Nicolas Koreicho – Janvier 2014
« Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompés en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »
Alfred de Musset – On ne badine pas avec l’amour
Les motions pulsionnelles originelles
Les motions pulsionnelles originelles doivent satisfaire les besoins d’une dépendance absolue du nourrisson. Union d’éléments distincts en un tout homogène, la fusion est la relation biologique puis affective obligée au cours de laquelle un individu est dans l’impossibilité de se différencier de l’autre.
Après la naissance cette symbiose se poursuit par l’allaitement qui continue à rendre dépendant le bébé de sa mère.
La relation fusionnelle passe également par les soins que prodigue la mère à son enfant (Cf. Winnicott).
C’est la période du narcissisme primaire (désigne un état précoce où l’enfant investit sa libido sur lui-même. L’archétype en est la vie intra-utérine).
Le rôle de l’autre revêt néanmoins une fonction fondamentale pour l’ontogénèse du sujet.
Le fœtus puis le nourrisson se construit en intra-subjectivité et en intersubjectivité, deux conditions du développement (corporel, affectif, cognitif, personnel, culturel, relationnel) qui sont liées.
Cette construction est permise par le jeu des émotions et des compétences précoces eu égard au narcissisme secondaire (désigne le retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissements objectaux) et à la relation d’objet.
Dans la relation d’objet, le rôle de l’autre entraîne vers toujours plus d’indépendance, les besoins devenant de plus en plus individuels, précis, différenciés, en direction de la mère et du père puis concernant les éducateurs, la fratrie, les grands-parents, la parentèle, les semblables, l’autre sexe, l’étranger, les autres.
Rappelons-nous que le sujet se construit par identifications successives et par les dépassements logiques de ces identifications (par les conséquences des séparations), en particulier sur le plan psycho-affectif.
Ce sont ces allers et retours entre narcissisme (secondaire) et relation d’objet, allers et retours entre soi et l’autre, qui permettent à la personne d’advenir petit à petit à l’indépendance.
L’alternance d’allers vers l’objet et de retours vers soi permet l’apprentissage de la séparation, condition sine qua non du développement de la personne susceptible de devenir pour autrui un autre digne de ce nom.
Les motions pulsionnelles, donc, propres à satisfaire les besoins fondamentaux, entre autres à l’origine de la tendance à vouloir faire couple (copuler), pour la sauvegarde de l’espèce, grâce aux juxtapositions des pulsions de vie (p. sexuelles, p. d’autoconservation, p. du moi), ces motions doivent s’assouplir suffisamment pour se déplacer à l’intérieur du désir d’une personne pour une autre dans l’intra- et l’intersubjectivité.
Elles doivent aussi pouvoir changer d’objet si l’autre du couple ne convient pas, de manière partielle ou radicale, de manière temporaire ou définitive.
Cependant, ces motions doivent s’adapter, plus qu’à l’autre, à son propre désir. C’est le jeu dialectique entre son propre désir et le désir de l’autre qui rendent le couple possible. Quelquefois ça ne marche pas et on s’obstine. Pourquoi ? Pour répéter une impossibilité ancienne et, ainsi, la neutraliser, pour comprendre cette impossibilité, et y remédier, la réparer ou bien encore pour la prendre en compte.
L’excès comme confusion
J’introduis le développement de l’excès contenu dans l’ambivalence fusionnelle par la description freudienne de l’affect originel en décrivant le cheminement de ses motions originelles qui donnent une idée du couple fusionnel :
« Ces motions primitives doivent avoir suivi une longue voie de développement avant que leur mise en activité soit admise chez l’adulte. Elles sont inhibées, dirigées vers d’autres buts et d’autres domaines, elles entrent dans des fusions les unes avec les autres, changent leurs objets, se retournent en partie sur la personne propre. Des formations réactionnelles contre certaines pulsions donnent l’illusion d’une transformation de celles-ci quant au contenu, comme si l’égoïsme s’était fait altruisme et la cruauté compassion. Ce qui favorise ces formations réactionnelles, c’est que maintes motions pulsionnelles surviennent presque dès le début par couples d’opposés _ état de choses très remarquable, étranger au savoir populaire et que l’on a nommé l’ »ambivalence de sentiment « . Ce qu’il y a de plus facile à observer et à maîtriser par l’entendement, c’est le fait qu’aimer avec force et haïr avec force se trouvent si fréquemment réunis chez la même personne. La psychanalyse ajoute à cela qu’il n’est pas rare que les deux motions de sentiment opposées prennent la même personne pour objet. »
Sigmund Freud – Considérations actuelles sur la guerre et la mort
Les conditions (actuelles et archaïques) de cette confusion dans le couple sont :
Idéalisation du partenaire, transfert parental, angoisse d’abandon ; narcissisme blessé, faible confiance en soi, mésestime de soi.
La dépendance est tributaire d’une idéalisation, en bien ou en mal (attribution de pouvoir), d’une réactualisation œdipienne (un choix de partenaire par transfert), avec angoisse d’abandon (la rupture est anticipée, voire provoquée).
