Alice Tibi – Avril 2021
Une approche psychanalytique à travers une écriture poétique
Sommaire
1. Préambule et compte-rendu
2. Une approche psychanalytique
3. L’art abolit-il la mort ?
4. La notion de réalité psychique
5. Bibliographie
1. Préambule
« Ne pleure pas celle que tu as perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue. »
Cet adage indien transmis à l’acteur Jean-Louis Trintignant, dans une lettre lue lors de l’enterrement de sa fille Marie, cet adage est exemplaire : il résume en deux phrases indépendantes mais liées le processus naturel du deuil, le temps des pleurs, auquel succède celui du ressouvenir et de la sortie de ce deuil. L’élaboration du deuil consiste en une recréation.
Il existe une beauté du deuil, la force d’un train représentatif mis en branle dans les fonds imaginaires, pour réalimenter la vie. En ce sens, il est faux de prétendre que la vie serve à la mort, la vie combat la mort et en triomphe sans cesse.
Après l’affliction, sorte de position dépressive naturelle – qui fournit le modèle du stade kleinien -, commence une lente résurrection mémorielle de la personne défunte, comme un panthéon représentatif qui animera, ainsi que durant sa vie, son évocation.
Le monde des représentations vit « dans les environs » de la réalité objective, il la double, l’informe mais ne la rencontre pas.
Compte-rendu
Le héros du roman intitulé La marge, d’André Pieyre de Mandiargues, apprend la mort de son épouse, dont il était provisoirement séparé pour une mission, puis erre dans Barcelone jusqu’à sa propre mort, latente dès l’origine ; une errance dans les bas-fonds de la ville, dans le quartier des prostituées, magnifiées autant que déchues, la révolte contre Franco constituant un arrière plan-politique. Ce roman vaut avant tout par son style, une arabesque baroque anhistorique émanée du héros seul : le baroque, ici, caractérise pour lui-même l’élan du passant Sigismond dans Barcelone, dernier élan désespéré avant une chute annoncée. Cependant, la poétique des couleurs, la sorte de vitrail des images muent le récit endeuillé en aparté ambivalent, d’expression picturale.
2. Une approche psychanalytique
Dans ce roman, La marge, le temps du commencement du deuil, temps vital situé entre parenthèses, est un temps manqué : au lieu d’acheminer vers le ressouvenir et la re-création, ce temps conduit à une mort seconde, ne franchit pas le temps des pleurs et rejoint l’épouse disparue, comme par une attraction invincible. La séparation – expérience primordiale de l’existence – n’aboutit pas à la continuation de la vie initiale : elle trouve ici une impasse et rencontre la fin « définitive » de la mort objective du corps. La représentation de la mort échoue, comme une épave, sur la réalité extérieure, elle sort de son champ infini…
La marge, le roman de Mandiargues, est d’abord l’élaboration du retour vers la mort.
Nous savons mieux, depuis Freud, que nous sommes des êtres de représentation, et que nous ne sortons jamais de cette grandiose illusion.
Toute représentation est l’enseigne de l’avenir. Nos désirs ont des prédécesseurs, ces miroitants tableaux que sont nos représentations. Par elles nous savons ce qui va arriver, nous savons, de façon générale, si nous allons vers la vie ou vers la mort.
Dans La marge, l’enseigne est incontestablement la mort, ou l’imagination de la mort. Au temps de cet « oncle » funeste du fascisme espagnol (Franco, le « furh-oncle »), le passant Sigismond ( le Sigmund Freud d’Au-delà du principe de plaisir ? Celui de l’inauguration des pulsions de mort dans la Deuxième Topique ?…) traverse, dans une Barcelone saturnienne, la cohorte des prostituées, des corps vendus des femmes dans les bas-quartiers de la ville, dans une ambiance de fin du monde que la sienne propre achèvera. Ce temps de la marge déroule une réminiscence ordonnée par la mort, connue du lecteur dès l’origine, qu’il s’agisse de la mort de l’épouse annoncée par une lettre ou de la mort du héros pressentie au début du texte.
Certes, une morale y préside, la marge honorée des bas-fonds, des déviances sexuelles, de la résistance et de la révolte républicaines : ceci pour l’étendard de la conscience.
Mais s’il est vrai que le surréalisme est la patrie d’élection de Mandiargues, on ne saurait méconnaître la bacchanale présentée ici sur son versant d’outre-tombe, par exemple pour évoquer de manière ambiguë la prostituée dans une danse des voiles :
« Mais à ces soies généralement artificielles, à ces violents tons d’aniline, il voit un aspect fol et funèbre, comme à la défroque d’un bal autant de carnaval que de fête des morts. » (L’aniline, servant à fabriquer des colorants, marque ici le ton artificiel des couleurs des étoffes.)
