Vincent Caplier – Avril 2023
« Par le vide le cœur de l’Homme peut devenir la règle ou le miroir de soi-même et du monde, car possédant le Vide et s’identifiant au vide originel, l’Homme se trouve à la source des images et des formes. Il saisit le rythme de l’Espace et du Temps ; il maîtrise la loi de la transformation. »
François Cheng, Vide et plein, 1979
Pour Tadao Ando le béton armé symbolise un « rien » ou « néant » capable de sublimer l’étant qui prendrait le mur pour toile de fond. Pourtant, le cylindre qu’héberge désormais en son sein l’ancienne Bourse de Commerce est loin de s’inscrire en creux. Si pour l’architecte le mur accueille et accompagne le sentiment de la personne, sa force vitale tient de l’architecture hospitalière. Au cœur de l’édifice palimpseste de la Collection Pinault, le cercle offre une expérience spatiale en délimitant un nouvel espace circulaire qui vient s’emboîter dans l’existant. La nudité du matériau reste silencieuse là où s’exprime tout l’élan et les circonvolutions d’une nouvelle organisation de la rotonde devenue métaphore. Le ventre de l’enceinte, baigné de la lumière naturelle de la monumentale coupole, donne naissance à une muséologie qui rivalise en action avec les expositions du vide. L’illusion voudrait que l’attention se fixe sur le seul objet de l’institution mais ce qui est véritablement à l’œuvre ce sont les dialogues qui s’y instaurent.
Ouverture
Le 21 mai 2021 s’inaugure donc la place avec en son centre Le rapt des Sabines, une œuvre d’Urs Fischer. Le monument de cire, réplique exacte de la sculpture à la ligne serpentine de Giambologna, s’érige en ode à l’impermanence et à la destruction créatrice. La bougie géante, destinée à fondre au rythme de son exposition, incarne une forme de vanité de l’art contemporain. La statue éphémère trône en majesté sur cette scène, entre place à ciel ouvert et salle des pas perdus, ceinturée par le passage que génère la cohabitation des deux structures. Le monolithe circulaire, percé d’ouvertures, dessine un espace déambulatoire où dedans et dehors s’offrent à la confusion des sens.
Le lieu d’exposition performe[1] l’espace en livrant les interstices à l’existence d’un silence. Une hétérotopie faite de zones claires et d’ombres, de différences de niveaux et de contre-espaces à activer. L’organisation offre une présence fondamentale au vide comme trait spécifique au départ de toutes les utopies qui l’habitent. Elle relève l’absence et la représente dans un hors-champ comme une précarité à l’œuvre dans cette singulière indexation. Le geste inaugural de penser l’art contemporain s’identifie à un rapport qui revient sur le désir, la volonté et la subjectivité comme empreintes objectives de la pensée des choses. Un parti pris des choses de l’art qui fait l’objet d’une considération phénoménologique visant à s’accorder à l’essence même de la création.
En substance, la condition d’accès réside dans la quête d’un seul en soi. Une solitude comme simple rapport au monde et comme condition des régimes objectifs de la connaissance[2]. Le projet attribue au vide le rôle de révélateur d’un négatif, trace d’un événement, d’une opération, de la forme issue d’une absence secondaire, postérieure à une présence. Le vide participe du retrait de la Chose, comme absence, sans préexister à la Chose. Toute confusion aboutirait au néant absolu, vision terrible d’un existant qui ferait fond sur l’inexistence, une absence primitive de monde. En vérité, la distinction relève d’une simultanéité : « Premier enseignement : rien ne préexiste à quelque chose qu’autre chose ; deuxième enseignement : le négatif d’une chose ne peut ni la précéder ni la suivre, mais est inséparable de son existence ; troisième enseignement : l’absence d’une chose ne peut que la suivre.[3] »
Si « la psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende[4] », l’objet qui nous concerne ici est d’une certaine manière le sujet, ce dont on parle : l’artiste, le collectionneur ou le visiteur confronté à son propre dénuement. Un sujet divisé, porteur de prédicats, dont l’inconscient déconstruit la toute-puissance du Moi et qui s’expose à différentes déterminations extérieures qui le dépassent. La perspective détient sa teneur de vérité et touche l’homme au plus près de son être à partir des corrélations qu’elle met à découvert. Lorsque Alexandra Renault interroge le sujet de l’expérience, elle évoque un sujet « constitué en une identité objective, c’est à dire dont il peut en avoir une connaissance consciente, et qui peut être reconnue comme telle par d’autres, à partir d’événements singuliers qui se produisent dans un contexte en deçà du champ théorique de la conscience, celui du plaisir[5] ». On peut se demander si, au-delà du principe de l’expérience de satisfaction, il n’en va pas de même avec le déplaisir ou l’inconfort de l’œuvre.
