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Dialogue – Co-incidences…

Nicolas Koreicho – Nicolas de Beer – Mars 2009

Dialogue entre un psy et un coach

« Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer »
Antonin Artaud

Co-incidences, reliance, associations d’idées, synchronicité…

Nicolas de Beer :
« La coïncidence n’est due qu’à l’homme qui fait le lien entre deux événements. » Karl Popper

Interrogeons-nous sur le concept de synchronicité, ou de co-incidence, c’’est-à-dire deux événements que nous, êtres humains verrions comme reliés. Certains diront « il n’y a pas de hasard », d’autres « reliances », d’autres encore utiliseront le terme de « synchronicité ». Ce concept prend, pour beaucoup, une grande place dans l’interprétation de le vie, nous permettrait de filtrer et donc d’interpréter notre vécu, donner du sens à notre vie.
Tout aurait du sens, relié à un autre événement, geste… La reliance, la synchronicité pourrait-elle être, pour certains abusivement la clé du sens ?
». « Tout a du sens ». « Il a eu des difficultés lors de la dernière séance, il n’est pas venu à la suivante, il n’y a pas de hasard… »

Mais comment ce concept pourrait-il être pertinent, comment l’utiliser sans en user ?
OK, c’est une possible porte d’entrée pour le praticien, il peut questionner cette co-incidence, forcer le trait, exagérer, provoquer, influencer. Il peut donc utiliser la synchronicité de même qu’il utilise l’analogie. C’est un artifice, une intervention pour aider le client. Cela permet de poser des hypothèses dans l’espace, de générer des questions différentes. Mais cela ne dévoile pas la vérité derrière l’inquiétante brume, cette vérité qu’il nous faudrait découvrir, car grâce à elle nous serions sauvés ! La séduisante vérité à trouver, magie derrière le réel.
« La finalité n’est importée dans la nature que par notre intellect qui s’émerveille d’un miracle dont il est en premier lieu l’auteur » (Schopenhauer)

En tant que praticien de la relation d’aide, il est nécessaire de me poser la question : relier des éléments entre eux pour comprendre le client, en tirer des déductions, ou aider le client à relier des éléments entre eux et le laisser trouver ce qui est pertinent pour lui ?

On ne fait de liens qu’avec ce que nous percevons et décidons de sélectionner ! Alors, quand un client nous parle nous ne percevons qu’une partie de son discours. Les liens que nous faisons nous concerneraient donc. Il n’y a de sens que pour celui qui perçoit, voit, entend, sélectionne et relie des éléments, événements entre eux.
Quid du client ?
Ce n’est pas l’univers qui fait des liens, ce sont les hommes, pour leur propre confort, pour donner du sens, mais qu’y a-t-il de réel dans tout cela ?
« Souvenons-nous que nous n’observons pas la nature elle-même, mais la nature soumise à notre méthode d’investigation » (Heisenberg)

L’outil qui se prend pour la théorie, c’est une dérive possible. Percevoir la « synchronicité » comme réelle peut en être une. Une personne décodée pour des co-incidences et qui par les conséquences qu’elle subit peut se retrouver responsable et donc fautive voire coupable. Si elle a des maux de dos c’est qu’elle a voulu trop porter, elle n’était pas obligée. Son cancer vient de son refus d’accepter la réalité. C’est un conflit interne…
La personne est non seulement blessée dans son corps mais en plus victime de la toute puissance de la cause à effet injustement soulignée par le corps social en mal de savoir fast-food.

« Quand les événements nous échappent, feignons de les avoir organisé ». Tant d’entre nous voudraient pouvoir donner du sens à tous les événements, trouver une cause à un effet, comme si notre vie en dépendait.
Créer des règles, des normes pour établir une universalité. Donner du sens à sa vie par ce moyen.

Nicolas Koreicho :
Evidemment, tout a du sens. Comment pourrait-il en être autrement ?
Ce que recouvre le terme de synchronicité répond à une double facilité : de discours, puisqu’il n’est pas toujours question dans l’emploi du terme de « temporalité mise en commun », de sémantique, car il est une façon de dire qu’on ne va pas au-delà du terme lui-même. Or, il est des milliers d’occurrences différentes d’une simple coïncidence qui vont au-delà du sens manifeste, et qui sont simplement autant de correspondances entre un sens caché et un sens apparent, lui, facile à relever.
En effet, à partir de l’intuition ou de la coïncidence que l’emploi du mot « synchronicité » (néologisme) présuppose, on peut analyser ce qui fait dire « Tiens, il y a synchronicité » (synchronie suffirait). Oui. On peut, et on doit, lorsqu’on est en position d’accompagner une personne qui ne comprend pas forcément tout à sa vie, professionnelle ou personnelle, analyser. Pour découvrir (ou inventer : mettre au vent de la lumière de la vérité, pourquoi pas ?) ce que tu appelles la magie derrière le réel, c’est-à-dire selon moi une interprétation qu’on doit faire la plus exacte possible, seul ou dans le dialogue, selon les cas.
Dès lors, à partir de cette intuition que quelque chose se passe du côté, non plus du réel, mais de la réalité de l’interprétation à faire, à produire, à partager, on peut tendre des perches, faire des ponts, établir des liens, ouvrir des portes, afin que l’autre ne se voit pas servir une réalité toute crue et indigeste, mais bien de lui permettre de se déplacer dans un espace nouveau qui ne correspond pas à une partie de son discours mais à une vérité pleine et entière « à un moment donné », la synchronie étant rejointe ici.
A ce moment, cette lumière posée sur la réalité et son plaisir trouvé, c’est ce que l’interprétation réussie modifie, provoque, convoque, touche dans le monde de l’autre, à condition d’être là pour faire quelque chose des conséquences de cette interprétation esquissée, si possible dans une certaine délicatesse, ce qui n’est pas toujours chose aisée.
Il est certaines réalités qui peuvent cependant être dites, dénoncées. Là, tout va dépendre, pour choisir ce qui peut ou ne peut se dire et comment, de techniques de fond, les concepts, et de techniques de forme, les talents.
Finalement l’idée étant de faire coïncider ce que l’on comprend avec ce que l’autre peut en faire : une synchronie engagée.

