Rothko, une réalité singulière du langage

Vincent Caplier – Juillet 2024

« L’art est une forme non seulement d’action, mais d’action sociale. Car l’art est un type de communication et, lorsqu’il entre dans son environnement, il produit ses effets au même titre que tout autre forme d’action. »
Mark Rothko, La réalité de l’artiste.

Le lecteur pourra se reporter au petit livret en ligne qui accompagne et illustre plus en avant cet article.

Mark Rothko, Self Portrait (1936) et Light Cloud, Dark Cloud (1957), Collection Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko

« Rothko est devenu un peintre abstrait parce qu’il ne savait pas dessiner ». C’est avec cette exclamation que je débutais ma visite de la rétrospective consacrée à Mark Rothko par la Fondation Louis Vuitton (2023-2024). Bien entendu, je n’en croyais pas un mot. La peinture abstraite me touche trop pour lui faire cet habituel mauvais procès. D’ailleurs, les archives papiers[1] sont la preuve du contraire. Mieux encore, Rothko enseignait le dessin aux enfants. Non, ce qui s’exprimait à cet instant donné c’était « une idée subite involontaire ». J’étais momentanément en proie à une « absence, une défaillance subite de la tension intellectuelle » que Freud interprète dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905) en ces termes : « Une pensée préconsciente est confiée momentanément au traitement inconscient, ce qui résulte de ce traitement est aussitôt récupéré par la perception consciente. » Ce « trait d’esprit » m’était apparu aussitôt incongru. Certaines œuvres primitives ne m’étaient pas inconnues et, à l’évidence, il y avait en ce lieu l’expression d’un malaise. Le sentiment tenait de la muséographie qui guidait le visiteur en guise d’introduction. La succession des salles du premier niveau en apportait la clé de lecture, confirmée par une autre lecture, celle des « écrits sur l’art » du peintre.

L’inquiétante étrangeté à l’œuvre

Dans la rotonde qui ouvrait l’exposition, une sélection d’œuvres figuratives des années 30 s’exposaient les unes aux autres comme par un jeu de miroir, une sorte d’hypertextualité en partie due à la configuration particulière de la salle. Des figures humaines, des nus, des portraits, des scènes urbaines, à la limite de la représentation, confrontaient la brutalité expressionniste des décors à la simplification et la réduction des formes. Dans ces tableaux, les visages à peine esquissés semblent absents, qu’ils soient effacés ou absorbés par l’absence, apparaissent comme infigurables. Il y plane un sentiment d’agnosie visuelle aperceptive : il y a bien une acuité visuelle par la couleur, le mouvement, mais comme une difficulté à former le percept de l’objet visage dans une proximité avec la prosopagnosie, ce trouble étrange de la reconnaissance des visages. Les figures essorées, spectrales, semblent figées dans une absence d’existence au sein d’une atmosphère oppressante. Lors d’un entretien de 1953, William Seitz, auteur du premier texte majeur sur l’impressionnisme abstrait, notait à leur sujet que « lorsqu’il y a de la vie, ce sont des coups de peinture et les lignes qui créent […] la vitalité » : « on cherche des formes et des couleurs évocatrices au plan émotionnel » d’une « vie intérieure » dans ces « silhouettes non communicantes »[2].

City Phantasy, Underground fantasy, certains titres évoquent la fantaisie entre légèreté et gravité. Mais fantasy peut très bien se traduire par fantasme ou par imaginaire. Dans ces psychodrames urbains la verticalité et le poids de la ville de New York dépeint une agoraphobie, une claustrophobie de l’incommunicabilité humaine. Les figures solitaires expriment la Grande dépression, l’exil, l’être juif, cet être[3] étranger aux autres, à soi. Ce n’est que deux décennies plus tard, dans une interview de 1953, que Rothko dira « qu’il comprend ces toiles maintenant, et insiste [sur le fait] qu’elles sont totalement siennes ». Il lui aura fallu du temps pour comprendre leur raison intrinsèque, pour établir leur inscription pleine dans l’œuvre. L’inconscient parle…  L’abstraction s’empare déjà à cette époque de la toile et nous ne sommes déjà plus face à un figuratif pur.
Et puis il y a cet autoportrait de 1936, seul et unique en son genre. Enfin presque, nous y reviendrons.

