Guy Decroix – Janvier 2022
Du fœtus, on connaissait la morphologie, c’est-à-dire les résultats des observations post-mortem, la physiologie était ignorée et le domaine relationnel impensable. Alexandre Minkoswski évoquait « l’ignorance du fœtus et du nouveau-né jusqu’au milieu du 20e siècle ».
Les progrès des domaines biomédicaux (biochimie des hormones, immunologie, imageries médicales, explorations intra-utérines) ont contribué au développement d’une discipline, la fœtologie. Cette orientation a pris chez certains psychanalystes tel Bernard This une importance telle, à travers les perceptions somato-sensorielles et psycho-sensorielles du fœtus pendant l’accouchement haptonomique (science du toucher et de l’affectivité, pratiquée par Frans Veldman) qu’elle est devenue une véritable « fête au logis ».
Mais que savait-on avant cette révolution sur le développement fœtal dans l’espèce humaine ? Quels en furent les grands schémas représentatifs ?
Minkowski repère, sans les expliciter, trois phases dans l’histoire de la connaissance du fœtus et du nouveau-né, et précise que deux ont pu exister.
– Une phase mystérieuse où le fœtus n’a d’existence qu’imaginaire, voire magique. C’est la conception qui aurait prévalue tout au long de l’antiquité.
– Une phase artistique, religieuse et mystique au cours de laquelle fœtus et nouveau nés sont « représentés » mais non inclus dans une observation médicale. Ces représentations seront idéalisées durant le Moyen-âge et la Renaissance.
La peinture chrétienne au Moyen Âge figure des vierges enceintes avec un « bébé Jésus » à genoux dans le ventre de sa mère, en prière, paré de son auréole et d’habits somptueux !
La nativité du 14e siècle peinte par Giotto présente un nouveau-né emmailloté telle une momie dans des bandelettes, à fin de rectification des membres et de lutte contre l’animalité, et qui tient sa tête en souriant. Chacun sait que l’hypotonie musculaire ne permettrait pas une telle position de la tête.
– Enfin une phase récente amorcée à la fin du 19e siècle et qui sera le théâtre en quelques années d’une véritable explosion scientifique.
En 1964 seulement, au congrès d’obstétrique de Monaco, Philippe Edelman présente les premières images d’un fœtus dans l’utérus. Cette échotomographie venait heurter nos représentations. Au bébé « auréolé » d’hier succédait un bébé suçant son pouce in utero lorsque la mère est fatiguée.
Mais revenons sur quelques représentations historiques, quelques modèles, idées forces, aphorismes, préjugés relatifs à la formation du fœtus et à son comportement.
1. L’origine et la formation du fœtus
Pour Hippocrate, le fœtus se forme à partir du sperme transformé en sang blanc coagulé au sang menstruel de la femme. L’embryon se nourrira de sang au cours de la grossesse expliquant l’absence de règles pendant cette période.
Pendant plus de vingt siècles, la conception du fœtus aura reposé sur deux systèmes de pensée fonctionnant en parallèle : le système épigéniste et le système préformiste.
Dans le système épigéniste, à chaque génération les deux parents participent à la fabrication du fœtus par apport et mélange de chaque semence particulière dans la matrice. Ce système de la double semence dite séminisme sera de type égalitaire chez Empédocle et Hippocrate et phallocentrique chez Aristote et Galien. Ainsi chez Aristote, la semence paternelle apporte l’idée, le principe efficient qui engendre la forme, tandis que la mère par le sang menstruel fournit la matière à l’embryon. Pour Galien, la semence femelle produite par les « testicules féminins », moins chaude et plus humide que la semence male jouera un moindre rôle dans la fabrication du fœtus.
Cette représentation conduira dans un mythe binaire à situer la mère et par extension la femme sur le versant liquide et extérieur (mer et mère ont le même signifiant) et l’homme sur le versant sec et extérieur. Opportunité d’offrir un soubassement aux valeurs traditionnelles dévolues aux femmes sous la règle des trois K : Kinder, Kuche, Kirche (enfant, cuisine, église) selon Schopenhauer (Bernard This, neuf mois dans la vie d’un homme). Une répartition des pathologies pourrait s’inspirer de ce mythe, situant la femme du coté de la souffrance et du masochisme et l’homme s’illustrant dans le sadisme.
Le système préformiste émerge à la fin du 17e avec les découvertes de De Graaf et Leeuwenhoek. Un seul parent désormais va fournir le principe essentiel de la génération.
