Serge-Henri Saint-Michel – Avril 2021
Strange Fruit… Cette chanson, lancée par Billie Holiday en 1939, m’affecte autant qu’une histoire racontée par un de mes ancêtres, autant qu’un cauchemar décrit par un patient ou qu’un sombre « fait d’actualité » comme la mort de George Floyd.
Strange Fruit[1], de Abel Meeropol (alias Lewis Allan), chanson inspirée d’une photo de Lawrence Beitler montrant en août 1930 le lynchage de Thomas Shipp et de Abraham Smith à Marion (Indiana), m’émeut car elle livre la vision d’une réalité qui ne cesse de se répéter dans l’Amérique ségrégationniste. Un automaton[2] sous forme de sublimation, la pulsion étant détournée vers un but à l’époque « valorisé socialement ». Une compulsion de répétition[3].
Strange Fruit est le résultat d’un lynchage-fixation abominable, pléonasme, d’un déferlement thanatéen de haine, de violence, d’illégalité ; un fantasme de puissance balayant une scène de crime, créant un environnement terrifiant et inhospitalier où les éléments comme la pluie, le vent et le soleil finissent le massacre, fauchent la vie.
Le combat est engagé, Thanatos domine. Aura-t-il le dernier mot ?
Car oui, ce poème est celui d’une lutte, d’une catastrophe au sens étymologique.
Mes sens sont bouleversés par le parfum et les odeurs (le magnolia doux et frais, la chair brûlée, l’amertume), par le balancement (le swing…) des corps et la vue sang, par la brise et le vent. De fait, je parviens presque à toucher ce tableau touchant de l’antiphrase « scène pastorale ».
Je suis chahuté par la lutte entre la nature (fruits, arbres, feuilles, racines…) et l’humain (yeux, chair, corps, sang…), par l’opposition entre raffinement, civilisation, « tableau idéal » (« scent of magnolias », « southern breeze », « gallant south ») et la violence (« gallant » suppose des qualités de cœur, de courage).
Une lutte qui fait couler le sang de l’Homme, le sang de la vie. Le sang rouillé par le soleil…
Une lutte entre le soleil d’Eros (palindrome de Sore : douloureux) et la dé-solation de Thanatos (desolere = dépeupler). Et le sang de l’Homme qui s’en va dans la terre, souillée par l’action d’autres hommes. Hommes qui retournent à la terre.
Une lutte entre les corps morts et l’arbre vivant relié à la violence. L’arbre, les fruits et la vie qu’il porte, la civilisation qu’il symbolise. Jusqu’à ce que l’arbre goutte, comme s’il pleurait ses fruits ou lâchait une tache de sang. Jusqu’à ce qu’il cède, qu’il se détache sous le poids de ceux qui décèdent. Alors la mort pénètre la terre nourricière comme dans Todesfuge de Celan.
Lutte encore, dans l’espace, avec des séparations verticales très présentes : feuilles / racines ; yeux / bouche ; les corps / la scène pastorale. Il en va de même dans la photo originelle : les noirs, pendus, en haut. Les blancs, regroupés, en bas, pervers, « foule primaire ». Les uns morts, exposés et consommés, au-dessus ; les autres vivants et vaquant à consommer presque nécrophilement et en voyeurs, en-dessous, le spectacle qu’ils ont créé et qu’ils devront réitérer puisque la satisfaction des pulsions n’est que momentanée.
Séparés et inégaux devant la mort, devant la vie. Preuve par l’absurde.
Tourmenté par ce Guernica construit sur des oppositions et sur le tourment d’innocents, je me réveille.
Je ne veux pas dépendre de « ceux d’en bas ». Je ressens de l’empathie pour « ceux d’en haut ».
En tant qu’humain, je ne veux plus de fruits étranges dans les arbres.
En tant qu’humain, je rejette les récoltes amères, les sales engeances ayant du sang sur leurs mains.
En tant qu’arrière-petit-fils d’esclaves, je comprends comment cette chanson résonne en moi comme une tuchê[4] reliant la répétition à un trauma transgénérationnel que j’aurais enfoui.
Je m’identifie aux victimes dépersonnalisées (âge, sexe, identité et nombre restant inconnus) et métonymiques (la partie, ce lynchage, est prise pour le tout, la barbarie).
Je conscientise qu’un État laissant commettre de tels actes sauvages ne peut être civilisé.
J’infuse et m’approprie l’énergie de la résistance.
Et j’entends Eros (me) souffler un vieux gospel : « We shall overcome ».
Serge-Henri Saint-Michel – Avril 2021 – Psychiart©
Traduction de Strange Fruit : https://greatsong.net/TRADUCTION-BILLIE-HOLIDAY,STRANGE-FRUIT,106574733.html
- Agnès Sofiyana, Tuchê et Automaton. Introduction à l’Introduction au séminaire sur La Lettre volée, La clinique lacanienne 2004/2 (no 8), pages 199 à 220
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Verger_du_roi_Louis
- http://www.jazzradio.fr/news/culture-et-societe/31448/decouvrez-l-histoire-derriere-strange-fruit-de-billie-holiday
[1] Strange Fruit peut ressembler à Le verger du roi Louis, de T. de Banville (1866) qui dénonce les pendaisons ordonnées par le roi Louis XI. Les pendus sont comparés à des « grappes de fruits inouïs ». Le texte sera mis en musique par la Ballade des pendus de JP Mariage (1908).
Précisons que le titre initial de Strange Fruit était Bitter Fruit…
Par contre, le signifiant « fruit », partagé par ces deux auteurs et renvoyant aux mêmes actes (les pendaisons) nous semble plus intéressant. Le fruit est, dans de nombreuses langues européennes, partie prenante d’expressions comme « le fruit de la vie », « le fruit de mes entrailles », « le fruit de l’espoir », « le fruit de mes efforts »… Pas de copie ou de primo inspiration franco-centrée donc (et à supposer que A. Meeropol ait eu accès au poème français…), mais rappel, avec Lacan, que « les rêves ne sont à retenir que pour leur valeur de signifiant (Ecrits).
[2] Au sens de Lacan, cf Agnès Sofiyana, Tuchê et Automaton. Introduction à l’Introduction au séminaire sur La Lettre volée, dans La clinique lacanienne 2004/2 (no 8), pages 199 à 220
[3] Entendue ici dans la lignée de la métonymie utilisée par l’auteur : un lynchage, mis pour tous les autres lynchages. Une répétition (originellement individuelle), mise pour une foule, compacte, unique, solide, unie, qui adopte un comportement se répétant à l’identique pendant un siècle.
[4] Cf. Note 2