Une expérience personnelle dont on trouve l’expression dans les œuvres in situ présentes au moment de l’inauguration du réservoir culturel de la Collection Pinault. La sculpture Seated Artist, autoportrait hyperréaliste de Duane Hanson, donne à voir la posture de l’artiste en proie au doute désabusé et au sentiment d’impuissance devant l’état du monde alors que la souris animatronique de Ryan Gander est prisonnière de sa boucle existentielle. La quasi absence de titre (I… I… I… ) signe le trou creusé dans le mur ou la béance de l’improbable rencontre aux portes de l’ascenseur. Une inquiétante étrangeté que renforce la présence dérangeante des pigeons empaillés de Maurizio Cattelan, laissant planer la menace hitchcockienne d’un humour que le maître n’aurait pas désavoué. Une succession d’expériences hallucinatoires et de rencontres ratées avec la réalité où la réactivation tragique du désir du spectateur est le résultat d’une identification à un objet autre dont l’existence lui échappe.
L’inquiétante étrangeté à l’œuvre
Pour rappel, l’Unheimliche est « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier[6] ». Cette résurgence du passé, glissement dans le présent et d’un inconscient vers le conscient, tient son inquiétude de son lien intime avec le familier. La réduire à des expériences extrêmes et exceptionnelles serait ignorer le rôle central du Heim, lieu confortable et sécurisant. Toute distanciation, toute rupture inévitable avec ce familier antérieur initie une rencontre avec l’inimaginable et l’insaisissable. Une secousse qui fait ou tente de faire retour sur un assimilable. L’Unheimliche ne peut s’introduire que sur la base d’une expérience propre, centrée sur soi-même. Tout comme il est impossible de se la représenter « sans quelque chose de fantomatique, une étrangeté donnée pour dissoudre toutes les certitudes de l’intensité d’un Moi ». C’est en cela qu’elle institue la relation entre l’œuvre et l’Autre. Sous-jacente à la pratique artistique, par l’incitation à l’origine de la création, elle s’y reflète par destination dans une « expérience la plus et la moins subjective, l’“évènement“ le plus et le moins autobiographique[7] ».
Freud est peu prompt à évoquer l’esthétique dont « les mouvements émotifs […], inhibés quant aux buts, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent, forment pour la plupart la trame ». Sauf à traiter d’un à côté qui touche « à ces restes d’activité psychique animiste » d’une « antique conception du monde » au « narcissisme illimité ». Si « nous nous comportons en général avec une passivité uniforme » face au vécu, nous présentons pour le créatif « une malléabilité particulière ; par l’état d’esprit dans lequel il nous plonge, par les attentes qu’il suscite en nous, il peut détourner nos processus affectifs d’un certain enchaînement et les orienter vers un autre[8] ». Aussi, le concept reste allusif et souterrain et ne tire son importance que par sa situation à l’un des nœuds d’articulation de la théorie. La deuxième topique fait ici défaut et c’est à la lumière du post-freudisme qu’il nous faut poursuivre son élaboration.
