La pulsion, objet de toutes les intentions

Vincent Caplier – Février 2023

« La nature est un Dieu divisé à l’infini. Là où je découvre un corps, je pressens un esprit ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée. Tous les esprits tendent à la perfection selon le libre état de leurs forces. La perfection que je conçois est la mienne ; le bonheur que je me représente est mon bonheur. Je désire cette perfection parce que je l’aime. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur étranger. L’amour est la boussole puissante du monde intellectuel, le guide qui doit nous conduire à la Divinité. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait par là le monde entier. »
Friedrich Schiller, Lettres de Jules à Raphaël, 1786

Prométhée enchaîné. Groupe en terre cuite du XVIIIe siècle dans le goût de Pierre Puget. Château de Parentignat

Le terme de passion appartient indubitablement au lexique de Freud. Au-delà de l’usage, il n’en fait néanmoins pas pour autant une notion ou un concept de la psychanalyse. Elle reste une allusion plus ou moins voilée à son pendant philosophique, entre dynamique affective et mécanique passionnelle en passant par la nécessité et l’irréductibilité des affections. Une concession faite au champ spéculatif[1] du penser philosophique par une science qui exprime parfois son désarroi devant la nature humaine. Elle serait alors l’opportunité pour la psychanalyse d’intervenir au sein de questionnements de prime abord éloignés de la psychopathologie : la question de l’origine et de la portée de la connaissance dans toute sa modernité et, plus encore, d’une problématique transcendantale. Autant de références teintées d’a priori dont la lecture, parfois parcellaire mais toujours lucide, transparaît dans l’écriture et évoque tout au moins un parallélisme à défaut d’exprimer une convergence.

Linéament de la passion

Nous avons dans un premier temps[2] montré la difficulté d’aborder la passion sous l’angle de l’historicité par la double chronologie à laquelle elle renvoie. L’approche philologique ne semble pas plus prometteuse. La grande réflexion autour de la passion, de Platon à Hegel, apparaît fragmentaire au point d’en faire une notion problématique, finalement archaïque et abandonnée au domaine de la création. « S’il est dans la nature humaine de transcender la nature, l’universalité de celle-ci se déplace dans celle-là, faisant de l’impératif moral une exigence d’universalité anhistorique […] Faute de contenu propre, puisé dans l’Histoire ou dans le monde sensible, l’impératif catégorique ne peut être que purement formel.[3] » Une nécessité qui vaut pour tous et prend la forme vide de normes qui lui échappent. En reconnaissant l’existence de « schèmes congénitaux phylogénétiques », Freud fait du complexe d’Œdipe le prototype de ces « précipités de l’histoire culturelle des hommes ». Analogues dans son esprit à des « catégories philosophiques », il y voit des structures a priori ayant pour fonction d’assurer « le classement des impressions de la vie »[4].

Si Freud reconnaît des formes a priori de l’entendement comme normativité de la représentation[5], son interprétation anthropologique se réfère essentiellement à la nature subjective de l’espace et du temps. « Notre représentation abstraite du temps semble plutôt avoir été tirée du mode de travail du système Pc-Cs et correspondre à une auto-perception de ce mode de travail.[6] » Cette incursion offre une première orientation topique à la lisière de la conscience. À ces formes esthétiques de la subjectivité, qu’il emprunte à Kant, Freud réfute la condition de formes nécessaires de notre pensée[7]. Il leur attribue, en retour, une « existence autonome » dans la mesure où « là où les expériences vécues ne se plient pas au schème héréditaire, on en vient à un remaniement de celles-ci dans la fantaisie »[8]. Ainsi la théorie du rêve, à la suite de l’interprétation schopenhauerienne, offre une continuité directe avec la forme logique : « L’image du monde prend naissance en nous par le fait que notre intellect refond les impressions l’atteignant de l’extérieur dans les formes du temps, de l’espace[9] et de la causalité.[10] » Si c’est « la causalité qui crée le lien entre le temps et l’espace »[11] Freud ne l’inscrit pas pour autant dans la linéarité de l’histoire. Alors que « l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris à part présente aussi cette même connexion »[12]; au même titre que le « grand homme » du monothéisme et le Père du totémisme prennent « une place dans la chaîne ou plutôt dans le réseau des causes déterminantes »[13].

