivront, pour insister sur sa paternité de la notion et du terme, paternité qu’il entend assumer seul, pleinement et, ajoutons-le, malhonnêtement :
« La forme extrême de l’auto-érotisme est la tendance, que possède quelquefois l’émotion sexuelle surtout chez les femmes, de s’absorber plus ou moins complètement dans l’admiration de soi-même. Cette tendance, que j’appelle narcissisme et dont la forme normale est chez la femme symbolisée par le miroir, est plus rare chez l’homme. »
Puis, plus loin :
« Dans la forme extrême à laquelle on peut donner le nom de narcissisme, on constate de l’indifférence pour le plaisir sexuel [11]. »
Malheureusement pour cet auteur, la (géniale) invention du terme psychologique lui-même est définitivement de Paul Näcke, ainsi que le montre l’article original des Studies in the Psychology of sex, dans lequel, le sujet étant abordé pour la première fois, Ellis ne parlait pas encore de narcissisme :
« Cette tendance, qui ressemble à celle de Narcisse, dont le germe normal chez les femmes est symbolisé par le miroir […] ».
De là provient sans doute son insistance ultérieure à expliciter le terme ainsi que les circonstances de sa genèse.
D’autant que compte tenu de la façon, pour le moins anecdotique, dont est traité le sujet, Ellis lui-même ne s’attendait certes pas à la fortune de sa comparaison :
« Pour compléter ce résumé des principaux phénomènes de l’auto-érotisme, je signalerai brièvement la tendance, qu’on rencontre parfois, plus spécialement peut-être chez les femmes, pour les émotions sexuelles d’être absorbées, et souvent entièrement perdues, dans l’admiration de soi-même. Cette tendance, qui ressemble à celle de Narcisse, dont le germe normal chez les femmes est symbolisé par le miroir, se rencontre à un moindre degré chez quelques hommes ayant un penchant féminin, mais se trouve très rarement chez les hommes et sans qu’elle fasse disparaître, toutefois, l’hétérosexualité, à laquelle elle est, bien entendu, normalement subordonnée. Mais elle apparaît parfois comme un caractère exclusif chez les femmes [12]. »

La difficile paternité

Toujours est-il que, dans l’édition de 1964, l’auteur et l’éditeur sont d’accord pour considérer que :
« Le narcissisme est un auto-érotisme élargi et qui prend corps dans la personnalité entière. Il est toute sexualité qui n’a pas un autre comme objet et spécialement un autre de l’autre sexe (allo-érotisme). C’est toute forme de l’auto-sexualité, au sens large, de la “ libido narcissique ”, très longuement  étudiée par Freud, qui s’oppose à la “ libido d’objet ”. »
L’appui de données freudiennes pour conforter le propos n’empêche pas la maladroite tentative de réhabilitation de la paternité de H. Ellis sur le concept, lequel auteur, aidé en cela par son éditeur, voudrait faire montre de l’existence de la spoliation d’un objet pourtant esquissé tout d’abord et de façon notable par Näcke, même de manière partielle.
Pour eux, il s’agit tout de même d’insister là-dessus en invoquant au besoin le témoignage de confrères :
« Le Dr C. Hughes m’écrit qu’il connaît des cas d’hommes absorbés dans l’admiration de leur corps, et surtout de leurs organes sexuels, et de femmes dans celles de leurs proportions physiques et de leurs seins : “ C’est là, ajoute-t-il, un chapitre particulier de la psychologie, mais non de psychologie morbide. Ce sentiment s’apparente de très près au sentiment esthétique, et à l’admiration du nu dans l’art [13]. ” »
Où il est loisible de constater, dès l’abord de la notion de narcissisme et à ses origines même, que l’auteur et son éditeur dissertent beaucoup dans le but de faire reconnaître Ellis comme étant le seul père du terme. Et c’est presque secondairement, qu’ils en viennent à dégager la notion d’un contenu purement sexuel, d’une part, et lui (re)donner ses lettres de noblesse, d’autre part.
Ainsi, malgré le caractère sommaire d’environnements phrastiques se rapportant au narcissisme, il apparaît que l’auteur souhaite instaurer une distance entre l’essence du concept et des catégories proprement sexuelles, et faire échapper pour partie la notion, en ses débuts officiels, à une conception simple et classique de la sexualité, puisqu’elle est dite se rapporter à de «l’auto-érotisme élargi», de « l’art » et de « l’artiste », du « sentiment esthétique », voire du « religieux ».
C’est aussi une remarque ponctuelle similaire à laquelle Alfred Binet, à la fin du XIXème siècle, fait allusion, à l’occasion de son étude sur le fétichisme dans une note se rapportant au fétichisme du tablier blanc :
« Dans ce dernier cas, le fétichisme a atteint son développement complet; il paraît même impossible d’aller au-delà : l’adoration s’adresse uniquement à un objet matériel. A aucun moment, la femme n’est intervenue ¹.
¹· Chez ce malade, l’association de sentiments est engendrée par un  plaisir personnel, égoïste. Il y a sans doute des sujets chez lesquels le fétichisme a pour objet leur propre personne. La fable du beau Narcisse est une image poétique de ces tristes perversions. Partout d’ailleurs dans ce sujet, nous trouvons la poésie recouvrant et déguisant le fait pathologique [14]. »

