Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

La République et son mythe

Vincent Caplier – Août 2019

Sur « L’Allégorie de la République » : De l’allégorie comme voie négative

Thomas Couture (1815-1879) – Allégorie de la République

Le tableau, accroché à l’entrée gauche de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, dépeint Marianne (Marie-Anne) scellant l’union de deux jeunes hommes issus de classes diamétralement distinctes. Loin de l’allégorie révolutionnaire et guerrière, la figure centrale, hiératique et maternelle, sein droit et genou gauche nus, s’inscrit comme pilier de bénignité.

Le Tao engendre Un. Un engendre Deux. Deux engendre Trois.
Trois engendre tous les êtres.
Lao Tseu – Tao Te King

Ordonnance et triangulation d’une dyade

A droite, l’allure robuste, poignée franche, le personnage presque primitif semble précurseur des figures du symbolisme à venir. A l’opposé, le naturalisme de la figure noble, glabre et précieuse, s’impose d’ores et déjà comme alter ego : Force
et Forme. Se dessine en creux un plérôme, une aporie de la monade et la dyade indéfinie. La position des bras est sans équivoque, la composition est un triangle, une idéation, une genèse, un re-commencement.

Liberté – Egalité/Fraternité

Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède.
Jean-Jacques Rousseau – Du contrat social (1762)

La liberté préexiste par rapport à la culture. L’individu est par essence libre. Néanmoins un renoncement à la liberté pulsionnelle s’impose, compromis nécessaire à la sauvegarde de la vie. Ce processus au service de l’Eros vise à réunir des individus isolés en une vaste unité, un combat de l’espèce humaine pour la vie.

L’homme primitif avait en fait la part belle, puisqu’il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d’un tel bonheur était très minime. L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité.
Sigmund Freud – Le malaise dans la civilisation (1930)

Cette altérité diffuse prend toute sa consistance dans la quête d’équité poursuivie par la civilisation, égalité entre les membres qui requiert une réciprocité, clés de la Philia. Cette capacité créatrice de lien participe d’une illusion dé-vouée à la destruction, de la pulsion de mort. Création et destruction s’auto-contiennent.

La pulsion de mort se manifesterait désormais – bien que ce ne soit vraisemblablement que d’une manière partielle – sous la forme de pulsion de destruction tournée contre le monde extérieur et d’autres êtres vivants.
Sigmund Freud – Le moi et le ça (1923)

Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté, cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste de l’individualisme indompté, et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige, de ce fait, contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre lacivilisation.
Sigmund Freud – Le malaise dans la civilisation (1930)

La valorisation indéniable de l’état de nature est mise en balance avec l’état de civilisé, sans le renier, montrant l’imperfection des principes et leur complémentarité. Cette ambivalence marque le but affiché de transcender le clivage au sein d’une communauté fraternelle, non d’intérêts, la poursuite d’un idéal d’Agapé.

LAMOUREVX

Lamourevx

Quel est cet amoureux aux multiples facettes ? Conséquence d’une chute, puisque l’on tombe amoureux, l’amoureux est le symbole du libre arbitre, associant la volonté (spontanéité) et la raison (intentionnalité). Il est l’expression d’un manque : l’amour naît de la division, le désir est visée de l’unité, nostalgie de la perfection perdue. Le mythe de l’androgyne, le discours d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, nous donne à comprendre l’origine, la nature et la fonction d’Eros, résultant d’un drame primordial : « l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux être en un seul, et de guérir la nature humaine. »

Cupidon, prêt à décocher sa flèche, observe le pauvre jeune homme face à un choix cornélien. A gauche, la femme mature, la rigueur, porteuse de connaissance et de compréhension (Sophia), stabilisante. A droite, la jeune fille, la prudence, la sagesse pratique (Phronésis), énergisante. En filigrane de la scène badine, la polarité de deux principes, archétypes du culte populaire de Sainte Anne dans sa composition trinitaire

Albrecht Dürer (1471 – 1528) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne. – Albrecht Dürer (1471-1528)

Devant elle, la mère contemple sa fille, qui à son tour contemple son fils par delà le corps de son époux. C’est là la marche de l’invisible sur la terre.
Nikos Kazantzaki – Ascèse, Salvatores Dei (1922)

Sainte Anne Trinitaire, Grand-Mère (Mater Matris) ou Grande Mère (Magna Mater) ? Les deux mères dont la fécondité est due à l’intervention divine, incarnent deux aspects complémentaires de la féminité, l’une très jeune (Animus, aspect masculin, épanchant), l’autre très âgée (Anima, aspect féminin, recevant). Au sommet, la Jérusalem Céleste, le Jardin d’Eden, lieu de l’émanation, de l’équilibre parfait, la Mère de tous, origine de tout.

Mais la Jérusalem d’en haut est libre : c’est elle qui est notre mère ; car il est écrit :  » Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantais point ! Éclate en cris de joie et d’allégresse, toi qui ne connaissais pas les douleurs de l’enfantement ! Car les enfants de la délaissée seront plus nombreux que les enfants de celle qui avait l’époux.
Épître aux Galates 4:26-27

Mise en abîme

La Monade est principe de toute chose, l’Un, principe premier qui échappe à l’être et à la connaissance comme à la parole. Il est unité, limite. Il est genre suprême, mesure des nombres, condition d’où dérive tout être, cause de la vérité et source d’excellence. Il est la voie de l’équilibre.

La dyade est génératrice de quantité, multiple et illimitée. Elle est altérité, dissemblance et mouvement: pair-impair, positif-négatif, masculin-féminin, actif-passif, force-forme, kinétique-statique, construction-destruction, rigueur-émotion…

La continuité (Philia), le renouvellement (Éros) et la singularité de la vie (individuation) participent de cette diasophie, pensée symbolique reflet d’une identité humaine identifiée dans le temps et l’espace d’une culture.

Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
Ecclésiaste 1:2

La République de Thomas Couture est gardienne de l’hémicycle, siège du multipartisme, lieu du consensus. Elle est Jana/Janus bifrons, gardienne des portes, ouverture et fermeture, ordonnance du temps, commencement et fin. Cette République est ineffable, obligeant le peintre à faire usage de l’allégorie et en appeler au mythe.

Vincent Caplier – Août 2019 – Institut Français de Psychanalyse©

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Notre-Dame et Quasimodo. Suite : Nos Dames

Vincent Caplier – Avril 2019

Prolongement dans l’espace et dans le symbole.

Dans la description du lieu, je réalise à quel point les élévations dédiées à notre Dame sont multiples. Nous devons sans doute y trouver la quête de l’unité dans le masculin alors que nous nous rassemblons dans le féminin. Le parcours de Notre Dame de Paris diffère, en cela, de celui de Notre Dame d’Amiens. Point intéressant, la flèche d’Amiens est d’origine et a servi de modèle à Viollet Le Duc pour ériger celle de Paris. L’incendie corrigerait-il une incongruité phallique ? Ne pas recoiffer la cathédrale de cette forme élancée redonnerait un caractère de basilique, sanctuaire de notre mère à tous. Les mots de Gérard de Nerval rejoignent ma pensée en contemplant la première photographie connue de l’édifice (1839). Étrange lapsus, alors, cette volonté journalistique de qualifier les tours de beffrois par synecdoque.


J’ai pris plaisir à lire Proust et je retiens de sa Madeleine la valve rainurée de la coquille Saint-Jacques qui pourrait lui avoir servie de moule. Symbole de fécondité, d’amour, de purification spirituelle, de renaissance et de résurrection, elle est l’objet du pèlerinage accompli, celui que l’on accomplit symboliquement sur le tracé du labyrinthe d’Amiens. Tel est le lien qui relie les deux Dames, un même désir de cheminer, à la différence qu’à Amiens la condition humaine se cantonne à la présence d’un petit ange pleureur du XVIIème, la main gauche posée sur un sablier, et le coude du bras soutenant la tête du chérubin reposant sur un crâne.

Autre relique, autre rédemption, le trésor de Notre Dame d’Amiens recèle le crâne de Saint Jean-Baptiste, prédicateur apocalyptique, message que véhicule ce livre de pierre que John Ruskin nomma la bible d’Amiens. Initiatique par la profusion de symboles, elle agit comme un palais de mémoire à l’image d’un tarot, recension d’une révélation. Par ses dimensions, elle peut contenir deux fois Notre Dame de Paris, l’immense vaisseau écrase le vacuité du visiteur et l’invite à s’élever dans cette nef démesurée. En deçà du désir, reside la jouissance et l’angoisse, tryptique du vagabond qui contient en son sein la nef des fous.

L’image n’est pas sans rappeler « Le Chariot de foin » du même Jérôme Bosch, ce chariot du tarot qui nous invite à prendre un départ triomphant et à dompter nos impulsions et nos craintes pour enfin marcher dans une direction choisie avec discernement, sagesse, enthousiasme et optimisme. L’arcane le Chariot symbolise le cocher, la faculté mentale des humains, apprenant à prendre soin de son véhicule (son corps), notamment en maîtrisant ses pulsions et émotions (les chevaux).

Je retiens alors ce passage dans « Le Moi et le Ça » de Freud :
« L’importance fonctionnelle du Moi s’exprime en ceci qu’il lui est concédé normalement la maîtrise des passages à la motilité. Il est semblable ainsi, par rapport au Ça, au cavalier censé tenir en bride la force supérieure du cheval, à ceci près que le cavalier tente la chose avec des forces propres, tandis que le Moi le fait avec des forces empruntées. Cette comparaison nous emmène un peu plus loin. De la même façon qu’il ne reste souvent pas d’autre solution au cavalier, s’il ne veut pas se séparer du cheval, que de le conduire là où il veut aller, le Moi a coutume lui aussi de convertir la volonté du Ça en action, comme si cette volonté était la sienne propre. »

Vincent Caplier – Avril 2019 – Institut Français de Psychanalyse©

Notre-Dame et Quasimodo

Nicolas Koreicho – Avril 2019

Notre-Dame sous la neige, Robert Doisneau

Le terrible incendie qui a ravagé une partie de la cathédrale Notre-Dame révèle une émotion puissante qui pourrait être le symptôme d’une configuration inconsciente récapitulative, active chez tout un chacun. 
En effet, si le président représente le Père de la nation, et même et surtout si depuis Sarkozy il s’agit plutôt du Frère de la nation (cf. l’article de Santeuil sur le phénomène anti Sarkozy), Notre-Dame représente, dans une première immédiate acception, la Mère, non seulement pour la religion, qui relit (le livre, les mystères), ce que je fais ici, et qui relie (passé et présent, soi aux autres), mais pour nous tous, la défaillance du père protecteur (attentats, délinquance généralisée, destruction des symboles de la civilisation) ayant favorisé à notre insu le report de notre énergie psycho-affective inconsciente sur la mère nourricière.

« Cette unité qu’un message présidentiel, prévu le même soir, n’aurait probablement pas réussi à renouer, Notre-Dame, la Vierge Sainte, l’accomplissait sous nos yeux éberlués. »
Père de Menthière. 16.4.2019

Unité de lieu

Statues métaphoriques d’un lieu psychique.
Deux statues-métaphores de la cathédrale Notre-Dame ponctuent la structure centrale de l’édifice. Notre-Dame du Seuil, représentant la vierge de la naissance, une mère portant son nourrisson, heureux tous deux de leur regard spéculaire, qui découle de l’allant de la pulsion de vie, au seuil et sur la droite du chœur, et Notre-Dame de la Pietà, représentant la vierge de l’accomplissement, ainsi que le malheur de la mère portant le corps de son fils adulte, sous l’égide de la pulsion de mort, au fond du chœur. Ce parcours, figuré, entre les deux expériences, les deux épreuves, naissance et développement, évolution et fin de vie, font se rejoindre le mystère de l’inconscient et le mystère du récit christique. 
C’est le début, la réalisation et la fin de l’Œdipe qui pourraient être représentés, en une deuxième acception figurée, plus perturbante, plus intime, plus problématique.

