Vincent Caplier – Novembre 2020
« Lorsque l’enfant était enfant, vint le temps des questions comme celles-ci :
Pourquoi suis-je moi et pourquoi ne suis-je pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi … pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est-elle rien d’autre qu’un rêve ?
Ce que je vois, ce que j’entend et sens, n’est-ce pas…simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Le mal existe t-il vraiment avec des gens qui sont vraiment les mauvais ?
Comment se fait-il que moi qui suis moi, avant de le devenir je ne l’étais pas, et qu’un jour moi… qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?«
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Poème d’ouverture du film Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir), 1987
À Berlin, les anges errent. Ils ne voient le monde qu’en noir et blanc, et ne peuvent qu’assister aux événements – sans rien sentir, goûter, ou toucher. Mais ils entendent les pensées des humains, et ont le pouvoir de leur apporter du réconfort (Supra : séquence de la bibliothèque. Le désir de préhension de l’ange Cassiel).
La moralité n’est pas la cause du refoulement. Séquentiellement, c’est le refoulement qui rend possible la moralité. « L’impuissance originelle de l’être humain devient aussi la source première de tous les motifs moraux » (Esquisse d’une psychologie scientifique, Sigmund Freud, 1896). Freud ne se faisait guère d’illusions sur la nature humaine et encore moins sur sa moralité. « Les morales ne sont, elles aussi, qu’un langage figuré des passions » (Par delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche, 1886) et d’enchaîner « De l’air ! De l’air ! Cette officine où l’on fabrique les idéaux, il me semble qu’elle pue le mensonge à plein nez » (La généalogie de la morale, Friedrich Nietzsche, 1887). En ce sens Freud était étranger à la morale. Freud était amoral. C’est ainsi qu’il tenta d’expliquer à sa fille de 14 ans son métier : « Tu vois ces maisons avec leurs belles façades ? Les choses ne sont pas toujours aussi belles derrière les façades. C’est la même chose avec les êtres humains... «
Ce constat n’en fait pas pour autant un étranger à l’éthique et il en précise les contours au Pasteur Pfister le 9 octobre 1918 :
« L’éthique m’est étrangère et vous êtes un pasteur d’âmes. Je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais, en moyenne, je n’ai découvert que fort peu de « bien » chez les hommes. D’après ce que j’en sais, ils ne sont pour la plupart que de la racaille, qu’ils se réclament de l’éthique de telle ou telle doctrine – ou d’aucune. Cela, vous ne pouvez pas le dire tout haut, peut-être pas même le penser, bien que votre expérience de la vie ne puisse pas être très différente de la mienne. S’il faut parler d’une éthique, je professe pour ma part un idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s’écartent en général d’une manière des plus affligeantes. »
Une éthique des sujets
Pour Freud la responsabilité éthique du sujet est la recherche de la signification inconsciente, infantile de ses désirs. C’est avec L’interprétation des rêves (1900) qu’il aborde la question morale de ces désirs inconscients : « Si l’on considère le fonctionnement de l’appareil psychique et les relations du conscient et de l’inconscient, tout ce que nos rêveries peuvent avoir de choquant disparaît presque complètement ». Et de préciser plus tard que « le narcissisme éthique de l’être humain devrait se contenter de recueillir dans la réalité de la déformation du rêve, dans les rêves d’angoisse et de punition, des preuves patentes de son essence morale, tout comme il trouve par l’interprétation des rêves des justificatifs de l’existence et de la force de son essence maléfique. Celui qui, insatisfait de tout cela, veut être « meilleur » que sa nature ne l’y dispose peut toujours essayer de voir si, dans la vie, il réussit à produire autre chose qu’hypocrisie ou inhibition. » (Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves, Sigmund Freud, 1925). On remarque au passage l’évolution qui fait apparaître le narcissisme comme une instance au service des valeurs positives de l’Idéal du Moi.
Ainsi se dessine la téléologie de la pratique de la psychanalyse, où « l’art consiste à donner aux gens la possibilité d’être moral et de dominer leurs pulsions avec philosophie » (Lettre du 14 mai 1911 à Sándor Ferenczi). Une philosophie qui répudie tout appel aux transcendances et s‘ancre dans le désir et la réalité. Une éthique de l’immanence « indifférente […] aux tendances pratiques-hygiéniques » (Lettre à C.G.Jung du 24 novembre 1911), affaire de l’analysé et de l’analysant au sein du transfert.
