Charlotte Lemaire – Février 2023
« Comment concilier indignation et lucidité ? Un être humain peut-il donner libre court à son ”goût pour la justice” et en même temps ”tenir les yeux ouverts” ? »
Le courage de la nuance, Jean Birnbaum (2021)
Résumé
Surinvestissement dans le militantisme jusqu’à l’effacement du moi propre, tendance à imposer un point de vue considéré comme le seul valide, impossibilité à questionner des fondements et aspects de la cause défendue, substitution de la pensée par l’acte, impossible accès à la nuance… Ces mécanismes, dont les caractères extrême et hermétique intriguent, laissent apparaître une configuration où, pour le sujet concerné, l’action de militance prévaut largement sur la cause défendue. Analyser la nature de cet investissement, et donc le type de relation à l’objet, a ainsi imposé de considérer la question suivante : quelle relation entre le militantisme dit « extrême » et la passion ?
Propos
Il ne peut échapper à quiconque que, bien souvent, le militantisme s’exerce avec ardeur, avec fougue, et qu’il peut parfois donner lieu à des attitudes que l’on qualifierait d’extrêmes. Dans une forme précise de militantisme, il semblerait qu’au-delà de seules attitudes, ce caractère « extrême » se retrouve également dans la qualité de l’investissement du sujet pour son militantisme – ce qui a fondé le point de départ de notre propos. Cet article, élaboré à partir de la clinique rencontrée en psychothérapie analytique, à partir d’échanges et expériences personnels, et à partir d’un certain nombre de lectures qui seront précisées au fur et à mesure du développement, consistera à préciser les termes de la relation qu’entretiennent, selon nous, la passion et une forme particulière de militantisme.
Introduction
Le terme « militant » provient du latin militare, signifiant « service militaire », « métier de soldat ». Il fut employé en premier lieu dans un sens théologique pour désigner les membres qui constituaient la milice du Christ. Servant initialement à désigner les fidèles tendant à respecter les préceptes de l’Évangile à travers la lutte menée tout au long de leur vie terrestre contre les tentations, le terme « militant » était employé dans l’expression « Église militante », laquelle se distingue de l’Église triomphante et de l’Église souffrante. Au XVe siècle, « militer » signifie « être soldat ».
À partir du XIXe siècle, le sens du terme « militant » était plus largement employé pour désigner un individu qui milite au sein d’un parti, d’une organisation ou d’un syndicat. Et « militer » signifiait « combattre », employé uniquement au sens figuré. Entre 1872 et 1877, le dictionnaire Littré définit « militant » au sens théologique, mais aussi « dans un sens tout laïque, pour luttant, combattant, agressif ». Entre 1932 et 1935, un militant est défini par le dictionnaire de l’Académie Française selon : « qui lutte, qui attaque, qui paie de sa personne ». Actuellement, et depuis les années 50, le terme « militant » est employé comme faisant référence à des partis politiques et des syndicats.
Le mot « militantisme » n’existe qu’en français, langue où l’on emploie aussi les termes « activisme », « activiste ». Effectivement, ce que nous appelons « militantisme » en français, se traduit en anglais par « activism », en espagnol par « activismo », en italien par « attivismo », en allemand par « aktivismus », etc. L’activisme est défini par le Robert comme une « attitude politique qui favorise l’action directe, voire violente (extrémisme), et la propagande active »[1]. Il n’y a donc que dans la langue française que l’on distingue « militantisme » et « activisme ».
Bien que l’emploi du terme soit récent, le militantisme en tant qu’« attitude de ceux, de celles qui militent activement au sein d’une organisation, d’un parti »[2], ne l’est pas[3].
Issu de l’ajout du suffixe -isme au mot « militant », le militantisme se décline sous différentes définitions selon la source à laquelle on se réfère. Pour certains il désigne l’« attitude des militants actifs dans les organisations politiques ou syndicales »[4], et pour d’autres, « activisme, prosélytisme, zèle dont une personne fait preuve en vue de rallier des personnes à une cause »[5].
Un certain nombre d’observations nous ont mené à distinguer plusieurs formes de militantisme, en ceci que son exercice diffère selon les individus. Notre attention s’est trouvée particulièrement attirée par le militantisme dit « extrême », mais aussi par la relation qu’il pourrait entretenir avec la passion.
