Stade du miroir et narcissisme

Nicolas Koreicho – mai 2017 

Louis-Jean-François Lagrenée, Écho amoureuse de Narcisse, huile sur cuivre, 1771 – Musée du Louvre

C’est Henri Wallon qui, le premier, a formulé le concept de « stade du miroir ». Après lui, trois auteurs principaux se sont emparé du concept et l’ont développé, chacun selon son élaboration théorique : Jacques Lacan, Françoise Dolto et Donald Winnicott. Nous décrirons le concept selon Lacan et selon Winnicott.

Pour Lacan, ce stade est le formateur de la fonction sujet, le « je », de l’enfant âgé de 6 à 18 mois. Mais cette fonction ne peut se mettre en place que par la présence de l’autre. En effet, l’idée de pouvoir dire « je », n’acquière tout son intérêt que s’il y a quelqu’un à qui s’adresse, le proposer, voire l’imposer, dans l’idée de pouvoir disposer, ensemble, d’une existence, ne fût-ce que temporaire, dans un dialogue reconnaissant l’un pour l’autre. On retrouve alors une partie de la constitution de la personnalité, savoir l’intersubjectivité du sujet, développée par les philosophes du langage.

À une période où l’enfant a déjà fait, sur le mode angoissant, l’expérience de l’absence de sa mère (période anaclitique), le stade du miroir représente la prise de conscience sécurisante, de l’unité corporelle et, selon Lacan, laquelle doit être nantie de la jubilation de l’enfant au plaisir qu’il a de contempler l’image de son unité, à un moment où il ne maîtrise pas encore physiologiquement cette unité. Ce vécu du morcellement corporel, et du morcellement, plus largement, des identifications successives qui vont le constituer ainsi que le décalage que provoque cette image spéculaire entière, permet l’identification de l’enfant à sa propre image. Il s’agit ici du narcissisme comme cohésion, donc.

Le rôle de l’Autre

Ultérieurement, Lacan a développé un aspect important du stade du miroir, en y introduisant une réflexion sur le rôle de l' »Autre ». Dans l’expérience archétypique du stade du miroir, l’enfant n’est pas seul devant le miroir, il doit y être porté par l’un de ses parents, singulièrement la mère, qui lui désigne, tant physiquement que verbalement, sa propre image. Nous pourrions considérer que ce « portage » est symbolique. Ce serait dans le regard et dans le dire de cet autre parental, tout autant que dans sa propre image, que l’enfant prendrait conscience de son unité. En effet, l’enfant devant le miroir reconnaît tout d’abord l’autre, l’adulte à ses côtés, qui lui dit « – Regarde c’est toi, comme tu es beau ! », et ainsi l’enfant comprend « C’est moi, cette image valorisée ». Où l’on peut apprécier le narcissisme, dès lors, comme cohérence.

Le regard va donc constituer pour le sujet une action – une expression, une façon, un fait –  fondamental puisque c’est lui qui va permettre à cette identification au semblable d’évoluer et de « s’individuer ». L’image du corps du corps du nourrisson passe par celle constatée dans le regard de l’autre ; ce qui fait du regard un concept capital pour ce qui concerne la valeur que le bébé s’attribue et donc, dans cette auto-attribution, une valeur narcissique.

Cette période est également celle de la mise en place de l’objet (l’autre), l’objet étant la source du désir – ou de la crainte – de l’enfant. Il va d’abord comprendre l’objet (l’autre) en se référant à l’objet du désir de l’autre, c’est-à-dire à la façon dont l’autre l’aura regardé, c’est-à-dire accepté ou rejeté.

Stade du miroir, Idéal du Moi, Moi idéal

La prématuration biologique de l’enfant humain favorise la capture de son psychisme par l’image spéculaire (image du miroir), dont la complétude apparente lui permet d’anticiper de façon  imaginaire cette maturation physiologique qui lui manque. L’illusion ne se maintient que si le regard de la « Mère » (qui à ce stade incarne le « grand Autre », c’est-à-dire, selon Lacan, le réseau des signifiants, le lieu de la détermination signifiante du sujet) confirme l’enfant dans cette reconnaissance imaginaire (imagée).

Dès lors, l’image spéculaire (Idéal du moi : prototype du moi. Ce que la personne veut être pour l’autre) sert de modèle à la constitution du Moi du sujet, consacrant définitivement la confusion entre l’autre « imaginaire » (le semblable, le « petit autre ») que le sujet sera amené à rencontrer, et le « grand Autre » (« trésor du signifiant ») qui est le moteur de la structure du Moi. La prégnance de ce premier leurre permet de comprendre comment les détails constitutifs de l’image du corps vont être réutilisés et rationalisés par le Moi dans une nouvelle interprétation mythique de la réalité du Moi (Moi idéal, cette fois, issu du Ça, ce que le sujet attend pour lui-même).

Selon Lacan

Après avoir formulé à la suite de Henri Wallon, le concept du stade du miroir, Lacan a retravaillé toute sa vie ce concept, même si, plus tard, il en a regroupé les principes de façon plus générale sous le concept d' »imaginaire ». Dans le cadre de ses travaux ultérieurs, il a corrigé certains biais de sa conception d’origine, envisageant moins le stade du miroir comme une étape nécessaire dans le développement de l’enfant, que comme la base de la constitution d’un sujet, divisé entre le Je, le sujet de l’inconscient, et le Moi, c’est-à-dire l’instance qui relève de l’image et de la relation à l’autre. En définitive, on peut résumer l’importance de ce stade du miroir pour Lacan, comme suit :

« Tout d’abord, il contient une valeur historique car il marque un tournant décisif dans le développement intellectuel de l’enfant. D’un autre côté, il représente une relation libidinale essentielle à l’image du corps » (J. Lacan en 1951, cité par Dylan Evans, dans son Dictionnaire d’introduction de la psychanalyse lacanienne).

Selon Winnicott

C’est en questionnant le développement de l’identité que Winnicott, lui aussi, va s’intéresser au phénomène du miroir en référence au regard de l’autre comme métaphore de miroir. En 1967, il écrivait : « Dans le développement émotionnel de l’individu, le précurseur du miroir est le visage de la mère […] qu’est-ce que le bébé voit lorsqu’il regarde le visage de sa mère ? Je suggère qu’ordinairement ce que le bébé voit, c’est lui-même. » La question induite dans cette observation est d’inférer la manière dont l’enfant a été aimé. Une des préoccupations centrales de Lacan était aussi de comprendre la naissance du sujet : le stade du miroir représente le stade mythique où l’enfant pense le « je » pour la première fois en relation à une image qui le représente : un nourrisson. De là la nourriture comme métonymie de l’affection.
Enfin, la conjonction conséquente logique image de soi – estime de soi – confiance en soi, apparaît et se détermine.

Nicolas Koreicho – mai 2017 – Institut Français de Psychanalyse©

Voir aussi :

I De Narcisse au narcissisme

II De Narcisse au narcissisme

Norme – Loi – Image spéculaire en psychanalyse

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