Le fœtus préexiste soit dans l’ovule (École des ovistes) fœtus unique s’il est mâle, fœtus contenant tous ses descendants emboités les uns dans les autres, s’il est femelle, soit dans le spermatozoïde (École des spermatistes ou animalculistes). Cette dernière École est elle même partagée pour expliquer la provenance d’un embryon préformé sur un mode emboité (emboitementalistes) à la manière des poupées russes remontant jusqu’à Adam ou sur un mode disséminé (disséminationnistes).
La palme de l’imagination revient à Hartsoecker qui en 1694 dans son Essai de Dioptrique présente un petit homme accroupi, entièrement formé, les membres repliés en position fœtale, au crâne démesuré où figure en bonne place la fontanelle bregmatique !
Leeuwenhoek distinguera des « animalcules mâles » et des « animalcules femelles » !
Une remarquable convergence peut s’établir entre ces représentations de scientifiques du 17ème siècle et les productions d’enfants de l’école primaire qui dessinent des spermatozoïdes sous forme de têtard à apparence humaine contenant le futur bébé. Sorte d’ontogenèse récapitulant la phylogenèse historique…
Woody Allen dans Tout ce que vous avez voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (1972) reprendra sous une forme humoristique ce type de représentations, de projections de type animiste dans les gamètes personnalisées.
L’hypothèse de Françoise Héritier rappelée au fil de ses travaux (Masculin, féminin) entre en écho avec le système préformiste des spermatistes. L’anthropologue repère que partout le masculin est considéré comme supérieur au féminin et qu’en matière de fécondation les hommes sont au principe de la vie et mettent les enfants dans le ventre des femmes réduites à leur utérus Cette « logique » universelle s’impose du constat que seules les femmes peuvent engendrer et de surcroit des deux sexes mais que toute grossesse nécessite un coït signifiant que la fécondation vient du mâle.
L’expression « l’ovule est fécondée par le spermatozoïde » renforce l’idée scientifiquement erronée de la passivité de l’ovule.
2. La détermination du sexe
Découverte seulement à la naissance, cette détermination énigmatique aura intrigué de tout temps et généré bien des explications à caractère déterministe.
La théorie du mélange des semences (séminisme) soutient chez Hippocrate que « la semence la plus vertueuse (celle du mâle) et la plus copieuse donnera le sexe à l’enfant ».
La température intra-utérine génère des mâles chez Empédocle si celle-ci est plus élevée.
Enfin les écoles hippocratiques et galéniques complètent leur système par une localisation des mâles et des femelles dans la procréation : « Les garçons à droite, les filles à gauche » ! Ainsi, la semence émise par le testicule droit engendre les garçons et celle émise par le gauche, les filles. Les fœtus mâles se développent généralement dans la matrice droite qui est plus chaude que la gauche (sinistre)…
De nombreuses pratiques médicales s’appuieront sur cette « théorie de la « répartition anatomique binaire » pour proposer l’engendrement des garçons, chez la femme en s’allongeant sur le flanc droit pendant l’acte sexuel pour attirer la semence, chez l’homme par ligature ou ablation du testicule gauche. Enfin un type de régime alimentaire (testicules de boucs rôtis…) prescrit médicalement pour procréer des mâles sévira au moins jusqu’au 19e siècle. Une certaine presse actuelle fait ressurgir ce type de préoccupations.
3. L’image et le comportement du fœtus
Comment se comporte le fœtus dans cette « antique terre natale du petit homme », ce lieu « où chacun a séjourné une fois et d’abord » écrivait Freud ?
Une fois encore, faute d’investigations scientifiques les représentations les plus fantastiques verront le jour.
Les ouvrages médicaux exposent deux types de représentations du fœtus, dormant ou en apesanteur ayant pour point commun d’être un enfant achevé à terme.
Le fœtus en apesanteur
Dans les représentations iconographiques du 11e au 16e siècle dont le modèle est celui de Rösslin dans son manuel d’obstétrique, le fœtus est un petit homme achevé au corps d’adulte, parfaitement constitué, flottant en apesanteur dans une matrice volumineuse, visiblement trop vaste pour lui, en forme de poire, de goulot renversé et s’essayant à diverses positions gymniques et autres exercices acrobatiques. Cette représentation ne semble pas avoir évoluée depuis Soranus d’Éphèse.