Le tableau est austère. Les tons terreux simplement réchauffés d’une lumière diffuse offrent une gamme restreinte de bruns et de gris enrichie de traits rouges. Les épaules sont larges, la silhouette est massive, le corps épais, solide. Le regard est sombre, renforcé par les lunettes teintées. La posture de trois quarts suggère l’utilisation du miroir et les mains jointes un sujet en apparence assis alors qu’en réalité il s’agit d’un portrait en pied. Tout concourt à un rapprochement avec un autoportrait particulier de Rembrandt, celui de 1659, marqué par l’expressivité riche du pinceau. Sa plasticité résulte de la vitalité et de la texture du pinceau en l’absence de passages de diluants et de touches plus fines de peinture propre à la technique du peintre. Cet autoportrait de Rembrandt, moins terminé que beaucoup d’autres, donne pourtant l’impression générale d’une œuvre complète, celle d’un sujet marqué par l’expérience et représenté dans la dignité.

Chez Rothko, il y a quelque chose de grotesque. Le mème semble relever d’un objet oxymore, d’une folle sagesse, d’un jeu d’esprit, d’une adroite ironie. Le pathétisme relève du tragi-comique du « christ-singe », la restauration désastreuse, par une octogénaire du village, de l’Ecce homo d’Elias García dans le Santuario de Misericordia de Borja. L’étrangeté convoque l’étonnement, nous met à distance de l’émotion et nous amène à réfléchir sur ce qui la provoque. Ce qui s’exprime n’est pas réductible au visible. De cette ironie rabelaisienne, triste-amère, se dégage un art baroque de la fêlure. L’autoportrait de Rothko condense toute sa philosophie de l’art, celle dont il n’a pas encore pleinement conscience. Mais l’homme est facétieux, « susceptible à propos de son travail et pas qu’un peu cachottier » comme le remarque Selden Rodman en 1956.

Rothko est parfaitement informé que son traitement inconscient relève de ce que Freud qualifie de « style infantile du travail cogitatif » : « … l’esprit, qui aspire à revivre le plaisir […] inhibé par l’opposition de la raison critique […] se voit chaque fois dans l’obligation de triompher de cette inhibition… » (Ibid., 1905). Très tôt, alors qu’il rassemble les premières réflexions d’une étude comparée entre la peinture créative des enfants et l’art traditionnel (Scribble book, 1934), Rothko avance l’idée que « L’expressionnisme est une tentative pour récupérer la fraîcheur et la naïveté de la vision enfantine ». Pour lui, « enfant, fou, artiste […] utilisent les mêmes éléments de base du langage […] par la nécessité intérieure d’un énoncé […] par le biais de symboles instinctifs et primitifs ». Le travail de l’artiste consiste à assumer une juste désinhibition, « la bonne perturbation de l’équilibre, pour embrasser cette excitation, cette juste exaltation de l’esprit qui démontre la différence entre un organisme dynamique et une machination statique ».

Le peintre et son modèle

Chez Rothko, comme pour Picasso en 1914, les expériences successives font des modèles, qu’ils soient maîtres ou sujets, les objets de toutes les métamorphoses. Le modèle, dérivé de modulus, le moule, la matrice, contient en puissance tous les questionnements de l’artiste autour du thème de l’acte créateur. Face à face, langage plastique et discours entretiennent une mythologie du sujet. À l’occasion d’une émission radiophonique de 1943, il développe sa conception de la relation entre le portrait et l’artiste moderne : « L’essence véritable du grand portrait est l’intérêt éternel de l’artiste pour la figure humaine, le caractère et les émotions […] le drame humain. […] le modèle réel de l’artiste est un idéal qui embrasse tout le drame humain plus que l’apparence d’un individu en particulier. […] Toute l’expérience de l’homme devient son modèle, et en ce sens […] toute l’œuvre est le portrait d’une idée. » Rothko considérait que tous ses tableaux sont des portraits et que « ce mot portrait ne peut absolument pas avoir le même sens » pour l’artiste moderne « détaché, dans des degrés variables, de l’apparence naturelle ». Le peintre ne s’en tenait pas à une nomenclature vernaculaire de l’art. Il y a chez lui, et on peut se demander si ce n’est pas le cas pour tout artiste, une tension entre la langue, le logos, le langage en tant qu’instrument de la raison et le langage pictural. Tension qu’il qualifiait « [de] conflit ou [de] désir courbe ». L’œuvre de Rothko n’est pas une fenêtre sur le monde naturel mais une interrogation sur la notion même de naturel dans l’art et « la capacité qu’ont les artistes à reproduire les apparences [qui] dépasse de beaucoup le niveau général des connaissances humaines dans leur société ». Le penseur est « partisan d’une expression simple de la pensée complexe » et tente de dresser le portrait de la condition humaine et d’en exprimer les « émotions fondamentales ».

