Archives de l’auteur : Vincent Caplier

L’Inquiétant singulier

Vincent Caplier – Février 2020

L’angoissante étrangeté de l’objet Désir

« (…) Interrogé sur l’espérance qu’il avait 
D’une longue vieillesse, le devin répondit : “ S’il ne se connaît pas.”« 
Ovide – Les Métamorphoses (Livre III, 346-347)

Le Caravage Narcisse, Huile sur toile (vers 1598-1599) – Galerie nationale d’art ancien, Rome

Le fantasme du Caravage

La parole sibylline de Tirésias résume la dramatique condition de Narcisse. Laconique, l’indication proleptique (l’adresse au lecteur est double, le narrateur anticipant les faits au travers des mots de l’oracle) amorce l’épisode des destins spéculaires du chasseur mythique et de la plus loquace des nymphes. De l’intrigue, Le Caravage résout l’énigme du devin par une ellipse (le peintre par un procédé de raccourci assimilable condense la narration et oblige le récepteur à rétablir mentalement ce que le tableau passe sous silence). Absence de récit, tout au plus l’oreille du personnage tendue dans le vide s’en fait l’écho, prêtant à l’attribut perceptif une pulsion scopique. La source renvoie des mots qui ne parviennent à l’ouïe.

La bouche offerte, le jeune homme embrasse une fata morgana, contemple son double, s’éprend de cet être sans corps qu’est son ombre. Empreint de paraphrénie, seul au monde, l’enfant sidéré, au-delà de scruter son reflet à la surface de l’Érèbe, sonde un puit sans fond. Inconscient, il plonge son regard dans le sien et sombre dans les eaux du Styx. Illusion fatale !

L’amoureux, sujet du désir, investit son propre désir, objet du désir, désire son désir à s’y perdre lui-même, point critique où il admire une image fugace qui lui échappe, mélancolie de l’homme du kairos.

Ce numen pictural » geste silencieux d’un dieu qui donne existence à un destin par une simple inflexion de sa volonté, sans même commenter ou expliciter ce destin  » comme défini par Roland Barthes – noue avec le punctum, instantanéité de l’émotion piquant le sujet, zébrure traversant le champ de la toile. Le peintre lombard, dont le réalisme fit dire à Poussin qu’il était venu pour « détruire la peinture », nous montre un autre, un miroir révélateur, le tableau, lieu d’expérimentation de l’image de soi.

« L’ Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu. »
Roland Barthes – La Chambre claire

René Magritte Le Faux miroir,
huile sur toile, 1928
MOMA, New-York

Le faux miroir

Les conditions de la spectature réunies, le spectator, happé par le tableau, inconsciemment fait face à un faux semblant devant le spectre de Narcisse, la polysémie du mythe s’inscrivant dans le regard de l’interprète.

 » Que voit-il ? Il ne sait ; mais ce qu’il voit le brûle, Et l’erreur qui abuse ses yeux les excite pareillement. Naïf, pourquoi chercher en vain à saisir une image fugace ? Ce que tu cherches n’existe pas ; ce que tu aimes, tourne-toi, tu le perds. L’ombre que tu distingues est celle d’un pur reflet. Elle est sans consistance, est apparue avec toi et demeure de même. « 

OvideLes Métamorphoses

Le tableau du Caravage n’est qu’un oeil baigné de larmes, la ligne de flottaison une pliure, les bras du héros les contours de l’oculus, le genou la pupille focale de la scène. Pétrifiés par l’orbite exacerbée, au vu de l’angoisse d’un seul face à lui-même, nous sommes Écho, tiers esseulé, exclu de l’équation. La question nous consume : que voit-il ? Peut-être le visage du désespoir, du horla ou d’un monstre d’argile… Un étranger à la place de l’aimé dont l’image à peine effleurée s’en est déjà allée. Perte, manque, absence ? Le vide comme état de désêtre.

 » La chose la plus miséricordieuse qui fut jamais accordée à l’homme est son incapacité à faire le rapprochement entre toutes ses connaissances. Nous vivons sur une île d’ignorance placide, au beau milieu de mers noires et infinies sur lesquelles il n’a jamais été prévu que nous naviguions très loin. Les sciences, dont chaque branche avance péniblement et exclusivement dans son domaine propre, ne nous ont pas vraiment fait de tort. Mais, un jour, le puzzle reconstitué de toutes nos connaissances encore dissociées, nous ouvrira de telles perspectives effroyables de la réalité et de notre terrifiante situation que cette révélation nous rendra fous ou nous fera fuir ces lumières mortelles pour replonger dans un âge des ténèbres paisible et sûr.« 

Howard Philips Lovecraft – L’Appel de Cthulhu
Le Désespéré – Gustave Courbet – Huile sur toile
Le Horla – Guy de Maupassant – Couverture Le livre de poche, Edition de 1979

 » Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’Invisible, et qu’il me cachait.