Dans le rêve, c’est surtout l’homme instinctif, d’un état de nature, quli se révèle « tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère native ». L’inconscient y trouve sa présentation « dans des lieux souterrains, eux qui, les autres fois, […] avaient signifié le ventre de la femme ou le ventre de la mère. “En bas“ dans le rêve se rapporte très souvent aux organes génitaux, le “en haut“ qui s’y oppose se rapporte au visage, à la bouche ou au sein. Par les animaux sauvages le travail du rêve symbolise en règle générale les pulsions passionnelles — aussi bien celles du rêveur que celles d’autres personnes […] qui sont les porteurs de ces passions ». C’est en raison de cette capacité du rêve à faire émerger « ces impulsions étrangères à notre conscience morale »[14] que L’interprétation du rêve est l’ouvrage qui recense le plus d’occurrences du terme de passion qui nous accapare.

Critique de la raison pure

Le rationalisme mettait tout son poids sur la conscience de soi. Une mise à distance intellectuelle, d’objectivation, en butte à un paradoxe constant du donné : l’objet est un et double. Il doit être déjà donné pour que la connaissance puisse s’en emparer mais également ignoré pour que le processus soit opérant. La confusion aboutit à une universalisation de la subjectivité[15], lieu passionnel par excellence d’un destin voué à l’échec, entre illusion et aliénation. Cette dénaturalisation intenable, l’unité globale de cette subjectivité universelle, passe par la méconnaissance d’un Autre-chose. La réduction phénoménologique employée par Husserl se contentera de mettre le monde entre parenthèses. L’épochè[16] de la psychanalyse passe, quant à elle, par la suspension du jugement de réalité, une compréhension du monde « comme une réalité du même ordre que nos passions ». Une réalité des instincts où « la pensée n’est que le rapport de ces instincts » et « rien de réel ne nous est “donné“ comme réel, sauf notre monde d’appétits et de passions »[17]. Elle marque le retour empirique d’unités passionnelles au sein d’une articulation inédite de contingences.

Si Freud se montrait critique à l’égard d’une philosophie symptomatique d’une vision du monde, Nietzsche s’exprimait, avant lui, de façon encore plus radicale. L’idéalisme serait une tromperie. La sublimation par la conscience demeurerait une forme de volonté de puissance et représente l’ignorance de sa propre origine. Les passions incarneraient la vérité de l’homme. L’ascétisme moral serait une marque de supériorité là où la bienséance n’est que bon goût du vulgaire. « Le problème de la conscience (ou plus exactement de la conscience de soi) ne se pose à nous que du moment où nous commençons à comprendre par où nous pourrions lui échapper […] Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous souvenir ; nous pourrions également “agir“ dans toutes les acceptions du terme, sans avoir conscience de tout cela. La vie entière pourrait passer sans se regarder dans ce miroir de la conscience ; et c’est ce qu’elle fait encore pour nous, effectivement, dans la plus grande partie de son activité, même la plus haute, pensée, sentiment, volonté, qui, si vexante que la chose puisse paraître à un philosophe d’avant-hier, se déroule sans reflet, sans réflexion.[18] »

Princeps métapsychologiques

Freud critique le rapport au réel, profondément narcissique, qu’entretient la philosophie dans sa conception totalisante du monde : une vérité sans reste, « une construction intellectuelle qui résout tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse subsumante »[19]. Une attitude animiste, sur un mode de prise de connaissance spéculaire, où « l’autocritique de la conscience morale coïncide au fond avec l’auto-observation sur laquelle elle est construite. La même activité psychique qui a pris en charge la fonction interne qui livre à la philosophie le matériel pour ses opérations de pensée ». Il souligne l’importance de cette « instance observante et critique, élevée au rang de conscience morale et d’introspection philosophique ». Il se réfère ainsi au phénomène fonctionnel[20] qu’est « la participation de l’auto-observation — au sens du délire d’observation paranoïaque — à la formation du rêve »[21].