L’infime quantité de travaux publiés sur le militantisme en psychanalyse, et la grande indignation causée par ceux qui s’y sont risqués et trouvés par la suite accusés de « psychologisme », semblent indiquer que le psychanalyse est bien le dernier domaine des sciences sociales que l’on ait envie d’entendre sur ce thème. Contrairement à ce pour quoi nous pourrions légitimement nous trouver blâmer, notre propos ne nie pas l’intérêt porté par le militant à la cause qu’il défend, et ne contredit en rien la ou les fonction(s) qu’elle constitue pour lui, ni celles caractéristiques du groupe et de l’appartenance à celui-ci. Au contraire, ces deux plans occupent une place fondamentale dans le militantisme. Étudier les mécanismes psychiques à l’œuvre dans le militantisme ne congédie pas automatiquement le rôle du groupe et celui de la cause défendue pour l’individu. Aussi, dans le souci de privilégier la réflexion et contrer le danger des considérations binaires, il semble pertinent de souligner que l’appartenance au groupe ne démolie pas systématiquement le libre-arbitre et la subjectivité.
1. Caractéristiques du militantisme
La forme de militantisme qui nous intéresse se traduit par un certain nombre de mécanismes qui, tant par leur fonction que par leur forme, viennent questionner la nature de l’investissement du sujet pour son activité de militance. Nos observations ont mené à relever :
- Un surinvestissement de l’activité, qui conduit à envahir voire effacer les autres pôles d’investissement de l’individu. On retrouve ça dans l’enrôlement pour une cause, qui conduit le sujet à abandonner ses activités et pôles d’intérêt existants jusqu’alors. À la place, à travers un schéma caractéristique de l’adolescence, et/ou évoquant la formation d’un faux-self par l’effacement de l’identité, le sujet s’adapte et se modifie radicalement selon les coutumes et les codes qu’il observe chez les autres membres du groupe (apparence physique et vêtements, dialecte, activités, habitudes, publications sur les réseaux sociaux), et fait coïncider chaque pan de sa vie avec son militantisme.
- Une tendance à imposer un point de vue considéré comme le seul valide. Loin d’être dans une perspective d’échange, il va jusqu’à proposer « d’éduquer » les autres, considérant par-là que lui seul détient la vérité et sait ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Tout à fait inapte au dialogue, il se place, dans une attitude de toute-puissance, au-dessus de l’interlocuteur qu’il considère ignorant. Quand bien même il ne s’y oppose pas, tout commentaire ne s’inscrivant pas dans la direction que poursuit le sujet est d’emblée perçu comme une attaque. Ce fonctionnement s’illustre bien, par exemple, par ce que Pierre-André Taguieff écrit au sujet de Derrida : « Il ne supporte pas la critique, qu’il met au compte de l’ignorance, de la malveillance, de l’incompétence ou de l’inaptitude à la lecture de ses textes »[6].
- Une impossibilité à questionner des fondements ou aspects de la cause défendue. À côté du fait que la parole de l’autre soit de l’ordre de l’inaudible, le sujet ne fait preuve d’aucune remise en question quant aux principes qu’il défend. Sous l’emprise de certitudes immuables dont nous admettons bien volontiers le caractère défensif, le sujet témoigne d’un manque de souplesse psychique impactant directement sa propre activité de pensée.
- Une substitution de la pensée par l’acte. Le dialogue n’étant pas au premier plan, la pensée et la réflexion, par conséquent, ne le sont pas davantage. Au contraire, comme nous le verrons dans la suite du développement, l’on assiste à de nombreux recours à l’agir.
- L’impossible accès à la nuance, qui est en lien avec l’inaptitude au dialogue et à la remise en question. Ce qui prend l’allure d’une abstraction de la nuance ou d’un entêtement, nous apparaît davantage comme un manque d’abstraction de la nuance. En effet, le nuance (au sens de l’altérité) semblant incarner ce qui est de l’ordre de l’intolérable, le sujet se voit dans l’impossibilité d’y faire abstraction. Celle-ci revêtant un caractère insupportable, il peut, pour s’en protéger, la faire disparaître en recourant au clivage.