C’est vers l’inquiétance (Unheimlichkeit) de Heidegger qu’il nous faut nous tourner pour mesurer ce qui représente pour lui le caractère fondamental de notre être dans le monde : « Dans l’angoisse on se sent “étranger“. C’est là l’expression immédiate de l’indétermination particulière où se sent plongé le Dasein en proie à l’angoisse : le rien et nulle part ; mais si l’étrangeté a aussi le sens d’être chassé de chez soi […] la familiarité tombe en miettes. […] Le Dasein est esseulé mais l’est cependant en tant qu’être-au-monde. L’être-au prend le “mode“ existential du pas-chez-soi. Parler d’“étrangeté“ ne veut rien dire d’autre. » Point de vue d’autant plus radical qu’il avance que « l’être-au-monde en tranquille familiarité est un mode de l’étrangeté du Dasein » et que l’Unheimlichkeit doit « se concevoir sur le plan ontologique existential comme phénomène plus original[9] ».
Une conception loin de s’inscrire en faux contre le phénomène automatique que Freud décrit comme un signal d’alarme et doit être tenu pour « un produit de l’état de détresse psychique du nourrisson » comme « contrepartie de son état de détresse biologique[10] ». Mais cette angoisse ne saurait être sans objet pour Lacan. Un objet paradoxal entre angoisse et désir qui fait son apparition à la place vide de la castration et représente le « manque du manque » : l’objet-a. Le foyer de l’extime, que serait le Heim en tant que désir de l’Autre, implique que « mon désir […] entre dans l’antre où il est attendu de toute éternité sous la forme de l’objet que je suis, en tant qu’il m’exile de ma subjectivité[11] ». Son manque (Unheim) serait à prendre comme une perte de repères, l’abolition de la frontière entre le Moi et l’Autre exposant au risque d’une jouissance dévastatrice. Image spéculaire et image du double qui révèlent la non-autonomie du sujet et lui fait éprouver son état d’objet. Une figure de l’entre-deux que Derrida qualifie d’indécidabilité, proche du paradoxe étymologique inhérent aux mots originaires[12] « par les paradoxes du double et de la répétition, l’effacement de la limite entre “l’imagination“ et la “réalité“, le “symbole“ et le “symbolisé“ […], les considérations sur le double sens du mot[13] ». Un hymen comme « loi inquiétante » entre langage littéraire et langage référentiel où résiderait la vérité de la littérature et de l’art en général.
Une distance entre mot et chose que l’on retrouve chez Pierre Fédida : « Le dessin entretient avec le langage une bien étrange affinité, puisqu’il dispose du pouvoir de le faire entrer en crise, à l’abandon de la banalité. Mais cela n’est pas vraiment mystérieux si on se rappelle que le poète est toujours celui qui laisse se recueillir le dessin des choses dans l’écriture des mots au sortir du sommeil où la parole quotidienne de la langue les tient. Cela peut s’appeler activité poétique de métaphore si cette expression convient pour désigner l’espace que la parole engendre pour prendre résonance de ce qu’elle voit, de ce qu’elle touche, de ce qu’elle sent. Alors que le langage est menacé par l’emprise de la vue, il ne se soustrait à la menace de cette emprise que par le pouvoir des mots à disposer de la magie des transformations d’une sensation en une autre, non par jeu de correspondances mais par résonance.[14] » Un dessaisissement qu’il emprunte au saut dans la question de Maurice Blanchot, cette liberté de l’être qui questionne et renvoie à son ambiguïté : « La question la plus profonde est telle qu’elle ne permet pas qu’on l’entende ; on peut seulement la répéter, la réfléchir sur un plan où elle n’est pas résolue, mais dissoute, renvoyée au vide d’où elle a surgi. C’est là sa solution : elle se dissipe dans le langage même qui la comprend.[15] »
L’ombilic de l’art
Si le langage fait ici retour, c’est par le spectre du fantasme centré sur le registre du préconscient comme instance médiatrice. De la plus primitive à la plus maîtrisée, la re-création du délire, faisant barrage, peut être objet d’étude mais non d’échange là où, pour l’œuvre d’art, elle est à même de circuler et de passer à la culture. Des fantasmes originels il en est un central et organisateur de la toute puissance créatrice[16]. Ce fantasme universel de l’enfant créateur de ses objets et du monde où il vit, bien que nous y renoncions, laisse une trace nostalgique. Le besoin de créer, l’acte créateur en soi, procède de la puissance de ce fantasme d’engendrement. Pour les kleiniens, il serait un acte de réparation faisant suite au fantasme de destruction du sein maternel. Pour Paul-Claude Racamier, le fantasme de création n’a pas besoin de destruction pour vivre, il existe en soi. L’artiste n’aurait de cesse de vérifier qu’il est l’inventeur d’un monde qui existait déjà.