Ces représentations, symbolisées par la direction de l’édifice, ses œuvres, son histoire, sont les objets d’une mémoire qui dépasse le cadre historique et religieux de la cathédrale. Elles placent la dimension figurée de la lecture et du lien d’une construction humaine personnelle dans une émotion imaginable pour qui veut faire du déroulé de son existence et des figures qui la composent un réservoir de souvenirs inconscients toujours agissant. Ces statues, début et fin de l’histoire de l’Homme, pour le constat que l’on peut faire, à un moment, de sa propre vie, intra et intersubjective, représentent, eu égard à la lecture que l’on peut décider de faire et du point de vue de la réédification et de la restauration à partir d’une psychopathologie personnelle, notre propre roman névrotique, qui n’a pu faire autrement que nous confronter au réel du corps et de son devenir.

Unité de temps

Évolution amoureuse narcissique puis œdipienne. L’anamnèse comme construction édifiante.
En les deux statues, l’amour de la mère, tout puissant. Amour narcissique, chérubin, puis œdipien, charnel, puis invocant, infini. Entre les deux représentations symboliques, le chemin du petit d’homme se dessine d’épreuves en découvertes et constitue sa personnalité marquée, dans l’inconscient, par le souvenir de sa construction affective faite de renoncements, de batailles et d’esquives. Chez le narrateur proustien, objet-symbole, souvenir et corps sont agencés dans l’inconscient à la manière d’une architectonique majestueuse.

« II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit. Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Marcel Proust, « Combray », Du coté de chez Swann, À la Recherche du temps perdu, 1913

Unité d’action

Quasimodo. Le corps abîmé, l’intellect sublimé.
Le corps de Quasimodo, si singulier, est investi d’une nouvelle histoire à déplorer ou à inventer, à partir du corps abîmé (petit autre pour Lacan : projection de l’ego), et en fonction d’une aube nouvelle (grand Autre pour cet auteur : altérité radicale, un discours, une loi ; lieu psychique pour Freud.).

Premier mot latin de l’introït du deuxième dimanche de Pâques : Quasimodo geniti infantes signifie « Comme des enfants nou­veau-nés ». Le dimanche octave de Pâques, les nouveaux baptisés de la Vigile pascale apparaissaient sans les aubes qu’ils avaient portées durant la semaine : c’est pourquoi on appelait ce jour le dimanche in albis (sous-entendu in albis depositis : « dimanche aux aubes déposées »). Ils avaient ôté l’aube la veille, le samedi in albis (sous-entendu in albis deponendis : « samedi aux aubes à déposer »). 
L’homme est nu et vulnérable, son histoire est à reconstituer, le corps souffrant imposant un nouveau devenir, comme pour l’enfant nouveau-né, cruellement et dans la douleur ou, par le truchement de la pensée, crûment et dans la transparence.

Le souvenir est inscrit, toujours de manière figurée, dans la douleur du corps marqué dont le récit a conduit l’homme à dépasser ce corps lui-même. Corps supplicié, du petit a, corps sublimé, vers le grand A. L’inconscient se maintient dans l’accomplissement discursif de son désir grâce à la reconstruction affective – vers Esméralda pour Quasimodo, vers Notre-Dame pour Hugo – au-delà du renoncement du corps de l’homme recroquevillé. Plus définitivement que le corps de l’homme-enfant quasimodo du récit hugolien, la cathédrale est dévastée. Le feu a détruit, sans préparation ni pitié, la charpente, l’ossature de l’édifice. La question du devenir matériel des corps, une fois sans vie, se pose. Incinération, gommage immédiat du corps et de l’image de la personne, mais non de sa mémoire, inhumation, disparition lente et pensée du sommeil profond, mais non de son souvenir.


Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !
Bien des hommes, de tous les pays de la terre,
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor :
Alors, ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort !
Gérard de Nerval, Odelettes, 1842

Nicolas Koreicho – Avril 2019 – Institut Français de Psychanalyse©

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Destins psychiques de la souffrance physique

Nicolas Koreicho – Février 2019

« Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte. »
Marcel Proust

L’Ange déchu – Alexandre Cabanel – 1847

« Dans certains passages fameux, on sait que des animaux sans nom dorment sans inquiétude »
A. Breton et Ph. Soupault

Douleur ou souffrance

La douleur suppose un état, un préjudice, un dol. Elle est un reflet de notre ressenti, une sensation close.
La souffrance, elle, suppose une durée, une douleur élaborée. Souffrir c’est endurer, patienter, différer. Que se passe-t-il pendant ce chemin (de croix ?), où, à qui renvoie-t-elle ?
Dans une première acception, et sur un plan psychique aussi bien, la douleur et la souffrance s’opposeraient presque, dans la mesure où la douleur représente une absence (la lettre en souffrance), de bien-être, de santé, un néant, qui agit négativement, une disparition, la mort entrevue, envisagée (le visage est marqué par la douleur), cependant que la souffrance est un signe du manque, d’un souffle qui se cherche, qui peut agir positivement, en une apparition, la vie entrevue, dévisagée (le visage de l’autre), possible en tout cas, empreinte de désir (de-sidere : l’astre manquant).
A cet égard, il est à considérer la douleur comme sème thanatique, de fermeture, d’impuissance – « la chair est triste » -, et la souffrance comme sème érotique, d’ouverture, en tout cas de potentialité, – « la chair est faible ». douleur et souffrance peuvent ainsi se conjuguer et produire l’angoisse.

La souffrance comme modification ou comme passage ? Possibilité de l’angoisse

La souffrance physique, sorte d’envahissement du réel corporel dans le présent, implique-t-elle une modification pérenne de notre « être au monde », ou bien propose-t-elle un passage, représentatif d’une reviviscence vers un monde connu, en une sorte de double refuge, d’une part selon les lois de l’intra-subjectivité, c’est-à-dire par un recours direct au corps ou d’autre part selon les lois de l’intersubjectivité, c’est-à-dire par le recours à la relation à l’autre ?