Nicolas De Beer :
Tu as raison de parler de synchronie plutôt que de synchronicité.
La synchronie c’est : envisager une situation à un moment donné – c’est un état – un arrêt sur image – relier des éléments (événements ?) entre eux à l’intérieur d’une frontière oui (thème partagé) mis hors du temps. S’arrêter pour donner du sens ?
Quoique ce soit existe-t-il sans temps ?
La diachronie propose d’introduire la dimension temporelle (qu’il n’y a pas dans la synchronie) : c’est envisager une situation comme évolutive – un processus plutôt qu’un état – relier des événements (ou des éléments)) entre eux autour d’un thème commun à travers le temps. On y ajoute la dimension temporelle.
La première systémique établissait qu’un système ne pouvait que rechercher l’équilibre (homéostasie) et reproduisait ainsi le même problème. Perception désespérante puisque plus on change moins on change.
La seconde systémique (dite dynamique ou encore biologique) introduit le « processus », le temps dans la situation arrêtée. Celle-ci ne tourne plus en rond mais est un continuum. Et alors ce n’est plus un scénario qui se répète mais une histoire qui se déroule.

Tu dis que tout a du sens. Alors je te demande si il serait possible plutôt de formuler ainsi « Dans mon paradigme, que tout ait du sens est souvent utile au client » ?
Et si la vie n’avait pas de sens, et que nous ayons besoin de lui en donner un comme si cela nous aidait à vivre ? Ce n’est pas nouveau. Donner du sens est important pour nous, cela nous permet de rester cohérents. Comme le disait Cioran « Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j’ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ?

Tu me parles d’intuition. Si tu te sers de la synchronie comme moyen pour aider un client à envisager autrement, éclairer le paysage différemment et non comme une vérité, je suis à côté de toi, évidemment. C’est convoquer, inviter à envisager d’autres possibles, et c’est une « voix » d’intervention.
La synchronie serait-elle le moyen pour chacun de commencer à raconter une histoire hors du temps, comme on disait « Il était une fois… » Dans ce cas, et si cela aide le client à se dire une histoire différente et plus confortable ou plus aidante que celle qu’il se raconte, oui, trois fois oui. Parfois ! Gardons cela comme une possible intervention parmi d’autres, mais pas la « clé des champs ».
Ma façon d’intervenir serait plutôt d’aider à quitter la synchronie pour aller vers la diachronie, c’est-à-dire passer d’une histoire que le client se raconte en boucle et ou la dimension temporelle est absente générant « un jour sans fin », pour passer à la ré-inscription d’événements dans l’histoire de la personne réintroduisant ainsi la dimension temporelle.
Relier des événements entre eux pour créer une nouvelle histoire qui continue à s’écrire et continue même après la mort de la personne, car elle continue tant que l’on parle d’elle oui. Belle et vivante est alors cette histoire. Belle aussi est la vie des personnes.

Nicolas Koreicho :
En effet, peu de choses existent sans temps, sauf une, qui est de taille : l’inconscient. Il est lui atemporel et anhistorique. Des éléments en sont inscrits, qu’on peut éventuellement dater, mais nos cellules, notre corps, notre esprit en sont pénétrés, et à jamais.
La vie n’a pas de sens tant qu’on ne l’a pas saisi. Ensuite, à partir de ce qui est saisissable, tu as raison de dire qu’il faut jouer à l’aiguilleur et garder, distribuer, approfondir, transmettre, en tant que de besoin et, comme tu le soulignes, en fonction d’une utilité.
Oui, l’intuition c’est un de nos trésors, comme ce que l’on ressent. Cela nous appartient, et il faut y tenir dur comme fer. C’est une chose que l’on peut garder et donner aussi. Ainsi, le moi se renforce, et la confiance suit, le dialogue ne peut que s’y retrouver.
Très belle idée de vouloir permettre à – je préfère à aider – l’autre à passer de la synchronie bouclée, trop inscrite et obstinée, à la diachronie, qui réinscrit les événements dans la vraie vie et dans le présent qui se poursuit sur une histoire réappropriée. Je suis cependant étonné par la licence – c’en est une, n’est-ce pas ? – qui te fait dire que la vie des personnes est belle, j’y veux voir autre chose que de l’optimisme et j’y trouve moi de la poésie ce dont je suis, comment dire, comme deux ronds de flanc !