Oh ! comme j’eus peur ! Et voilà que je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait n’avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.

Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je fais tous les jours en me regardant.

Je l’avais donc vu !

Et je ne l’ai pas revu.

Guy de Maupassant – Journal d’un fou

L’inquiétant singulier

En saisissant l’instant opportun, en l’excluant du continuum, l’artiste nous donne à voir la symbolisation (prise de conscience du manque ou de la perte d’élaboration face à l’inconcevable), le retour du refoulé (condensation de l’ambivalence des sentiments successifs) et la répétition (appropriation itérative du traumatisme et émergence du symbolique) aux prises d’une seule et même stupeur, siège d’un entre-deux, d’un Fort-da. Ce sentiment étrange, « Das Unheimliche », est singulier par son unicité en lien avec le sujet (unité de lieu, de temps et d’acteur), mais également par sa singularité (« Qui attire l’attention par son caractère étonnant, étrange, curieux » – Dictionnaire Larousse) qui renvoie à la situation, au complexe, à l’objet (unité d’action, de péril).

Si « le psychanalyste ne se sent que rarement appelé à faire des recherches d’esthétique« , sans doute du fait que Freud se considère sourd au sentiment océanique, la détresse infantile qui nous concerne ici relève pleinement d’une étude de cas. En représentant la complétude, l’Un, l’indifférenciation originaire sur le point de se scinder, le peintre élude la question qui nous taraude. Il ne propose pas une interprétation du mythe mais une attention flottante. Il donne à penser cette perturbation, ce malaise. Le problème n’est plus tant ce que Narcisse a vu ni ce qu’il va en advenir, puisque la réponse est connue, mais le vacillement de la scène.

De la solitude, du silence, de l’obscurité, nous ne pouvons rien dire, si ce n’est que ce sont là vraiment les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui jamais ne disparaît tout entière chez la plupart des hommes.
De ce problème, l’investigation psychanalytique s’est occupée ailleurs

Sigmund Freud – L’inquiétante étrangeté

 » Là où était du ça, doit advenir du moi.« 
Sigmund Freud – Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse

Cet Un-Heim-liche qui ne relève pas de l’inclusif (Moi), mais du hors champ (Ça) contient cette négation qui porte à la connaissance le refoulé, le caché, le secret,  » objet même de la psychanalyse : Das Unheimliche – ce qui n’appartient pas à la maison mais y demeure  » (Jean-Bertrand Pontalis – Avertissement de l’éditeur – L’inquiétante étrangeté et autres textes).

 » Là où c’était, je dois advenir. « 
Jacques Lacan – Le désir et son interprétation

Narcisse est une figure du déni généralement appréhendée négativement par la culture populaire, marquée du sceau du jugement de l’Autre. Le Caravage en isolant le sujet le transfigure, pose sur lui le regard finalement bienveillant d’Écho, à la fois absente et présente, au dedans et en dehors. Sentence, le déni de Narcisse serait de se nier lui même. Son drame, son incapacité à s’approprier sa dimension étrangère, Das Unheimliche.

C’est moi qui suis toi, je le devine ; et mon image ne me leurre point. Je brûle de l’amour de moi, déclencheur de ce feu et foyer à la fois. Que faire ? Attendre les questions, les formuler ? Et qu’ajouter de plus ? Ce que je désire est inséparable de moi, une richesse qui crée le manque. Ah ! si je pouvais me séparer de mon corps !

Ovide – Les Métamorphoses

La métamorphose, le retournement sont à l’oeuvre. Retour du récit en boucle, comme le retour du narcisse au printemps. Cycle du deuil et de la renaissance, figure de la répétition des pulsions et leur destin, entre besoin et satisfaction, plaisir et déplaisir. Ainsi en va-t-il de l’ambivalence du sujet et de l’Heimlich, cet inquiétant familier.

NB : Traduction des Métamorphoses d’Ovide par Danièle Robert aux Éditions Actes Sud, “Thesaurus”, 2001 ; Babel no 1573.

Vincent Caplier – Février 2020 – Institut Français de Psychanalyse

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La République et son mythe

Vincent Caplier – Août 2019

Sur « L’Allégorie de la République » : De l’allégorie comme voie négative

Thomas Couture (1815-1879) – Allégorie de la République

Le tableau, accroché à l’entrée gauche de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, dépeint Marianne (Marie-Anne) scellant l’union de deux jeunes hommes issus de classes diamétralement distinctes. Loin de l’allégorie révolutionnaire et guerrière, la figure centrale, hiératique et maternelle, sein droit et genou gauche nus, s’inscrit comme pilier de bénignité.