Enfin, il est nécessaire de signaler que décidément le terme de narcissisme se joue [15] de tous les auteurs qui s’y intéressent, probablement à cause de son oscillation, suivant les époques, d’un domaine (mythologie, poétique, littérature, psychologie) à l’autre (psychanalyse). En effet, le rédacteur de l’article narcissisme, dans le tout récent Dictionnaire de la psychanalyse [16], en écrivant que le terme a été « […] employé pour la première fois en 1887 par le psychologue français Alfred Binet (1857-1911) pour décrire une forme de fétichisme consistant à prendre sa personne comme objet sexuel. », comment également une erreur d’attribution du mot (le rédacteur confond le terme narcissisme avec la comparaison établie par Binet entre la fable de Narcisse et le concept) qui, il est utile de le réaffirmer, a été créé dans son acception psychologique par Paul Näcke [17].

Nicolas Koreicho – Avril 2021 – Texte source : thèse de doctorat 1997 NK – Institut Français de Psychanalyse©          http://www.theses.fr/1997PA070069

2ème partie :
II Genèse du narcissisme

Notes :
[1] Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 1988. Se connaître a ici le sens de se voir.
[2]D’après :
Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, 1965 ;
Michael Grant, John Hazel, Le Who’s who de la mythologie, Paris, Seghers, 1975 ;
Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1988 ;
Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, P.U.F., 1994.
[3] Kenneth, J. Knoespel, Narcissus and the invention of personal history, New-York, Garland, 1985. En effet, narkè signifie engourdissement.
[4] Plutarque (Historien, moraliste), Œuvres morales, « Propos de table », trad. F. Fuhrmann, Paris, Les Belles Lettres, 1972.
[5] Cf. Sophocle : Œdipe à Colone, Traduction de Bernard Chartreux, Paris, Ecritures théâtrales, 1989 et Nonnos : Dionysiaca. Cités par K. Knoespel. Cf. également les parallèles et les analogies établis entre Narcisse et Dionysos Zagreus dans le chapitre II de l’ouvrage de Graziella et Nicos Nicolaïdis, Mythologie grecque et psychanalyse, Neuchâtel, Paris, Delachaux et Niestlé, 1994, et dans le chapitre « Un, deux, trois : Eros » de l’ouvrage de l’helléniste Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1989.
[6] H. Ellis : « Auto-Erotism, a Psychological Study », in The Alienist and Neurologist, Saint-Louis (Etats-Unis), Garland, avril 1898.
[7] P, Näcke, « Kritisches zum Kapitel der normalen und pathologischen Sexualität », Berlin, Archiv für Psychiatrie und nervenkrankleiten, Verlag Von August Hirschwald, 1899.
[8] H. Ellis, « The conception of Narcissism », in Studies in the Psychology of  Sex, New-York, (Etats Unis), 1927.
[9] H. Ellis, « Le Narcissisme » in « Le Mécanisme des déviations sexuelles », Etudes de Psychologie sexuelle, Paris, Mercure de France, 1932.
[10] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle.
[11] H. Ellis : Etudes de psychologie sexuelle, tome I : La pudeur. La Périodicité sexuelle. L’Auto-érotisme., Paris, Mercure de France, 1908.
[12] H. Ellis, « Auto-Erotism, a Psychological Study », in The Alienist and Neurologist, Saint-Louis (Etats-Unis), Garland, t. XIX, avril 1898.
[13] H. Ellis, Etudes de psychologie sexuelle, 1964.
[14] A. Binet, « Le fétichisme dans l’amour », in Revue philosophique de la France et de l’Etranger, t. 24, Paris, 1887, p. 264.
[15] Il y a sous le caractère amusé de cette remarque une vraie question concernant le pouvoir de séduction (maternelle ?) et la puissance d’attraction (paternelle ?) des mots qui caractérisent certains concepts, certaines professions, certaines disciplines (à laquelle la psychanalyse n’échappe pas d’ailleurs).
[16] E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997.
[17] L’auteur du Que sais-je ? sur Le Narcissisme, Paris, P.U.F., commet également, comme tout le monde, une erreur d’attribution et confère l’invention du terme à Ellis.