Des travaux rapportés par Danielle Rapoport (Corps de mère, corps d’enfants) sur des dessins de corps d’enfants imaginés pendant la grossesse chez des femmes enceintes de quelques mois, rendent compte d’une incapacité à représenter le fœtus tel qu’il existe réellement, mais tel qu’il sera le jour de sa naissance. Quel que soit son âge fœtal et quel que soit la formation éventuellement médicale de la femme, il est pourvu d’un sexe, de phanères et de divers signes d’investissement affectif… C’est l’enfant du rêve et ajoutons avec Lagache que « La relation mère-enfant n’attend pas l’accouchement pour exister ». Là encore peut-on avancer que ces projections individuelles et actuelles, « une certaine ontogenèse » récapitulerait une série de représentations médicales et historiques ?
Curieusement le tableau de Joan Miro « Trois bleus » illustrerait cette chambre utérine sans haut sans bas où flottent des formes embryonnaires en état d’apesanteur (« Ce sont mes œuvres qui sont à l’état d’embryon répulsives et incompréhensif comme des fœtus »).
Le fœtus dormant
La pensée populaire et la tradition médicale depuis Hippocrate semblent imaginer le fœtus de la même manière : à l’abri, bien au chaud, recevant du sein maternel « gite et couvert », recroquevillé, pelotonné, assis tout au fond de son trou, dans l’obscurité et l’attente, dans un profond sommeil. Dans l’obscurité de la « nuit utérine » il attend sa maturation soit à l’image d’un fruit, métaphore de l’arbre et du fruit, soit à l’image d’une pate à pain, métaphore du four et du pain où le ventre maternel assure la cuisson de l’enfant. Le prématuré était alors un « fœtus pas cuit ». F. Héritier rapporte que les enfants albinos Samos de haute Volta sont considérés comme des enfants trop cuits.
La question de l’enfant endormi est une croyance raged qui persiste pour l’Islam et en particulier au Maghreb quand une femme stérile évoque le sommeil de son enfant imaginaire pour échapper à la répudiation. Selon cette croyance, la croissance du fœtus est arrêtée par magie et peut reprendre dans les cinq ans ! Le film L’enfant endormi de Yasmine Kassari illustre parfaitement cette croyance.
A noter que dans la bible les femmes qui présentent la plus longue infécondité (Sarah femme d’Abraham et mère d’Isaac, Rebecca femme d’Isaac enfantera les jumeaux Ésaü et Jacob, Rachel femme de Jacob et mère de Josef.) produisent les hommes les plus illustres des générations, comme si cet « objet » devait maturer…
Pour Jacques Lacan, l’enfant sort du ventre maternel en tant qu’objet inconscient, objet du désir incestueux de la mère d’avoir un enfant du père, enfant interdit. La femme doit faire vœu d’enfant pour avoir cet enfant et quand il ne vient pas, ce vœu, ce désir ne serait pas formulé au bon lieu. Attendre un enfant serait attendre le surgissement de son objet dans le réel qu’elle pourra couver.
« C’est moi qui ai fait ça » peut dire la jeune mère primipare comme si elle ne croyait pas que l’objet de son désir soit réalisable. Cet enfant est en quelque sorte toujours inespéré. Le Christianisme exploitera cette dimension avec l’Enfant divin.
4. Des obstacles à la recherche scientifique
De nombreux obstacles ont pu freiner l’investigation scientifique et les recherches embryologiques, pré et post natales :
– La grande mortalité infantile d’autrefois générera une résistance certaine.
Comment accorder un intérêt scientifique dans ce contexte de viabilité aussi précaire à des enfants qui meurent presque aussi vite qu’ils naissent quels que soient l’époque et le lieu ?
– Les représentations historiques du petit de l’homme dans la société s’expriment toutes par une insuffisance, un manque par rapport à l’adulte, une faiblesse créatrice d’images négatives à l’origine des statuts d’enfant essentiellement « tube digestif ». Le vocabulaire en usage pour désigner le premier âge rend compte de ce statut : « nourrisson » qui explicite la relation unique à l’aliment, « poupard » référant à la poupe (mamelle), infans privé de langage.
E. Badinter repère la seconde moitié du 18e siècle comme période de modification de l’image sociale du nourrisson, perçu désormais comme un être unique, qui accèdera au statut de personne pour Martino s’inspirant des travaux de Spitz, de Bowlby et de Lebovici. Dans cette perspective, certains s’interrogeront sur le fœtus en tant que personne.
– Une absence de technologie performante (Échotomographie) a pu freiner certaines investigations scientifiques. Cependant, l’histoire des sciences nous persuaderait qu’observation et technique ne suffissent pas aux découvertes et que l’acceptation d’un idée nouvelle révolutionnaire se heurte à une résistance. Il aura fallu près d’un siècle pour que le microscope contribue à un progrès scientifique dans la découverte scientifique.