Plus que la figure humaine, c’est le sujet, terme à la connotation ambiguë, qui pose problème. Il est à la fois « chaîne de contenu » (« Subject Matter ») et vocabulaire emprunté à l’acception populaire. Dans le premier sens, il est l’ensemble des objets associés à leurs qualités subjectives ou leurs expériences, plus abstraites, des sentiments. Dans le second, c’est le tableau lui-même, dans la totalité de ses énoncés, qui exprime à dessein les intentions. Une dichotomie qui aurait pour « parallèle naturel […] celui de l’âme et du corps ». L’âme, c’est l’énergie, le message, le sujet dont le corps, « séjour de l’âme », matérialisé par le contenu (subject matter), remplit les fonctions et les besoins. En conséquence, la constante n’est pas le contenu mais « la philosophie plastique », « l’évolution chez tout artiste de la continuité plastique ». Une unité qui perdure quel que soit la subdivision considérée des « éléments représentés ou reconnaissables », « objets ou représentations psychologiques ». C’est « la similitude de traitement que l’on retrouve au fil de l’œuvre d’un peintre », « la façon qu’a l’artiste de regarder les choses qui demeure la même ». Si Rothko a trébuché dans l’emploi les objets familiers, c’est parce qu’il refusait d’en mutiler les représentations au profit d’intentions, d’actes de langage ou de parole. Entre imagination et Logos, il « insiste sur l’égale existence du monde engendré dans l’esprit et celle du monde engendré par Dieu ». Tout en souscrivant « à la réalité concrète du monde et de la substance des choses », il souhaite « élargir la mesure de cette réalité » sans discrimination. Son art relève d’une « expérience tragique exaltée » s’appuyant sur « une congruité entre la fantasmagorie de l’inconscient et les objets de la vie quotidienne » établie par les surréalistes. C’est par cette combinaison qu’il inscrit son travail dans la continuité des expressions archaïques du mythe, par intérêt pour « des états de conscience et des rapports au monde similaires ». Il revendique ainsi plus la création de mythes que l’appropriation de dérivés inconscients. En soi, il organiserait la syntaxe, la distribution et la transformation de ses modèles considérés comme des items lexicaux.

L’impressionnisme émotionnel d’un drame œdipien

Ainsi, si « les implications [de son portrait d’Œdipe] s’appliquent directement à la vie » elles concernent également sa pratique d’artiste. En tant que tel, il exprime sans ambiguïté que ce qui est véritablement en jeu relève d’un complexe œdipien : « Je me dispute avec l’art surréaliste et abstrait comme on se dispute avec son père et sa mère, en reconnaissant le caractère inévitable et la fonction de mes racines, mais en insistant sur ma dissension. » Une tension qui découlerait d’une dualité de deux types de plasticité d’un côté illusoire ou imaginaire et de l’autre tactile, tangible. Tous deux manifesteraient l’expérience émotionnelle et sensuelle d’un idéal de beauté comme « commun dénominateur vers lequel l’artiste doit tendre son expression ». Au-delà de cette profession de foi, ce qui est désigné par le mot « sensuel » recouvre une large gamme de sensations organisées autour de deux pôles opposés que seraient la peine et le plaisir. Une opposition qui n’est pas sans proximité avec une pulsion entre vie et mort ou plus précisément d’un narcissisme tel qu’André Green l’a conceptualisé.

Rothko ne cantonne pas « la satisfaction de l’impulsion créatrice » à « un besoin biologique de base », il y voit également une autre nécessité. « Le désir ardent du mythe » exprime la nostalgie, « l’insatisfaction à l’égard de vérités partielles et spécialisées et le plaisir de nous plonger dans la félicité d’une unité qui englobe tout ». Peindre ne serait qu’un langage naturel par lequel l’artiste énonce « ses notions de la réalité dans les termes du discours plastique ». La dilatation de la réalité qu’il souhaite ranimer dans les yeux de l’observateur sensible passe par une autre objectivité. Celle d’une « abstraction comme point de référence » partagé, « une référence commune à un prototype commun de perfection dans l’abstrait ». Une abstraction abordée comme l’expression d’un dénominateur commun, d’une simplification, d’une généralisation qui participe à la communicabilité et à l’universel ; un humanisme, un langage et son mythe élaboré et reçu comme une métaphore plutôt qu’un discours abstrait. L’aperception de la beauté passe par une reconnaissance de cet idéal de perfection par le spectateur à qui « est transmis un état d’équilibre entre la peine et le plaisir des communications sensuelles aboutissant au sentiment d’euphorie que nous trouvons dans l’art » et rend possible, ou acceptable, l’aperception proprement dite.