Ces mécanismes semblent témoigner à la fois d’un investissement narcissique à l’objet, et à la fois d’une configuration dans laquelle, sur le plan psychique, l’activité de militance prévaut sur la cause défendue. Autrement dit, l’investissement – ou surinvestissement – paraît se porter davantage sur le militantisme lui-même, que sur la cause. Le caractère excessif de ces mécanismes marqués par la toute-puissance et l’absence de souplesse psychique, donne lieu à une forme de militantisme que nous qualifions d’opaque et hermétique. Celui-ci semble traduire un fonctionnement rigide, orchestré par une logique duelle du bien ou du mal, du vrai ou du faux, dont la première victime de ce barème tyrannique est bien l’individu qui l’exerce.
2. Expressions de la passion
Les mécanismes et le type d’investissement décrits précédemment évoquent ceux qui caractérisent la passion en ceci qu’ils témoignent, entre autres, d’une place singulière et primordiale accordée à l’objet par le sujet, d’une confusion moi/objet, d’une difficulté rencontrée devant l’altérité, et de recours à l’agir causés par la défaillance des mécanismes d’élaboration secondaire.
- L’objet : une béquille narcissique
Dans l’état passionnel, caractérisé par un investissement plus narcissique qu’œdipien, l’objet est le seul capable par sa présence de combler le sentiment de solitude du sujet. André Green, dans La folie privée[7], observe à ce propos que l’étayage des soins maternels dans les tout premiers temps de la vie constitue une allégorie de la passion, en ceci que l’objet passionnel est devenu condition indispensable et suffisante de la vie. Cela se traduirait, entre autres, par les angoisses archaïques d’anéantissement et d’effondrement ressenties par le sujet, lorsque celui-ci se heurte à la perte de l’objet.
Ici, par le biais d’un mécanisme qui désigne davantage l’incorporation de l’objet que l’introjection de celui-ci, le moi et l’objet se confondent. De fait, si le sujet perd une partie de son moi, ce sont ses assises narcissiques et identitaires elles-mêmes qui se trouvent directement mises en branle. Didier Lauru écrit à ce sujet que « l’objet de la passion est indispensable au passionné, c’est au-delà du désir que se situe l’objet, quelque part aux confins du besoin et du désir »[8].
Dans cette configuration, l’investissement ne met en jeu ni réciprocité, ni complémentarité, ni altérité, ni distance vis-à-vis de l’objet. Celui-ci est investi comme une béquille narcissique plus que comme un autre à côté de soi. Ici, le sujet cherche réparation, ou ce qu’il n’a pas, dans un autre idéalisé – ce qui implique qu’il doive renoncer à une partie de son narcissisme. En d’autres termes, le sujet attend de l’objet qu’il le restaure dans son image. Et ce fonctionnement caractéristique de la passion semble faire écho à la forme de militantisme que nous décrivons, dans laquelle le sujet fonde la quasi-totalité de son moi dans cette activité investie comme objet dont il semble désormais dépendre.
- La confusion entre le moi et l’objet
Jean Birnbaum, dans Le courage de la nuance (2021), évoque la situation selon laquelle : « le simple fait d’évoquer un livre pour émettre des réserves à son égard apparaît comme un acte de malveillance : vous dites du mal d’un livre, c’est donc que vous voulez faire mal à son auteur »[9]. À côté d’un évident vécu de persécution, cette citation illustre bien, à mon sens, l’opacité du sujet quant au dialogue, la remise en question ou la critique de certains aspects de la cause qu’il défend. Si le moi et l’objet sont confondus, cet hermétisme ne fait donc pas mystère ; d’une part la critique est perçue comme une attaque, d’autre part si elle est dirigée contre l’objet, alors elle l’est directement contre le moi.
- Réduction de l’asymétrie
Le militantisme se caractérise, comme sa définition l’indique et comme un certain nombre de mouvements le proposent clairement, par une invitation à rejoindre le mouvement. Dans le cas d’un investissement passionné et extrême de cette activité, il n’est plus question d’invitation, mais d’une injonction à rallier la cause. Celle-ci s’exprime généralement par le fait de condamner et montrer du doigt ceux qui ne rejoindraient pas les rangs ou n’adhèreraient pas aux fondements de la cause.
L’on observe nettement à quel point l’altérité se rapporte à une insupportable asymétrie, par exemple, dans le cas d’un professeur d’université en Master de recherche en psychologie qui, dispensant son cours, fait part à ses étudiants de son refus – en tant que psychologue – de recevoir des patients affirmant appartenir à un parti politique s’opposant au sien, ou affirmant ne pas croire en la psychanalyse. Insupportable asymétrie entre soi et l’autre, que ledit professeur peut aller jusqu’à projeter sur autrui, notamment lorsqu’il évoque le véritable affront que constitue pour un patient de voir son psychologue porter une alliance à l’annulaire quand il le reçoit en séance, « lui renvoyant à la figure toute son hétérosexualité » (dans le contexte où le mariage homosexuel n’était pas encore autorisé).