La pratique de l’échographie poserait une série de questions à explorer :
– Versant échographiste, comment comprendre le ravissement du médecin s’appesantissant sur les images, sur l’exploration du ventre de sa patiente tel un scaphandrier dans le corps de la mère (de sa propre mère ? de la mer intérieure ?) en proie plus ou moins fascinante à la vision de la scène primitive ?
– Versant mère, dans quelle mesure l’échographie ne provoque-t-elle pas pour partie une IVF – Interruption Volontaire de Fantasmes – (Corps de mères, corps d’enfants) par infractions de ces nouvelles informations objectives à métaboliser psychiquement ?
Tous ces obstacles mériteraient un long développement, mais nous nous attarderons à deux obstacles psychiques plus ou moins pérennes : les représentations du contenant, le ventre et l’utérus, et du contenu proprement dit, l’enfant comme bourgeon de la mère.
a. Le contenant du fœtus : le ventre et l’utérus
Freud en son temps avait déjà repéré que la consonance sexuelle de la représentation de cette première demeure matricielle et archaïque allait conduire à un interdit.
Mais revisitons quelques étapes historiques.
Dans l’ancienne médecine l’organisme humain est conçu comme un emboitement de cavités ou ventres : Trois ventres cardinaux, le crâne-ventre supérieur d’où l’expression « Savoir ce qu’il a dans le ventre », le thorax-ventre moyen exprimant l’idée « d’avoir du cœur au ventre », l’abdomen (ventre inférieur) contenant de nombreux petits ventres (ventricules du cerveau, du cœur, de l’estomac) et d’alvéoles (de la dent, des poumons).
Dans la vision métaphysique de Platon (Le Timée) chacun des trois ventres est occupé par une âme : l’âme de la pensée dans la tête, l’âme guerrière du thorax, le thumos, l’âme des instincts et de la nourriture dans l’abdomen, « une bête fauve enragée ».
Le ventre (de venter : cavité ou encore de venturus : ce qui est à venir) de la femme enceinte ou non n’est pas un territoire anatomiquement neutre car il est conçu comme une représentation en creux, en intériorité et infériorisé du système génital masculin présenté comme l’archétype.
Cette image de la femme « homme manqué » dotée de « testicules féminins » aura occulté jusqu’au 17e siècle le regard des savants sur ce corps. Ce corps fait peur car il exprime à la fois le secret et la sécrétion.
La dissection, source de connaissances sur le corps et le contenu du ventre étaient d’autant moins possible que contrairement aux hommes, les femmes condamnées pour hérésie étaient brulées en qualité de sorcières. Dans ces conditions, le ventre des femmes aura été l’objet de mystères, de fantasmes démesurés, d’inquiétantes étrangetés à l’articulation du pur et de l’impur, de la vie de la mort, de l’éprouvé du plein et du vide, autant d’éléments de nature à leur tour à rejeter tout type d’investigation.
Cette horreur du sexe féminin s’exprime chez Freud dans le rêve (L’injection faite à Irma). Freud en relation épistolaire avec Fliess et ses recherches sur « le sexe de la femme et les cornets du nez » observe le fond de la gorge de sa patiente Irma et aperçoit le gouffre du sexe féminin dans une vision d’horreur !
Historiquement ce ventre peut apparaître sous différents aspects : magique, démoniaque, fantasmatique faisant de la femme une figure inquiétante par sa capacité d’enfanter de surcroit des enfants des deux sexes, et par sa spélonque génitale lieu de monstres castrateurs.
La dangerosité et la culpabilité de la femme pour l’homme prennent origine dans le mythe de Pandore puis sera relayé par les figures de Lilith et d’Ève dans la religion judéo-chrétienne :
– C’est un territoire magique ou véritable laboratoire alchimique par la transformation des aliments d’une part et la formation et le façonnage des bébés engendrés par quelques gouttes de sperme d’autre part. Platon (Le Timée) distinguera deux appartements dans la matrice : un « ventre appartement » à droite et chaud pour les garçons, à gauche et froid pour les filles.
Les médecins du moyen-âge dichotomisent toujours les deux fonctions du ventre valorisés de manière opposée : Le « bon ventre » de la gestation (paradis perdu) et le « mauvais ventre » de la digestion (l’enfer, lieu de la perte d’identité car de la dissolution et des vapeurs). Ces deux fonctions apparaissent en miroir avec une prévalence pour la digestion (stade oral ?)