Le Tao engendre Un. Un engendre Deux. Deux engendre Trois.
Trois engendre tous les êtres.
Lao Tseu – Tao Te King

Ordonnance et triangulation d’une dyade

A droite, l’allure robuste, poignée franche, le personnage presque primitif semble précurseur des figures du symbolisme à venir. A l’opposé, le naturalisme de la figure noble, glabre et précieuse, s’impose d’ores et déjà comme alter ego : Force
et Forme. Se dessine en creux un plérôme, une aporie de la monade et la dyade indéfinie. La position des bras est sans équivoque, la composition est un triangle, une idéation, une genèse, un re-commencement.

Liberté – Egalité/Fraternité

Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède.
Jean-Jacques Rousseau – Du contrat social (1762)

La liberté préexiste par rapport à la culture. L’individu est par essence libre. Néanmoins un renoncement à la liberté pulsionnelle s’impose, compromis nécessaire à la sauvegarde de la vie. Ce processus au service de l’Eros vise à réunir des individus isolés en une vaste unité, un combat de l’espèce humaine pour la vie.

L’homme primitif avait en fait la part belle, puisqu’il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d’un tel bonheur était très minime. L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité.
Sigmund Freud – Le malaise dans la civilisation (1930)

Cette altérité diffuse prend toute sa consistance dans la quête d’équité poursuivie par la civilisation, égalité entre les membres qui requiert une réciprocité, clés de la Philia. Cette capacité créatrice de lien participe d’une illusion dé-vouée à la destruction, de la pulsion de mort. Création et destruction s’auto-contiennent.

La pulsion de mort se manifesterait désormais – bien que ce ne soit vraisemblablement que d’une manière partielle – sous la forme de pulsion de destruction tournée contre le monde extérieur et d’autres êtres vivants.
Sigmund Freud – Le moi et le ça (1923)

Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté, cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste de l’individualisme indompté, et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige, de ce fait, contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre lacivilisation.
Sigmund Freud – Le malaise dans la civilisation (1930)

La valorisation indéniable de l’état de nature est mise en balance avec l’état de civilisé, sans le renier, montrant l’imperfection des principes et leur complémentarité. Cette ambivalence marque le but affiché de transcender le clivage au sein d’une communauté fraternelle, non d’intérêts, la poursuite d’un idéal d’Agapé.

LAMOUREVX

Lamourevx

Quel est cet amoureux aux multiples facettes ? Conséquence d’une chute, puisque l’on tombe amoureux, l’amoureux est le symbole du libre arbitre, associant la volonté (spontanéité) et la raison (intentionnalité). Il est l’expression d’un manque : l’amour naît de la division, le désir est visée de l’unité, nostalgie de la perfection perdue. Le mythe de l’androgyne, le discours d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, nous donne à comprendre l’origine, la nature et la fonction d’Eros, résultant d’un drame primordial : « l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux être en un seul, et de guérir la nature humaine. »

Cupidon, prêt à décocher sa flèche, observe le pauvre jeune homme face à un choix cornélien. A gauche, la femme mature, la rigueur, porteuse de connaissance et de compréhension (Sophia), stabilisante. A droite, la jeune fille, la prudence, la sagesse pratique (Phronésis), énergisante. En filigrane de la scène badine, la polarité de deux principes, archétypes du culte populaire de Sainte Anne dans sa composition trinitaire

Albrecht Dürer (1471 – 1528) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne. – Albrecht Dürer (1471-1528)

Devant elle, la mère contemple sa fille, qui à son tour contemple son fils par delà le corps de son époux. C’est là la marche de l’invisible sur la terre.
Nikos Kazantzaki – Ascèse, Salvatores Dei (1922)

Sainte Anne Trinitaire, Grand-Mère (Mater Matris) ou Grande Mère (Magna Mater) ? Les deux mères dont la fécondité est due à l’intervention divine, incarnent deux aspects complémentaires de la féminité, l’une très jeune (Animus, aspect masculin, épanchant), l’autre très âgée (Anima, aspect féminin, recevant). Au sommet, la Jérusalem Céleste, le Jardin d’Eden, lieu de l’émanation, de l’équilibre parfait, la Mère de tous, origine de tout.

Mais la Jérusalem d’en haut est libre : c’est elle qui est notre mère ; car il est écrit :  » Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantais point ! Éclate en cris de joie et d’allégresse, toi qui ne connaissais pas les douleurs de l’enfantement ! Car les enfants de la délaissée seront plus nombreux que les enfants de celle qui avait l’époux.
Épître aux Galates 4:26-27

Mise en abîme

La Monade est principe de toute chose, l’Un, principe premier qui échappe à l’être et à la connaissance comme à la parole. Il est unité, limite. Il est genre suprême, mesure des nombres, condition d’où dérive tout être, cause de la vérité et source d’excellence. Il est la voie de l’équilibre.