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Un point de vue de la psychanalyse sur la corrida

Alexandre Santeuil – 1er décembre 2008

« La corrida, ni un art, ni une culture ; mais la torture d’une victime désignée. »
Émile Zola

« Torturer un taureau pour le plaisir, l’amusement, c’est plus que torturer un animal, c’est torturer une conscience. Tant qu’il y aura des êtres qui paieront pour voir une corrida, il y aura des guerres. »
Victor Hugo

« L’œil animal n’est pas un œil. L’œil esclave non plus n’est pas un œil, et le tyran n’aime pas le voir »
Alain

Historiquement, même si la corrida pouvait s’apparenter aux jeux du cirque de l’ancienne Rome, au moment où ces spectacles de tuerie, de combat entre hommes et animaux, sonnaient l’heure de la plongée de la civilisation romaine dans la décadence, la corrida est née dans les abattoirs (Séville – XVIe siècle).
Voici ce qu’il en est de la tradition, voilà ce qu’il en est de la culture.
C’est dans les abattoirs que les bouchers et leurs commis, avant de tuer les taureaux, s’amusaient, et amusaient leurs femmes, puis, moyennant finance, les bourgeoises et les bourgeois à les faire courir, à les piquer, à les poignarder, à les couper, à les saigner vivants, à les tailler en pièces pour distribuer queue, testicules, oreilles aux spectatrices et aux spectateurs fétichistes.
Il est plus que nécessaire de considérer la terreur infligée aux animaux qui satisfait les perversions voyeuristes, fétichistes et sadiques des spectateurs avides de sang, compte tenu de la pulsion d’emprise qui veut considérer l’autre (le faible, l’entravé, l’enfant, la femme, l’animal sans voix : la victime potentielle) comme un objet, en une conjugaison archaïque qui mêle pulsion de destruction et pulsion pornophile.
Une condition acceptable de cet abus de pouvoir aurait été que cela restât dans la fiction d’une littérature ou d’une peinture ou d’une sculpture en une espèce d' »esthétique » du mal. Pourquoi pas ?
Cependant, il est nécessaire également de prendre en compte pour l’analyse, outre la composante perverse de l’exercice, la dimension psychopathique intrinsèque au rejet d’autrui. Et c’est bien ce qui apparaît dans un tel spectacle : l’abject.
La violence tortionnaire proposée en spectacle exhibe une expression sadique brutale, masquée, ambivalente, issue de la pulsion de destruction, et, plus précisément, issue des pulsions de mort sous leur forme perverse et psychopathique.
L’Autre, l’animal, y est pris en otage sous le statut de chose, d’objet réduit à l’impuissance par des corps d’impuissants, les tortionnaires et les voyeurs.
Il est possible de parler d’une certaine complexité, car l’expression sado-tauro-machique se construit sur un anthropocentrisme borné selon lequel c’est le point de vue de l’observateur (de l’archaïque voyeur) qui est privilégié, et ce nonobstant la torture de l’animal réduit à de la chair souffrante.
Certains jadis ont pu se délecter de la contemplation du Crucifié que d’autres persécutaient.
Un cortège d’arguments prétendument artistiques, sur ce qui reste une esthétique de foire, est appelé en renfort. Mais bien évidemment ne peut être qualifié d’Art que ce qui produit une Œuvre. Or, ici, point d’œuvre. Justification complexe de la pulsion scopique sous son aspect voyeuriste, donc. Pour autant, cette esthétique foraine populacière doit-elle prendre le pas sur la douleur et la morale et piétiner la valeur compassionnelle de l’humanité ?
Masque, car l’énergie du taureau peut facilement le faire passer pour un animal agressif par nature, alors que tout est fait, dans son dressage (inculcation violente, incarcération, déportation, contention, brutalité, torture clandestine) pour réduire l’animal à une Chose répondant à l’exigence d’un commerce fondé sur l’abaissement d’une créature unique de vigoureuse beauté au rang de chair à la merci de ce que le peuple a de plus bas, d’un mammifère dont la noblesse, plus que l’homme, en impose. La force déployée par le taureau pour que cesse sa peur et sa souffrance est justifiée ab absurdo par les organisateurs dans son combat contre le torero, c’est-à-dire en inversant le véritable bourreau qu’est l’homme, alors que les coups se portent sur le taureau, ivre de terreur et mu par l’autoconservation, frappé de tous côtés par les picadors qui le détruisent nerveusement à petit feu, coup après coup.