Nicolas de Beer – Nicolas Koreicho – Mars 2009 – Institut Français de Psychanalyse©

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Dialogue – Sur la relation

Nicolas de Beer – Nicolas Koreicho – Février 2009

Dialogue entre un psy et un coach

 » Nous étions faits pour être libres,
Nous étions faits pour être heureux
Le monde l’est lui pour y vivre
Et tout le reste est de l’hébreu. »
Louis Aragon

Sur la relation, en coaching et en psychothérapie

Nous publions quelques échanges d’un dialogue entre un coach et un psy sur un mode possible de relation coach – client et psychothérapeute – patient, étant entendu que ce dialogue dialectique pose des questions qui touchent à la fois la nature de la relation coach – client mais aussi psy – patient, et sur un point de débat éthique sur le bien-fondé d’une relation authentique.
Les auteurs de l’article courent le risque de dévoiler quelques bribes de leur pratique afin que le lecteur, dans la mesure où il peut situer sa pratique dans un ensemble d’idées qui ne craignent pas de revenir sur des questions de fond, peut s’évite de se reposer sur des certitudes, toujours dangereuses.

Nicolas de Beer :
Le praticien comme re-tisseur de relation sociale.

Nous entendons souvent dans nos séances, avec nos clients, l’expression de difficultés relationnelles. Elles peuvent être directement exprimées dans les entreprises comme des difficultés à communiquer avec un collègue, un adjoint, un membre de son équipe, un supérieur hiérarchique. Hors entreprise comme la difficulté à faire des entretiens, à aller chercher de l’information pour avancer dans son projet… Bien-sûr tous les cas qui se présentent à nous ne sont pas ceux-ci. Et pourtant ils sont fréquents.
Nous pouvons alors souvent remarquer que cette difficulté ne date pas d’hier, que la relation est même parfois inexistante dans la vie de la personne, qu’elle est parfois un peu factice, qu’oser la relation n’a été possible que peu de fois, ou que l’expérience de la relation authentique n’a pas encore eu lieu, et même n’a jamais eu lieu.
Je m’explique. Notre société nous demande toujours plus, nous demande de réussir, de nous montrer forts, d’être beaux et jeunes. Alors comment parler de nous sinon pour dire que ça va ! Que nos relations sont bonnes. Parler, dire, poser des actes, ne pas être d’accord, se confronter, c’est possible, c’est même un signe que nous sommes vivants. Ressentir des moments de doute, de pessimisme, c’est aussi la vie. Mais quand nous n’allons pas, nous serions en échec, quand nous ne sommes pas en forme nous serions en échec, quand nous sommes fâchés, nous ne savons pas nous contrôler, bref nous devrions réussir à avoir de bonnes relations si nous avions fait suffisamment de « travail sur soi ».
Cette vitesse, cette performance, ce manque de temps, la perfection impossible nous soumettant à une la discrétion obligatoire sur notre vie amènent certaines personnes à avoir un discours sans aspérités.
Face à l’émergence de plus en plus forte de ce comportement social obligatoire et isolant, se met à émerger des outils relationnels : FaceBook, YouTube, Flickr, Viadeo, Tweeter, …
Je suis connu, j’ai 3000 personnes dans mon réseau… Je communique avec le monde entier, j’ai des amis partout…Mais ces relations sont pauvres émotionnellement. Nous ne critiquerons pas ces moyens de communication car ils ont le grand avantage d’exister et de remplace une relation devenue quasi inexistante.

Nous avons remplacé la relation de qualité, faite de différences ou on ose se dire avec des risques vivants par une relation lisse, polie, sans relief, virtuelle, une relation quantitative.

Et nous nous retrouvons, nous, coachs, et peut-être aussi certains thérapeutes, comme des personnes aidant à co-créer, à co-inventer une relation humaine authentique, vivante, de qualité, sans enjeu de pouvoir. Avec parfois une seule intention : faire expérimenter, toucher du doigt une relation authentique, vivre une relation de qualité.
Plusieurs clientes et clients avec lesquels j’ai travaillé exposaient des difficultés de rester dans l’organisation car elles/ils n’arrivaient pas à dire leur difficulté, demander de la reconnaissance, se faire respecter, peur de dire au risque d’une fâcherie fatale… Et, vers la fin de la séance, quand je demandai comment elle/il se sentait, les client(e)s me disaient qu’elles appréciaient surtout la qualité de relation, la possibilité de s’exprimer, de dire, d’avoir osé… Vous allez me dire que j’enfonce une porte ouverte, d’accord ! Les métiers de la relation d’aide sont là pour avoir des échanges « profonds ». Non, Non, Non, c’était l’expression de la découverte qu’une relation humaine pouvait se dérouler et exister « vraiment » !
Je suis très interpellé par ce qui arrive, ce n’est pas au départ comme cela que j’envisageais mon travail. Il est au départ de permettre à une personne de trouver ou de retrouver dans sa vie professionnelle l’efficacité dans un certain confort ou de retrouver un lien avec la société par le biais d’un projet. Eh bien, maintenant ce sera aussi de trouver ou de retrouver une relation authentique en société, avec la société
Alors, serions-nous en train de devenir aussi des socio-praticiens ou des éco-praticiens ?