À côté d’une possible volonté de faire grossir les rangs, nous sommes tentés de supposer que cette énergie employée à tenter de rallier à tout prix l’autre à sa cause, se rapporte à une tentative de réduction de l’asymétrie entre soi et l’autre, c’est-à-dire, faire de l’autre son semblable sinon son identique. Bernard Chouvier parle de « réduction de l’autre au même que soi »[10] pour décrire ce fonctionnement dans lequel il est clair que l’altérité est davantage menaçante que bienvenue.
Les mécanismes à l’œuvre dans le militantisme passionnel nous évoquent une scène écrite par Anatole France dans Les dieux ont soif, où une jeune femme vient solliciter les talents de peintre d’Évariste Gamelin, afin d’obtenir un portrait de son fiancé, volontaire à l’armée des Ardennes. Le peintre ne pouvant exécuter cette tâche sans modèle et ne pouvant donc pas donner suite à la requête de la jeune femme, il lui demande si son fiancé ressemble, en lui désignant, au volontaire qu’il vient de peindre. La jeune femme observe le dessin un instant, et affirme, ravie, que c’est son portrait le plus fidèle. Pierre Citti, dans une note destinée à éclaircir l’intérêt de cette scène, écrit que « le signe est pris pour la chose, la passion n’en demande pas plus », et ajoute plus loin « la parole vaut l’action, l’affirmation réalité »[11].
3. « Il faut agir ! »
Dans la passion telle que nous la désignons, l’on observe également une tendance pour le sujet à se trouver en proie à des débordements pulsionnels difficilement traitables, témoignant par-là d’une défaillance de ses mécanismes d’élaboration secondaire. Cela implique alors le nécessité d’une décharge immédiate des pulsions dans l’agir – le passage à l’acte.
Dans le militantisme, « agir » est au premier plan, comme en témoignent les slogans – « il faut agir ! » – ou la définition elle-même du terme.
En psychanalyse, rappelons-le, un agir désigne la substitution de la pensée par l’acte. Nous l’entendons au sens des « acting out directs », notion proposée par Michel de M’Uzan, qui désigne la nécessité de la décharge, la prévalence de l’économique, la pauvreté du symbolique et la valorisation du perceptif. Ces acting out se distinguent de ceux « indirects » qui s’inscrivent dans le champ de la réalisation libidinale, dans la recherche répétée de plaisir[12]. Et dans le cas où le militantisme exprime une forme de passion, il semblerait « qu’agir » ne se réfère non plus seulement à la seule action de militance, mais aussi au sens psychanalytique du terme.
- Violences
Les agirs ne sont pas rares dans le cas du militantisme que nous qualifions d’opaque et hermétique, et se traduisent de multiples manières et à des degrés différents.
Ces agirs semblent s’exprimer notamment dans le précédent exemple du professeur d’Université, dans des prises de paroles prônant la haine envers ceux qui n’adhèrent pas (même s’ils ne s’y opposent pas) au mouvement, ou encore dans les violences donnant lieu à des agressions de tous types et à la dégradation et la destruction de biens publics ou privés. Dans ces contextes, la prévalence de l’agir sur la pensée est nettement observable, et souvent, n’entretient aucun rapport direct avec la défense de la cause. Ici, il est clair que l’agir sert en premier lieu le sujet lui-même, en ce sens qu’il permet la décharge d’un débordement pulsionnel – le plus souvent au détriment de la cause défendue, par ailleurs. L’on pense ici aux témoignages de certains militants que nous avons rencontrés lors des manifestations des Gilets Jaunes à Paris, qui déploraient les abus et la violence de certains membres du cortège – abus et violence défigurant le message initial du mouvement, et auxquels ces militants ne souhaitaient pas être associés.