Au-delà de la rage qui peut suinter de la période néo surréaliste des années 40, cette beauté, cette sensualité est frappante dans le symbolisme ésotérique qui culmine avec Slow Swirl at the Edge of the Sea (1945). Un autoportrait atypique ! Celui d’un couple… Rothko et Mary Ellen Beistle (« Mell »[4]) qu’il est sur le point d’épouser. Rothko et Edith Sachar ont divorcé un an auparavant mettant fin à une histoire malheureuse à l’image du roman familial qui la précédait. Le tableau exprime la gaieté, l’amour, la joie et la concupiscence exaltée. Deux figures alambiquées, un ensemble de distorsions sensuelles comme deux alambics qui distillent une émotion sans réserve. S’agit-il d’une autre fantaisie d’une nouvelle ironie ? En tout cas s’en est terminé de la figure dans sa forme figurée. Elle prend désormais l’aspect de la figure libre, en apparence uniquement… Lors d’une conférence au Pratt Institute en 1958, Rothko se livre totalement. Pour ce portraitiste du monde, un tableau n’a aucun « rapport avec l’expression libre ». Il est avant tout une « communication sur le monde », la transmission d’une « vision du monde » à autrui. « L’expression de soi » relève de « la thérapie » et lui assigner un rôle « porteur de valeurs » serait « erroné ». Dans « l’art en tant que métier », le « travail artistique », « se connaître [n’] est valable [que] pour soustraire le soi au processus ». L’artiste n’est rien moins qu’un « professeur idéal » : « l’art doit être pour lui un langage à l’expression limpide qui induit la compréhension et l’exaltation que l’art inspire précisément. »

C’est à cet endroit que se loge l’ironie de l’artiste. Elle est cet « ingrédient moderne » qui participe de « l’effacement et l’examen de soi grâce auxquels un homme peut un instant poursuivre autre chose ». La notion recoupe celle du trait d’esprit de Freud qui « ne se prête pas à des compromis », « n’élude pas l’inhibition » et « s’attache à conserver intact le jeu avec les mots et avec le non-sens » (Ibid., 1905). Il y a là une dimension de vérité, de dire-vrai, de parrhésie (parrêsia) prudente, à la limite du silence, qui défie la rhétorique et expose l’intime à couvert. Le travail du peintre « pose le problème de la réserve ». Il ne peut « tout dire comme à confesse » et ses tableaux sont des « façades » où il « ouvre parfois une porte et une fenêtre ». Il confesse ne le faire « qu’avec ruse » car « il y a plus de force à dire peu qu’à tout dire ». Mais, à plus forte raison, il considère que « l’art n’est pas seulement expressif » et que sa « communicabilité détermine sa fonction sociale ». Aussi, « l’activité naturelle, absolument non inhibée, ne se soutient vraiment que pour une période relativement brève. » L’artiste est confronté, au même titre que l’enfant, au fait qu’il ne peut se satisfaire d’un travail inconscient : il réclame le plaisir d’apprendre, de satisfaire une pulsion épistémophilique, qui relève en soi d’un mythe, d’une autochtonie. L’homme pose, en substance, « la question de la civilisation de l’artiste ». Après que l’art ait « exploité le primitivisme, l’inconscient, le primordial […] comment établir des valeurs humaines dans cette civilisation particulière » qui est la sienne, sa culture, sa double culture.

