Olivier Fourquet – Mai 2023
Le terme de « passion » joue d’une polysémie et si le mot possède ses définitions historiques, il nous renvoie dans l’actuel au sein d’une société du divertissement voire de l’ignorance de ses passions.
– « Miroir mural magique, qui réfléchirait beauté pure, parfaite ? » demandait la face de celle qui voulait un écho d’une éternelle beauté comme la réponse fixée d’une construction identitaire. La question des passions de notre ère contemporaine ne serait-elle pas celle qui interroge nos miroirs ? L’expression du mot passion, et sa modernité ne relèveraient-elles pas d’une attraction d’un moi et ses pulsions, celle d’être passionné de voir, de se montrer ? Descartes[1] : « Une passion est une idée qui vient en moi sans l’assentiment de ma volonté, elle est avant tout une passivité. »
Découvrir le reflet d’un moi dans le miroir est une phase structurelle pour Lacan. L’enfant construit une subjectivité. Quand Freud dépeint l’illusion mortifère de Narcisse, passionné par son propre reflet, Lacan va, après Piaget, l’exprimer comme un temps organisateur du moi qu’il situera entre six et dix-huit mois. La difficulté de l’enfant est celle de ne pouvoir confondre le reflet de son corps avec l’image d’un autre qui le conduira par prendre l’image d’autrui pour son propre moi. Dans l’autre, on se regarde. Une expérience qui inscrit ses objets et le moi dans un catalogue fictionnel, entre ego et alter ego liant des tensions agressives de l’originel d’une même image qui semblerait parfois subsister dans une difficulté, celle de ne pouvoir se désunir entièrement.
L’ensemble du monde paraît vouloir interroger le miroir à travers tous ces réseaux sociaux comme figure ou appui qui ferait office de réflexivité pour chacun. Le tu et nous sont le besoin d’un je, selon Emmanuel Levinas. Le miroir peut être pensé comme « paroles » de reconnaissances, un espace-temps organisateur, dans celui-ci l’autre renvoie à l’individu un corps imaginaire, une figure fantasmatique, une enveloppe partiellement découpée, morcelée. Le corps lui-même pris comme signifiant entre passions et tensions. Une convocation du côté du mystère ; le réel, le « parlêtre » qui parlerait avec son corps tel un meuble ou selon Jacques Lacan un ensemble qui nouerait le corps et la pensée qu’il nomme « corpsification ». Notons la place du corps qui devient un objet réduit à sa plastique qui devrait répondre à des normes esthétiques, tyranniques.
Le miroir nous engage à un travail complexe sur l’identité dans la mise en lien de soi et de l’autre. L’identité humaine s’édifie au prix d’une aliénation primordiale comme l’illustre Arthur Rimbaud : « Je est un autre ». Une formule qui exprime le mystère de l’être et de son étrangeté. Freud parlera de l’inquiétante étrangeté dans sa particularité polymorphe qui nous invite à nous questionner du côté de la psychopathologie de la vie quotidienne, des psychoses et autres formes subjectives psychiques troublées ainsi que de leurs mécanismes.
De l’identité Cynthia Fleury[2] écrit : » je sais que l’identité est une grande partie de la fiction sociale et, comment la société nous assigne à résidence »… Être noir, juif, musulman, être femme, homme. Toi, là, toi, ça ! Et si l’identité convoque une fiction, le miroir peut assigner l’autre à n’être qu’un objet de représentation scellé à son image.
L’identité nous met en réflexion dans son organisation psychique du moi. Les excitations provoquées par ces réseaux sociaux où l’individu paraît fixé sur son portable à « scroller » et ainsi faire défiler des contenus divers et très variés nous entraînent à nous interroger sur l’environnement parental primaire ou « pri-mère ». L’enfant pris comme objet transitionnel par la mère amènerait à penser une construction psychique du côté de la psychose. La question du nom du père ou de sa forclusion comme sujet non-inscrit tel un « trou » ferait échec de la castration sans père symbolique en vue. Une identité bâtit sans état civil, sans famille, etc. L’absence de l’altérité fait vivre à l’individu un : « je-cela » selon Martin Buber[3] pour qui l’homme est un être de médiation. Il parle de deux formes : « je-tu et je-cela ». Le je-cela qualifie le lien entre un sujet et un objet dépourvu de réciprocité. L’autre devient l’objet « ustensilitaire » pour remplir une fonction. Alors que le je-tu signifie une relation mutuelle impliquant autrui. Ces réflexions identitaires nous invitent à porter notre attention sur l’actualité visant : « La place du père à ce jour, les mutations et autres rôles de celui-ci, investissements durant la maternité, etc. » Le rôle du père à penser comme fonction symbolique. Celui-ci devrait pouvoir représenter une figure d’attachement au même titre que la mère dans une différenciation pour un modèle attracteur, séparateur, triadique.