L’œuvre d’art ne serait pas une exhibition de l’inconscient de l’artiste, les fantasmes inconscients de l’artiste ne passant que dans les contenus formels des œuvres. C’est dans ce qu’ils ont d’universel qu’ils se transposent et filtrent dans son Œuvre. Entre inventé et pré-existant, on retrouve dans l’acte de création, avec toute sa puissance et sa fécondité, toute l’ambiguïté des fantasmes originaires de la matrice organisante du conflit œdipien. Mais c’est bien une autre scène qui est mise en lumière. Celle d’un « conflit originaire » (conflit des origines) qui « préside à la constitution du moi, du monde et de la réalité ». « Ainsi l’artiste apparaît-il doublement utile et doublement enviable : il purge ses passions ou ses fantasmes en nous permettant par procuration de purger les nôtres ; en recréant son monde il recrée le nôtre, comme nous aimerions, une fois encore, l’inventer…[17] »
Le créatif entretient une ambition vivace d’être l’inventeur du monde et de soi-même. Un fantasme d’auto-engendrement qui participe d’une formation psychique fondamentale et institue le sujet comme co-créateur de sa vie. Une énergie psychique qui peut s’avérer néfaste, négative lorsqu’elle fait rage dans le Moi. D’où l’importance d’expulser par l’agir une partie de la vie psychique et la faire agir au dehors pour en verrouiller les issues. « Clivages et dénis ne tiennent la route que s’ils sont soumis à l’extr-agir.[18] » Une tendance interactive irrésistiblement agie dans les deuils expulsés. L’expression artistique serait-elle l’expression d’un deuil non fait, en latence ? Un deuil d’une importance cruciale pour notre vie psychique, sans lequel aucune séparation ne serait possible ultérieurement ?
Heidegger affirme que la temporalité authentique advient quand le Dasein prend conscience de sa propre existence. Avec les mots de Freud cette acception donne : « S’il nous est permis d’admettre, comme une expérience ne connaissant pas d’exception, que tout ce qui est vivant meurt pour des raisons internes […], alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort.[19] » L’art y trouverait-il son intention ? Au-delà de l’idée de mort, de peur de la mort, énoncerait-il autre chose ? Maurice Blanchot semble soutenir l’idée d’une angoisse déconcertante fruit d’une rencontre hors langage avec quelque chose qui ne peut être symbolisé : « Si la nuit, soudain, est mise en doute, alors il n’y a plus ni jour ni nuit, il n’y a plus qu’une lumière vague , crépusculaire […]. L’existence est interminable […], nous ne savons si nous en sommes exclus […] ou à jamais enfermés.[20] » En fin de compte, l’art n’est peut-être qu’un linceul, un voile d’acceptabilité qui recouvre l’insoutenable vérité d’un interdit ou d’un tabou. Il marquerait la résurgence compulsive du conflit des origines, entre désir d’unisson et tendance à la croissance. Un conflit qui nécessite un interdit intériorisé pour qu’il y ait, métapsychologiquement parlant, conflit psychique. Interdit qui prend chez Paul-Claude Racamier la forme du « tabou de la confusion des êtres ». Une organisation foncièrement ambiguë du temps du « deuil originaire » de l’antœdipe, prélude à l’œdipe, qui oscille entre assiette narcissique et fol orgueil.