- Inaptitude au dialogue
L’agir au sens de la substitution de la pensée par l’acte se traduit également dans le rejet de l’échange, de la remise en question, et du dialogue. Mais « le rejet rend impossible toute étude un peu départie de passion »[13] écrit Marin de Viry, ce qui éclaire l’idée selon laquelle « l’étude » dans ce type de militantisme consiste davantage en une construction de certitudes dont la remise en question est de l’ordre de l’intolérable pour le sujet. Mais l’aptitude au questionnement et à l’approfondissement est une condition indispensable au dialogue et à l’échange. S’éclaire alors davantage l’exercice du barème « bien ou mal » évoqué en introduction.
L’action (de militance, donc) s’exerçant largement au détriment de la pensée, l’expression « il faut agir ! » semble prise au pied de la lettre en ceci qu’il n’est plus question de penser, mais uniquement d’agir. Ici, le sujet, de même que Derrida, pour Pierre André Taguieff, « affirme, déconstruit, dévoile, rejette, méprise, mais il ne discute pas et ne recherche pas le dialogue »[14].
- Prévalence du militantisme sur la cause
D’autre part, l’hypothèse de la prévalence, sur le plan psychique, de l’action de militance sur la cause semble tout à fait assumée dans l’article « Le militantisme : qu’est-ce que c’est ? », publié dans la rubrique « types de bénévolat » du site infos-jeunes.fr[15]. On y lit : « Vous souhaitez militer mais vous ne savez pas par où commencer ? Voici plusieurs pistes pour trouver l’engagement militant qui vous correspond ». Il est alors suggéré de se poser les questions suivantes : « Pourquoi je souhaite militer ? », « Quelles sont les causes qui me parlent ? », « Quelles sont les actions que je pourrais mener ? ».
Autrement dit, il est sous-entendu ici que l’on aurait d’abord envie de militer, et qu’ensuite seulement il s’agirait de trouver une cause pour le faire. Ce procédé, qui, admettons-le, se situe à l’opposé de la logique à laquelle l’on se serait légitimement attendu, témoigne bien de l’existence de configurations où le militantisme s’exerce dans une visée qui s’éloigne de la seule défense de la cause. L’on peut tout à fait supposer que l’appartenance à un groupe, ou encore autre chose, motivent l’envie de militer ; mais cela ne contredit pas l’hypothèse selon laquelle le militantisme peut se décliner sous des formes où la cause défendue figure au second plan, malgré la conviction selon laquelle, pour le sujet, elle occuperait le premier plan.
4. Passivité
L’agir induisant l’« activité », l’on ne peut passer à côté de la question de la passivité. Les organisations psychiques caractérisées par un investissement passionnel donnent à se questionner sur la qualité des objets internes du sujet, et par conséquent, sur la petite enfance, la qualité des relations aux premiers objets, le développement psycho-affectif, la nature des angoisses et celle des mécanismes de défense, etc.
Christophe Traïni, dans son article « Pourquoi militer ? » publié dans la revue Sciences Humaines, écrit qu’« il faut s’interroger sur les différentes manières dont le militantisme de solidarité prolonge des sensibilités que les acteurs doivent à leurs parcours antérieurs »[16]. En effet, sauf par paresse intellectuelle ou par crainte de ce qui peut se révéler, l’on ne peut laisser en suspens la question de l’influence de l’histoire personnelle du sujet sur les motivations à militer et sur la fonction qu’occupe pour lui la cause qu’il défend.
La clinique rencontrée en psychothérapie analytique nous amène à supposer que, pour certains sujets, le militantisme peut constituer une issue, c’est-à-dire un déplacement opéré pour contenir une insécurité interne et à la fois adresser son agressivité à un objet dont la contenance et la sécurité n’ont pas été intégrées. Ici, par le biais d’un retournement de l’une en l’autre, l’on estime que cette activité aurait pour fonction d’éviter un état de passivité bien connue et subie par le sujet dans son histoire.
De manière générale, les causes dont s’investit le militantisme sont destinées à défendre et protéger des objets, qualifiés par les militants comme négligées, violentées, rejetées, isolées, vulnérables. Christophe Traïni identifie lui-même des militantismes « qui se proposent de défendre le sort des ”malheureux” incapables de se révolter eux-mêmes : étrangers, demandeurs d’asile, minorités opprimées, exclus et autres ”sans voix” »[17]. Partant de là, l’on suppose que le sujet s’identifie à l’objet qu’il défend, en ceci qu’il a partagé – et partage sans doute encore – avec lui la même vulnérabilité. Au-delà de la seule identification, il semble opérer un véritable déplacement psychique sur cette cause. C’est en ce sens que, sur un plan peut-être plus inconscient ou préconscient, la cause défendue apparaît comme ayant un sens et une fonction pour lui. Alors, l’on peut faire l’hypothèse selon laquelle être « sans voix », incapable de se défendre, de se révolter soi-même, révèle une condition qui lui est véritablement familière.