Quelle consistance viendrait-on chercher dans cette mixtion d’imageries et autres représentations sociales ? La consistance d’un corps tel un livre de chair comme en parle Jacques Lacan ? Rappelons-nous l’expérience du miroir pour l’infans, il distingue un corps quand l’enfant se différencie en découvrant son corps. Cette réflexion nous conduit à penser les premières constructions psychiques du sujet en devenir. Pour l’individu névrosé, le moi serait le miroir, une unification avec celui-ci, la saisie d’un reflet qui entraîne la préoccupation de la permanence voire une sécurité d’existence et autres images idéalisés. Autre regard concernant le sujet psychotique, certains souffrent d’un défaut de rassemblement, une difficulté d’unification construit autour du ça et du surmoi. Quant au paranoïaque, l’on peut penser au développement psychique d’une hypertrophie excessive voire insolite de l’image.
Cette construction moïque ne serait-elle pas devenue un moi passion ? Ne serait-elle pas l’objet d’une hystérie collective et individuelle ? qu’est-ce que l’on viendrait dire voire maintenir en vie dans le reflet de l’autre ?
L’hystérie collective peut être vue comme le comportement d’une symptomatologie figurative, corporelle, accordé à des représentations issues de normes et autres idéaux sociaux. Un moi construit autour d’un contrat narcissique : « Le contrat narcissique est un pacte d’échange entre le sujet et le groupe familial, simultanément social », selon Piera Aulagnier, repris par René Kaes.
L’individu s’investit pour être le répétiteur d’un même fragment de discours. Le réseau social devient un support dont il a besoin pour alimenter sa libido narcissique, et ainsi il accepte la parole de l’ensemble voire ses lois. En compensation, la horde reconnaît que le sujet existe uniquement grâce à sa voix qui reproduit les énoncés. Une continuité d’échoïsation entre le moi et le groupe attaché à une répétition d’alliance d’accordage entre la mère et l’infans, lieu des origines de plaisirs partagés et autre illusion commune. On jouit du corps de l’autre selon Lacan, alors l’hystérie collective ne serait-elle pas une forme d’alliance pour la réalisation de désirs qui ne saurait pas être favorable sans le concours de l’autre et sans l’intérêt que celui-ci trouve à engager une telle alliance pour accomplir ses propres désirs ?
L’autre peut représenter notre miroir, un objet réflexif aussi positif que négatif. L’attachement pour son image conduirait le sujet à n’être passionné que par un moi idéalisé et ainsi tendre vers la limitation de son objet, moi. Oscar Wilde : « l’amour de soi est une idylle qui ne finit jamais ». C’est dans son roman le portrait de Dorian gray qu’il met en mots et en schéma pictural la problématique narcissique et sa figure d’identification traumatique. La lecture de cet œuvre devenue un mythe dévoile un pacte faustien, « tout donner jusqu’à perdre son âme » et ainsi rester captif d’une éternelle beauté et de sa jouissance.
Jacques Lacan : « le traumatisme détraque l’animal en l’homme qui fait de lui un sujet, un être de désirs et de symptômes. » L’histoire d’une organisation psychique tournée vers l’idéal du moi, un état d’autosuffisance selon Freud qui va diriger le personnage à sa perte. Passion ou narcissisme d’un sujet débordé par lui-même et ses autoreprésentations qui figurent des fixations infantiles collées à la base de la relation d’objet primaire d’une interdépendance mère/enfant.
Donald Winnicott[4] parle de la préoccupation maternelle primaire. Selon l’auteur, la mère se retrouve dans un état de replis vis-à-vis de sa libido. Celle-ci peut réunir plusieurs troubles (épisode schizoïde, état de dissociation, etc.) Notons que la puissance de l’amour maternel est portée par le narcissisme et le masochisme de la mère. La personnalité maternelle et sa rêverie devraient permettre un étayage du moi pour l’enfant et ainsi lui offrir une forme de continuation d’existence dans un environnement sécurisé.