« Aie à l’esprit, à la pensée que tu meurs… »
L’œuvre d’art serait de nature, ou par nature, morte. Un statut qui va bien au-delà de « la décision fondamentale de choisir comme sujet et d’organiser en une entité plastique un groupe d’objets » et du dessein de l’artiste « de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu’il a entrevue dans ces objets et leur assemblage.[21] » Elle relève, surtout du memento mori, de la vanité insolente d’un Damien Hirst, de la vacuité des passions qui se cache derrière l’illusion de la mimésis. Quelle gourmandise inavouable se profile derrière le panier de fraises de Jean Siméon Chardin ? N’est-on pas en présence d’une pornographie alimentaire d’un capitalisme noble[22] ? Du Caravage à Wolfgang Tillmans, les scènes de vie figées signent la mise à mort de l’artiste par son récit. Il est le narrateur solitaire, victime d’une passion blanche et indolore, dont les gestes « qui étriquent la mémoire et la congédient […] ont rendu tout récit dérisoire, comme si raconter devrait être revivre ce qui, peut-être, ne fut jamais vécu ». Le spectateur devenu, par sa lecture, voyeur invisible d’un monde qui « ne tient plus que par la seule géométrie du rapport des objets entre eux », subit le même sort.
C’est ainsi que Pierre Fédida conçoit le vide qui advient lorsque les objets ne sont plus portés par un récit. Il est le contraire de la mort, « La mort remplit. ». Le vide est « l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence » du psychisme dans sa forme la plus archaïque alors que « l‘absence est fondatrice du temps de la narration ». Œuvrer à l’art consiste dans l’instauration d’une scène imaginaire dont le narrateur, double devenu amnésique de soi, « impose l’ordre de la narration et régit l’économie du vide ». L’explicite, le dit de l’œuvre, ne serait autre que « l’affirmation dénégative du non-dit » et la création artistique cet art de bien mourir (ars moriendi) qui relève d’une éthique et participe d’une ascèse. Une métaphore dépressive du vide, d’une mort impossible, où parler du deuil est faire l’essai de sa propre mise à mort, comme ce par quoi on en sort. Ce que Pierre Fédida appelle en conséquence dépression « se définit par une position économique qui concerne une organisation narcissique du vide […] qui ressemble à une “simulation“ de la mort pour se protéger de la mort ». Un déterminisme qu’il considère propre à « l’inaltérabilité topique de la psyché » où le deuil, avant de se concevoir comme un travail, vise à protéger l’endeuillé contre sa propre destruction.
L’angoisse de mort, qui a partie liée avec l’angoisse de castration, pose la question d’un reste indestructible et résistant à la séparation. L’œuvre d’art qui s’expose est la relique qui donne droit à une visibilité du caché. Le reliquat est étranger à l’idée de valeur objective qu’on pourrait reconnaître à l’objet. Il ne tire sa valeur que dans « le jeu de sens introduit dans les contraires[23] » des deux significations opposées que représente le tabou : « […] d’un côté, celle de sacré, consacré et de l’autre celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur…[24] » L’acte de contrition adopte cette prédilection du rêve à concentrer en une unité les oppositions. Mieux, « il s’octroie la liberté de présenter n’importe quel élément au moyen de son opposé-quant-au-souhait, de sorte que d’emblée on ne sait d’aucun élément susceptible d’avoir un contraire s’il est contenu positivement ou négativement […][25] ». Une affirmation que Freud reprend pour introduire « Du sens opposé des mots originaires » (1910). Cette abstraction de la négation que représentent le travail du rêve, du deuil ou de création serait à rapprocher de la « langue égyptienne, cette unique relique d’un monde primitif » selon les propres termes de Karl Abel dont Freud s’inspire. Écrire, c’est dessiner. L’écriture et le dessin ne font qu’un. Dessiner, c’est écrire dans une langue étrangère, s’exprimer dans un corps étranger. « Les images ne proviennent pas de l’imagination. Elles poussent comme des mauvaises herbes dans les champs de l’invisible.[26] » L’activité artistique est, à l’image de la dépression, une figure du corps dont nous devons prendre en considération l’étrange séduction imaginaire exercée par la répétition de l’absent.