Ambivalence, car la violence impressionnante des scènes qui se succèdent devant la foule avide relève de la double contiguïté de la douleur de la bête et de l’acharnement de l’humain placée au rang d’une énergie vitale orientée à la fois vers une « esthétique » sommaire et bouchère (l’étal, l’énergie mortifère, la gestuelle répétitive, les couleurs criardes) et, en fin de compte, vers une mort abjecte (le sang, les tripes, les excréments, les vomissures des spectateurs, l’odeur) au point de faire oublier au spectateur que la soi-disant esthétique dont il est parfois question pour justifier la tenue des toréadors, des picadors, des opérateurs, tortionnaires excusés parce qu’ils donnent à un public demandeur, les autres, ce public, excusés eux aussi par ce qu’ils ne commettent pas directement, en une ritualité qui ne devrait jamais s’appliquer au crime sur un condamné.
Enfin, la question que pose l’exhibition du spectacle mortifère n’est pas due seulement au développement répétitif d’une danse ridicule (« olé ! ») menée par une lâcheté satisfaite, s’il n’était question d’épuiser – nerveusement et physiquement – de saigner et de tuer un animal qui ne veut que faire cesser son calvaire et qui lutte pour conserver sa vie et sa raison, exhibition trop faussement valorisée par les costumes clinquants d’une mise en scène grossière, camouflage du côté obscur et honteux de la référence à la peur de la mort soulignée par la tuerie facile.
C’est aussi dans cette manifestation d’un autre âge, l’âge de cette pulsion parmi les premières, de la bête qu’on craint et que des bêtes humaines torturent et regardent pour repousser l’angoisse d’être par elle blessées, dans la nuit d’une jouissance primaire des temps des hommes d’avant l’histoire, que l’on sacrifie aux peurs les plus immédiates, peurs d’être blessé par les crises, l’inculture, la décadence, dans cette manifestation proposée en un spectacle atroce mais admis, toléré, légal.
C’est spécialement là que le bât blesse. L’exemple qui tente de faire admettre l’abjection, l’une des plus démentes qui soit : torturer l’autre pour le blesser, le forcer à lutter, contre l’assaillant et contre la folie, celle de l’animal et celle des hommes, conséquente d’une curée incompréhensible.
Il existe dans ce spectacle de torture une contradiction dans les faits. Ce qui est encore légalement accepté représente d’une part le règne du plus fort et, paradoxalement, de l’irresponsable – quel exemple dans une démocratie que ce totalitarisme toléré du spectacle de la peine de mort après torture, et pour quelle faute ? -, ainsi que le règne de ceux qui, contre l’animal seul luttant contre tous, ont la force harcelante et lâche du plus grand nombre, des chevaux, des épées, des pointes, des mauvais coups, et ne laissent aucune chance à la bête nue jetée dans l’arène.
Cependant, d’autre part, la poursuite de ce rituel qu’on caractérisera un jour comme l’un des plus ignobles derniers crimes autorisés de ce siècle, implique philosophiquement que l’absence d’empathie, l’impossibilité de se mettre à la place de l’autre souffrant, est une amoralité à l’origine des pathologies narcissiques qui ouvre la possibilité de tous les crimes.
« Tant qu’il y aura des êtres qui paieront pour voir une corrida, il y aura des guerres. »
Or, on l’a vu, la conjonction d’un autre âge de la pulsion sadique avec le légal n’est rien moins, d’une part, qu’une condition sine qua non du versant mortifère de la régression narcissique et rien moins, d’autre part, qu’un exercice agréé de la perversité et de la psychopathie, ce qui, encore une fois, ne devrait être possible que dans l’expression littéraire, sculpturale, plastique, artistique
Malheureusement le crime est montré, infligeant ainsi au spectateur convulsé, tortionnaire par procuration, la confusion grotesque du bien de la lumière et du mal de la souffrance.

Alexandre SANTEUIL – 1er décembre 2008 – Institut Français de Psychanalyse©

Sur « No Corrida » en hommage au courage de leurs combats.