La construction du moi accolé à un espace sécurisant nous conduit du côté de Donald Winnicott et son concept d’objet trouvé/créé. Un processus de la transitionnalité : l’hallucination entre présence et absence. En effet, la présence du sein qui apparaît en temps et en heure peut être pensée pour le bébé comme une illusion féconde, celle d’avoir été créateur du sein. Pour créer, il faut trouver ! Le travail, la responsabilité complexe de la figure parentale va être de désillusionner progressivement l’enfant afin que celui-ci puisse reconnaître l’existence de l’objet, l’autre. Une implication qui peut mettre en scène des vrais selfs afin d’éviter, un non moi ou faux self qui ajusterait ses pensées et ses actes aux sollicitations d’une réalité qui réfléchirait l’absence de moi et qui ainsi procurerait une jouissance phallique silencieuse, un ersatz d’existence !
Et si le miroir contemporain et ses illusions étaient devenus un objet de passion attractif qui rendrait dépendant pour la fascination de son reflet ?
La société moderne, leurs enjeux politiques semblent rivés sur l’autoconservation d’une jouissance symptomatique. Le présent du symptôme représentant l’individu pour une narration de l’inactuel de son actualité. On peut penser que le symptôme, élément le plus étranger au moi qui représente le sujet est l’objet le plus intime de celui-ci, soit lui-même pris dans le politique et ses systèmes hypnotiques !
Une prolongation sur le chemin troublé d’une incapacité d’indifférenciation ou d’une opération psychique fantasmatique de faire perdurer « père durer » du symptôme et autres « Persona » (Carl Gustav Jung). Ces réseaux ou sociétés de spectacle selon Guy Debord[5] utilisent un champ social, et proposent du divertissement pour des individus assignés à l’illusion d’une vie. La personnalité passive répond au désir de l’autre. Une expérience narcissique qui tourne autour du « chercher, trouver ». La fascination d’être hypnotisé par une scène immortalisée, fixée, une attractivité qui ferait point d’appui pour tendre vers un « je » existentiel. Que pourrait renvoyer le regard de l’autre à travers ses écrans numériques ? Ne serait-il pas l’exposition du voyeurisme, d’une mise en scène exhibitionniste contemporaine qui fabriqueraient de l’érotisation scopique ? La diversité de ces réseaux permet de se regarder soi-même dans l’œil de l’autre, une façon de remplir le vide de soi qui nous renvoie à cette clinique du non advenu et autre problématique de l’errance.
Un monde de l’étrangeté qui nous dévoile son mystère où le sujet est pris et torturé par le langage (Freud) quand pour Lacan[6] le langage et les signifiants existent et nous torturent. Tels des Dorian Gray en puissance, hypnotisés du côté du leurre en niant la réalité et le passage du miroir, celui qui guide du réel à l’imaginaire. Une place donnée aux maux, ou « homo » qui signifieraient des représentations symptomatiques colées à du même mis à la place du langage !
À ce jour, la réflexivité pour le moi trouve ses perceptions et ses reflets auprès de ce que l’on nomme réseaux sociaux. Ceux-ci offrent des accès de partage et d’échange d’informations. La mise en ligne et parution de photos, de vidéos pour des communautés d’amis et autres étrangers avec lesquels on peut interférer aussi en temps réel. Selon la théorie psychanalytique, on peut penser la relation du moi à la réalité comme accord ou adaptation avec le monde. Une atmosphère vibrante qui permet à la pulsion scopique des mises en scène de type perverses : « masochique, voyeuriste, fétichiste, etc. » pour la conquête d’une jouissance en utilisant l’autre. L’expérience ou l’individu submergé par la terreur de la solitude s’accrocherait à sa pulsionnalité pathologique pour ne pas couler dans l’espace labyrinthique existentiel.