Les pulsions d’appel, au sens d’appel vers la survie, dont on pourrait dire qu’elles sont elles-mêmes une subdivision de la pulsion d’autoconservation, se dirigent-elles vers la résolution de l’intégrité du corps dans le temps, dans l’espace, dans sa propre image, dans le désir de soi (avec pour moi idéal son propre corps en santé, son propre corps désirant), ou bien ces pulsions d’appel se dirigent-elles vers l’autre comme pouvant représenter, c’est-à-dire présenter à nouveau, un point d’appui, de référence pour l’idéal du moi, d’évaluation de soi en fonction du regard de l’autre dont on attend le désir
Si les pulsions d’appel – vers l’intégrité du soi, ou bien vers la réponse de l’autre selon laquelle nous avons été entendu – n’obtiennent pas de réponse, c’est ici la naissance de l’angoisse.

Lorsque l’on souffre, et que l’on doit être entendu, – pulsion d’appel – peut-on s’appuyer sur un Moi narcissique trophique, de nouveau heureux, ou au contraire un moi narcissique coupable, dont l’estime de soi a été soumise jadis à la précarité d’un désamour, ou bien peut-on se confier à un Autre de l’amour, d’où provenait jadis un amour parental inconditionnel cependant mesuré ou au contraire sur un Autre de la haine, c’est-à-dire d’un trop d’amour, de la part d’un parent excessivement castrateur ? 
L’épreuve subie lors de cette violence particulièrement intime qu’est la souffrance physique ressentie est-elle formée de ce qui nous occupe ici, de la possibilité de faire le deuil, éventuellement inaugural, d’un narcissisme retrouvé ou bien de l’occasion proposée, dans la douleur d’être livré à soi-même, de faire le deuil, terminal, du système de l’Œdipe ?

Tristesse – Courage – Consolation

Autrement formulé, si la blessure physique entraîne un affaiblissement qui lui-même entraîne un abattement qui à son tour oriente vers une dépressivité, nous sommes alors confronté à une intra-subjectivité négative, par contamination et par anticipation, à un narcissisme dysphorique, dans la mesure où c’est la pulsion de mort qui est convoquée pour nous. La référence ontologique qu’est amené à faire la personne injuriée en son miroir est celle du loup malade ou blessé rejeté par la meute. L’animal sans nom peut-il ainsi dormir sans inquiétude ?
C’est alors la tristesse qui nous envahit, qui fait retour sous les oripeaux du sentiment de culpabilité. Peut survenir aussi comme une lumière ancienne la ressource salutaire du courage découvert ou retrouvé.

De même, si la blessure physique entraîne un affaiblissement qui, au contraire de l’hypothèse précédente, ouvre la possibilité de ressources à inventer dans le déploiement d’une idée de l’autre comme pouvant normaliser le regard sur soi, nous sommes dans ce cas confronté à une intersubjectivité positive, par le regard apaisant, a-conflictuel, et appréciatif, à un Œdipe compréhensif, dans la mesure où c’est la pulsion de vie qui est pour nous invoquée. La référence ontologique est alors celle d’un versant de l’amour œdipien pourvu qu’il se montre inconditionnel. 
Dès lors, c’est la consolation qui nous enveloppe, à condition que nous puissions dépasser à nouveau le versant castrateur de l’Œdipe.

Narcissisme secondaire – Œdipe – Narcissisme primaire

Une hypothèse logique répondant à la nécessité de dépasser le caractère mortifère et destructif de la douleur serait de traverser à nouveau des périodes de la vie nous ayant confronté à des liens archaïques primordiaux qui se sont produits à des moments de la construction de la personnalité déterminants pour notre survie, mais rétrospectivement : d’abord en un passage de l’être souffrant par le narcissisme secondaire, puis par l’Œdipe complet, et enfin vers le narcissisme primaire, en fonction des fluctuations de la douleur qui, dans sa brutalité, nous force à toujours puiser plus loin, dans la construction affective de notre ontogenèse.
La souffrance entraînerait un retour pour le moi vers le Narcissisme secondaire, sollicité pour compenser la déception, conséquente à la solitude essentielle engendrée par la souffrance physique puis, si celui-ci n’offre pas le refuge attendu dans une image de soi re-constituante contre cette petite désintégration du moi clivé par l’oscillation entre ces deux instances, narcissique et oedipienne, constitutives de la personnalité, continue son chemin récapitulatif en quelque manière vers l’Œdipe, second recours envisagé pour résoudre le déchirement entre l’image de soi et l’amour de l’autre, pour peu que l’un des deux parents nous ait aimé, encore une fois, inconditionnellement, par-delà notre image, puis vers un Narcissisme primaire élationnel, dépourvu d’affect, expurgé de tout jugement, de toute culpabilité, qui nous montre enfin, en une régression attendue, aimable à nous-même.

Nicolas Koreicho – Février 2019 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Gilets jaunes – le non-dit