Ce descriptif grimaçant est un peu voisin du film testament de Stanley Kubrik, Eyes wide shut, mot à mot « Les yeux grand fermés », où le héros fait connaissance malgré lui avec les turpitudes secrètes des notables de sa ville ; ce même film étant tiré de la nouvelle d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle, auteur à l’oeuvre emblématique d’une Vienne en décadence. Voici trois récits lunaires et infernaux de la préfiguration de la mort, ombrés par elle dans une vision, peut-être volontariste, mais douloureuse et pleine de batailles sans retour. On devrait y ajouter, en sous-main, le rêve de Freud décrit dans Die Traumdeutung (1900) : « On est prié de fermer les yeux »… La réaction à la mort de son père…
Du reste, la traversée de Barcelone est plongée dans la nuit, qui indique, dans les rêves, la tristesse, l’accablement de la perte… « Entre grotesque et sublime », Sébastien Reynaud a raison d’y voir « un songe » où « s’égare » le locuteur Sigismond (18 août 2013, https://zone-critique.com), un parcours de somnambule dans une immense divagation onirique.
On pourrait y opposer l’effort de réminiscence proustien, qui, dans le long rêve qu’est La recherche – « Longtemps je me suis couché de bonne heure »-, au contraire redécouvre, dans une transe extatique, un temps béni, à travers le parfum envoûtant du thé ou du tilleul et le goût adoré des Petites Madeleines « sous [leur] plissage sévère et dévot » : cette remémoration « sensuelle » et divine tout à la fois, selon l’auteur lui-même, réactualise, recrée le passé enfui de la vie, lui ajoute son paradis manquant pour qu’il soit complet, bref, fait d’un temps Perdu un temps Retrouvé.
Au firmament des représentations, Proust est le maître de la création imaginaire, celle qui file notre vie comme un rouet enchanté, faisant surgir des flammes, devant l’âtre, le lutin amoureux Trilby, de Charles Nodier.
C’est cela, le combat constant de la vie contre la mort. Mandiargues le prend à rebours, comme le décadent des Esseintes de Huysmans, ou le Baudelaire d’Une charogne, et le file à l’envers, pressentant une époque tournant le dos à la création vitale. À l’enseigne de la mort, une vie qui tourne court…
3. L’art abolit-il la mort ?
La Deuxième Topique, avec l’introduction des pulsions de mort (1920), a ses thuriféraires comme ses détracteurs ; comme si le prône des pulsions de mort avait heurté notre dispositif moral.
Chez Proust, la tonalité comme la fin sont morales. « L’odeur et la saveur » des petites madeleines surmontent « la mort des êtres », […] « la destruction des choses », elles sont « comme des âmes ». Les petites madeleines transportent les âmes vers leur destination séraphique ; il est juste, selon cette parabole, de louer la victoire de la vie sur la mort. Le « rayon spécial » qui fait de Proust un fanal dans notre temps sombre, et transcenda le spleen de son existence, c’est la réapparition ultime de la vie, dans sa littérature et dans la nôtre.
Mais chez Mandiargues, au contraire, le centre de la présente création semble être la mort seule : un Déplacement a eu lieu, la mort Est le sujet. Y a-t-il « une obscure clarté » (V. Hugo) de la mort, en psychanalyse ?
On songe à l’abolition orgastique des tensions, la mort dans la vie ou « petite mort » , synonyme de plaisir et, par conséquent, de vie. C’est à cette interprétation, développée dans Au-delà du principe de plaisir (Freud 1920), que l’on pourrait se référer, à la lecture de La marge. Certes, la mort domine ici le champ, dans le thème comme dans l’épilogue ; mais le traitement artistique du sujet produit une métamorphose : à travers les couleurs, le clair-obscur et les manières d’estampes et d’allégories du texte, une chaîne scintillante des plaisirs, dans la nuit d’une Barcelone endeuillée, ressuscite Sigismond et en fait un héros redivivus.
Il en acquiert une aura, comme les saints, et ne dérive pas très loin, au total, des « coquilles de Saint-Jacques » proustiennes, elles aussi émanées de l’iconographie chrétienne. Mandiargues photographe, initié par Cartier-Bresson, ne saurait être oublié, rejoignant Proust au chapitre de la représentation :
« La vision doit précéder le mot » (Mandiargues, 1933), dit-il, en écho à la célèbre assertion proustienne : « Le style, comme la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. »
Le peintre affleure sous l’écrivain, élément maintes fois remarqué chez Mandiargues. Même l’écriture proustienne, avec ses touches quasi-picturales au sein des mots, sans oublier « le petit pan de mur jaune », en référence à Vermeer, ni la sorte de portée musicale qui marque l’ensemble de La recherche, volatilisent une morbidité bien présente.
S’il n’abolit pas tout à fait la mort, l’art abolit le temps. De ce fait, la marge temporelle, chez Mandiargues, a une couleur d’éternité. Comme aussi les paperolles proustiennes s’achèvent sur l’effigie géante du Temps.