La ferveur caractéristique du type de militantisme étudié ici évoque une urgence à rendre justice, à protéger, à défendre, à faire valoir des droits jugés légitimes. C’est là que s’esquisse encore davantage l’hypothèse d’un déplacement opéré par le sujet sur la cause défendue, et d’une projection sur l’objet estimé « dominant » par le mouvement militant. Dans cette perspective, il est à supposer que plus le militantisme est ardent et passionné, plus la fragilité est importante, et grande est la souffrance liée au vécu d’insécurité connu par le sujet dans son histoire. Par ailleurs, les extrêmes auxquels donne lieu le militantisme d’ordre passionnel semblent revêtir, comme certains cas de violences extrêmes étudiés par Claude Balier, « un caractère impulsif ou un besoin impérieux, comme une réponse de survie à une atteinte narcissique de l’ordre de l’effondrement (« agonie primaire » de Winnicott) »[18].
Conclusion : les limites
Recours à l’agir, débordement pulsionnel, investissement narcissique, insécurité interne, confusion moi/objet… les mécanismes que nous supposons à l’œuvre dans le militantisme passionnel posent immanquablement la question des limites. Celles-ci – entendues sur le plan intrapsychique et dépendant de l’intégration par le sujet d’une fonction suffisamment contenante, rassurante et étayante – apparaissent ici poreuses et fragiles, presque absentes.
En apparence, notamment à travers des attitudes manifestement vindicatives et toutes-puissantes, tout pousse à croire que le sujet déborde d’assurance. La clinique révèle cependant chez les patients concernés un rapport hésitant à l’identité qui se traduit par une faible estime de soi, une difficulté à faire valoir sa subjectivité, des craintes d’envahissement et d’intrusion particulièrement marquées, une difficulté à se tenir et à tenir l’autre à la bonne distance, une recherche incessante d’identifications poussant au mimétisme (voire au faux-self), un profond sentiment de solitude (laquelle n’est pas gérable et revêt un caractère davantage angoissant qu’unifiant psychiquement), jusqu’à ce que par le biais de la psychothérapie analytique, un travail de réappropriation du Moi couplé à un renforcement de la sécurité interne soit entrepris. Dans plusieurs cas, a également éclos la possibilité d’une élaboration de la fonction qu’occupe le militantisme pour le patient, donnant lieu à une réévaluation de son investissement dans celui-ci. La cause défendue n’est pas forcément abandonnée par le sujet ; elle revêt cependant un caractère moins passionnel et obsédant, en ce sens que ce qui avait initialement été déplacé sur celle-ci, est désormais connue de lui.
Dans le discours, les sujets concernés par le militantisme passionnel estiment tout à fait légitime d’aspirer à faire valoir un certain nombre de droits, et dénoncent avec ardeur le caractère intolérable des inégalités relatives aux causes qu’ils défendent. Cependant – et c’est ce qui a fondé le point de départ de nos hypothèses sur la fragilité du narcissisme et le déplacement sur un objet externe – ils ne s’arrogent pas eux-mêmes certains droits qui leur reviennent, et s’enlisent dans une forme de passivité vis-à-vis d’autrui (particulièrement les proches) qui crée une « inégalité » entre soi et l’autre. Ces sujets ne s’emparent pas de leur légitimité à imposer leur subjectivité, alors ils s’évertuent à faire valoir celle de l’objet externe sur lequel ils ont projeté une partie de leur moi. En d’autres termes, ces sujets, de manière tout à fait inconsciente, exercent sur eux-mêmes des mécanismes qui s’apparentent à ce qu’ils jugent répréhensible et intolérable de la part de ceux qu’ils désignent comme les « dominants ».