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Les Sept épées

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Theophanis le Crétois – Icône orthodoxe de Saint Mercurius de Césarée (1530)

Les sept épées – Apollinaire

La première est toute d’argent
Et son nom tremblant c’est Pâline
Sa lame un ciel d’hiver neigeant
Son destin sanglant gibeline
Vulcain mourut en la forgeant

La seconde nommée Noubosse
Est un bel arc-en-ciel joyeux
Les dieux s’en servent à leurs noces
Elle a tué trente Bé-Rieux
Et fut douée par Carabosse

La troisième bleu féminin
N’en est pas moins un chibriape
Appelé Lul de Faltenin
Et que porte sur une nappe
L’Hermès Ernest devenu nain

La quatrième Malourène
Est un fleuve vert et doré
C’est le soir quand les riveraines
Y baignent leurs corps adoré
Et des chants de rameurs s’y traînent

La cinquième Sainte-Fabeau
C’est la plus belle des quenouilles
C’est un cyprès sur un tombeau
Où les quatre vents s’agenouillent
Et chaque nuit c’est un flambeau

La sixième métal de gloire
C’est l’ami aux si douces mains
Dont chaque matin nous sépare
Adieu voilà votre chemin
Les coqs s’épuisaient en fanfares

Et la septième s’exténue
Une femme une rose morte
Merci que le dernier venu
Sur mon amour ferme la porte
Je ne vous ai jamais connue

Guillaume Apollinaire

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Le songe d’une nuit d’été – Epilogue

Le songe d’une nuit d’été – Epilogue – Shakespeare

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La querelle d’Oberon et de Titania. Etude de Joseph Noël Paton – 1849

Ombres que nous sommes, si nous avons déplu,
figurez-vous seulement (et tout sera réparé)
que vous n’avez fait qu’un somme,
pendant que ces visions vous apparaissaient.
Ce thème faible et vain, qui ne contient pas plus qu’un songe,
gentils spectateurs, ne le condamnez pas ;
nous ferons mieux, si vous pardonnez. Oui, foi d’honnête Puck,
si nous avons la chance imméritée
d’échapper aujourd’hui au sifflet du serpent,
nous ferons mieux avant longtemps,
ou tenez Puck pour un menteur.
Sur ce, bonsoir, vous tous.
Donnez-moi toutes vos mains, si nous sommes amis,
et Robin prouvera sa reconnaissance.
Sur ce, bonsoir, vous tous.
Donnez-moi toutes vos mains, si nous sommes amis,
et Robin prouvera sa reconnaissance.

William Shakespeare – Le Songe d’une nuit d’été

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Le Serpent qui danse

Le serpent qui danse – Baudelaire

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Jean Lecomte du Noüy – L’esclave blanche – 1888

Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain

Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.

A te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s’allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.

Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !

Charles Baudelaire

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Les Ecoliers

Les Ecoliers – Maurice Fombeure

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Marie Bashkitseff – The Meeting – 1884

Sur la route couleur de sable,
En capuchon noir et pointu,
Le ‘moyen’, le ‘bon’, le ‘passable’
Vont à galoches que veux-tu
Vers leur école intarissable.

Ils ont dans leurs plumiers des gommes
Et des hannetons du matin,
Dans leurs poches du pain, des pommes,
Des billes, ô précieux butin
Gagné sur d’autres petits hommes.

Ils ont la ruse et la paresse
Mais l’innocence et la fraîcheur
Près d’eux les filles ont des tresses
Et des yeux bleus couleur de fleur,
Et des vraies fleurs pour leur maîtresse.

Puis les voilà tous à s’asseoir.
Dans l’école crépie de lune
On les enferme jusqu’au soir,
Jusqu’à ce qu’il leur pousse plume
Pour s’envoler. Après, bonsoir !

Maurice Fombeure (1906 – 1981)

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Les Chats

Les Chats – Baudelaire

Les amoureux fervents et les savants austères                      les-chats-baudelaire
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Charles Baudelaire – Les Fleurs du mal

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Le Long du quai

Le Long du quai – Sully Prudhomme

Le long du quai les grands vaisseaux,  lelongduquai
Que la houle incline en silence,
Ne prennent pas garde aux berceaux
Que la main des femmes balance.

Mais viendra le jour des adieux ;
Car il faut que les femmes pleurent
Et que les hommes curieux
Tentent les horizons qui leurrent.

Et ce jour-là les grands vaisseaux,
Fuyant le port qui diminue,
sentent leur masse retenue
Par l’âme des lointains berceaux.