Nicolas Koreicho :
Ce qui s’exprime dans les difficultés relationnelles, particulièrement décelables au sein des entreprises, s’appuie sur des données fondamentales. Il y a bien sûr les systèmes transférentiels auxquels nous sommes habitués, puisque, ainsi que tout professionnel de l’accompagnement, l’on intervient comme le père qui peut protéger de l’administration, de la hiérarchie, des froids organigrammes, comme la mère qui doit nourrir la réflexion, les échanges, la prise en compte des points de vue, comme le grand frère ou la grande soeur qui pallie les défauts de l’autorité pas toujours bienveillante, loin s’en faut. Alors en effet, ces difficultés ne datent pas d’hier, elles sont même carrément archaïques.
Tout cela nous ramène, du coup, à la personne elle-même, et à ses capacités à dépasser des éléments, communicationnels, personnels, relationnels, qui n’ont pas encore eu lieu. « Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps ».
Cela n’a l’air de rien, mais qu’avons-nous à opposer au discours de la performance, de l’efficacité, de l’immédiateté, de la jeunesse médiatique, sinon un corps en accompagnant un autre. Seulement ça, pourrait-on arguer, et comment ! Mais oui !

Les réseaux sociaux permettent-ils que l’on puisse retrouver un corps ? Choix de la photo, du profil, des référents, ils nous autorisent une autre image en tout cas. Ils sont censés se substituer à une réalité sociétale décevante. Mais en effet, qu’en est-il de la relation, où est l’échange, la vie, où sont les « aspérités » ?
Voilà en effet peut-être ce que nous faisons nous, professionnels de la relation, psys ou coachs : reconstituer une possibilité de relation, et, de là, réinventer l’idée de la personne, c’est-à dire un corps et une âme, pourvus de relief de manière que l’on fasse autre chose que glisser, lisser, policer : ralentir, s’accrocher, se rencontrer.

Nicolas de Beer :
J’ai envie d’ouvrir une autre porte dans cette digression sur la relation : que le client se connecte à l’authenticité (1), l’espoir personnel face à ou plutôt à la place de l’exigence sociale. Découvrir son histoire personnelle, celle qui peut l’entrainer vers l’envie, l’espoir, l’authenticité, plutôt que l’histoire qui est imposée, qui le formate, le norme. En fait un « semblable ».
Le corps ? Oui, a le droit à ses propres ressentis et émotions.

Et j’aime beaucoup ce passage ou tu parles du « lisse ». Je dirais passer du lisse au rugueux. A l’accident, à la froissure, à la fêlure, à l’événement, à l’erreur nécessaire. « Le monde réel se manifeste là où nos constructions échouent » disait Francisco Varela. Que faire sans l’erreur nécessaire ? Le lisse, comme un savon mouillé, est inappréhendable. Le rugueux permet la préhension, la circulation par ses creux et bosses… L’apprentissage…

Et puis, de cet échange me vient une idée. J’ai pu remarquer que la relation authentique qui se crée peut faire que le problème pour lequel le client était venu se dissolve peu à peu. Car beaucoup des problèmes qui nous sont proposés viennent possiblement de relations inexistantes, en morceau, pauvre, affaiblies, fragiles. Les personnes pouvant retrouver le droit à la parole personnelle, à donner et même affirmer leur avis s’en trouvent affermies.

NOTE
Pour Charles Taylor, l’authenticité suppose qu’on accepte les trois prémisses suivantes :
1/ que l’authenticité est vraiment un idéal qu’il vaut la peine d’adopter
2/ que vous pouvez définir rationnellement ce qu’il implique
3/ que ce genre d’argument peut avoir des conséquences pratiques – c’est-à-dire que vous ne pouvez pas croire que les gens sont à ce point conditionnés, par l’évolution sociale, à l’atomisme et à la raison instrumentale, qu’ils seraient incapables de modifier leurs façons d’être, même si vous les persuadez qu’il le faudrait.

Ncolas Koreicho :
D’accord sur l’authenticité à trouver ou à retrouver. Ce qui peut équivaloir à un discours, comme d’ailleurs peut l’être un idéal de la relation, non immédiat, non superficiel, non mensonger. Alors oui, on peut parler d’authenticité. Cependant, il ne s’agit pas d’imposer à l’autre son idée de l’authenticité. L’autre a peut-être besoin de temps pour accéder à cet idéal, peut-être lui faut-il un certain temps de partage, de confiance, certains changements de perspective pour comprendre qu’il est plus intéressant de tendre vers cette forme d’authenticité dont on parle, plutôt que de rester recroquevillé dans ses certitudes, son intérêt matériel, sa survie. Et pour cela, il faut d’abord aller vers ces certitudes immédiates, superficielles, mensongères, accepter (comprendre : prendre avec soi) la rugosité, la fragilité dont tu parles, et les soumettre par la démonstration, au bien-fondé de la profondeur et de la densité d’un moi retrouvé.

Nicolas de Beer :
Nous ne sommes pas plus pressés que nos clients. Nous pouvons être juste attentifs et restant proches de leurs attentes et de leurs intentions. Et, quand je lis le mot idéal, je ne sais comment le prendre. Est-ce l’idéalisation du client sur le praticien, l’idéal du moi, un idéal de vie. C’est un concept très usité et de différentes manières.
Digression : face à la possible idéalisation du praticien par le client, je proposerais d’être simplement démonstratif ou encore « exemplaire » de ce que souhaite le client, courageux comme lui, à sa hauteur, à la hauteur de son challenge. Oser risquer autant que lui.
L’idéal de vie, le rêve, la vision, c’est un attracteur utile permettant de réaliser et de franchir des étapes (intermédiaires réalistes et réalisables ou objectifs).
Quant à l’idéal du moi, je te le laisse, c’est un terme trop spécifique, du langage psychanalytique, pour que je m’y risque. Chasse gardée, expression ésotérique.
Idéal vient d’idée. L’idée est souvent simple, et peut souvent se réaliser. L’idéal est bien plus ambitieux. Je donnerais ma préférence à des petits pas faciles et réussis presque à tout coup plutôt qu’aux grandes aspirations, aux idéaux qui ont parfois fait du mal, qui ont souvent aveuglé ou inhibé, muselé le présent pour améliorer le futur. L’idée peut être personnelle. L’idéal ne serait-il pas celui dont je veux convaincre les autres de sa pertinence ? Vouloir le bien des autres ?
Brrrr, cela m’effraie. Mais je suis parti loin de la relation.

