Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Bel ange triste – Zwiebackesser – depositphotos

« Il y a quelque chose qui est pour ainsi dire la mauvaise conscience de la bonne conscience rationaliste et le scrupule ultime des esprits forts ; quelque chose qui proteste et « remurmure » en nous contre le succès des entreprises réductionnistes. Ce quelque chose est comparable, sinon aux reproches intérieurs de la raison devant l’évidence bafouée, du moins aux remords du for intime, c’est-à-dire au malaise d’une conscience insatisfaite devant une vérité incomplète. Il y a quelque chose d’inévident et d’indémontrable à quoi tient le côté inexhaustible, atmosphérique des totalités spirituelles, quelque chose dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets, quelque chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse dire ! Comment expliquer l’ironie passablement dérisoire de ce paradoxe : que le plus important, en toutes choses, soit précisément ce qui n’existe pas ou dont l’existence, à tout le moins, est la plus douteuse, amphibolique et controversable ? Quel malin génie empêche que la vérité des vérités soit jamais prouvée sans équivoque ? Autant demander pourquoi c’est justement le mal qui est tentant, le plaisir nuisible qui nous attire, le devant-être qui nous répugne ! Ce n’est pas ici le lieu de nous interroger sur l’ataxie constitutionnelle qui fait de la donnée trompeuse une évidence obvie et inambiguë, de l’unique chose essentielle un absconditum et un mystère, qui nous soustrait celui-ci en nous amusant avec celle-là… La nostalgie de quelque chose d’autre, le sentiment qu’il y a autre chose, le pathos d’incomplétude enfin animent une espèce de philosophie négative qui a toujours été en marge et parfois au centre de la philosophie exotérique. Platon, qui sait, quand il dit des choses indicibles, abandonner le discours dialectique pour le récit mystériologique, Platon parle dans le Banquet d’un « quelque chose d’autre » dont les âmes des amants sont éprises, qu’elles ne peuvent exprimer, qu’elles devinent seulement et suggèrent en énigmes […] Il est vrai que ce quelque chose d’autre est l’unité de la nature primitive, laquelle est chose assignable et, en somme, dicible : mais le fait qu’il est l’objet d’une réminiscence prénatale et d’un voeu métempirique plus grands que tout désir sensible oblige Aristophane à l’exposer mythiquement et à lui donner un caractère inexplicable autant qu’inépuisable. Sans ce mystérieux et surnaturel « Allo ti », l’aporie d’amour telle que la décrit Phèdre serait-elle aussi évasive ? Ayant énuméré à la manière d’Aristote les caractères de la beauté poétique, le P. Rapin, que cite Henri Brémond, ajoute : « Il y a un encore dans la poésie de certaines choses ineffables et qu’on ne peut expliquer. Ces choses en sont comme les mystères. » Voilà un encore qui n’est pas un post-scriptum ordinaire ! L' »Encore » poétique des jésuites Rapin et Ducerceau, comme le quelque chose d’autre érotique du discours d’Aristophane, est une allusion à l’infini et une ouverture sur l’indicible ; ce « résidu » de mystère est la seule chose qui vaille la peine, la seule qu’il importerait de connaître, et qui, comme exprès, demeure inconnaissable. Le secret, comme il en est de la mort, est décidément bien gardé, l’ignorance humaine est décidément bien combinée ! Beaucoup de noms ont pu être donnés à cet innommé innommable, beaucoup de définitions proposées pour ce « quelque chose d’autre » qui n’est précisément pas comme les autres parce que, en général, il n’est une chose, ni quelque chose. »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion