Nicolas Koreicho – Mai 2011
« L’amour surgira dans votre cœur quand vous aurez abattu les barrières entre vous et l’autre, quand vous rencontrerez et observerez les gens sans les juger, quand vous regarderez simplement le bateau à voile sur le fleuve et jouirez de la beauté du spectacle. »
Krishnamurti
«Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau.»
Paul Valéry
«Comment mettre de l’ordre dans le chaos ? En traçant une ligne. En séparant un dehors d’un dedans.»
Régis Debray
Pourquoi les frontières ?
On retrouve la notion de frontière, de limite, d’éthique inhérente à l’idée de respect et de sauvegarde de soi et de l’autre, dans toutes les sphères d’activité et de pensée du vivant, dans tout le mouvement de l’évolution.
Une des raisons pour lesquelles l’univers nous inquiète (et nous fascine) est qu’il paraît infini. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (Pascal).
C’est la prise en compte du cosmique et de son infinitude – mais de sa finitude conceptuelle -, jusque dans la formation de l’humain, qui fait que l’on comprend à quel point cette notion de frontière est vitale et nécessaire, ainsi que l’a démontré Ferenczi dans le rapport de l’eau des océans avec l’eau du liquide amniotique (Thalassa). A ce titre, du point de vue planétaire, la limite est l’atmosphère, du point de vue du corps, la limite est la peau. Qu’en est-il du point de vue de l’organisation psychique, du rapport entre soi et soi, de la relation entre soi et l’autre ?
C’est ainsi. Les frontières, les limites, la raison morale nous rassurent – nous contiennent – et pour de bonnes causes. Il s’agit donc d’aider à leur établissement les nouveaux venus au monde.
La sécurité interne, intra-subjective, principalement relativement au corps, et externe, intersubjective, principalement relativement à l’autre doit être assurée.
Le nourrisson est rassuré (et psychiquement contenu, c’est-à-dire hors des facteurs prépsychotiques) par le holding, le handling, et l’object-presenting, trois preuves de la présence bienveillante du père et de la mère, qui constituent trois gestes parentaux garantissant intégrité du moi, interrelation unifiante et développement libératoire qui le mettent hors de danger de déréalisation, de dépersonnalisation, d’auto destruction (Winnicott).
A contrario, l’enfant non sécurisé, instable sur le plan psychique, va s’adonner à l’auto-agression, afin de tenter de donner une réalité au ressenti s’apparentant à de la haine de l’autre (qui vaut mieux que la haine de soi) pour tenter d’en comprendre la logique et d’en neutraliser les effets.
L’enfant est rassuré également dans son discours, pris en compte, même encore Infans, et dans l’interrelation de son discours avec celui de l’autre (intersubjectivité), son narcissisme se développant en liberté, sauf lorsque celui du parent prend la place de celui de l’enfant, et que le langage y compris symbolique, est absent de la relation.
L’adolescent lui aussi est rassuré et orienté lorsque son parent reste dans la maîtrise de sa propre adolescence et qu’il ne participe à ses « crises » que d’une façon compréhensive et distanciée dans une limite œdipienne surmoïque en particulier.
Pour lui aussi, l’auto-mutilation (e.g. la scarification) apaisera l’angoisse relative à l’incompréhension de la part de l’autre.
Ainsi, par exemple, la sexualité exempte de fondations limitantes, rassurantes, contenantes, sur un plan à la fois narcissique et relationnel, ainsi que ses avatars délirants ou enfermants – hormis dans le partage assumé (et dans quelle mesure) et dans l’art – peut représenter un profond contre-sens pour la prise en compte d’un autre respectable, et d’un soi acceptable sinon aimable, et s’accompagner d’une dénaturation de la relation et de son cortège de précarité, de prostitution, de perversion, de polygamie, d’inceste, de punition corporelle, de violence verbale, de soumission, d’abus de pouvoir, d’absence de consentement…, puisque ces comportements conduisent au flou des relations, des corps, des personnes, au déséquilibre entre le principe de plaisir et le principe de réalité ainsi qu’à l’aliénation narcissique et personnelle et à de nombreux phénomènes contingents qui empêchent toute relation de qualité, de sincérité, de partage. Le no limit est aliénant, pour soi et pour l’autre (Cf. la démonstration – littéraire – sadienne). Au contraire, la prise en compte des limites est nécessaire à la poursuite et au bon développement de l’individuation et l’assimilation dans un environnement.