Nicolas Koreicho – Décembre 2018

Une particularité de la révolte des gilets jaunes est la résistance des personnes à produire un discours organisé, laquelle résistance altère l’aspect malgré tout rationnel de ce mouvement. C’est ce qui nous fait dire que le fond de la cause de cette révolte n’est pas de l’ordre de l’articulé, mais de celui du pulsionnel, précisément de la pulsion d’autoconservation.
Ce mouvement, cette révolte, cette jacquerie si l’on veut est encore trop dépendante de ce que l’Autre, le politique, le journaliste, l’artiste, va en dire. Pourtant il y a justement du non-dit, de l’implicite, du sous-entendu dans les revendications qui s’expriment tant bien que mal. On sent une difficulté à exprimer ce qui blesse, une difficulté à nommer les choses, les failles, les manques.
De la même façon que le polythéisme ancien n’est compréhensible que lorsque l’on est prêt à mettre à distance critique autant les cultures anciennes que les cultures des religions monothéistes, la révolte des gilets jaunes ne peut trouver de débouché partageable, audible, qu’en se dégageant de la bien-pensance et du conformisme d’interprétations lourdement orientées. Elle ne remplira le rôle qui en est attendu qu’en se désolidarisant de ce que l’Autre (cf. supra) en dira.
Il faut comprendre que ce mouvement est d’abord le reflet d’une souffrance, c’est-à-dire d’un manque, comme l’on dit d’une lettre non reçue qu’elle est en souffrance.
Manque à gagner, manque de reconnaissance, deux manques qui à l’inverse profitent à ceux, intouchables selon la bien-pensance, qui sont perçus, identifiés et compris inconsciemment les uns comme des privilégiés et les autres comme des assistés, puisqu’en effet ce que ces deux groupes coûtent à la grande classe moyenne des citoyens payeurs placés entre les deux, entre les uns, dans les entreprises publiques, les parlements, les ministères, et les autres, à travers les banlieues, les écoles, les hôpitaux, est maintenu dans le non-dit, l’implicite, le sous-entendu de la part du politique, du journaliste, de l’artiste cette fois, et ce coût est, tabou et déshonorant, car issu du marché de la mondialisation.
Deux non-dits, deux implicites, deux sous-entendus se croisent.
Dans les rêves, la voiture représente le moyen par lequel nous menons notre vie, nous la prenons nous-mêmes en charge, et elle représente la liberté, l’indépendance, la force retrouvée. Or, cette fonction métaphorique, essentielle pour ceux qui n’ont guère que leurs déplacements, cet entre-deux d’une liberté temporaire, pour oublier les opérations dont ils sont les dupes, est ôtée à la société des classes moyennes dans la mesure où elles ne savent pas précisément ce que l’État fait de l’argent de leurs taxes et de leurs impôts, tout en enregistrant d’une part que les privilèges sont maintenus pour de soi-disant élites qui prospèrent et, en un même mouvement tendant vers un soulagement des consciences, d’autre part que les organisations prennent en charge des communautés adventices imposées coûteuses, parfois malhonnêtes, parfois hostiles, parfois violentes, tout en courbant l’échine sous une apparente fierté.
Le gilet jaune est celui que l’on enfile en voiture lorsque l’on est en panne, et particulièrement pour éviter le sur-accident. Il signale une vulnérabilité et il est donc le signe par excellence de l’insécurité. Si l’on considère l’insécurité face à la domination de prérogatives confortées et d’une délinquance généralisée, l’insécurité dont il est le symbole est, outre l’insécurité économique et l’insécurité culturelle, l’insécurité personnelle.

Nicolas Koreicho – Décembre 2018 – Institut Français de Psychanalyse©

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Nocturne en plein jour

Nocturne en plein jour – Supervielle

First Rothko ..no glaze

Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Attachant à la chair de tremblantes aurores.

C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du cœur qui les mène
Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.

Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.

Jules Supervielle – Nocturne en plein jour – La Fable du jour

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Moi idéal et Idéal du moi

Nicolas Koreicho – Septembre 2018

Moi idéal et Idéal du moi – Narcissisme primaire, narcissisme secondaire

Vladimir Borovikovski, Maria Lopukhina, 1797 – Galerie Tretiakov, Moscou

Sommaire

  • Un contexte concret
  • Dans la mythologie
  • Narcissisme comme stade de développement
  • Narcissisme primaire, narcissisme secondaire
  • Narcissisme primaire
  • Stade du miroir
  • Narcissisme secondaire
  • Moi idéal
  • Idéal du Moi
  • Fonction paternelle, fonction maternelle
  • Moi idéal et idéal du moi
  • Pulsion scopique, pulsion invocante
  • Intra-subjectivité et intersubjectivité

Un contexte concret

Les différences à admettre pour comprendre les notions de Moi idéal et d’Idéal du moi et les articulations à réaliser avec le narcissisme primaire et le narcissisme secondaire sont difficiles à appréhender a priori. C’est la raison pour laquelle nous nous appuierons sur un contexte concret.
Ainsi, cet article se décline sur la relation qui se tisse entre un « écoutant » et un « appelant », dans les associations de bénévoles qui travaillent par téléphone autour de la demande d’amitié, de l’écoute au suicide, de l’accompagnement à la détresse. A l’occasion de cette interaction temporaire mais concrète, les échanges permettent de saisir avec exactitude la nature des notions de Moi idéal et d’Idéal du moi, et de comprendre, à partir du narcissisme de l’écoutant et de celui de l’appelant, en quoi les concepts de narcissisme primaire et de narcissisme secondaire délimitent ces notions.
Le présupposé théorico-clinique de cet article facilitera ainsi l’appréhension de ces thèmes psychanalytiques tant ces notions et ces concepts sont liés, complexes et singuliers.

La fonction d’écoutant place en apparence la personne qui appelle au premier plan. Pourtant, celui qui écoute, l’écoutant, se trouve investi d’un rôle qui fait de lui le pilier de la relation. C’est de lui, l’écoutant, que va dépendre la parole de l’autre, et c’est de lui dont dépend le bon vouloir de celui qui appelle. L’écoutant est aussi l’objet du transfert de l’appelant, c’est donc celui à qui l’appelant s’adresse, l’écoutant, qui va proposer implicitement à l’appelant de lui raconter (de lui refaire) sa vie.

Au passage, dans le terme « appeler », il y a quelque chose d’une urgence, urgence à toucher l’autre dans son identité, ainsi qu’en atteste l’étymologie. Appeler c’est « s’adresser à quelqu’un », c’est donc le viser spécifiquement, c’est « l’invoquer », c’est « l’appeler par son nom ».
C’est ce que j’ai appelé « pulsion d’appel« , pulsion à l’origine de l’invocation par le sujet pour que l’ « autre » l’entende*.
Comment t’appelles-tu ? Je m’appelle Narcisse. Narcisse, parce que c’est lui, l’écoutant, qui est investi. Et quel enjeu ! Question de vie et de mort, n’être qu’un écho ou bien partager un discours, même silencieux.