Le geste du fantasme
L’agir qui nous concerne ici relève de l’agir dépressif[27] développé par Pierre Fédida. L’acte serait le geste qui a le pouvoir de rompre, de séparer et de ré-engendrer le projet d’un agir. Il est engagé dans le dit qui institue la rupture temporelle de décision, en-deçà duquel se raconte la mise en acte (acting) frappée du non-dit. L’acting, engagé dans la répétition du retour du refoulé, ne pré-figure qu’une forme soustraite à la symbolisation sur le mode d’une pulsion en acte. L’acte du dit accueille dans la parole cette prégénitalité du faire pour exprimer un idéal asymptomatique. Un génital dont Pierre Fédida interroge le caractère sexuel, émettant l’hypothèse d’une génitalité dont le pouvoir de fondement se conçoit de cette négativité qui donne à entendre la castration.
C’est en cela que le geste graphique est un processus de deuil. Le trait est le projectile du mouvement du tracé qui joint aux enjeux du faire voir ceux du jeter. La trace graphique n’est que le témoin d’un geste essentiel et éphémère qui meurt pour que survive la trace. La vérité du moyen d’expression tient dans cet instant spatial, cet espace spéculaire de l’acte de jeter et de détacher de la sub-jectivité[28]. Un geste graphique que Serge Tisseron assimile à un fantasme dépressif[29] : « le deuil, par l’objet, du sujet lui-même » à l’endroit où le jeu de la bobine concerne le « deuil, par le sujet, de l’objet ». Si dans la relation d’abandon la possibilité de la représentation de l’absence est mise à l’épreuve de l’agressivité de l’objet, le jet graphique représenterait, dans le temps de l’inscription, les stigmates infligées par la séparation à l’objet. Le tracé porte la représentation de la fin de l’unité duelle qui incomberait à la mère. « La tentative d’élaborer le fantasme de la blessure maternelle » répondrait au double objectif d’identification à l’objet incorporé et d’identification à la douleur qui lui est prêtée. Le je qui souffre et s’accuse n’est pas le sujet lui-même, mais l’objet perdu placé en lui. Le complexe se pose en alternative à la dépression. « […] l’amour pour l’objet, qui ne peut être abandonné tandis que l’objet lui-même a été abandonné, s’est réfugié dans l’identification narcissique[30] » et c’est la haine qui entre en action.
Freud pose alors la question de savoir si l’homme peut « faire dériver ses pulsions agressives vers des voies constructives[31] ». Le lien intime, apparemment sans limite, sous-tend la nostalgie d’une illusoire présence éternelle. Ce sentiment océanique qu’il évoque pour la première fois dans L’avenir d’une illusion (1927) « émane d’un stade de développement de l’enfant où la délimitation du Moi d’avec le monde extérieur est encore incertaine, où un lien relie l’enfant à son environnement immédiat, particulièrement à sa mère[32] ». Cette fonction narcissique du Moi, qui va jusqu’à inclure l’amour du monde, renvoie au sentiment qui émerge des brouillards de Turner, déferle du bleu monochrome de Klein et engloutit le spectateur devant les eaux profondes de Monet. Il est le voile par excellence d’un moment où la question de l’altérité est la plus radicalement posée. « Et quand, à partir de là le langage est élaboré par le sujet, […] lorsque quelque chose vient à s’organiser, […] quelque chose d’autre vient à se réaliser et ce qui se produit dans cette béance, c’est une trouvaille. La trouvaille est certes une solution et aussi une surprise, mais elle est aussi une retrouvaille, toujours d’ailleurs prête à se dérober à nouveau[33] ». L’inertie du réel est le point intérieur de fixité et de terreur subjective, l’immobilité silencieuse et retirée qui ressaisit le pouvoir de ré-engendrer l’irreprésentable. Il situe les limites du langage et le vide de la représentation dont il cherche à présentifier l’ex-sistence de l’Autre jouissance. « Nul de crée, qui n’associe une part de déni à une somme de deuil.[34] » Le deuil originaire de toute puissance qui reconnaît implicitement l’acte de re-création et de re-découverte mais ne parvient pas à se départir d’« élever au rang de Chose un objet[35] ».