C’est bien la tentation solipsiste du désir de penser qu’évoque Freud, au point d’invoquer le droit du psychopathologique à en éclairer la dynamique. Il y a une volonté du psychanalyste à débusquer une problématique pathologique du penser, le savoir du symptôme. Le discours du sujet passionnel serait à rapprocher de celui du philosophe : le dire du logos comme expression symptomatique d’un pathique dans sa prétention à produire de la vérité. La passion est donc cette mise en acte (agieren) d’une animalité, d’un héritage archaïque constamment dépassé par l’activité d’esprit. Elle est la matérialité de la solitude du sujet enchaîné à lui-même, dont l’existence dans le monde constitue une démarche fondamentale « pour surmonter le poids qu’il est à lui-même, pour surmonter sa matérialité, c’est à dire pour dénouer le lien entre le soi et le moi »[22].

Il y a là un principe de plaisir, de l’ordre de la satisfaction substitutive, un plaisir de penser, étrangement proche de celui du renoncement pulsionnel comme acte de soumission à la toute-puissance surmoïque. On s’interroge toutefois sur le gain de plaisir qu’occasionne cette mise à distance du destin et de la réalité du renoncement philosophique. Il y a également, par la dimension heuristique de la situation, une certaine hésitation à dégager une instance d’amour au compte du sacrifice. Une telle hypothèse serait à prendre comme « une régression au mode de pensée qui donna naissance aux mythes […] dans lesquels l’historiographie s’épuisait dans le compte rendu des hauts faits et des destins de personnes individuelles » et dont la seule fierté serait celle d’un « narcissisme intensifié par la conscience d’une difficulté surmontée »[23].

Seulement l’a-temporalité, le hors-le-temps de la métapsychologie ne peut être assimilé à un temps de mythe. L’assimilation du rêve ou du délire au mythe serait la confusion de l’archaïque (de l’Archè grec) avec l’originaire (de l’Ur- allemand) qui reviendrait « à assigner à un trauma ou à un fantasme la fonction intemporelle d’un commencement ab quo et ad quem ». Cette perte du temps (zeit-los) de l’inconscient (un-bewusst) n’est autre qu’une non (re)connaissance du temps (Chronos). Il n’est, en soi, pas plus un in-temporel (un-zeitlich) que l’inconscient n’est un a-conscient (bewusst-los). L’absence de cet unzeitlich chez Freud (négatif issu d’un positif) nous enjoint, en conséquence, d’interroger « la négativité fondatrice et constitutive de ce hors-le-temps »[24].

Représentance de la passion

Au droit de la pulsion, la passion appartient pleinement au cadre de pensée représentationnel. Une vorstellungslehre qui fait fond sur les acquis kantiens. Ainsi « affections et passions sont essentiellement distinctes ; les premières relèvent du sentiment dans la mesure où celui-ci, précédant la réflexion la rend impossible ou plus difficile »[25]. Une dualité qui est réintroduite au sein de l’examen métapsychologique de la dynamique pulsionnelle. La poussée psychique d’origine somatique qui tend à se satisfaire au moyen d’un objet, la pulsion donc, ne trouve son expression psychique que par ses représentants, ou plutôt devrions-nous dire ses représentances.