Ncolas Koreicho :
Les attentes et les attentions du « client » ne sont pas tout, disais-tu, il peut cacher les vraies causes de sa venue. De fait, le psy risque toujours plus que son patient. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est payé. Il doit comprendre, mais aussi il est supposé porter, tout ou partie, ce que l’autre attend, avant d’en faire quelque chose dans l’interprétation et la résolution. Ainsi, je n’ai pas parlé d’idéal du moi, le débat est ailleurs, il est général, non spécifique d’autre chose que de la relation d’accompagnement. Je n’emploie pas de termes psychanalytiques à dessein ; au passage, rien d’ésotérique dans un terme scientifique précis comme celui d’idéal du moi. Nos cours de philo nous préservent d’un emploi intempestif de propos raccourcis, sans pour autant que l’on puisse se passer de termes techniques. Bref, là n’est pas le propos. L’idéal est simplement une piste, une idée en ligne d’horizon, rien de plus, mais rien de moins : un cap.
Enfin, ne faut-il pas accepter aussi les échecs comme, encore une fois, représentant la personne qu’il faut prendre (comprendre) dans son ensemble et dans ses particularités ? La personne est dans son pas, qu’il soit droit et réussi ou qu’il soit torve et mal assuré. Vouloir son bien ce serait ne pas lui dire que son pas est réussi lorsqu’il ne l’est pas, mais que c’est une indication de la correspondance entre lui et son action.

Nicolas de Beer – Nicolas Koreicho – Février 2009 – Institut Français de Psychanalyse©

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Les fêtes de fin d’année

Nicolas KOREICHO – Janvier 2008

Déception et promesse

« Penche-toi sur ton passé, répare ce que tu peux réparer, et tâche de profiter de ce qui te reste. »
Philip ROTH

Les « fêtes » de fin d’année résonnent comme un bilan, une jauge de l’état de nos vies. Elles ont cette particularité de permettre que l’on observe, de leur point de vue, de cette sorte de palier d’évaluation, avec l’œil neuf et le regard usé de cette période de fin et de commencement, où l’on en est.
Cela est dû à la rencontre du passé et de l’enfance, avec Noël, et du futur et de l’âge adulte, avec le nouvel an.
C’est la coïncidence de l’espoir d’un Noël plein de promesses avec la désillusion de la répétition crainte de l’année nouvelle, de la joie toujours déçue des cadeaux si « l’on a été sage » avec le bilan sans cesse inachevé car on ne l’a pas été assez.
Ces deux événements ont aussi une réalité historique et théologale très puissante pour la civilisation et à ce titre sont un rappel et une parenthèse de joie (« foi »), d’amour (« charité »), d’advenir (« espérance »).
Il y a derrière ce décembre mortifère ponctué de joie et de crainte mêlées quelque chose du paradis perdu, pour toujours. Et dans l’ombre de ce janvier que les jours augmentant commencent à porter quelque chose de la culpabilité, corde éternelle de l’enfance, vibrant encore.
L’impression de vide laissée par cet entre-deux années vient aussi de ce que l’on se sent accroché à ce fil qui va de l’exaltation d’une vie qui serait toujours Noël – en laquelle l’autre répondrait naturellement à cette invocation, pulsion d’appel – à ce poids de la mort qui vient de l’année sans cesse finie et qui nous rappelle l’inéluctable.
La difficulté et l’intérêt de la vie – et la joie si l’on en use – se poursuivant quand même, c’est que notre vérité, la beauté de l’autonomie et de la liberté, se trouve précisément entre ces deux absolus, naissance et mort. Voilà tout le plaisir de la vie où l’on peut construire notre corps érigé et renoncer, chaque chose en son temps, à l’alitement obligé.
Essayer de réparer ce qui peut l’être, de retrouver les bons moments, de rendre heureux ceux dont nous sommes responsables, de s’habituer à une forme de solitude, sans isolement, de s’entourer de la beauté, d’être bon avec les gentils, de se tenir loin des méchants, de respecter la vie, les plantes, les animaux, les humains, l’eau, de regarder ce qui brille, et qui palpite, et qui scintille, et qui est beau de l’enfance encore. Penser, rêver, approfondir, faire ce qui est bon et qui fait du bien, parler, pleurer et rire.

Nicolas KOREICHO – Janvier 2008 – Institut Français de Psychanalyse©

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Une hypothèse sur le phénomène anti Sarkozy

Louis Santeuil – janvier 2008

Une hypothèse sur les élans affectifs, de haine (de mésamour ?), que suscite Nicolas SARKOZY et leurs conséquences.