La dyade est génératrice de quantité, multiple et illimitée. Elle est altérité, dissemblance et mouvement: pair-impair, positif-négatif, masculin-féminin, actif-passif, force-forme, kinétique-statique, construction-destruction, rigueur-émotion…

La continuité (Philia), le renouvellement (Éros) et la singularité de la vie (individuation) participent de cette diasophie, pensée symbolique reflet d’une identité humaine identifiée dans le temps et l’espace d’une culture.

Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
Ecclésiaste 1:2

La République de Thomas Couture est gardienne de l’hémicycle, siège du multipartisme, lieu du consensus. Elle est Jana/Janus bifrons, gardienne des portes, ouverture et fermeture, ordonnance du temps, commencement et fin. Cette République est ineffable, obligeant le peintre à faire usage de l’allégorie et en appeler au mythe.

Vincent Caplier – Août 2019 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Notre-Dame et Quasimodo. Suite : Nos Dames

Vincent Caplier – Avril 2019

Prolongement dans l’espace et dans le symbole.

Dans la description du lieu, je réalise à quel point les élévations dédiées à notre Dame sont multiples. Nous devons sans doute y trouver la quête de l’unité dans le masculin alors que nous nous rassemblons dans le féminin. Le parcours de Notre Dame de Paris diffère, en cela, de celui de Notre Dame d’Amiens. Point intéressant, la flèche d’Amiens est d’origine et a servi de modèle à Viollet Le Duc pour ériger celle de Paris. L’incendie corrigerait-il une incongruité phallique ? Ne pas recoiffer la cathédrale de cette forme élancée redonnerait un caractère de basilique, sanctuaire de notre mère à tous. Les mots de Gérard de Nerval rejoignent ma pensée en contemplant la première photographie connue de l’édifice (1839). Étrange lapsus, alors, cette volonté journalistique de qualifier les tours de beffrois par synecdoque.


J’ai pris plaisir à lire Proust et je retiens de sa Madeleine la valve rainurée de la coquille Saint-Jacques qui pourrait lui avoir servie de moule. Symbole de fécondité, d’amour, de purification spirituelle, de renaissance et de résurrection, elle est l’objet du pèlerinage accompli, celui que l’on accomplit symboliquement sur le tracé du labyrinthe d’Amiens. Tel est le lien qui relie les deux Dames, un même désir de cheminer, à la différence qu’à Amiens la condition humaine se cantonne à la présence d’un petit ange pleureur du XVIIème, la main gauche posée sur un sablier, et le coude du bras soutenant la tête du chérubin reposant sur un crâne.

Autre relique, autre rédemption, le trésor de Notre Dame d’Amiens recèle le crâne de Saint Jean-Baptiste, prédicateur apocalyptique, message que véhicule ce livre de pierre que John Ruskin nomma la bible d’Amiens. Initiatique par la profusion de symboles, elle agit comme un palais de mémoire à l’image d’un tarot, recension d’une révélation. Par ses dimensions, elle peut contenir deux fois Notre Dame de Paris, l’immense vaisseau écrase le vacuité du visiteur et l’invite à s’élever dans cette nef démesurée. En deçà du désir, reside la jouissance et l’angoisse, tryptique du vagabond qui contient en son sein la nef des fous.

L’image n’est pas sans rappeler « Le Chariot de foin » du même Jérôme Bosch, ce chariot du tarot qui nous invite à prendre un départ triomphant et à dompter nos impulsions et nos craintes pour enfin marcher dans une direction choisie avec discernement, sagesse, enthousiasme et optimisme. L’arcane le Chariot symbolise le cocher, la faculté mentale des humains, apprenant à prendre soin de son véhicule (son corps), notamment en maîtrisant ses pulsions et émotions (les chevaux).

Je retiens alors ce passage dans « Le Moi et le Ça » de Freud :
« L’importance fonctionnelle du Moi s’exprime en ceci qu’il lui est concédé normalement la maîtrise des passages à la motilité. Il est semblable ainsi, par rapport au Ça, au cavalier censé tenir en bride la force supérieure du cheval, à ceci près que le cavalier tente la chose avec des forces propres, tandis que le Moi le fait avec des forces empruntées. Cette comparaison nous emmène un peu plus loin. De la même façon qu’il ne reste souvent pas d’autre solution au cavalier, s’il ne veut pas se séparer du cheval, que de le conduire là où il veut aller, le Moi a coutume lui aussi de convertir la volonté du Ça en action, comme si cette volonté était la sienne propre. »

Vincent Caplier – Avril 2019 – Institut Français de Psychanalyse©