La représentation en tant qu’élément psychique (vorstellung) n’est qu’un des modes de représentance. Elle est le représentant-représentation d’une opération économique d’investissement. Cette création psychique se distingue en cela de l’affect qui est de l’ordre de la décharge, de la dépense, de la perte. Si la notion d’affect est placée au premier plan, la notion générique d’affectivité est relativisée. Peut-être parce que la théorie de l’affectivité est implicitement abordée par Freud au travers de la théorie de la libido : « Libido est une expression provenant de la doctrine de l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative — quoique pour l’instant non mesurable —, de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut regrouper en tant qu’amour.[26] » Cette affektivitätslehre n’est autre que le conatus de Spinoza, cet effort de tout étant-existant à persévérer dans son être, qui appartient à l’être humain mais également à la nature. Si la conception appartient au domaine de l’âme et du corps, le noyau appelé amour par Freud n’écarte pas « le dévouement à des objets concrets et à des idées abstraites ».

La passion serait la forme que prend « la prédominance de l’affectivité et de l’animique inconscient » de la masse, qui voit disparaître « la personnalité individuelle consciente » avec « la tendance à l’exécution non différées d’intentions émergentes ». « Un état de régression à une activité d’âme primitive, telle qu’on pourrait justement l’attribuer à la horde originaire ». Le passionné serait l’homme à l’entrée de l’histoire que Nietzsche attendait de l’avenir. Ce surhomme libre, dont les « actes intellectuels étaient, même dans l’isolement, forts et indépendants » et la « volonté n’avait pas besoin du renforcement par celle des autres ». Un homme dont « le moi ne céderait rien de superfétatoire aux objets »[27]. Si l’affectif est défini classiquement comme le caractère générique du plaisir, de la douleur et des émotions, la petite unité qu’est l’affect, par son fonctionnement, relève de l’événement. Il exprime quelque chose du fonds corporel, et est en cela bien subi. Mais c’est au titre d’élément mobile que l’affect acquiert une signification psychique. Une psychomotricité qui passe par la décharge, le noyau économico-dynamique, et la motion pulsionnelle. Il figure l’accès à la pulsion comme manifestation du quantum d’affect[28].

Cheminement de la passion

Dans l’ordre del’acte de pensée, la (re)présentation (vorstellung) est donc une représentation-but (zielvorstellung). Ce présenter est une objectivation, une substantiation, servant le but du refoulement : inhiber, réprimer l’affect. Dans l’ordre de la symbolisation, de la figuration (Darstellung), se représenter est essentiellement une représentation inconsciente, subjective voire réflexive. L’affect doit être alors vu comme le reste de la pulsion une fois la représentation prise en compte, ce qui n’a pu être perçu pour exister. Si le refoulement réalise la séparation de l’affect et de la représentation, l’affect ne se réalise que dans « la percée qui lui donne une nouvelle façon d’être représenté dans le système conscient ». Il doit se mettre en quête d’une autre représentation de substitut. Le devenir conscient n’est, en cela, pas « un pur et simple acte de perception mais vraisemblablement aussi un surinvestissement, un nouveau progrès dans l’organisation psychique ». On voit ici la trace de l’activité compulsive du penser passionnel.

À partir de cette amorce, ou cette ébauche, qui n’est pas parvenue à se développer, l’affect ne tient pas en place et c’est en électron libre qu’il se comporte. C’est le déclenchement d’un réseau d’expressions, parfois des plus inattendues, auquel aboutit la tension entre l’abstraction inconsciente et l’affleurement conscient. Le remaniement topique aboutit à un Moi comme « partie du Ça modifié sous l’influence directe du monde extérieur ». « La perception joue pour le Moi le rôle qui dans le Ça échoit à la pulsion. Le Moi représente ce qu’on peut appeler raison et bon sens, au contraire du Ça qui contient les passions. » S’il exerce, à l’image du cavalier bridant le cheval, la domination sur les accès à la motilité, il n’en reste pas moins « avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ». C’est ainsi que, de la même manière que « l’agitation des passions inférieures se produit dans l’inconscient », « un travail intellectuel délicat et difficile […] peut aussi être fourni préconsciemment sans venir à la conscience ». Aussi, « le plus profond, mais aussi le plus élevé chez le moi peut être inconscient »[29].