L’œil, siège du lieu pulsionnel où se jouent la perversion et ses scénarios « ce qui le pousse à voir » une façon de jouir pour finir par s’en dégager. L’individu marqué du côté de l’infantile rechercherait à voir ce qui le regarde. Un symptôme individuel qui devient social où la question de trouver son moi idéal semblerait soumis aux réalités extérieures pensantes et agissantes. Notre société contemporaine dite « libérale » qui s’opposerait à certains assujettissements nous expose les passions théâtrales de la jouissance des individus. En effet, sur la toile et autres réseaux, celles-ci s’exhibent en occupant toute une place, tout, tout de suite et immédiatement pour des psychés infantiles.
Écrire le mot « jouissance » c’est l’associer à la libido d’un ça et la pulsion de mort. Pour rappel, le concept de pulsion de mort serait pour Freud[7] la capture d’un processus psychique important qui apparaît dans Au-delà du principe de plaisir, en 1920. L’auteur nous invite à le suivre dans une définition dualiste pulsion de vie/pulsion de mort : « Les modifications psychiques qui vont de pair avec le processus culturel sont évidentes et dénuées de toute ambiguïté. Elles consistent en un déplacement progressif des buts pulsionnels et en une limitation des motions pulsionnelles. Des sensations qui, pour nos lointains ancêtres, étaient source de plaisir sont devenues pour nous indifférentes ou même insupportables ; il y a des fondements organiques aux changements de nos canons éthiques et esthétiques ».
La temporalité de notre ère contemporaine semblerait vouloir montrer pour chacun des enveloppes corporelles ou divers phénomènes de l’exposition d’un effet mère d’un vécu d’éphémère ! L’expression d’un monde social qui semble tourné du côté de la jouissance dans ses représentations idéologiques identitaires voire de monstration d’un vide identitaire ; des fragilités d’un moi exilé tel des figures parentales exilées de leurs propres responsabilités et qui imposeront aux analystes toutes leurs figures transférentielles.
Cette surexposition ne serait-elle pas la recherche du Graal en l’absence d’un tiers, l’appui d’un père imaginaire qui nous mettrait à observer des personnes et des psychoses ordinaires ? Une façon de se défendre devant un déni d’existence voire d’une humiliation narcissique ?
Cette toile numérique présente l’étalage du corps où celui-ci affecté par le langage paraît représenter une matière qui convoque des formes comme morcelées, découpées, objet de fascination qui apparaîtrait dans la psyché des individus. Une traduction scénique partielle et autres passages à l’acte par des successions d’images et des pulsions de répétitions occasionnées par des quantités d’excitations accolées au plaisir et déplaisir qui seront exhibées auprès des divers réseaux « sociables ». L’expression des limites entre l’instance du moi et le royaume du ça, une démarcation chimérique du moi qui s’identifie à celui qui serait pensé par l’inconscient. Jacques Lacan pense le sujet du côté de la subversion, celui qui pourrait être du côté de la mesure, il semblerait être accolé, voué à l’excès et au manque. Ces exhibitions ne seraient-elles pas l’expression traumatique de l’homme né, immergé dans un bain de langage avec tout ce qui s’est dit de lui et autour de lui voire non-dit de celui-ci ? La difficulté environnementale pour l’accès à un langage cognitif aurait-elle laissé une place trop importante à un langage analogique ? L’expression de Watzlawick « la communication analogique plonge ses racines dans les périodes très archaïques du développement.[8] »
L’industrialisation et ses nouvelles technologies ne favoriseraient elles pas des destructions sacrificielles de la santé mentale au profit d’un conservatisme et d’une tentative de contrôle du côté de l’immatérialisme ? L’exposition des failles narcissiques qui éclosent au grand jour semblent réaliser le plus grand plaisir pour l’économie ainsi que d’une certaine politique médiatique.
Jean Cocteau en 1960 : « Il se peut que le progrès soit le développement d’une erreur ».
Olivier Fourquet – Mai 2023 – Institut Français de Psychanalyse©
[1] René Descartes, Les Passions de l’âme, Éditions Flammarion, 1649.
[2] Cynthia Fleury, Ci gît l’amer, Éditions Gallimard, 2020.
[3] Irvin Yalom, Thérapie existentielle, Éditions le livre de poche, 2017.
[4] Donald Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Éditions Payot, 1969
[5] Guy Debord, La Société du spectacle, 1969.
[6] Jacques Lacan, Séminaire III, 1955-1956.
[7] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Éditions Payot, 1920.
[8] Watzlawick Paul, Une logique de la communication, Éditions du Seuil, 1972.
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