L’étiologie est celle d’un narcissisme blessé (image de soi altérée), auquel succède une faible confiance en soi (absence de construction en autonomie), à laquelle succède une mésestime de soi (décalage entre un moi cohérent et trophique et un moi vacillant et dysphorique).
Ainsi, à partir d’une période de trauma, le sujet va chercher l’inverse du parent traumatisant, le double du parent traumatisant, une partie de ce parent inverse ou double.
Le couple, outre son rôle dans les toutes premières années de la vie de l’enfant, prend toute sa signification et son importance au moment de l’Œdipe, moment culminant de la différence des sexes, de la différence des générations, des interdits, de la nomination, c’est à dire au moment où l’enfant va devoir inventer son identité et trouver un sens à sa propre vie.
La crise de l’Œdipe est d’ailleurs réactualisée à chaque épreuve rencontrée par la personne, adolescence, séparation, crise de couple (lui ou ses parents), crise de milieu ou de fin de vie, crise des dizaines (d’années).
En cela, les crises sont des occasions de réorganisation de la personnalité, qui verront réapparaître les modalités des expériences et des états vécus de la personne fixés à la première crise œdipienne des cinq ans.
Ce que je propose, c’est qu’à l’obligation de fusion, qui provient de la fusion infantile avec la mère, en évitant la confusion de la mésentente du couple, doit succéder la défusion.
Il ne s’agit plus de former un avec l’autre, mais au contraire d’être ensemble en pleine indépendance des sujets.
Il s’agit là non seulement de la responsabilité de la mère (« good-enough mother ») mais aussi du père (protecteur de la fusion-défusion du couple mère-enfant, et pont entre les deux), lesquels au passage doivent réaliser l’Œdipe pendant lequel la dialectique de l’amour – haine est d’actualité.
Le rôle du père
Le père est perçu d’emblée par le bébé comme un objet relationnel (mis en évidence en psychologie du développement), un objet autre.
Son rôle est de relativiser, par le système dyadique, le duo formé par la mère et son bébé, tout en l’approuvant.
En effet, dès les premiers mois, l’enfant s’ajuste aux interactions qui se nouent entre le père et la mère, comme on le voit dans les échanges ludiques.
Les modalités d’attachement, de deux façons différentes, se font pour le bébé autant avec le père qu’avec la mère. Il est donc dès le début confronté à l’altérité, la tiercéité, faudrait-il dire.
Le père n’a pas seulement une fonction d’interdiction œdipienne et castratrice.
D’abord parce qu’il sert de fonction d’appui, de support – apte à approuver, à relativiser, à nuancer (ambivalence) – à la fonction maternelle, le père permettant à la mère de s’investir dans sa préoccupation maternelle primaire. Il atténue les angoisses et les vicissitudes émotionnelles que suppose la relation fusionnelle mère-bébé. Il protège la relation entre les deux, et, par là, la relativise.
Il confirme le narcissisme de la mère rendu précaire par l’expérience de la maternité et de ses transformations, comme, d’ailleurs, la mère doit veiller au narcissisme du père, soumis également à une réorganisation psycho-physique très importante.
Ensuite parce qu’il réunit la mère et le bébé. Il a pour fonction de faire se concilier la mère et le bébé en assurant les conditions du lien ainsi que sa propre importance. En ce sens il joue le rôle d’un passage, complexe, dont la fonction est à la fois de séparer et de réunir en même temps (ambivalence). Le passage paternel permet au nourrisson de procéder à des allers et retours entre la fusion et l’identité propre sans risquer de tomber dans le vide de l’abandon.
Cette position des trois figures de la tiercéité est antérieure à celle du triangle œdipien et, cependant, elle le prépare.
Le père protège donc le lien à la fois affectif et nourricier – selon les deux acceptions physiologique et affective – entre la mère et le bébé. Pour que la pulsion d’auto-conversation puisse s’exercer pour le bébé, il est nécessaire que le père protège ces moments par sa fonction de présence et de passage.
Permettre à la mère, au père et au bébé de communiquer tout en faisant en sorte qu’ils soient protégés des tensions externes et internes représente bien une partie du rôle du père, qui va au-delà de la représentation de la Loi symbolique et de la castration.
Couple et dépendance affective
Le père et la mère doivent conjointement assurer la possibilité pour le bébé de les discerner, de les identifier en tant que tels, mais aussi d’être confronté à un objet en soi, le couple. Le couple permet d’organiser chez le bébé le rapport à l’altérité, à la différenciation de ce qui est permis de ce qui est interdit, à la différenciation des sexes, à la différenciation des générations, à la différenciation des nominations.
Le couple représente la Loi symbolique, représentante de l’ordre symbolique, lesquels ouvrent à la possibilité plus générale si importante pour le développement de l’enfant, de la symbolisation, c’est à dire d’abord aux langages et à l’intellection.