Mais ne savions-nous pas que, dans l’Inconscient, il n’y a pas de temps ?? Les artistes, embarqués dans l’imaginaire, ont invariablement emprunté cette voie secrète depuis le commencement de leurs voyages déréels. Une manière d’itinéraire commuant la mort en passage vers l’Au-delà éternel, tel que le prévoyaient les anciens Égyptiens à l’heure de la mort, sur leur barque solaire. Ainsi, à sa façon, la marge ou le sursis qui sépare Sigismond de la mort convoque aussi le deuxième temps du deuil, celui de la re-création et de la beauté, fût-ce celle de Goya, de « La maja vestida » au « Tres de mayo », des étincelles de la parure à celles des armes.
Bien que Freud n’ait jamais été indifférent à l’art, son traitement des personnalités artistiques n’a pas été à la hauteur de celui d’un Otto Rank, par exemple. Mais c’est par le rêve qu’il s’en est le plus rapproché, de la manière la plus scientifique qui soit, et nous laissant cependant ses propres rêves comme autant de tableaux. Encore le Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci en constitue-t-il un supplémentaire, le préféré, plus « écrit » que tous les autres, se rapprochant de l’imaginaire d’un peintre ou d’un poète, hors du temps.
En cela, Malraux, familier des « Voix du silence », eût rappelé que « l’art est un anti-destin. »
4. La notion de réalité psychique
Mais ne devrions-nous pas, à ce stade, différencier nettement le traitement que nous réservons aux personnes, de celui que nous appliquons aux oeuvres ?
Rappelons alors que nous portons notre regard ici non sur un être mais sur un texte, et qui plus est celui d’un poète.
C’est dire que le processus de deuil, que nous voulons apercevoir, ou croyons reconnaître, en filigrane dans ce récit, n’est que l’ombre portée d’une tout autre expérience de l’artiste.
Didier Anzieu, comme Freud avec ses propres rêves, a observé sur lui-même, poète, le processus de création et ses étapes. Il a reconnu au départ de toute personnalité artistique un objet perdu, que chaque oeuvre, chaque création, aura pour but de restaurer : mais entre chaque moment créateur, un épisode dépressif viendra sanctionner la perte du précédent, avant qu’une nouvelle inspiration ne vienne réalimenter « l’élan créateur », selon l’expression utilisée par Anzieu (cf. Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981)
Ainsi, l’artiste vit tout au long de son existence une succession de processus de deuil, il consacre toute une vie à la restauration de l’objet, familier de la perte et de la recréation, n’achevant au vrai qu’un seul chef-d’oeuvre, à travers une multiplicité d’avatars, l’objet jadis perdu. Un bon exemple est celui de Stendhal, chez qui on a pu montrer « l’indéchirable continuité » des textes (Gérard Genette, Figures II, 1969).
En quoi la mort figure-t-elle dans cette épopée ? Elle n’y figure nullement, l’artiste finit et recommence sans cesse son ouvrage, comme Freud décrit les oeuvres « sans fin ni conclusion de la nature » dans Le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
C’est bien, comme il nous semble, à une fictive danse macabre que nous assistons chez Mandiargues, un de ces maîtres à qui la perte fut familière, au point de la conjurer par des chefs-d’oeuvre poétiques sans nombre, jusqu’au bout de son âge…
Le processus de deuil n’a donc pas du tout la même signification, dans la vie, lors de la perte d’un être, et au cours d’une existence consacrée à l’art.
Dans la première, ce processus exige d’avoir atteint un niveau de symbolisation, capable de conjurer la perte.
Mais dans la seconde, où la perte est bien davantage un espace béant pour toujours, la création est l’épiphanie qui abolit la mort, non seulement s’en rend maîtresse, mais l’annule purement et simplement, comme une réalité éternellement à vaincre et à transcender.
Pourquoi était-il opportun de rappeler la destinée du processus de deuil chez un artiste ?
Car c’est ici que la « réalité psychique », un terme forgé par Freud dans L’intérêt de la psychanalyse (1913), trouve sa manifestation la plus éclatante.
Cette notion n’est-elle pas en cours de disparition ? N’est-il pas temps de la remettre en mémoire à une époque oublieuse de la vie psychique dans toutes ses dimensions ?
Il y a un siècle, il semblait que ce fût pour toujours que Proust (1922) en administrait la révélation, sans même avoir connu les résultats de la « jeune science » freudienne, au terme d’un labeur quasi archéologique :
« La grandeur de l’art véritable, (…) c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. »
Une profession de foi que nous ne pouvons que faire nôtre, la clé de voûte de l’édifice psychanalytique et la leçon extra-territoriale, fantasque et singulière d’André Pieyre de Mandiargues.
5. Bibliographie
- Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981
- P-L Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 1981
- Gérard Genette, Figures II, Seuil, 1969
- Annika Krüger, La marge, d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néo-baroque (2007) – https://core.ac.uk PDF
- Sébastien Reynaud, Au bord du gouffre (2013) https://zone-critique.com
Alice Tibi – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©
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