Bien que prenant part au groupe de l’École de New York des années 1950-60, Rothko se définissait comme un « anti-expressionniste » et ne comprenait pas que l’on puisse penser que son « travail ait quelque chose à voir avec l’Expressionnisme, abstrait ou autre ». Même s’il revendiquait une forme d’action dans son travail, il rejetait l’idée d’être classé parmi les acteurs de l’Action Painting et ce quelles que soient « les modifications et les ajustements apportés à la signification du terme action ». Il considérait le mouvement « antithétique à l’image même et à l’esprit de [son] travail. » Pis, ce qui fait école relève, selon lui, d’une forme d’académisme qui va à l’encontre de ses convictions esthétiques. Dans une lettre réponse à Élaine De Kooning (Art News, 1957) il rétorque qu’étant « artiste elle-même, l’auteur devrait savoir que classer c’est embaumer. L’identité réelle est incompatible avec les écoles et les catégories, à moins d’une mutilation ». Il manifestait déjà cette individualité au sortir du Groupe des Dix (The Ten). Même si la lettre adressée le 7 juin 1943 à Edward Alden Jewell, critique d’art du New York Times, est consignée avec Adolph Gottlieb, on ressent fortement l’influence de Rothko dans l’affirmation que « l’essence de l’académisme » réside dans « l’idée que ce l’on peint n’importe pas pourvu que cela soit bien peint ». « Il n’existe rien de tel qu’une bonne peinture à propos de rien » et la singularité de l’artiste réside dans le fait que « le sujet est crucial ». Il est intéressant de remarquer qu’à cette époque Rothko ne s’exprimait jamais à la première personne. Ses prises de position se faisait toujours sous couvert d’un « nous » collectif comme s’il invoquait un noûs qui préside à tout art.

L’herméneutique du sujet passe par la signifiance où le signifiant du tableau, sa représentation mentale de la forme et de l’aspect matériel, en serait la réalité tactile, tangible. Il implique un « sentiment de l’existence » et une plasticité par « les textures et les mouvements » qui doit « satisfaire directement un sens physique du toucher ». Reprenant les termes de Bernhard Berenson, historien d’art spécialiste de la Renaissance italienne, Rothko considère que c’est le « pouvoir de stimuler la conscience tactile de l’essentiel » qui est fondamental et « en fait une condition préalable de la peinture légitime » qu’est l’art moderne. C’est à une « communication échotactile primaire » (Didier Anzieu, Créer-Détruire, 1996), que Rothko fait allusion. Cette approche psychologique, il la doit à Berenson et fait référence à son étude de Giotto dans The Florentine Painters of the Renaissance qu’il cite longuement. L’auteur y évoque le sens du toucher dans l’appréhension de la réalité par l’infans qui « ne parvient pas à se persuader de l’irréalité du pays du miroir tant qu’il n’a pas touché le dos dudit miroir ». Le travail du peintre consiste à réveiller ce même sens tactile en conférant « l’illusion de sensations musculaires […] aux projections de cette figure » et en faisant correspondre « des valeurs tactiles à des impressions rétiniennes ».

Cette représentation tactile de la forme fait référence, chez Rothko, « à la qualité abstraite de la densité ». Ce sens du trait, de la touche, du lavis, des couches qui se succèdent, de l’imperfection humaine du geste de la main est au cœur de « l’impressionnisme émotionnel et dramatique » de l’artiste. C’est par cette « émotionnalité », en lieu et place du mythe, que Rothko aborde l’impression d’atmosphère face à un impressionnisme vernaculaire qu’il qualifie d’objectif. Sa peinture a beau être empreinte d’une nébulosité, il ne se reconnaît pas dans un Monet ou un Turner, trop romantiques. Son travail exclut progressivement la narrativité jusqu’à la numérotation des toiles. Rothko s’identifie à « la représentation de la mécanique de la vision » de Cézanne par « son usage des facteurs abstraits [ayant] pour fin d’augmenter le sens du monde des apparences ». Moins que la couleur, c’est la lumière et les contrastes qui incarnent le potentiel dramatique. « Le tempo des masses » accroît le poids, épaissit « l’existence physique des objets » au détriment du détail. C’est par « l’aperception de l’abstraction de l’existence réelle du poids des objets en tant qu’unités » que Rothko se réapproprie l’approche sensitivo-sensorielle.