La passion en soi

Conscience morale, autocritique et culpabilité peuvent donc être du « rester-inconscient » qui participe de la résistance. La performance suprême du Moi consiste alors « à décider quand il est plus approprié de dominer ses passions et de se plier à la réalité ou bien de prendre leur parti et se mettre en position de défense contre le monde extérieur ». Il n’existe en cela « aucun antagonisme naturel entre Moi et Ça, ils participent l’un de l’autre »[30]. De simple instance refoulante et opposante (pulsion d’autoconservation du Moi) le Moi devient un grand réservoir de libido. De premier objet, il devient, vis à vis des objets extérieurs, la source dont émanent les investissements. L’harmonie devient l’enjeu de la balance énergétique entre les deux investissements que sont la libido narcissique et la libido d’objet d’un Moi en lutte pour la maîtrise de sa tâche économique. « Lorsque le Moi est obligé d’avouer sa faiblesse, il éclate en angoisse, angoisse de réel devant le monde extérieur, angoisse de conscience morale devant le Surmoi, angoisse névrotique devant la force des passions dans le Ça.[31] »

Le sentiment de soi de l’être humain gravement menacé cherche à être débarrassé de l’effroi et impulse « par un intérêt pratique des plus forts » le désir de savoir. L’humanisation de la nature permet d’approcher des forces et destins qui resteraient éternellement étrangers s’ils demeuraient impersonnels. La quiétude dans l’inquiétant permet d’élaborer l’angoisse dénuée de sens. « On est peut-être encore sans défense, mais on n’est plus dans la désaide et paralysé, on peut pour le moins réagir.[32] » Le Moi « a intercalé, entre le besoin et l’action, le travail de pensée, cet ajournement pendant lequel il exploite les restes mnésiques de l’expérience »[33]. C’est en cela que « l’analyse doit instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du Moi ». Elle ne peut s’assigner « pour but d’abraser toutes les particularités humaines au profit d’une normalité schématique, ni même d’exiger que celui qui a été “analysé“ à fond n’ait plus le droit de ressentir aucune passion »[34].

La passion du transfert

Mieux encore, la passion participe du transfert. Toute analyse, toute perlaboration, toute abréaction est le fruit de la passion dans « ce combat entre médecin et patient, entre intellect et vie pulsionnelle, entre connaître et vouloir agir ». La psychanalyse n’est-elle pas, elle-même, le fruit d’une passion ? Ce qui se joue dans les phénomènes de transfert, là où la cure invite à la remémoration, c’est l’aspiration du malade à reproduire les motions pulsionnelles « conformément à l’a temporalité et à la capacité hallucinatoire de l’inconscient »[35]. Les réactions mettent à jour[36] et c’est la trace de la libido, qui a échappé au conscient, que l’on suit. Il suffit qu’un excès de transfert positif mette le feu à la cure et c’est un transfert négatif qui se met en place, un transfert à proprement parler passionnel qui menace le cadre et le but de la situation psychanalytique. « Face aux passions […] on obtient peu de choses avec des discours sublimes. » Devant un tel débordement, devancer le travail d’élaboration, « inviter à la répression pulsionnelle, au renoncement et à la sublimation » serait perçu par le patient comme un outrage qui ne manquerait pas de susciter la vengeance. « On aurait fait alors qu’appeler le refoulé à la conscience, pour le refouler de nouveau avec effroi.[37] »