Les mouvements sociaux et les diverses oppositions auxquels a été durant le quinquennat 2007 – 2012 confrontée la politique de notre pays sont pour une large mesure d’origine inconsciente.
En réalité, les sentiments d’hostilité dont a été l’objet Nicolas SARKOZY, lesquels s’expliquent sans doute principalement par des transferts massifs, vont être la cause de mouvements sociaux non justifiés objectivement.
Les propos de haine ( ? : d’envie, de rivalité, en réalité de mésamour…) qui pleuvaient presque constamment et dès le début du quinquennat sur le chef de l’Etat ne sont pas inhabituels et touchent tous les présidents de la République. Cependant, il reste que les éléments formulés récemment encore, particulièrement les critiques, se distinguent des diatribes habituelles sur deux registres.
Tout d’abord, c’est la personne physique de Nicolas SARKOZY qui fut soumise aux élans et aux attaques, alors que la vie de cet homme était assez semblable sur le fond à celle de n’importe quel autre homme de pouvoir, distincte cependant au niveau de la position de responsabilité occupée. Les différences de traitement de sa personne et qui entraînaient les attaques étaient spécialement dues à son rang, à sa fonction et à ses prérogatives, à une partie de sa dimension phallique (le grand frère), car il était le chef de l’Etat (auparavant le chef de l’Etat était le père de la nation).
Ensuite, ce sont davantage les discours et les comportements, verbaux et implicites, que la politique du président de la République qui, malgré les apparences, firent l’objet de condamnations, puisque presque jamais aucune argumentation ne fut développée de manière satisfaisante.
Les arguments de ceux qui courent le risque de l’expression et du discrédit, sont d’ordre émotionnel, voire personnel (arguments de « contre-autorité » en rhétorique) et dénotent en cela une gestuelle agressive primaire s’appuyant sur des vulgates faibles, et sont « avancés » par ceux parmi les moins équipés conceptuellement, les plus violents verbalement et les plus dogmatiques (ou les plus conformistes et affidés à des médias connotés d’opposition). Les intellectuels eux-mêmes soumis à ce pathos empruntent des formes de critique fondées sur des « procès d’intention ».
Ce double éreintement en réalité à côté provient d’un fait inédit qu’est simplement, lequel se traduit par un comportement, un discours au sens large, c’est-à-dire l’âge du capitaine.
En effet, nous n’avions eu jusqu’à présent comme responsable de notre pays que des hommes dont les années étaient propices à représenter le statut de Père de la nation. Or, nous sommes aujourd’hui confrontés à un homme qui se présente et se représente, du point de vue du mode de vie et de l’image personnelle et professionnelle, comme le Frère plutôt que comme le Père symbolique.
A ce titre, son pouvoir, son mode de vie et les qualités de sa femme suscitent auprès de ses frères de pouvoir, journalistes (François MITTERRAND parlait de « classe politico-médiatique », ici nous parlons de fratrie donc), intellectuels fonctionnaires, personnalités bien pensantes de l’art et de la mode, du show-business, patrons privilégiés de syndicats, une intense pulsion transférentielle agressive de rivalité (et sa forte composante de jalousie), facilement transmise par ces maîtres à penser aux franges populaires.
C’est pourquoi jamais chef de l’Etat ne suscita autant de sentiments si chargés d’affect négatif de ses rivaux masqués.
En effet, le grand frère est censé nous ressembler. Il nous est moralement et psychologiquement substituable. Il est à la fois le rival, et celui qui est censé réparer les défaillances du père.
C’est là que résident l’essentiel de la haine, plutôt que la raillerie habituelle (pensons aux soi-disant comiques et autres people mais souvent d’abord vrais militants), et la considération, de la part de nos aînés, dont il est l’objet, et qui est fondé sur une rivalité respectueuse (comme lorsque l’on respecte, à la loyale, son ennemi) archaïque.
Le frère de la horde primitive* s’est un jour, avec l’aide du reste de la fratrie, révolté contre le père : ils ont tué celui-ci, constatant que rien de bon ne pouvait advenir à la famille humaine si un seul homme, le père, continuait de s’adjuger les femelles de la horde et de soumettre (argument d’autorité) la fratrie.
C’est au passage cette position qui explique l’exploitation que l’on peut faire des prétendus abus somptuaires dont le Président se serait montré coupable : la prévalence du grand frère sur la nourriture (le Fouquet’s) et sa prérogative sur le phallique (le Boloré’s yacht) qui la symbolisent, sont ici concernés comme pouvant priver les autres (les autres politiques, les journalistes patentés, quelques penseurs, certains artistes) du phallus.
La rébellion de la fratrie dans la horde primitive* donnait à leurs prérogatives espérées l’idée qu’elles pouvaient être conditionnelles et susceptibles d’être remises en question ; car étant plusieurs frères souhaitant s’imposer à « égalité » eu égard au sexuel, ils pouvaient tous un jour prétendre au pouvoir. Ainsi, une telle révolte conférait à leurs attributs le sentiment qu’ils pouvaient aussi bien leur être enlevés (seconde castration). Devant faire montre de « fraternité » ils étaient pourtant censés n’utiliser leur attribution phallique qu’au sein d’une compétition. L’éthique fratricielle reste ainsi à inventer.
D’ailleurs, les jeunes générations à ce titre se révoltaient (alors) plus normalement contre le Président car il avait représenté bien certainement leur père à eux. Cependant certains adultes non suffisamment étayés affectivement ou par trop rigidement consolidés se prennent au jeu de l’instinct de la horde et de ses excès facilement mortifères.
Une personne éminemment placée qui se dé-complexifia si ostensiblement du système archaïque de l’Œdipe, pour ceux-là qui attendaient encore du père la sanction du surmoi, le rétablissement d’une autorité inaliénable, bref la soumission, fut un ennemi redoutable, puisqu’il fit échec à leur pathos frustré de n’avoir pu rencontrer le père, contre lequel l’archaïque envie de meurtre s’exprima.