Le ventre par excellence est le ventre féminin qui est soumis à l’alternance de la cavité (ventre vide) et du plein (ventre repu) et dont la destinée est l’expulsion de son contenu (aliments ou fœtus).
La médecine traditionnelle présente un « ventre-four » (lieu de la coction) où la graine mise dans cette cavité gonfle comme dans un four et engendre au bout de neuf mois, l’enfant suffisamment cuit qui force la porte du four. L’enfant dans cette conception est à l’origine de sa propre naissance et l’image idéale qui se dégage est celle d’un enfant joufflu, rose c’est-à-dire cuit à point (Jacques Gélis). Le placenta est alors le résidu du four ou « gâteau » de « plaçous » pour les praticiens et de « tarte, galette, secondines » pour les matrones et l’opinion publique. Ce ventre peut être encore un « crapaud » en relation avec le monde chtonien à l’inépuisable fécondité, un « verger » d’où tombera le fruit mûr sous les gesticulations ordonnées par les matrones, enfin un « vivier » où l’enfant est vécu comme un poisson baignant dans un liquide.
La perte de sang évoquant une blessure fait de la femme le lieu du secret, de la sécrétion, et de la crainte, pour tous les hommes (Bruno Bettelheim). Ces menstruations vécues comme impures l’excluront de certains lieux (le saloir où la viande risque de tourner).
Enfin lieu du plaisir questionnant et démesuré pour l’homme d’où la demande de réponse de Tirésias dans le diffèrent Zeus-Héra.
A noter que ce lieu énigmatique, originel (d’où je viens) interpelle l’enfant qui s’exprime pour les petites filles essentiellement par l’exploration des sacs de leur mère en vidant puis restituant les contenus : expression de l’alternance pour l’objet creux du vidage et du remplissage.
– C’est un territoire démoniaque d’où tout peut sortir : crustacés, loir, fille à tête de moule… (Ambroise Paré) mais aussi où tout peut entrer par la béance du corps de la femme. C’est ainsi que l’eau et l’air peuvent être des vecteurs de fécondation spontanée en référence à la théorie antique de la panspermie. La fumigation, prescription médicale couramment et longuement pratiquée, s’inscrit dans cette conception et renforce cette croyance.
A remarquer que dans les représentations enfantines le bébé peut sortir par l’anus illustrant les Transpositions pulsionnelles en particulier dans l’érotisme anal (Freud 1917). Ainsi, les objets pulsionnels : anal, cadeau, argent, phallus, enfant sont des équivalents symboliques.
Tous ces objets qui se détachent du corps, des fèces à l’enfant apparaissent précieux et plus ou moins angoissants par peur de la perte. La femme doit donc expulser de son ventre, un objet partiel phallique, un objet anal d’un éclat phallique particulier (l’ »agalma » pour Jacques Lacan).
Mélanie Klein pointera que pour l’enfant le ventre maternel est supposé contenir du lait, le pénis du père et des enfants conçus sous forme d’excréments.
– Enfin c’est un territoire fantastique :fantastique par son pouvoir de destruction, ventre « gaster » siège de la dissolution, de l’enfer, par opposition au ventre gestation paradisiaque, par son pouvoir de captation tentaculaire de la semence masculine, par cette matrice représentée velue intérieurement, à l’image de l’utérus de truie disséquée et présentant de nombreuses villosités (Histoire de femme, Duby et Clapisch-Zuber).
Nombre de mythes et de théories s’enracineront dans ce « continent noir » de la sexualité de Freud :
– Le Mythe du vagin denté :
« De conin qui signifiait lapin en vieux français mais désignait également le sexe féminin ne demeure que le con. On a remplacé lapin par chatte. Le sexe est devenu carnivore » (Roland Topor).
Au-delà de cet humour, Vagina dentata demeure un mythe quasi universel où le vagin (qui possède déjà des lèvres) de certaines femmes serait pourvu de dents destinées à freiner les ardeurs du partenaire sexuel.
Toutes ces représentations fantasmatiques et terrifiantes trouveront leur expression dans la poésie de Rimbaud, La venus Anadyomène, de Baudelaire, Les métamorphoses du vampire ou encore dans la nouvelle Bérénice d’Edgar Poe où le narrateur est obsédé par les dents de sa cousine qui seront extraites à la fin de la nouvelle (symbole de castration pour le narrateur). Élisabeth Badinter rapporte dans X Y de l’identité masculine cette hantise de la dévoration du pénis dans certaines légendes d’Inde entre autres « Les hommes avaient tellement peur de d’effleurer les femmes qu’ils l’offraient, pour la première nuit à un autre, de peur de se faire mordre. Un sexe de femme, des crocs de bêtes ».