Dans la mythologie

Dans la mythologie grecque, Écho (du grec Ἠχώ, « bruit répercuté », « rumeur qui se répand ») était une oréade, une nymphe des montagnes, qui vivait sur le mont Cithéron. Pour avoir aidé Zeus à tromper la jalousie d’Héra sa femme, elle encourut la colère de celle-ci et fut condamnée à ne plus pouvoir parler, sauf pour répéter les derniers mots qu’elle avait entendus.
Tombée amoureuse de Narcisse et incapable de lui faire part de ses sentiments, elle mourut de chagrin.

On appelle quelqu’un. Posons que lorsque quelqu’un vous appelle, il va modifier votre destin. Quelqu’un va faire de vous la cible de ses tourments. En effet, ce n’est pas l’écoute en général qui fait l’intérêt de ce métier d’écoutant ; c’est plus précisément qu’il est question d’une écoute, de cette écoute-là, de ce discours et de cette situation d’interlocution.

Vous vous souvenez peut-être qu’il existe plusieurs acceptions du terme « narcissisme ».
Couramment, c’est une sorte d’amour propre un peu poussé, un nombrilisme exagéré, une tendance à l’égocentrisme.

Narcissisme comme stade de développement

Précisément cette fois, en psychopathologie, outre le concept générique de narcissisme, le narcissisme constitue un stade de développement de la personnalité, au même titre que le stade oral, anal, phallique, latent, génital. Ce stade se situe entre le 6ème et le 18ème mois, entre l’auto-érotisme et le choix d’objet, c’est-à-dire entre la pulsion du moi et le choix de l’autre. C’est le stade où littéralement nous découvrons qu’il y a un autre et, par conséquent, qu’il y a un moi. C’est dire à quel point ce stade intermédiaire est un des fondements de la personnalité.

Narcissisme primaire, narcissisme secondaire

Au-delà de cette détermination en tant que stade, on discerne un narcissisme primaire et un narcissisme secondaire. Le premier marque la prévalence, dans l’histoire de l’individu, de l’amour de soi sur l’amour des autres. Le second revient pour la personne à aimer l’autre, mais par détournement, secondairement, à s’aimer soi, dans la mesure où, si on aime l’autre, c’est par identification, c’est parce que l’autre nous aime ou parce qu’il nous ressemble.

Ainsi, de cette façon, on peut dire que l’homosexualité représente un aspect d’identification du narcissisme dans la mesure où l’homosexuel fait en sorte que son objet amoureux soit semblable, c’est-à-dire ayant le même sexe, à lui-même, étant donné qu’il va aimer l’autre comme sa mère l’a aimé lui. Cette tendance, que nous traversons tous, deviendra soit une orientation sexuelle, soit le fondement des liens sociaux, d’amitié, d’affect relatif vis-à-vis de nos relations.

Narcissisme primaire

Le narcissisme primaire est un état précoce de l’organisation des pulsions de l’enfant qui investit la totalité de son énergie sur lui-même. Tout ce qu’il fait découle de ses besoins à l’autosatisfaction.

A l’intérieur de ce stade, il n’y a pas de distinction entre le soi et le non-soi, le dedans et le dehors, la personne et le monde. Le nourrisson, sur un plan pulsionnel, se suffit à lui-même. En ce sens, comme la vie intra-utérine, le sommeil, le rêve, la maladie, la dépression sont des sortes de narcissisme primaire retrouvé.
Tout d’abord, les objets (ce qui est différent du sujet) qui sont investis sont des parties du corps, des organes, des objets partiels. Nous appelons ces tendances des pulsions partielles. Les parties du corps qui sont le plus sollicitées sont les orifices. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant, l’orifice étant le lieu de passage par excellence entre soi et le monde, le lieu des premiers échanges, des premières relations à l’autre.
Ensuite, c’est le corps tout entier qui est sollicité et le plaisir corporel s’étend au corporel dans son entier afin que l’on puisse se procurer de la satisfaction dans l’assouvissement de nos besoins vitaux pulsionnels et parallèlement mais à bas bruit, comme si de rien n’était, affectifs.
Enfin, progressivement, c’est le corps de l’autre qui est sollicité, en particulier le corps de la mère, dès lors que celui-ci peut procurer le maximum de satisfactions et qu’il accompagne l’enfant dans la voie d’une unification et d’une construction.

Stade du miroir

C’est alors qu’intervient le fameux stade du miroir, encore dans le narcissisme primaire, mais avec l’affirmation toujours plus prononcée que l’affect s’impose comme partie sine qua non du développement de la personne. Développement de l’affect et développement du corps sont indissociables. Le stade du miroir est cette période où l’identité de la personne prend corps et âme. C’est l’image de son corps qui donnera à l’enfant l’idée d’une unité de sa personne, également sur le plan psychique.
1. La personne que l’enfant voit dans le miroir est une personne différente de lui-même.
2. Le reflet de lui-même n’est pas une personne. C’est seulement un reflet.
3. Ce qu’il voit dans le miroir c’est bel et bien lui-même.
C’est ce stade que Henri Wallon va inventer et, après lui, Donald Winnicott, puis, enfin, Jacques Lacan qui décrira le concept comme « formateur de la fonction du Je », c’est-à-dire formateur de la fonction d’identification du sujet à lui-même. C’est la fonction sujet qui prend corps ici.
Cela se passe avant que le petit d’homme ne puisse s’identifier à un autre.

C’est en effet une identification à un autre qui permettra à la personne de parfaire son unité corporelle. C’est parce que quelqu’un le regarde en train de se regarder et approuve cette image que l’idée de l’autre comme pouvant parfaire l’idée de soi s’impose.
C’est un peu cela que la relation d’appelant à écoutant propose. Un regard, une écoute, une approbation.
Celle qui regarde le nourrisson en train de se regarder, c’est d’abord la mère qui l’assure qu’il est beau, qu’il est aimé. C’est aussi le moment où la possibilité de l’abandon peut s’exercer. C’est l’angoisse du 8ème mois, l’angoisse de séparation, prélude à la névrose d’abandon. L’enfant comprend qu’il ne fait pas vraiment partie de sa mère, mais qu’elle est importante en ce qu’elle permet le renvoi d’une image, et une bonne image de soi, c’est-à-dire une image juste.