Le ravissement[38] du feu ne peut s’opérer que dans le renoncement au plaisir de l’éteindre avec sa propre eau[39], tentation forte signifiant « une lutte empreinte de plaisir avec un autre phallus ». Une exigence de renoncement pulsionnel qui ne saurait être mis en œuvre sans un certain « plaisir-désir d’agression ». Hostilité qui ne manquerait pas de provoquer en retour un sentiment de culpabilité. Un feu dévorant et consommant dont renaît de ses cendres le phénix, « qui de chacune de ses morts par le feu ressort rajeuni et qui vraisemblablement [exprime] le phallus ranimé »[40]. Une prise de conscience sous l’emprise de désirs et de fantasmes inconscients avec un sentiment d’actualité d’autant plus vif qu’il en méconnaît l’origine et le caractère répétitif. Un acte de penser, une pensée faite acte pur, « un animisme sans actions magiques », qui passe par « la surestimation de l’enchantement du mot ». Un atypisme qui repose avant tout sur « la croyance que les processus réels du monde suivent les voies que notre pensée entend leur assigner ».

Mise en discours de la passion

La possession d’une telle vision du monde a l’idéal avantage pour l’homme « d’assigner une place à ses affects et à ses intérêts ». L’intention n’en reste pas moins lacunaire et son attachement à l’illusion, méthodologiquement, « s’égare en surestimant la valeur de connaissance de nos opérations logiques »[41]. La passion pêcherait ici par excès de rationalisme pour apparaître avant tout philosophème, soutenant un discours donné comme système. Un privilège accordé aux mots, aux maux de la logique, qui pourrait tenir au fait que l’investissement de la représentation de mot « constitue la première des tentatives de restauration ou de guérison ». Un phénomène dont Freud a montré la dominance dans le tableau clinique de la schizophrénie. Les représentations de mot y sont traitées comme des représentations de chose, sur le mode de perception et selon les lois du processus primaire. Une analyse qui n’est pas sans rappeler le lien fait par Geza Roheim entre pensée magique et schizophrénie. C’est en conséquence « la prédominance de la relation de mot sur la relation de chose » qui confère à la formation du substitut son « caractère déconcertant ».

« Ces efforts prétendent regagner les objets perdus, et il se peut bien que, dans cette intention, ils prennent le chemin vers l’objet en passant par le part-mot de celui-ci, auquel cas il leur faut alors se contenter des mots à la place de choses ». Il y a là une magie verbale qui ne travaille pas à l’imagination mais cherche à soutenir l’objet-pensée au sein d’une fonction de pare-excitation. Un compromis d’objet-réponse, à rapprocher du fétichisme, qui tente de symboliser le manque. « Lorsque nous pensons abstraitement, nous sommes en danger de négliger les relations des mots aux représentations de choses inconscientes »[42]. Survient une perte de contact avec la chose et la possibilité donnée à la névrose de regagner ses objets aboutit au surinvestissement de la représentation verbale, aux restes verbaux de la chose. Un habitus qui va des choses aux mots dont Freud prend acte de la répétition dans le domaine intellectuel[43].

Cette mise en discours ou ses conditions de production, essentielles à la compréhension du langage de la passion, nous invitent à considérer l’approche sémiotique de Herman Parret. C’est en philosophe du langage qu’il aborde le sujet et insiste « dans l’analyse du discours sur la centralité de l’énonciation ». Une énonciation qui passe par le métalangage, non transparente, dont « l’apparat logiciste est inopérant ». Les passions ne seraient que le déploiement de désirs et de volontés, d’obligations et de nécessités, d’intentions et de jugements. Un réseau de raisons comme autant de modalités qui font que « l’objet — l’énonciation dans et au-delà de l’énoncé, la subjectivité comme horizon d’abîme, le pathos rendu opaque — se montre »[44]. Une compétence passionnelle au sein d’un creux subjectif, une expérience intérieure capable d’empathie[45], où le sujet se met en quête d’un objet de valeur vers lequel il tend avec constance. Une directionnalité qui constitue une relation d’intentionnalité d’un être dirigé-vers. Un sujet éthique, plus attaché à la valeur de l’objet (devoir moral ou logique) et à la nature de la relation à l’objet (intentionnalité), dont le vouloir (désir) est dépendant d’un savoir (jugement)[46]. Attachement qui peut passer par la croyance en « certains liens de tendresse avec les contenus »[47].