Le thème de l’identité n’est pas directement abordé par le patient, dans les premiers temps de la psychothérapie, mais il se manifeste à travers des angoisses concernant l’avenir, le sens de l’existence, le but de la vie. Ces patients, en proie à d’importantes angoisses de perte et d’abandon, se voient continuellement contraints de « se chercher », expression qui évoque immanquablement la célèbre formule de Winnicott selon laquelle « se cacher est un plaisir, ne pas être trouvé est une catastrophe ».[19]
Le type de militantisme dont nous proposons l’analyse semble exprimer autant une forme de passion qu’une recherche de limites. C’est en partie en ce sens que la fonction du groupe n’est pas négligeable ; la quête d’appartenance à un groupe est à souligner en ceci que le groupe offre la possibilité de s’identifier, mais aussi d’appartenir – et de trouver un cadre – lequel offre une fonction rassurante et contenante.
Par ailleurs, dans L’univers contestationnaire (1969), Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel ont proposé l’hypothèse selon laquelle les militants de mai 68 tendaient à « abolir l’ordre du père, c’est-à-dire la paternité, la filiation, la famille et tous ses dérivés », et se sont vus lourdement critiqués pour cela. Si, au regard de certains, cette hypothèse est apparue comme rigide et faisant fi de toute nuance, faut-il y répondre de manière rigide et sans nuance ?
Aussi, en ce qui concerne le militantisme passionnel, la question du père symbolique ne nous apparaît ni absurde, ni hors de propos. La grande majorité des organisations de militances œuvrent à s’opposer sinon destituer des figures dites « dominantes » – c’est-à-dire des instances dirigeantes, qui déterminent le cadre. Paraît-il si grotesque de proposer que la fonction paternelle, telle qu’elle est décrite par Lacan, soit-elle aussi visée par ces offensives ?
Et dans le cas où ces attaques s’assimilent à la quête inconsciente du petit enfant pris dans son illusion de toute-puissance, ne voit-on pas plus nettement se dessiner une recherche de limites dans le militantisme passionnel ? Peut-on supposer que, pour certains, l’enjeu inconscient ou préconscient d’un tel militantisme consiste en la confrontation et l’intégration de ce qui s’apparente à une fonction paternelle (sur un plan symbolique) encadrante, rassurante, castratrice au sens de structurante, et limitante ?
Ces questionnements, et bien d’autres, restent pour le moment en suspens. Mais ce qui pour l’heure constitue notre développement met en lumière une chose : dans le militantisme passionnel, la demande du sujet n’est pas à prendre pour ce qu’elle donne à voir. Et dans le cadre précis de cette passion, l’on suppose qu’en l’absence de limites, on milite.
Charlotte Lemaire – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©
[1] https://dictionnaire.lerobert.com/definition/activisme
[2] https://dictionnaire.lerobert.com/definition/militantisme
[3] En cas de doute, se référer à la Révolution Française, ou à la lecture de Les dieux ont soif (1912) de Anatole France.
[4] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/militantisme/51437
[5] https://fr.wiktionary.org/wiki/militantisme
[6] Pierre-André Taguieff, Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, H&O, 2022, p. 186
[7] Green A. (1983), La folie privée. Psychanalyse des cas limites, Gallimard.
[8] Lauru D. (2004), « Ouverture à la passion », Revue méditerranéenne 2004/I (n°69), p. 35 à 44, ÉRÈS.
[9] Birnbaum J. (2021), Le courage de la nuance, p. 48, SEUIL.
[10] Chouvier B. (1982), Militance et inconscient, p. 9, Presses Universitaires de Lyon.
[11] France A. (1912), Les dieux ont soif, p. 45, édition de Pierre Citti, Le livre de poche, classiques.
[12]Balier C., « La psychanalyse et les agirs », site internet de la Société Psychanalytique de Paris :
https://www.spp.asso.fr/textes/la-psychanalyse/la-psychanalyse-et-les-agirs/
[13] Entretien de Marin de Viry par Amaury Coutansais-Pervinquière, « Exécution de Louis XVI : ”La France est fière de ses violences politiques” », pour le Figaro : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/execution-de-louis-xvi-la-france-est-fiere-de-ses-violences-politiques-20230121
[14] Taguieff P.-A. (2022), Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, p. 186, H&O.
[15] Site : https://www.infos-jeunes.fr/sengager/sengager-comme-benevole/types-de-benevolats/le-militantisme-quest-ce-que-cest
[16] Traïni C. (2011), « Pourquoi militer », Revue Sciences Humaines, n°225.
[17] Ibid.
[18] Balier C. (date inconnue), « La psychanalyse et les agirs », site de la Société Psychanalytique de Paris.
[19] Winnicott D. W. (1975), Jeu et réalité, l’espace potentiel, Folio Essais (2002).
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