Louis Santeuil – janvier 2008 – Institut Français de Psychanalyse

*Sigmund Freud, Totem et tabou

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Une nouvelle donne

Nicolas Koreicho – Juillet 2007

« Penser qu’on peut survivre est ce qui nous permet de survivre »
Grey’s Anatomy

Que nous apporte cette année. Une nouvelle donne comme disent les journalistes petits joueurs. Et bien justement. Peut-être de nouveaux repères. Le siècle est, existe et pourtant n’est pas spirituel. Ou alors pour le pire. D’un côté, les religieux tueurs, les sectaires menteurs, les cadres manipulateurs.
La violence. D’un autre côté, la poésie parfaite de la moindre série américaine, la sensualité immortelle d’un concerto vénitien oublié, le tendre partage d’un air pop des garçons de Liverpool.
Et puis, une autre forme de spiritualité, dégagée des normes, des dogmes, des idées reçues. Des valeurs sont encore à trouver qui, comme la religion, ont pour fonction de relier, mais pour le meilleur.

Les idéologues sectaires à courte vue perdent du terrain, les progressistes et les conservateurs s’intervertissent. On ne peut pas construire en n’utilisant que la critique et le dénigrement. Un point de moins au meurtre symbolique. John Fitzgerald, si tu nous regardes…
Les idéologies religieuses guerrières, qui coiffent, qui cachent et qui coupent, les têtes, les visages et les sexes, des garçons et des filles, font apparaître sans le vouloir le vrai dessin du bien et du mal. On peut décorer un homme de lettres que d’autres condamnent à mort. On peut faire autre chose que de ne rien dire des malveillants, des pervers qui passent à l’acte comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Un point de moins à l’obscurantisme. Giordano si tu nous vois…
Les révolutionnaires de jadis, bien-pensants et conformistes sont discrédités, ringardisés dans des discours perdus et à courte vue. On peut encore se tromper sur ce qui est bien et sur ce qui est mal dans un sous-discours médiatique. On peut encore faire mine de dire la loi. Thérèse, Thomas, Donatien Alphonse François, si vous nous écoutez…
Des non-dupes errent et exhibent leur a-sexuation de façade, et se montrent comme les refoulés patentés de la punition œdipienne.

On peut aussi faire le bien pour de vrai.

Tout cela est bon signe. Signe que l’on peut de nouveau signer. Liberté. L’absence de liberté est d’abord dans les esprits, dans l’inconscient. Il nous faut le revisiter, toujours et sans cesse. En bonne amitié, en bonne intelligence, se retrouver, et se trouver.
Et l’amour dans tout ça ?
Il est là. Il faut le reconnaître et l’apprivoiser, encore et toujours.

Nicolas Koreicho – Juillet 2007 – Institut Français de Psychanalyse©

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La misère ou des trésors

Nicolas KOREICHO – Novembre 2005

« On a trois ou quatre fois dans sa vie l’occasion d’être brave, et tous les jours, celle de ne pas être lâche. »
René Bazin

Éléphant de la Bastille – Projet d’Alavoine, 1813-1814, Musée Carnavalet

L’année qui commence ou le temps qui continue ? Que pourrait-on laisser derrière nous ?

La misère des cités, la misère sexuelle, la misère des pays, la misère du monde ?…

Y a-t-il des points communs entre l’amoralité et la violence des cités surpeuplées, des révoltes qui ne sont qu’ennui mal canalisé et ignorance, la misère sexuelle et la frustration, une soi-disant libération qui n’est que conformisme à la soumission, à la misère des pays, qui n’est que l’ignorance des rouages de leur politique, la misère du monde, qui n’est que l’absence de poésie ?…

Oui. Des trésors en voie de disparition. A l’image de la disparition du père, qui laisse brûler les voitures par les sauvageons privés de cadre, de la fonction paternelle, de l’autorité du Surmoi, et qu’ils devront trouver dans la loi des hommes, si les hommes en ont le courage, courage contre l’effacement du rien.

La civilisation qui recule sous le nombre.

La pensée, le beau langage, la valeur des choses.

Avec le déclin de la pensée, c’est-à-dire de l’utopie, avec l’affaissement du beau langage, c’est-à-dire de l’exactitude des termes, avec la relativisation de la valeur des choses, c’est-à-dire du discernement du bien et du mal, s’en viennent le sombre et le noir et le rouge, le couloir sans horizon et la déprime.

Il faut revenir à l’oiseau, au soleil, à ce qui brille, et à l’amour, à l’amitié, à l’enfance.

Et s’il faut sauver des trésors, il faut aussi empêcher la fin du tigre, et la fin du loup, et la fin du requin…

Nous serons là, toujours, éléphants !