Vincent Caplier – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©
[1] Action qui se réalise par une performativité au sens de Richard Schechner (Performance Studies : an introduction, 2002) qui étend le concept à tout le champ du réel convoquant les idées sur le jeu et le rituel (Durkheim, Winnicott…). Il reprend à ce titre l’argument de Victor Turner (Le phénomène rituel) qu’il cite : « […] quoiqu’il tourne pour ainsi dire dans le vide, le jeu nous révèle […] la possibilité de changer nos objectifs et, par conséquent, de restructurer différemment ce que notre culture appelle réalité ».
[2] « Pour qu’il y ait des régimes objectifs de la connaissance, de la pensée, de l’action, de la mémoire, de la volonté, de l’intention, de la perception, de la proprioception, du désir ou de tout rapport actif à des objets, il faut que ces objets soient aussi d’emblée des choses seules : leur multiplicité est impossible sans la solitude exclusive de chacun. » Tristan Garcia, Forme et objet, un traité des choses, 2011.
[3] Ibid.
[4] Jacques Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, 1966.
[5] Alexandra Renault, Le sujet de l’expérience chez Freud, 2003.
[6] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, 1919.
[7] Nicholas Royle, The Uncanny, 2003.
[8] Sigmund Freud, op. cit.
[9] Martin Heidegger, Être et Temps, 1927.
[10] Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, 1926.
[11] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre X : L’angoisse, 1963.
[12] Derrida fait un rapprochement entre l’étude Sur le sens opposé des mots originaires (Freud, 1910) et le développement étymologique de L’inquiétante étrangeté (Freud, 1919).
[13] Jacques Derrida, La double séance, 1971.
[14] Pierre Fédida, Du rêve au langage, 1985.
[15] Maurice Blanchot, L’Entretien infini, 1969.
[16] La scène primitive constitue pour Freud un évènement qui peut-être de l’ordre du mythe mais d’ores et déjà présent avant tout signification apportée après-coup. Une compréhension par l’enfant qui trouverait son appui « dans ses propres expériences corporelles préœdipiennes avec sa mère et dans les désirs qui en résultent » pour Ruth Mack Brunswick (The preœdipal phase of thé libido développent, 1940). Le concept de fantasme d’auto-engendrement de Paul-Claude Racamier, fantasme-anti-fantasmes originaires, se résumerait ainsi au fait d’être soi-même scène originaire.
[17] Paul-Claude Racamier, Sur la fonction du fantasme dans la création artistique et dans la psychose, 1992.
[18] Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, 1993.
[19] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.
[20] Maurice Blanchot, La part du feu, 1949.
[21] Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité au xxe siècle, 1952.
[22] La pornographie alimentaire ou food porn est une représentation visuelle de préparation de repas ou de plat à la manière des photographies « sexy » ou pornographiques. Pour Charles Sterling, « Il est clair que les natures mortes hellénistiques et romaines qui représentaient des mets prêts à être consommés comportaient une allusion épicurienne » (Op. cit.). Le retour de l’intérêt pour le monde matériel et quotidien dans les arts aux XVIe et du XVIIe siècles s’inscrit dans l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine et le développement capitaliste.
[23] Pierre Fédida, L’absence, 1978.
[24] Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.
[25] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1900.
[26] Etel Adnan, Surgir, 2018.
[27] Pierre Fédida, op. cit., 1978.
[28] Francis Ponge, La fabrique du pré, 1971.
[29] Serge Tisseron, Le dessein du dessin : geste graphique et processus de deuil, 1984.
[30] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.
[31] Sigmund Freud, lettre à Romain Rolland, 4 mars 1923.
[32] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.
[33] Claude This, Sentiment océanique, lien d’amour et coupure signifiante, 1978.
[34] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, 1992.
[35] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, 1960.