Narcissisme secondaire

Le narcissisme secondaire parachève ce processus de subjectivation et d’identification, après la découverte d’une réalité extérieure, de manière affective sous les traits de la mère, puis du père, puis de la fratrie, naturelle ou reconstituée, et des autres, de l’autre, dirons-nous. Les besoins, vitaux et affectifs, se répartissent dans le plaisir qui passe, qui s’échange dans ces allers et venues d’une projection, vers l’autre, à l’introjection, vers soi.
Cela se passe d’autant mieux que l’image de soi, dans ces diverses opérations de partage du bon regard, est valorisée.
L’énergie corporelle et affective se dispense en soi et en l’autre, ce qui offre un cadre propice au développement simultané des deux dimensions de la personne, le corporel et l’affectif, ce qui propose à son tour la possibilité du conceptuel, de l’intellectuel, de l’artistique.

Ce sont les épreuves, les difficultés, les obstacles, qui vont permettre à la libido de s’éloigner de l’objet décevant pour en revenir au sujet, secondairement, donc. Si l’autre est déceptif, la personne peut en revenir au moi pour puiser de l’énergie positive et se recharger en image satisfaisante de soi. Le moi peut ainsi intérioriser les bonnes relations qui l’ont construit et se dire qu’il a en lui tout ce qu’il faut pour mener une vie intérieure, étant donné que sa mère, puis son père, l’ont gratifié d’un bon retour, d’une bonne appréciation, outre par le tactile, le proximal, le geste, par le miroir des yeux et par le miroir de la voix, d’une bonne image de soi. Il peut s’aimer comme ses parents l’ont aimé.
L’important, c’est d’avoir été bien aimé.

Moi idéal

Le narcissisme primaire se construit lui en fonction de ce que l’on veut être pour soi-même. Ce que le sujet attend pour lui-même dépasse ce qu’il veut montrer pour l’autre. C’est un retour au plus ancien de l’imaginaire. Le socle du narcissisme primaire c’est le moi idéal. Le moi idéal représente la perfection narcissique de la toute-puissance, ancienne toute-puissance de « sa majesté le bébé », ainsi que le nommait Freud. J’aimerais être un héros, au moins me voir comme tel, être le bien, me donner à moi-même toutes les qualités que je pense, au fond, être miennes.
C’est ce que propose le moi idéal en ce qu’il permet au sujet de se conformer à une bonne image de lui-même, qu’il a reçue des autres, de l’autre, ou bien, faute de mieux, qu’il s’est construite. Dans ce cas, il a fallu faire jouer le « deviens ce que tu es », c’est-à-dire pour que tu sois ce que tu aurais été si l’autre ne t’avait pas modifié, si l’autre ne t’avait pas amené à ériger des défenses qui te freinent, te ralentissent, te conditionnent.

Idéal du Moi

Le narcissisme secondaire s’édifie également à partir de cet autre qui reconnaît (reconnaître c’est renaitre avec) le sujet qui, à son tour, va tenter de se conformer à l’évaluation de cet autre qui l’apprécie. C’est l’apparition du symbolique. Le sujet peut s’identifier aux idéaux parentaux, altruistes, qui en principe font le bien du sujet, qui font du bien au sujet. C’est l’idéal du moi. Ce que l’on veut être pour faire plaisir à l’autre, pour se montrer à sa hauteur, mais aussi pour être entendu de lui.

Fonction paternelle, fonction maternelle

L’écoutant, est, comme on l’a vu, appelé. Il est amené à représenter la cible d’un destin, a priori différent de celui de l’appelant.
L’écoutant représente pour l’appelant l’idéal du moi. L’idéal du moi, lié au narcissisme secondaire donc, est ce que le moi voudrait être pour être apprécié de l’autre. Cet idéal du moi s’apparente au surmoi, en cela il représente en partie une dimension de la fonction paternelle, avec, en thérapie un très important transfert dans cette direction, mais cependant que le surmoi est contraignant, l’idéal du moi est exaltant. C’est d’ailleurs ce qui fait de l’idéal du moi une instance morale, d’obéissance aux règles sociales, d’admiration de l’autorité, de relation respectueuse. Ainsi, inconsciemment, l’appelant va tenter de se conformer à ce qu’il pense que l’écoutant attend de lui, quitte à le provoquer, le nier, le contredire, le mettre à l’épreuve. Par ailleurs, en même temps qu’il obéit à la règle de la relation humaine à maintenir, au passage fonction que Lacan attribue à l’Idéal du Moi : « L’idéal du moi commande le jeu de relations d’où dépend toute la relation à autrui. », il peut jouer l’enfant rebelle, dissipé, difficile, enfant dont on sait que sa mère le préfère et à partir de quoi le père s’intéresse à lui.

En dehors de cette fonction maternelle première que l’appelant suscite et projette chez l’écoutant, puis de cette fonction paternelle qu’il demande et provoque, que va-t-il lui être, à lui l’écoutant, en échange de sa présence à l’autre, restitué ? Qu’en est-il du narcissisme de l’écoutant ? Que va devenir la place de l’écoutant dans sa propre lignée cependant que l’appelant, au fond, cherche à reconstituer une famille, mère, père, dont il n’a pu qu’imparfaitement bénéficier ?

Moi idéal et idéal du moi

Comme évoqué précédemment :

Le moi idéal est l’héritier du Narcissisme primaire. C’est ce que nous devrions être pour soi-même. C’est ce que le sujet attend de lui-même pour répondre aux exigences d’une illusion infantile d’omnipotence et d’identification primaire à un parent tout puissant. Il est de l’ordre d’une projection imaginaire.