Nicolas KOREICHO – Novembre 2005 – Institut Français de Psychanalyse©

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Zascandyl

Diane D. – Septembre 2005

Zascandyl, c’est là où tout commence et tout finit.
C’est l’histoire d’un amour passé dans lequel est conservé la plus pure substance de moi-même, ma vie conservée intacte.
S’il existe un avant la chute originelle, c’est avant la mort de Zascandyl.
Je devais avoir onze ans quand j’ai découvert ce cheval, oui je sais, un équidé, cela peut sembler désuet mais lorsque l’on ne connaît ni père ni mère, un cheval c’est un monde tout entier.
Zascandyl aura été mon pégase dont les ailes me portèrent au-dessus de tout ce qui, par ma condition, étouffait mon regard assoiffé de lumière. Il me semble que je suis née de ses crins d’or.
Le bourricot a grandi dans les montagnes de Saragosse, et pour des raisons climatiques, n’a justement pas beaucoup grandi. Etalon, petites pattes, gros ventre, l’œil opiacé et des crins jusqu’au milieu de l’encolure ; buisson de terre et de paille séché par le vent.
Un nom impossible à prononcer, Zascandyl de Anciles, un véritable mantra que je répétais comme le nom de la salvation.
Mère et père respectivement allemande et français, né en Espagne ; un apatride orphelin, nous étions prédestinés.
Il avance doucement son museau vers moi, souvent. Il me renifle, mais reste cependant immobile et balance sa tête, dédaigneux. Moi aussi je le renifle, et ce contact primaire m’emplit pour toujours de la chaleur dont je manquais.
Lorsque Zascandyl avait peur de quelque chose, je mettais mes mains sur ses yeux, ses yeux globuleux pour le lui cacher et il se rassurait. Nous étions là l’un pour l’autre et avions instaurés une sorte de dialectique où nous n’avions pas même besoin de communiquer, nous étions faits de la même substance. J’ai percé son regard, et le moindre frémissement d’une oreille me le révèle jusqu’au plus profond de son âme.
Oh le nombre de fois que je me suis échappée la nuit pour aller le rejoindre, et me suis blottie pour dormir entre les pattes de mon géant. Il n’a jamais bougé d’un millimètre pendant mon sommeil.
A force d’entraînements quotidiens il devint beau, très beau, sculpté à la limite de l’hellénisme. Le buisson de terre et de paille se fit buisson ardent, vecteur de ma propre révélation.
Parfois nous partions en forêt sans autre attache que la confiance et la reconnaissance mutuelle.
Un claquement de langue et il entamait son trot saccadé, inconfortable, tandis que j’appréciais à distance une plante chlorophyllienne traversée par un rayon de soleil qui en ressortait teinté de sa couleur, et en révélait les fines nervures internes ; alchimie des éléments offrant une vision du sublime inhérent aux phénomènes.
J’étais Artémis, et je conduisais ma monture au point d’eau. Il y avait en effet dans la forêt que nous avions coutume de visiter, une rivière où coulait de l’eau fraîche et musicale.
Sur le fond reposent de gros galets lisses qui, lorsque le courant les caresse, produisent une petite musique. Mon esprit s’y arrête, et Zascandyl aussi ; il sait ces choses là.
C’est un endroit relativement caché par de grands arbres, avec juste une lame de lumière qui vient solidifier la fumée qui s’en dégage par temps humides.
Zascandyl est parti, il est mort très tôt, me laissant de nouveau orpheline. J’ai eu peur que mon fidèle ami n’eut été qu’un songe.
Si son amour était vrai, il ne fallait pas qu’il meure.
La contradiction métaphysique qui réside entre l’amour, la présence d’une personne et sa disparition radicale est tellement forte qu’elle en devient paradoxe ; paradoxe insoutenable que l’on préfère nier la qualité même de l’amour échangé plutôt que d’admettre son annihilation.
J’ai du mal à fixer mon souvenir, ses traits son désormais fuyants. Ils m’ont pourtant tellement hanté. Parfois je le renifle encore, mais c’est le goût de l’eau salée sur mes joues qui me rappelle à moi.
L’éternelle âme enfant que je suis pleure toujours à ton évocation, elle a pleuré de son sang.
Je n’ai plus jamais réussi à dire je t’aime, de te ne l’avoir jamais dit, car tu n’étais qu’un cheval.
Je t’aime, j’ai mal, j’oublie. J’ai mal car j’oublie. J’oublie qui nous étions, deux gosses tournés vers l’avenir, et tu as désormais ce statut inatteignable que prennent les nobles défunts.
Je l’ai déjà oublié, mais il ne peut m’en tenir rigueur, parce que je n’ai pas le temps de m’en souvenir ; je me suis levée et j’ai marché.

Peut-être n’y a-t-il pas d’Age Nouveau de la promesse, peut-être n’y a-t-il ni Eden ni nouveau règne à venir.
Mais l’amour, la mémoire, la nostalgie, la parole, l’érotisme sont des réalités. Elles savent ensuite se faire idéelles, et on les promeut parfois au rang d’idéaux.
Tous ces éléments sont rassemblés dans l’histoire de Zascandyl, pourtant ce qui y prévaut, c’est l’espoir.
L’espoir, c’est tout simplement l’ouverture à la modernité de l’existence, c’est-à-dire à son perpétuel progrès, qui rompt sans cesse avec les représentations passées.
L’idéaliste chérit l’amour, la mémoire, la nostalgie, l’érotisme, mais ce sont ses idéaux d’espérance, non point des attachements négatifs au passé.
Il n’est pas celui qui dénie les souffrances passées, et s’infantilise dans un monde imaginaire, bien au contraire.
L’idéaliste sait reconnaître ce qui fut, il sait pleurer ce qui n’est plus. Il n’est point nauséeux devant ses racines. Il ne saurait néanmoins être passéiste, car il assume ensuite son constat dans le présent. Il se lève et marche, sourit même.
L’idéaliste est résolument moderne.

Diane D. – Septembre 2005 – Institut Français de Psychanalyse©

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