À propos des « pervers » en général, Freud parle de « groupes entiers d’individus dont la vie sexuelle diffère d’une façon frappante de la représentation moyenne et courante […] Leurs folies, singularités et horreurs jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction sexuelle normale […] ils font, pour obtenir leur satisfaction, les mêmes sacrifices souvent très grands, que nous […] En réalité, les pervers sont plutôt des pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu’ils ont tant de peine à se procurer. » (Introduction à la psychanalyse, Sigmund Freud, 1915-1917). En résumé, ils « déchargent »… Un principe de constance, présent dès les premiers travaux, un fondement de la théorie économique freudienne qui n’est pas sans rappeler le conatus de Spinoza.
Choses et destin des choses
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
Spinoza – Éthique III, Proposition VI
Concept fondamental de l’Éthique de Spinoza, Le conatus est cette puissance propre et singulière de tout étant à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. Le terme s’applique universellement à tout étant-existant singulier pour prendre le nom moins abstrait d’appétit par restriction aux êtres vivants. Mais Freud condamne sous le nom de philosophie, péjoratif, les tendances panthéistes des philosophies romantiques de la nature et il évoque « sa défense devant la philosophie pure, [le] sentiment qu’il éprouve qu’au fond il faudrait lutter contre le besoin rationnel d’une unité définitive des choses, parce qu’il provient d’une racine et d’habitudes hautement anthropomorphiques et deuxièmement parce qu’il peut être gênant ou troublant pour la recherche positive scientifique » (Lou Andréa-Salomé, Journal d’une année, 23 février 1913).
Freud condamne le symptôme philosophique, le penser philosophique, survivance du « mode de penser animiste », reproche qu’il fera à Georg Groddeck dans une lettre du 5 juin 1917, ce qui ne l’empêchera pas de se réapproprier le Ça concerné :
« Pourquoi quitter votre base solide pour vous précipiter dans la mystique, pourquoi supprimer la différence entre le psychique et le somatique et vous arrêter à des théories philosophiques qui ne sont plus de mise ? J’ai bien peur que vous ne soyez philosophe et que vous ayez la tendance moniste à dédaigner les belles différences offertes par la nature en faveur des séductions de l’unité ; mais sommes-nous pour autant débarrassés des différences ? »
Métaphysique à l’échappée
Freud, intransigeant sur le destin scientifique de la psychanalyse, ne sombre pas pour autant dans le scientisme. Il développe un nouvel appetitus : « j’ai choisi maintenant comme aliment le thème de la mort, j’y suis venu en butant sur une curieuse idée des pulsions et me voici obligé de lire tout ce qui concerne cette question, comme par exemple et pour la première fois, Schopenhauer » (Lettre à Lou Andréas-Salomé du 1er août 1919).
Nous sommes à l’orée de la grande période spéculative, l’échappée métaphysique de l’amour et de la mort. Il ne s’agit plus d’un emprunt technique, d’un thème circonscrit mais de l’adoption dans sa globalité :
« qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre, qu’à son sens la vie doit par suite valoir comme le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance. La connaissance, au contraire, bien loin d’être la source de cet attachement à la vie, agit en sens opposé ; elle dévoile le peu de valeur de cette vie et combat ainsi la crainte de la mort. Vient-elle à l’emporter et l’homme marche-t-il au-devant de la mort le cœur ferme et tranquille, nous honorons sa conduite comme noble et grande ; nous célébrons alors le triomphe de la connaissance sur l’aveugle volonté de vivre, sur cette volonté qui n’en est pas moins le germe de notre propre existence. De même nous méprisons l’homme chez lequel la connaissance succombe dans cette lutte, l’homme qui s’attache sans réserve à la vie, qui se raidit de toutes ses forces à l’approche de la mort et se désespère en la recevant, et pourtant ce qui parle en lui, ce n’est autre chose que le fond originel de notre moi et de la nature »
(Schopenhauer, Chap. XLI des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation, 1844).