Pour que tout cela soit possible, il est nécessaire que le parental et l’érotique soient bien distincts, et que le couple parental ne soit pas fusionnel, lorsque l’enfant paraît.
Le couple qui pourrait être fusionnel doit donc conjointement s’accompagner de la relation de défusion, pour que les adultes laissent et observent l’enfant découvrir son territoire psychique, ceci afin que le narcissisme de l’enfant (autorisant la confiance en soi et l’estime de soi) puisse prendre toute sa place.
Si le couple développe bien ses différences et ses solidarités, les fonctions maternelles et paternelles se retrouveront dans chaque individu, les parents ayant constitué une partie de cette enveloppe psychique dont parle Anzieu, pour fondement du jeu de la bisexualité psychique.
Didier Houzel parle de la combinaison, au sein de la personne, des qualités de solidité et de résistance de l’enveloppe au pôle paternel, et de ses qualités de réceptivité et de contenance au pôle maternel.
Pour que l’Œdipe s’accomplisse, qui commence avant même la naissance de l’enfant, qui concerne l’Œdipe parental et la place des désirs inclus dans le désir d’enfant dans la vie de chacun des parents, la solution pour l’enfant est de faire couple avec chacun des deux parents selon des modalités comparables mais distinctes.
Retrouver le paradis perdu est alors la grande question, constituer le phallus comme symbole de la place de l’enfant dans le couple, afin que puisse se développer un nouveau narcissisme, qui doit commencer à se diriger vers des objets.
Comment ces objets vont-ils pouvoir correspondre à cette demande, c’est une deuxième grande question.
Chacun des membres du couple parental formeront-ils avec l’enfant un couple, selon des modalités différentes, à des moments différents, dans des relations différentes, ou bien les stratégies relationnelles, interactionnelles, symboliques et fantasmatiques de l’enfant se heurteront-ils à un bloc inamovible et fermé ?
Faute de le savoir d’emblée, l’enfant veut être le centre de l’attention des deux parents, positivement ou négativement. Si cela n’est pas possible, il va tenter de faire couple avec l’un des deux parents, quitte à exclure l’autre parent, et en risquant de perdre l’amour de ce parent. Au parent en question de revenir dans le jeu puisque c’est lui l’adulte. Plusieurs solutions peuvent se jouer en même temps ou à des périodes différentes.
Notons qu’un divorce, qu’une séparation, que des disputes ont pour effet de faire advenir dans l’économie psychique de l’enfant ou de l’adolescent une intense culpabilité.
Ainsi, d’un côté, si la stratégie de faire couple avec les deux parents fonctionne trop bien, le couple est exclu. Si cela ne marche pas assez bien, c’est l’enfant qui est exclu. C’est le couple fusionnel.
D’un autre côté, si c’est la stratégie de faire couple avec l’un des deux parents qui fonctionne trop bien, l’un des deux du couple se sent exclu.
Si cela ne marche pas assez bien, c’est l’enfant qui est exclu.
L’Œdipe complet complexifie encore cette équation.
Il est donc nécessaire que le système œdipien soit contenu par un ensemble de limites instituées (Loi symbolique) par les parents suffisamment et bien posées sur les interdits et les permissions, sur la différence des sexes et celle des générations, sur l’obligation des nominations, de façon que soit fondée la personnalité de l’enfant sur des bases saines et fondatrices, pour éviter la dégénérescence personnelle ou bien son hypertrophie.
Christiane Joubert simplifie le couple ainsi :
Couple normalement névrosé (liens d’alliance : libidinaux)
Couple anaclitique (liens établis sur la crainte de la perte)
Couple narcissique (liens établis sur la fusion)
NB : question subsidiaire – Qu’est ce que c’est que la détermination sexuelle ?
Le sexe d’un individu peut être défini à trois niveaux qui correspondent à trois étapes chronologiques de la différenciation sexuelle. On définit tout d’abord le sexe génétique qui est déterminé à la fécondation et qui dépend de la nature des chromosomes sexuels, puis ensuite par le sexe gonadique, c’est-à-dire la présence d’ovaires ou de testicules, lequel est déterminé pendant la vie fœtale et conditionné par la génétique, enfin par le sexe somatique qui s’établit pendant deux périodes différentes :
– Vie fœtale et néonatale : apparition des caractères sexuels primaires, caractères sexuels indispensable à la reproduction grâce à la mise en place du tractus génital, des organes génitaux externes et la mise en place d’élément du Système Nerveux Central.
– Puberté : apparition des caractères sexuels secondaires qui ne sont pas indispensables à la conception d’un individu (pilosité, glande mammaire, gravité de la voix, mise en place des dimorphismes sexuels). En général il y a correspondance entre ces « trois » sexes, la différentiation sexuelle étant donc séquentielle, ordonnée et conséquente puisque tout dépend du sexe génétique (dans les cas de l’individuation et de la différenciation).
Nicolas Koreicho – Janvier 2014 – Institut Français de Psychanalyse