La compétence passionnelle

Cette compétence passionnelle évoque immédiatement la capacité dépressive de Pierre Fédida : « cette dépressivité nécessaire à la vie pour rester vivante et ainsi se soustraire à l’excès des excitations. » Surviendrait alors un état déprimé lorsque la vie psychique n’a pu se donner la dépressivité nécessaire. Un état déprimé qui renvoie à « une relation interne avec l’émergence du sens (du psychique) dans les formes élémentaires du contact et de la résonance, dès qu’il y a communication humaine »[48]. Le déprimé est coupé du contact, un symptôme (expression pathologique) qui préviendrait une mélancolie latente (la pathologie même). Le compromis, figé dans un état intermédiaire, semble échapper à une représentation de contenu et signe le vide qui vise à empêcher de se représenter un objet. Ce qui se trame dans la mélancolie, c’est « une multitude de combats un à un pour l’objet, dans lesquels haine et amour luttent l’une avec l’autre, l’une pour détacher la libido de l’objet, l’autre pour affirmer cette position de la libido contre l’assaut »[49].

Dans le cas de la schizophrénie, évoquée plus tôt, est barré le commerce entre investissements de mots (Pcs) et investissements de chose (Ics). Ce sont les mots eux-mêmes qui deviennent objet de l’élaboration. Il n’y a pas de régression topique. Au contraire du rêve où les mots sont ramenés aux représentations de chose. Dans le travail de condensation du rêve les mots sont fréquemment traités « comme des choses et connaissent alors les mêmes compositions que les représentations de chose »[50]. Dans le cas de la passion, il n’existe pas à proprement parler d’obstacle et c’est un long et lent processus de deuil qui semble à l’œuvre. Un détachement qui délègue au refoulement l’ambivalence constitutive de la mélancolie. Subsiste néanmoins un état morbide de l’activité de pensée et c’est dans le jeu de mots que nous pourrions en trouver les traits. C’est en effet dans le trait d’esprit que nous retrouvons l’attitude la plus proche qui consiste « à mettre la représentation de mot (acoustique) elle-même à la place de la signification que lui donnent ses relations aux représentations de chose ».

La représentation de mot « apparaît comme un complexe clos »[51] qui ne trouve sa connexion avec la représentation d’objet[52] que dans son extrémité sensible (sonore). La perte de connexion vaut pour perte de signification, un trouble de l’activité associative au centre du langage. En jouant sur les mots, le sujet passionnel progresse dans son discours « selon les associations « externes » de la représentation de mot au lieu de le faire selon les associations « internes », selon les termes de la formule »[53]. Si les associations verbales sont maintenues, elles le sont au détriment de l’association symbolique, au cœur de la première topique, en son épicentre, le préconscient. Cette aphasie asymbolique signale la fente imposée par la contradiction entre le déni et la reconnaissance du manque, entre la représentation de la castration et l’irreprésentable de la Chose. Un trou que l’économie de la passion tente d’investir et d’occuper la place. On comprend mieux maintenant ce qui restera la référence littéraire que Freud aura le plus citée. « En attendant que la philosophie assure la cohésion de l’édifice du monde, elle [la nature] assure le fonctionnement par la faim et par l’amour »[54].

Vincent Caplier – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

https://www.analysebuissonniere.fr/publications.html


[1] Les spéculations philosophiques trouvent leur rang entre les systèmes religieux et les formations d’idéal, parmi les idées qui s’imposent à la vie collective de l’homme.

[2] Vincent Caplier, Une brève notion du temps : du Logos aux topoï, 2021.

[3] Michel Meyer, Le philosophe et les passions, 1991.

[4] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].

[5] Formes néanmoins peu définies et qu’il assimile à l’instinct animal.

[6] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.

