Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry

Préface Nicolas Koreicho

Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry, 1654

L’attraction et la complexité des émotions, des affects, des sentiments, appellent, pour peu que l’on souhaite y comprendre quelque chose tant les forces du désir sont puissantes, des limites, des mots, une vision (une carte), un cadre.
Pour ce faire, Mademoiselle de Scudéry, chez qui le beau langage est la manière éminente de penser la complexité, déploie un discours précis, bien qu’amplement figuré, et oblige le lecteur à puiser dans sa propre sensibilité pour s’y retrouver.

En effet, la responsabilité personnelle ainsi que les affinités électives sont tellement impliquées dans les divers sentiments que l’on peut porter à l’autre, et, concomitamment, à soi-même, que, pour se libérer un tant soit peu de ce que les premiers environnements culturels, parentaux, éducatifs, ont projeté en nous, il est nécessaire d’envisager, de dessiner, voire de prévoir ce que l’on va faire de nos ressentis, de notre éprouvé.

Madeleine de Scudéry, tout en métaphore et en apparente circonvolution, s’y risque, dans cet étrange paradoxe que la plus grande préciosité – au sens de la rareté, de la précision, de l’orfèvrerie – permet une grande pureté (une cruauté dirait Artaud) de description des concepts, avec, sous l’apparence de la légèreté, l’assurance du tracé du géographe et la profondeur du travail du psychanalyste.

Nicolas Koreicho

«  Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu’Herminius avait prié Clélie de luy enseigner par où l’on pouvoit aller de Nouvelle-Amitié à Tendre : de sorte qu’il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette Carte, pour aller aux autres ; car afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes ; ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’establir ces trois Villes de Tendre, sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes sur la Mer d’Ionie, et Cumes sur la Mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnoissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naist par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de mesme : car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses, qui peuvent contribuer à faire naistre par estime, cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’on appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables Villages de Jolis Vers, de Billet galant, et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, et Bonté, qui est tout contre Tendre : pour faire connoistre qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté : et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce costé là, sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s’il vous plaist retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnoissance. Voyez donc je vous en prie, comment il faut d’abord aller de Nouvelle Amitié à Complaisance : ensuite à ce petit Village qui se nomme Soumission ; et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeans, qui donnent tant de reconnoissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement : et ne faire pas comme certaines gens tranquiles, qui ne se hastent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelques fois si fort. Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : et que pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. […] »

Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, 1654 – Texte établi par George Saintsbury, Clarendon Press, 1883.

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Carte_de_Tendre

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