Freud aura fait de la méduse la représentation symbolique du sexe de la femme jetant l’effroi de la castration du fascinus romain (phallos grec), de la pétrification devant l’angoisse insoutenable et Jacques Lacan établira une corrélation entre le vagin denté et la femme castratrice.
– Théorie de la migration utérine :
Cet utérus matrice de la vie est conçu par Hippocrate comme un organe autonome, voyageur dans le corps de la femme, véritable animal dans un autre animal« quaerens quem devoret », doué d’une avidité de semence mâle. Il aura servi de parangon explicatif de la névrose hystérique exclusivement féminine (utérus, « hystéro ») jusqu’à Freud et Breuer.
Étrangement cette « migration » fantasmatique d’un placenta, organe avide d’enfant entre en résonance aujourd’hui avec les attentes du gynécologue sous observation échographique d’un « déplacement de l’utérus » vers une position haute évitant une césarienne.
Cet utérus invisible comme tous les organes génitaux internes de la femme participe d’un corps féminin mystérieux et inachevé en référence au corps masculin jusqu’au 18e siècle.
C’est une véritable rupture épistémologique qu’opère Freud en abandonnant la référence anatomique de l’utérus comme organe assujettissant la femme à son corps pour repérer dans les symptômes organiques l’expression de la trace d’un traumatisme inconscient et d’une parole tue. Il écrit cette thèse en français en 1893 dans Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques : « J’affirme que la lésion des paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du système nerveux puisque l’hystérie se comporte dans les paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie n’existait pas ou comme si elle en avait nulle connaissance ».
La cause s’avère psychique dans cette conversion hystérique. Le corps interpellé n’est plus le corps organique de la médecine mais un corps pulsionnel, libidinal, de jouissance. On assiste alors à une « décorporéification » de l’hystérie, à un nouveau statut du corps en mettant au jour une anatomie imaginaire, un corps subjectif, intériorisé, représenté. L’expérience de division, de dédoublement change radicalement de registre. C’est entre le visible et l’invisible, le soi subjectif et le soi objectif, le corps et la conscience, la nature et la personne que passait l’expérience de division. Désormais, c’est au sein de l’invisible, du subjectif, de la conscience, du sujet que s’opère cette division.
La psychanalyse permettra d’accéder à cette part refoulée d’un traumatisme lié à la sexualité qui œuvre comme destin tant que le sujet ne parvient pas à l’interpréter.
Jusqu’au 18e siècle la doxa voulait que toute femme violée qui tombait enceinte avait été consentante, désirante et jouissante. En d’autres termes étaient articulées procréation et jouissance.
Quel rapport existerait-il aujourd’hui encore entre hystérie et utérus ? L’expression de « fureurs utérines » fut utilisée jusqu’au 19e siècle et en cette période pour contrecarrer ce sexe incontrôlable et pour limiter le plaisir de la femme on pratiquera l’excision en France et en Europe ! Pour Freud qui va conceptualiser le travail de Breuer, l’hystérique est un être qui souffre non pas de perte de mémoire mais de réminiscences, c’est-à-dire de souvenirs inconscients auquel le sujet n’a pas accès mais qui restent inscrits dans le corps. La référence au corps et à l’utérus demeurent dans certains milieux.
Ainsi, on attribuera à Anna O (mythe fondateur de la psychanalyse dans Études sur l’Hystérie) l’invention de la psychanalyse par talking cure, cure par la parole, et chimney sweeping, ramonage de cheminée ou cure cathartique. Anna O souffre de troubles corporels, de la vision, du langage. Ses symptômes disparaitront après réminiscences et évocation de souvenirs sous hypnose ; ses troubles étaient sans cause organique, sans relation avec la sexualité mais des symboles d’événements traumatiques. Ainsi avoir vu sous hypnose « Sa dame de compagnie anglaise qu’elle n’aimait pas (…) faire boire son petit chien, une sale bête, dans un verre » fit disparaitre l’hydrophobie à son réveil, de même que les troubles visuels disparaitront en nommant un évènement ancien : Au chevet de son père mourant, Anna O tente mais en vain de retenir ses larmes pour épargner son père. Sa vision devient floue. Ce symptôme disparaitra par nomination de cet événement.