[7] « La thèse kantienne selon laquelle le temps et l’espace sont des formes nécessaires de notre pensée peut aujourd’hui être soumise à discussion sur la base de certaines connaissances acquises par la psychanalyse. » Ibid.

[8] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].

[9] Un note de l’édition Quadrige d’Au-delà du principe de plaisir nous enseigne qu’une phrase supplémentaire dans le manuscrit de 1920 indique que ce « n’est cependant pas l’espace, mais la matière, la substance ».

[10] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1900.

[11] Arthur Schopenhauer, Du monde comme représentation, 1818.

[12] Freud, op. cit., 1900.

[13] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[14] Freud, op. cit., 1900.

[15] « Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes afin de se concevoir elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si les influences de la sensibilité étaient déterminantes pour l’homme. » Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

[16] Au sens de la philosophie moderne de mise en suspens de la thèse naturelle du monde.

[17] Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886.

[18] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882.

[19] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, 1932.

[20] Freud reprend à son compte une contribution Herbert Silberer sur les phénomènes hallucinatoires symboliques qu’il considère comme « l’un des rares compléments à la doctrine du rêve dont la valeur soit incontestable ».

[21] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.

[22] Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, 1948.

[23] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[24] Pierre Fédida, Temps et négation. La création dans la cure psychanalytique in Psychanalyse à l’Université, 1977.

[25] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, 1797.

[26] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921

[27] Ibid.

[28] Quantum d’affect qui correspond à « La pulsion pour autant que celle-ci s’est détachée de la représentation et trouve son expression adéquate à sa quantité dans des processus qui nous deviennent sensibles comme affects. » Sigmund Freud, Le refoulement, 1915.

[29] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[30] Sigmund Freud, La question de l’analyse profane, 1926.

[31] Sigmund Freud, op. cit., 1932

[32] Sigmund, L’avenir d’une illusion, 1927

[33] Sigmund Freud, op. cit., 1932

[34] Sigmund Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, 1937.

[35] Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912.

[36] « Le malade attribue aux résultats de l’éveil de ses motions inconscientes existence au présent et réalité », ibid.

[37] Sigmund Freud, Remarques sur l’amour de transfert, 1915 [1914].

[38] Ravissement pouvant à la fois exprimer prendre de force et exaltation.

[39] Une tonalité narcissique dont le contre-transfert n’est pas totalement exempt.

[40] Sigmund Freud, Sur la prise de possession du feu, 1931.

[41] Sigmund Freud, op. cit., 1932.

[42] Sigmund Freud, L’inconscient, 1915.

[43] « Il se consacra à la spéculation philosophique et il attachait une grand importance aux noms des choses. Chez ce patient, quelque chose de similaire à ce qui s’était passé dans le domaine érotique arriva donc dans le domaine intellectuel : il détourna son intérét des choses vers les mots, qui en quelque sorte habillent les idées. » Sigmund Freud, La genèse du fétichisme, 1909.

[44] Herman Parret, Les passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité, 1986.

[45] « L’empathie est la passion-désir par excellence, en ce qu’elle combine le subjectif et l’universel. »

[46] Herman Parret dégage une constante thématique qui se concentre autour de quatre questions-clé et que l’on trouve au sein de la typologie des passions de Spinoza dans l’ordre vouloir, savoir, pouvoir, devoir.

[47] Sigmund Freud, op. cit. , 1927.

[48] Pierre Fédida, La modernité de la dépression, 2000.

[49] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[50] Sigmund Freud, op.cit., 1900.

[51] Sigmund Freud, Sur la conception des aphasies, 1891.

[52] La représentation de chose est un complexe ouvert connecté par l’ensemble de ses parties constitutives (représentations visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques…). Parmi les représentations d’objet, ce sont les associations visuelles qui représentent l’objet, de la même manière que l’image sonore représente le mot.

[53] Sigmund Freud, Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905.

[54] Friedrich Schiller, Les sages du monde, 1795

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.