Le salut de l’ironie

La donne mythique est peu à peu réduite à une structure narrative minimale. L’hermétisme s’empare des toiles. Les tableaux ne sont plus que l’ombre portée du mythe. Un sentiment océanique se fait jour et met en œuvre librement des « archétypes » métaphysiques s’avérant tout autant religieux que cosmologiques. Aux contes allusifs succède une narration fabuleuse à la distance exacte où s’arrêtent les pouvoirs de la censure. Rothko avait l’audace de vouloir « transformer la peinture afin de la hisser au même degré d’intensité que la musique et la poésie ». Cette réunification des arts, cette allusion à la musicalité picturale est peut-être le faible aveu d’un adhésion au romantisme allemand de Novalis pour qui « le poète comprend la nature mieux que le savant. Le conte de fée, le conte symbolique (märchan) est en quelque sorte le canon de la poésie. Tout ce qui est poétique doit être légendaire et symbolique (märchenhaft)[5] ». L’allégorie se fait substance. Le conte fabuleux apparaît comme un vestige des premiers temps où l’on cherche des vérités plus hautes, une révélation primitive ou une parole originelle. Toute la tâche du poète serait de réhabiliter l’enfance de l’esprit, d’éveiller à la nostalgie des commencements du monde et retrouver cette participation perdue. Cette spiritualité ne saurait se limiter à l’être biologique de l’artiste mais prédéterminerait une tendance à la communicabilité qui est à chercher « dans son environnement social, comme aussi dans l’édifice idéologique de la culture[6] ».

Les toiles des années classiques sont devenues des partitions. Leur musicalité en est la constante plastique du rythme, de la couleur, de la lumière et de la forme. Leur pouvoir de séduction, hypnotisant, est celui d’une berceuse, d’un bruissement de la langue, d’une langue originelle d’avant la confusion des langues. C’est sans doute au travers de sa duplicité que nous devons évaluer la modernité de l’œuvre de Rothko, à la lueur du Plaisir du texte de Roland Barthes : « Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de la violence ; mais ce n’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l’intéresse pas ; ce qu’il veut, c’est le lieu d’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouissance. La culture revient donc comme au bord : sous n’importe quelle forme. » Dans cette galerie de portraits et d’autoportraits se révèlent des épiphanies jusqu’à devenir des miroirs partagés. La toile est un espace de réflexion, un objet transitionnel où chacun peut y sonder son existence. Elle est le lieu d’un dialogue avec soi, son daimon, avec l’autre, du peintre avec son observateur, avec l’Autre, de l’homme avec son monde. La toile est un creuset, le berceau d’une expérience alchimique où vient se condenser, se cristalliser la condition humaine.

De cet atelier, où le peintre s’isolait au point de frôler la misanthropie pour exercer son art, Rothko a fait un Athanor. Un lieu où, à sa façon, il cherchait à « extraire de ce que l’on appelle la culture des idées dont la forme vivante est identique à celle de la faim[7] ». Le peintre s’y confrontait-il comme Faust à son double, son modèle, sa chose (das ding), ses objets, ses modèles ? L’œuvre qui en découla est un théâtre où se joue une expérience esthétique partagée avec l’observateur.  Un espace de compassion qui s’impose comme tiers, en médiation avec la nature humaine et l’Autre absolu. Faut-il voir dans cette sublimation au travail, sur le modèle du travail du rêve, l’exploration d’une dépressivité essentielle[8] ? Une forme de dépression actuelle qui réactualiserait une « position dépressive » (Mélanie Klein) émanant d’un narcissisme déficitaire. Un sentiment partagé avec l’autre, rendu possible par le witz, ce trait d’esprit qui en rendrait acceptable la représentation. Une certaine vision ou idée du monde partagée où tout un chacun peut y reconnaître une certaine fragilité de l’être.

Vincent Caplier – Juillet 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] En parallèle de l’exposition parisienne se tenait une autre exposition Paintings on paper à la National Gallery of Art de Washington.

[2] Sauf mention contraire, les extraits sont issus du livre posthume de Mark Rothko, La réalité de l’artiste (2004) et de Écrits sur l’art 1934-1969 (2005), recueil de textes cités en annexe de la thèse doctorale de Miguel López-Remiro, La Poetica de Mark Rothko (2003).

[3] Cette « verbalisé de l’être » que nous trouvons chez Levinas et développé dans l’article D’un sujet l’autre : une phénoménalité du langage (Vincent Caplier, 2023).

[4] Le tableau est par ailleurs sous-titré « Mell-Estatic ».

[5] Novalis, Les Disciples à Saïs, 1914.

[6] Otto Rank, L’art et l’artiste, 1907.

[7] Antonin Artaud, Le théâtre et son double, 1938.

[8] L’expression invite un rapprochement de « la dépressivité » développée par Pierre Fédida avec « la dépression essentielle » de Pierre Marty présentée comme « l’essence de la dépression ».

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