– Théorie du ventre comme siège de l’inconscient :
« Je suis obligé d’affirmer que vous êtes un superbe analyste qui a saisi l’essence de la chose sans plus pouvoir la perdre » (Écrit de Freud à Groddeck, 1917).
Pour Didier Anzieu l’utérus maternel, contenant anatomique du fœtus, offre l’esquisse d’un contenant psychique et le ventre de la mère est à usage de pare-excitation, d’où le désir de retour dans ce territoire paradisiaque.
Georg Groddeck, psychanalyste auteur du livre du ça et fondateur de sa célèbre clinique de Baden-Baden qu’il baptisait son « satanarium » ressuscite et réhabilite 24 siècles après Platon l’âme de ce ventre matrice pour en faire un héros positif (Du ventre humain et de son âme).
Pour Groddeck le ventre est le lieu de l’inconscient. Il interroge l’influence sur le corps de cette âme dans le ventre. Est-ce que les instincts franchiront le diaphragme organe de la respiration pour accéder à la tête ?
Il note que les enfants ne dessinent jamais le diaphragme comme si aucune frontière n’existait entre le conscient rationnel et l’inconscient irrationnel, entre le propre et le sale.
Des études récentes viennent en écho aux expressions populaires « avoir le ventre noué… se faire de la bile » et aux hypothèses de Groddeck en repérant les interactions intestin (nommé deuxième cerveau) – cerveau. Des macrobiotes intestinaux participent à la communication intestin-cerveau et influenceraient le fonctionnement cérébral.
Pour Groddeck, le langage du ventre apparait entre autres dans la constipation, expression d’une angoisse (dans une partie de son étymologie « resserrement ») où le sujet ne peut se délester des secrets de son intimité et des rides, expression des soucis du ventre à l’instar des rides frontales.
Pour Groddeck le corps ne « parle pas ». Le symptôme somatique seul est moyen d’expression. Le ça s’exprime par images et non par signifiants. Un calcul rénal ne s’interprète pas comme un mauvais calcul stratégique mais signale par son évacuation le désir du ça de connaitre les sensations de l’accouchement.
« Le ça ignore tout de la logique linguistique » (G. Groddeck, L’arc 78, 1980).
Enfin l’auteur souligne dans le livre du ça que les hommes également présentent des troubles somatiques, en rapport avec des préoccupations inconscientes concernant une grossesse souhaitée, redoutée, imaginée. La psychopathologie nous rappelle les effets de la grossesse dans la sphère digestive de l’époux d’une femme enceinte : prise de poids, constipation, vomissements, problèmes dentaires, orgelet dit « compère loriot ».
Ces manifestations illustrent que l’hystérique, homme ou femme, pose la même question concernant la procréation : Qui suis-je ?
Jacques Lacan aura quant à lui cette formule : « L’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner ».
b. Le contenu : Le fœtus et ses annexes
Après le ventre et l’utérus, un second obstacle psychologique à l’investigation scientifique se porte sur le contenu, à savoir le fœtus comme bourgeon de la mère et le placenta évacué car trop lié à la mort.
Quelques éléments physiologiques et regard psychanalytique :
– L’unité fœto-placentaire se différencie progressivement en embryon (futur fœtus) et en trophoblaste (futur placenta et annexes embryonnaires).
– L’accouchement (« mise sur la couche ») est l’acte d’excorporation de l’enfant par viviparité. La mère doit se séparer non de son enfant mais de cette unité-œuf fait de l’enfant et de son contenant, les secondines (qui arrivent en second : placenta, liquide amniotique, membranes et cordon ombilical).
– La naissance est cet acte de séparation de l’enfant avec le contenant, cette partie de lui-même. L’enfant n’est pas séparé de sa mère mais de son placenta. Ainsi, l’embryon est destiné à vivre au prix d’une perte fondatrice, celle de son placenta (compagnon des profondeurs pour Bernard This), son double pour l’Afrique et de ses membranes constituant un espace non seulement physiologique mais psychique contenant les premiers éprouvés sensoriels.
Cette « décontenance » à la naissance serait la source de l’angoisse originelle pour Lacan, une part de moi-même, de cet objet perdu à jamais sans retour possible s’impose pour que je vive. Une distinction s’opère entre la vie et la mort qui n’est pas à la fin mais au début de la vie.
L’angoisse de séparation (coupure entre l’extérieur et l’intérieur) de l’enfant ne porte pas sur la mère mais sur les annexes embryonnaires dont le placenta prototype de « l’objet a ».