A contrario, la personnalité limite (borderline) témoigne dans la symptomatologie corporelle, psychique et relationnelle d’un flou, en témoigne les errements nosographiques, d’une instabilité des mécanismes pathologiques propres aux psycho-limites dans lesquelles l’on retrouve à la fois des caractéristiques des névroses et des psychoses, des comportements pathogènes et des types pathologiques, mais également des excès retournés sur soi et des aberrations, sexuelles, sentimentales, relationnelles, orientées vers les autres objectalisés, c’est-à-dire non reconnus comme sujets. En ce sens, les modalités relationnelles de ce type de personnalité sont aliénantes, en ce qu’elles demandent à l’autre de résoudre cette aporie. A ce titre, le borderline projette sur l’environnement son absence de limites, dans une hésitation fondamentale entre homosexualité, perversion, passage à l’acte, dépressivité, manie, tout en étant avide affectivement et nécessairement défectif. Quant à l’étiologie des personnalités limites, on peut déceler dans la généalogie de tels sujets précisément l’absence – ou la prégnance dogmatique – éducative, corporelle ou affective, la précarité des limites (le manque, la faille, le trop, la violence, l’intimité forcée, l’attention, le soin défaillants).
De l’évidence philosophique jusque dans le fait religieux – en passant par ce qui fonde une nation (une civilisation, une langue, un territoire) -, tout n’est pas possible, et les idées, les préceptes sont constitués de limites elles-même garantes de sécurité. La liberté s’arrête où commence celle des autres ; les tables de la Loi symbolique (cf. infra) représentent une indication sur les exigences à respecter pour que chacun puisse vivre avec les autres dans le respect réciproque et, par exemple, le droit à la critique, au blasphème, à la distanciation doit être garanti car permettant une relativité à l’enfermement solipsistique de la conviction ; le bien et le mal ont un sens logique et biologique, sont opposés et, sinon définissables scientifiquement, du moins descriptibles en termes de respect et d’éthique, de prise en compte de la souffrance, de l’intégrité, de la distinction, de la transmission, de la bienveillance… Cela concerne les personnes bien entendu, mais aussi les animaux, et, pourquoi pas, la nature. Un paysage peut être en souffrance, c’est-à-dire absent de lui-même et sans plus de relation d’harmonie avec ses sujets, comme une lettre peut être en souffrance.
D’un autre point de vue, littéraire cette fois, l’idée qui voulait jusque dans les années 90 que l’on ne dissociât pas une œuvre de la personne qui l’avait produite, et qui amalgamait l’ensemble en une espèce de matière unique, était techniquement fausse et scientifiquement infondée. La psychanalyse dans ses liens avec la littérature nous a prouvé que les deux étaient dissociables, que les écrits et la personne n’étaient pas liés ontologiquement, et avec bonheur et créativité.
Au quotidien, sur un plan sociétal, s’autoriser les attaques, les violences, les incivilités personnelles n’est au mieux qu’une réminiscence exprimée de problématiques psychiques de négligence primaire de la part de l’attaquant, et, souvent, de son incomplétude intellectuelle et affective. C’est d’ailleurs le cas lorsque les humains ne considèrent pas la souffrance animale, perdant ainsi l’idée de frontière entre soi et l’autre ou, pire encore, qu’ils l’érigent en spectacle*, comble de l’amoralité, en une apologie du crime sur le vivant.
Nous touchons alors au libre cours, toujours mortifère, de la pulsion brute, non bordée et non investie de limites morales, éthiques et esthétiques.
Dès lors, sur le plan du système relationnel, les incivilités, les violences verbales ou physiques laissent la part libre aux pulsions mortifères lorsque les interactions imposées à l’autre sont exemptes de la prise en compte et de l’application de Loi symbolique (proscriptions, prescriptions) laquelle doit être transmise par les parents.
Par conséquent, l’absence d’interdits sexuels et corporels, de définitions de territoires (de frontières), de distanciations et de différenciations éclairantes non seulement empêche que se développent les phénomènes de sublimation nécessaires à l’amour et à l’art, au travail relationnel (personnel : avec l’autre et avec soi-même), au travail professionnel (pouvoir donner le meilleur de soi-même dans une tâche à laquelle on croit et qui nous épanouit), au travail sociétal ou politique (orienter ses pulsions vers des buts élevés libérateurs), mais au contraire est propice aux abus de toute nature.
L’intolérance religieuse et politique (attentats, lutte des classes, collectivisme, obscurantisme, extrémisme, conformisme, progressisme, wokisme), est une des conséquences de l’absence de morale éthique, c’est-à-dire sentie et appuyée sur l’idée de civilisation et de mémoire, intégrée individuellement, et se réalise fatalement dans un totalitarisme, toujours assigné au mélange du social et d’une pseudo morale, qui menace les personnalités insuffisamment étayées ou contenues et autorise l’omission de toute consistance individuelle. De la sorte, les dogmes privilégiant les intérêts, frustes du point de vue intellectuel, des masses sociales et reproductives ou des minorités tyranniques sont forcément aliénants et, tôt ou tard, totalitaires.
La séparation des églises et de l’État, des extrêmes et des compréhensions, des pensées uniques et des singularités intellectuelles, préserve de toujours possibles aliénants s’il n’existe pas de frontière, de limite, de loi.
Ce n’est pas par moralité qu’il faut des frontières aux cultures, aux nations et aux personnes, c’est parce que l’absence de ces frontières est suicidaire.
*Cf. Un point de vue de la psychanalyse sur la corrida.
Nicolas Koreicho – Mai 2011 – Institut Français de Psychanalyse©