Georges Brassens
Postface : Nicolas Koreicho
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Mariage d’amour, mariage d’argent,
J’ai vu se marier toutes sortes de gens :
Des gens de basse source et des grands de la terre,
Des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires…
Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.
C’est dans un char à bœufs, s’il faut parler bien franc,
Poussé par les amis, tiré par les parents,
Que les vieux amoureux firent leurs épousailles
Après longtemps d’amour, longtemps de fiançailles.
Cortège nuptial hors de l’ordre courant,
La foule nous couvait d’un œil protubérant :
Nous étions contemplés par le monde futile
Qui n’avait jamais vu de noce de ce style.
Voici le vent qui souffle emportant, crève-cœur !
Le chapeau de mon père et les enfants de chœur…
Voici la pluie qui tombe en pesant bien ses gouttes,
Comme pour empêcher la noces, coûte que coûte.
Je n’oublierai jamais la mariée en pleurs
Berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs…
Moi, pour la consoler, moi, de toute ma morgue,
Sur mon harmonica jouant les grandes orgues.
Tous les garçons d’honneur, montrant le poing aux nues,
Criaient : « Par Jupiter, la noce continue ! »
Par les hommes décriés, par les dieux contrariés,
La noce continue et Vive la mariée !
Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.
Auteur : Georges Brassens 1972
Copyright : Universal Music Publishing Group
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Postface – Nicolas Koreicho
Un mariage et un enterrement.
Le poème sonne comme une union, en tout cas l’affirmation d’une union (devant Monsieur le Maire : Surmoi transcendant le sexe, du sieur et de la mère), mais aussi comme un deuil (après longtemps de fiançailles).
Il émane de ces vers une sorte d’ironie – de prétendus, de soi-disant –, si ce n’était l’emploi d’un ton plutôt doucereux qui la teinte d’une certaine amertume. Mais au fond, ces deux sentiments ne sont-ils pas parents ?
Si le texte est parsemé de vocables associés à la mort, à la déceptivité, son champ lexical ressortit d’une sémantique de courage, non seulement d’acceptation, mais d’actions de grâce et d’affirmation de soi. Le narrateur veut consoler, mettre en musique, invoquant les Dieux.
Gravité du ton, des images, originalité d’un cortège nimbé d’un style tout particulier, la marche nuptiale imprègne d’images surmoïques viriles et combattantes la curieuse cérémonie.
Le témoin semble se trouver confronté à une épreuve dont il va se sortir non seulement avec dignité, mais aussi dans une forme de résignation qui le fera être plus fort, dans le témoignage et le souvenir. L’idée de l’enfant de la consolation, « la mariée en pleurs berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs », s’inverse dans l’évocation qui suit et c’est le fils qui console la mère : « de toute ma morgue, sur mon harmonica jouant les grandes orgues ».
Qu’on ne s’y trompe pas. Car outre la perte des illusions du jeune homme sur la nature de certaines unions de cette terre, c’est la mort de l’enfance – de l’amour inconditionnel sans doute de la mère, de celui, négligeant sa personne peut-être du père – dont il synthétise le deuil.
Il faut compter sur la bonté répartissant cet amour qui finalement se dispense, différent de nature, sur les deux parents – sorte de résolution œdipienne –, certes épuisé par l’épreuve, mais y ayant gagné en générosité. En ce sens, ce poème est une réconciliation.
La conjugaison lucide en un mariage arrangé de la nécessité d’en prendre acte et de le célébrer subsume le chagrin, lequel va avec le renoncement amoureux lorsqu’il place le fils dans l’acceptation avec hauteur et consomption du faux semblant d’un couple sans idéal, certes, mais nonobstant d’un couple nanti en fin de compte d’une forme de bénédiction.
Ce texte est une ode à l’acceptation et au renoncement de l’amour que le jeune homme pouvait attendre, malgré tout, de lui-même et de la mère et du père, ce qu’il observe de bonne grâce.
NK
Le « renoncement » à l’amour de ses parents par le fils ne serait-il pas un bilan sévère ? De fait, cette noce inverse les rôles et fait du fils « les parents de ses parents » : par-dessus la frustration endurée, n’y a-t-il pas aussi là une preuve d’amour reçu ? Cet accomplissement héroïque ne fut rendu possible que par une filiation invisible et réussie…
Pas du tout d’accord avec vous.
Mon analyse est que cette chanson est née d’un traumatisme d’enfants et traité surtout de l’amour familial, luttant tant bien que mal contre la pauvreté. Point de deuil dans tout ça.
Le champ lexical :
Pauvreté « :
Mariage d’amour, mariage d’argent, » (quasi opposition)
« Des gens de basse source »
» Du jour de pauvre noce »
« C’est dans un char à bœufs, s’il faut parler bien franc,
Poussé par les amis, tiré par les parents »: même pas de cheval gracieux.
Le couplet suivant décrit l’aspect pathétique de ce mariage de vieux désargentés, source de honte pour l’auteur qui dédit un couplet aux spectateurs ébahis.
Cette magnifique chanson est un hommage à ses parents, probablement mariés sur le tard pour cause d’héritage et de succession, et une manière élégante de réhabiliter la dignité de ses Parents, victimes de leur pauvreté, de leur condition sociale. M. Brassens n’oubliera jamais cet événement malheureux, qui d’ordinaire se veut formel, compris par tous, heureux, joyeux, ensoleillé et opulent, et qui ne fut que pathétique. Reste que M. Brassens réhabilite ce mauvais souvenir , cette injustice, cet amour mal célébré sous le prisme de la simplicité, de l’amour inconditionnel, vrai, constant, durable et qui surmonte les difficultés qui se présentent à lui, ignorant l’œil étranger, scrutateur, « d’un œil protubérant ».
Une ode à la simplicité, à la résilience, à la liberté, à l’amour.
Eh bien si : le deuil de l’aisance, de la richesse peut-être, de parents dont le narrateur a pu penser qu’ils n’avaient pas fait leur travail, malgré eux, bien sûr, ce que pardonne le poète. C’est aussi l’hommage qu’il leur fait. Mais d’accord avec votre lecture sociologiste, qui ne contredit pas la nôtre, moins manifeste.