Mais moins que la fascination pour le problème de la mort, à l’origine pour Freud de la philosophie, c’est l’angoisse de la brève tentation du monisme jungien qui s’exprime. L’introduction de la mort vient rétablir, préserver le dualisme freudien en passe d’être perdu avec l’introduction du narcissisme et l’unité de la libido :
« Il est peut-être plus difficile de se faire une vue d’ensemble sur les transformations du concept de « pulsions du moi ». À l’origine, nous appelions ainsi tous les courants pulsionnels, mal connus de nous, qu’on peut distinguer des pulsions sexuelles dirigées vers l’objet et nous opposions les pulsions du moi aux pulsions sexuelles dont l’expression est la libido. Plus tard, nous nous rapprochâmes de l’analyse du moi ; nous reconnûmes alors qu’une partie des « pulsions du moi» est elle aussi de nature libidinale et a pris le moi propre comme objet. Ces pulsions narcissiques d’autoconservation devaient donc désormais être rangées parmi les pulsions sexuelles libidinales. L’opposition entre pulsions du moi et pulsions sexuelles se changeait en celle des pulsions du moi et des pulsions d’objet – les unes et les autres de nature libidinale. Mais, à la place de la première opposition, il s’en dégagea une nouvelle entre les pulsions libidinales (pulsions du moi et d’objet) et d’autres pulsions qu’il convient de situer dans le moi et qu’il faut peut-être reconnaître dans les pulsions de destruction. La spéculation transforme cette opposition en celle des pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort. »
(Au-delà du principe de plaisir, Sigmund Freud, 1920)
Le chassé-croisé entre les théories poétiques, scientifiques et métaphysiques, source selon Jean Laplanche d’un fourvoiement biologisant de la sexualité, apparaît pourtant comme une constance depuis l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895-1896) :
« Au départ des processus de pensée scindés il y a la formation du jugement à laquelle parvint le Je grâce à une trouvaille dans son organisation, grâce à la coïncidence, déjà introduite en partie, des investissements de perception avec les informations issues du corps propre. Les complexes de perception se séparent par là, en une partie constante, incomprise, la Chose (das Ding), et [en une partie] changeante, compréhensible, l’attribut ou mouvement de la Chose. »
Das Ich, Das Es, Das Ding
C’est cet impensable, cet indicible, cet innommable, das ding, en manque de symbolisation qu’il faut élucider. Un noyau indéfectible, irréductible, indivisible, clivé, qui différencie la colère blanche, la violence sans objet de l’affect maîtrisable, une source pulsionnelle inaugurale, extérieure à la sexualité, à savoir la pulsion d’emprise. Telle est l’impasse de l’effroi de l’infans en perte de sa toute puissance avec l’érotisation comme subterfuge. Le prédisposé pervers polymorphe n’est pas un enfant de cœur.
Le terme Bernächtigung, emprise, côtoie fréquemment celui assez voisin de Bewältigung , maîtrise, employé plus généralement par Freud pour désigner le fait de se rendre maître de l’excitation. On trouve également des termes comme bändigen (dompter) et Triebbeherrschung (domination sur la pulsion), qui engagent une responsabilité du sujet, maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter. La psychanalyse serait-elle existentielle ? Après la théorie de la sexualité, la théorie des pulsions reconsidérerait la condition humaine à partir de la position du sujet au monde en tant qu’être sous emprise. C’est ce que semble confirmer la lettre de Freud à Marie Bonaparte du 27 mai 1937 :
« La sublimation est un concept qui comprend un jugement de valeur. En fait, elle signifie une application à un autre domaine où des réalisations socialement plus valables sont possibles. On voit alors que des déviations semblables s’écartant du but de destruction et d’exploitation pour se tourner vers d’autres réalisations sont démontrables sur une large échelle en ce qui concerne l’instinct de destruction. Toutes les activités qui organisent ou affectent des changements sont, dans une certaine mesure, destructrices et redirigent ainsi une portion de l’instinct loin de son but destructeur original. Même l’instinct sexuel, comme nous le savons, ne peut agir sans une certaine dose d’agression. Par conséquent, il y a dans la combinaison normale des deux instincts une sublimation partielle de l’instinct de destruction. »
Mais cette idée était déjà bien présente lorsque Freud considérait que « la pulsion de savoir ne peut être ni mise au nombre des composantes pulsionnelles élémentaires ni exclusivement subordonnée à la sexualité. Son action correspond d’un côté à une forme sublimée de l’emprise, d’un autre côté elle travaille avec l’énergie du désir-plaisir de regarder » (Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, 1905-1915).
En 1923, dans Le Moi et le Ça, il resitue la place de la sublimation, au sein du dualisme Éros-Thanatos, comme une énergie de déplacement, de la libido désexualisée issue du processus sublimatoire. Les pulsions érotiques, plus plastiques, seraient alors plus susceptibles de dérivation et de déplacement que les pulsions de destruction qui favoriseraient la stase libidinale.
Mais le dessein (Skopos) du Dasein (être-le-là) se fracture sur le roc de la castration, le roc d’origine, l’en-deçà, la limite indépassable. Il n’est qu’un être (Sein) jeté ici-bas (Da) « sous l’empire d’une conscience de culpabilité dont au reste il ne sait rien, donc d’une conscience de culpabilité inconsciente » (Actions compulsionnelles et exercices religieux, Sigmund Freud, 1907). Le sujet est alors confronté au choix de succomber à son désir (choix de l’inhibition, de l’idéalisation, de l’aliénation, de l’addiction, de la perversion, de la paranoïa, du délire) fait de petites morts ou transporter ce deuil au sein du Moi par le renoncement des pulsions, « la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain » (Le Moïse de Michel-Ange, Sigmund Freud, 1914).
Un impératif de savoir (Logos) lesté du devoir de réel, un destin nécessaire (Ananké).
Vincent Caplier – Novembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©