Sully Prudhomme (1839-1907) – (Stances et Poemes)

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Pour l’évaluation (bis) !

Nicolas Koreicho – Novembre 2011

L’actualité nous permet aujourd’hui de revenir sur cette nécessité de l’évaluation, particulièrement à l’endroit des psys, des magistrats, mais aussi vis à vis des médecins et des professeurs.

Les crimes relatifs à des récidives, qui impliquent en premier lieu les psys et les magistrats, mais également ces événements fâcheux que sont les maladies et le chômage, qui concernent spécialement les médecins et les profs, font dire aux journalistes ou aux politiques, ces frères de toujours, que ce ne sont pas des sciences exactes.
Certes. Aussi, concernant les membres de ces corporations, nous ne pouvons plus nous contenter de leurs titres, de leurs appuis ou des protections dont ils bénéficient.
Toutes raisons pour évaluer au premier chef les psys qui procèdent aux expertises avec précision ou sommairement, les magistrats qui ordonnent des mesures réglementaires ou pas assez contraignantes, mais pareillement les médecins qui sont proches de leurs patients qu’ils comprennent ou n’exercent pas leur métier avec toute la proximité et l’humanité qu’il faudrait, les profs qui connaissent leurs élèves et leurs étudiants comme leurs propres enfants ou ne savent pas qui sont leurs élèves et leurs étudiants tant ils en sont distants.
Il est nécessaire d’évaluer les psys sur leurs résultats – et sur le nombre de leurs patients, tant sont nombreux ceux qui se disent psychanalystes mais n’ont que trois patients – et non sur leur notoriété dans l’édition, ou sur le nombre de leurs livres ou leur poste dans l’université ou dans leurs associations ; les magistrats sur leur apport dans la sécurité des biens et des personnes, et non sur leur autorité personnelle et leur entregent ; les médecins sur le nombre de leurs patients sauvés, guéris, améliorés, et non sur leur train de vie, le prestige de leurs voitures ou de leurs résidences ; les profs sur le nombre de leurs élèves et de leurs étudiants qui trouvent du travail et réussissent, et non sur leur influence dans l’administration, les syndicats et le devenir de leur carrière.

Nicolas Koreicho – Novembre 2011 – Institut Français de Psychanalyse

Pour l’évaluation !

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Pour l’évaluation !

Nicolas Koreicho – Octobre 2011

Pour l’évaluation des psys, des profs, des médecins, des magistrats.
Les patients, les élèves, les clients sont soumis depuis toujours à l’évaluation et, incidemment l’exercent à leur tour, sans que leur avis ne soit pris autrement en compte que par le bouche à oreille, de manière individuelle, artisanale. C’est une anomalie.
En effet, nous avons entendu toute notre vie (de psychothérapeute) les patients qui se plaignaient d’un psy trop silencieux, trop dogmatique, trop jargonnant, voire sadisant, malveillant à force de ne pas s’impliquer ; nous avons subi, écolier, accepté ou ruminé toute notre vie de collégien, de lycéen, d’étudiant, que tel prof était génial, passionné, inspiré et que tel autre était nul, mauvais, conformiste, rabâcheur de ses propres bouquins ; nous avons avalé les prescriptions inutiles, puissantes, nocives des médecins qui travaillent dans l’abattage, n’expliquent pas, ne mesurent pas les conséquences d’ordonnances rédigées à la hâte, par habitude ; nous avons vu et revu les victimes de magistrats abusifs, tout puissants, démiurges, condamner, enfermer, humilier.
Les psys, les profs, les médecins, les magistrats ont l’occasion de se glisser dans les hardes du père, et, nécessairement – c’est la motivation du métier qui parle ici -, du père abusif. Il faut de cet Œdipe-là, en partie, s’il est appréhendé avec discernement et soin de la parole du professionnel et de celle de l’autre, l’autre comme personne, ayant une vie respectable et précieuse. Ils doivent représenter la Loi, chacun dans leur spécialité, mais avec une conscience de ce rôle éminemment transférentiel qu’ils sont amenés à jouer, et prendre une infinie précaution de leurs décisions, et de la manière dont ils évaluent leurs semblables.
Enfin, l’honneur et l’importance de nos fonctions doivent stimuler nos pairs et les inciter à accepter d’être évalués, pour la qualité de nos prestations, de notre présence au monde, de l’amour que l’on porte au vivant.

Nicolas Koreicho – Octobre 2011 – Institut Français de Psychanalyse

Pour l’évaluation (bis) !

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