Cette théorie Lacanienne s’oppose à Freud (Inhibition, symptôme et angoisse, 1926) pour qui l’angoisse de la naissance est de nature phylogénétique. Plus précisément cet « objet a » serait source d’angoisse pas tant par sa capacité à être perdu comme les objets partiels catégorisés par Freud (sein, phallus, enfant) que par sa possibilité à être partagé.
Ainsi le placenta est occulté d’autant plus que non vu par la mère en position horizontale lors de l’accouchement, voire refoulé à la naissance.
Pour Jacques Lacan, devenir humain nécessite de passer par l’« hommelette » (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ») c’est-à-dire par la perte du placenta, premier objet primordial perdu, première séparation.
De cette première béance naitra le désir, le premier signifiant prélude des suivants, la naissance du sujet parlant qui porte le stigmate de son origine, le nombril.
Pour Bernard This, auteur de Naitre et sourire, l’embryon pour beaucoup de mères est vécu comme un prolongement du corps maternel où il se développe à partir de celui-ci, dans un fantasme unitaire. Cette conception où la mère « fait » un enfant, l’objet de sa production est validé par la souffrance engendrée au cours de l’accouchement et de l’amputation de cette chair de ma chair.
Ce fantasme unaire tiendrait au refus d’une considération du placenta vécu comme une barrière entre la mère et l’enfant et sans doute trop lié à cette mort nécessaire dès le début de la vie. Tant que ce placenta ne sera pas restitué à sa place de premier objet perdu de l’enfant, cette livre de chair dont la disparition assure la vie, la mère continuera à penser, à dire, à vivre la naissance comme une amputation d’elle-même, en dépit de toute réalité physiologique et perdurera « l’illusion fusion-confusion originelle dans une complémentarité parfaite ».
Sur des dessins de corps d’enfants imaginés pendant la grossesse (Corps de mère, corps d’enfant) le placenta est peu figuré, sinon comme un coussin fessier, voire inexistant même pour des femmes médecins enceintes et beaucoup de femmes sont étonnées de cet élément de la délivrance.
Denys Ribas, psychanalyste qui a écrit sur des enfants autistes, assimile avec une certaine pertinence dans l’émission Sans oser le demander sur France culture du 20/12/21, lie le placenta à l’objet transitionnel qui permettrait l’échange mère-enfant. Cet objet abandonné à la naissance sera repris dans d’autres registres éventuellement culturels.
Il semblerait que contrairement à d’autres civilisations pour qui le placenta est l’objet de rites, notre société actuelle n’enseigne pas le rôle cet objet fondamental, « ce reste qui doit disparaitre ».
« J’ai été accoucheur… l’orgasme est peu intéressant… tout le battage des géants de plume et de cinéma n’ont jamais pu mettre en valeur que deux ou trois petites secousses de croupions… le sperme fait son travail bien trop en douce, bien trop intime, tout nous échappe… l’accouchement, voilà qui vaut la peine d’être vu !… épié… au milli… » (Louis-Ferdinand Céline, Rigodon)
Guy Decroix – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©
Sources :
- Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Flammarion, 1980
- Élisabeth Badinter, XY de l’identité masculine, Flammarion, 1992
- John Bowlby, L’attachement, PUF, 1978
- Diane Ducret, La chair interdite, Albin Michel, 2014
- Jacques Gelis, L’arbre et le fruit, Fayard, 1984
- Georg Groddeck, Du ventre et de son âme, Nouvelle revue de psychanalyse, 1911
- Françoise Héritier, Masculin, féminin : La pensée de la différence, Odile Jacob 1996
- Christiane Klapisch-Zuber, Histoires de femmes en occident, le Moyen Age, Plon, 1992
- Serge Lebovici, Le nourrisson, la mère et le psychanalyste, Le Centurion, 1983
- Éliane Lecarme-Tabone, Simone de Beauvoir et Héléne Deutsch, L’Harmattan, 2011
- Les cahiers du nouveau-né, Corps de mères-corps d’enfants, Stock, 1983
- Bernard Martino, Le bébé est une personne, Balland, 1985
- Alexandre Minkoswski, L’art de naître, Odile Jacob, 1987
- Bernard This, L’aube des sens, Stock, 1982
- René Spitz, de la parole à la naissance, PUF, 1968
- René Spitz, Naitre et sourire, Flammarion, 1983
- René Spitz, Neuf mois dans la vie d’un homme, InterEdition, 1994
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