L’idéal du moi est l’héritier du complexe d’Œdipe. C’est ce que nous voudrions être pour l’autre. C’est ce que l’individu doit être pour répondre aux exigences du Surmoi parental. Il correspond à l’idéalisation. Il est de l’ordre d’une introjection symbolique. Il est question pour lui du déplacement de la libido narcissique sur les parents. C’est une étape charnière entre le narcissisme et l’objectalité puisqu’il s’agit d’établir une correspondance entre l’amour de soi et l’amour de l’autre, pour l’enfant la perte de l’amour de l’autre correspondant à une perte de l’amour de soi.

Si nous reprenons notre démonstration concrète, l’écoutant va alors, en tant que moi idéal, lié au narcissisme primaire, cette fois, pouvoir être apprécié, et prendre la place que lui donne l’appelant le plus souvent dans le berceau du silence, autrement dit l’appelant va pouvoir s’adresser à lui, apprécier son silence englobant, offrant l’espace à la parole de l’autre, c’est-à-dire sa présence, comme lorsque sa mère et son père, d’une simple présence rassurante, lui donnaient leur amour.
Grâce à une dialectique d’accord affectif profond, l’idéal du moi, au passage l’écoutant pour l’appelant, va pouvoir conforter son moi idéal, au passage l’écoutant pour lui-même. L’idéal du moi doit pouvoir correspondre au moi idéal. Prestige, gloire, grandeur, en définitive l’écoutant qui fait son métier au mieux, appartiennent au moi idéal. Ce que je crois que l’autre attend de moi, va me revenir sous la forme d’un moi satisfait, idéal, dans la mesure où j’ai rempli ma mission d’écoutant à l’occasion de laquelle je cherche implicitement une reconnaissance.
Et puis, si j’ai bien écouté, et c’est ce qui fait que l’autre m’a bien parlé, je serai l’idéal du moi de l’appelant. Il m’a confié son secret mortifère, j’ai su l’écouter, j’ai tenu sa parole, à la vie, à la mort.

Pulsion scopique, pulsion invocante

Ce sont des fantasmes bien entendu, l’appel et l’écoute ne sont pas des absolus. Cependant, c’est la transformation du regard en voix, transformation de la pulsion scopique en ce que les psychanalystes appellent la pulsion invocante, qui va vers le rétablissement d’un moi archaïque, d’en deçà de l’intellection, ne concernant que l’affection, autant chez l’appelant que chez l’écoutant.

Rappelez-vous que « appeler » c’est étymologiquement invoquer et nommer. L’enjeu de l’interaction est donc bel et bien de faire exister d’abord l’autre puis, ceci fait, de faire exister soi, pour les deux protagonistes. Les deux doivent s’y retrouver. Les deux se cherchant leur propre reflet dans la voix de l’autre.

Le moi idéal porte quant à lui l’image valorisée que l’écoutant doit se faire de lui-même dans l’accord entre deux voix. Dans les deux cas, moi idéal ou idéal du moi, se joue la pulsion invocante, en ce qu’elle est chargée de trouver, même en un simple reflet, un répondant.

L’idéal du moi est chargé d’élaborer les futurs choix d’objet, c’est-à-dire les futures relations à l’autre, de manière intime. L’appelant veut retisser des liens qui sont pour lui plein de nœuds.

Le suicidaire qui appelle veut en appelant reconstituer une relation à l’autre, gravement endommagée et confirmée par l’idée de tenter de contrôler soi-même le réel, sans regard ni entente d’autrui, il invoque et convoque l’oreille de l’autre, à distance, relation qui n’a eu lieu que de manière imparfaitement reconnaissante. On pourrait dire que le suicidaire, celui qui n’appelle pas et qui passe à l’acte, faute de satisfaction ancienne de l’idéal du moi, retourne dans une idée régressive du moi idéal, où sa toute-puissance est rétablie.

Intra-subjectivité et intersubjectivité

Si le développement du moi se fait par les étapes du moi intra-subjectif, la personne par rapport à elle-même, en référence au moi idéal, puis du moi intersubjectif, la personne par rapport à l’autre, en référence à l’idéal du moi, le regard de l’embryon puis du nourrisson se fait, après les relations prototypiques du tactile, de l’olfactif, du gustatif, du vestibulaire, d’abord vocalement, par les oreilles, puis scopiquement, par les yeux, et il se fait lui-même dans un dialogisme corporel et affectif, en miroir. Le regard élaboré le plus lointain, vocal et scopique, se fait à partir du désir du nourrisson, au temps ou désir et besoin ne faisaient qu’un, nourrisson qui s’est d’abord désiré lui-même de manière intra-subjective, au sein du narcissisme primaire.
Dans un passé archaïque, sorte de proto-désir pour autrui, il y a eu ensuite désir du désir de l’objet (la mère), puis désir du désir de l’autre (le père), de manière intersubjective, étant entendu que le désir de soi au mieux représente pour toujours soit un havre de paix, un refuge, un moi idéal, soit une rassurance, une consolation, un idéal du moi.
Tout ceci a commencé par se faire par l’oreille et la voix, puis par le regard. L’oreille et la voix étant les premières structures élaborées en langage, comme cosubstantifs du langage, dans la construction du moi, et, pour l’oreille, en tant qu’orifice de communication qu’on ne peut fermer et qui s’impose à l’embryon.
La différence entre la pulsion vocale du narcissisme primaire, celle du moi idéal et la pulsion invocante du narcissisme secondaire, celle de l’idéal du moi, c’est que dans le premier cas il s’agit d’une décharge de tension, et dans le second cas, il s’agit d’une expression intentionnelle. C’est alors une voix d’appel, d’invocation, qui appelle un retour, un dialogue.
En ce sens, le bon écoutant c’est celui qui transforme l’écoute en entente.

Nicolas Koreicho – septembre 2018 – Institut Français de Psychanalyse©

* Destins psychiques de la souffrance physique

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Supervision 1. Principes en supervision

Nicolas Koreicho – mars 2018

La supervision, un apprentissage de trois principes :

Un principe de modestie

La psychanalyse et la psychothérapie sont des métiers de l’artisanat. La supervision également. C’est la confection d’une triple relation. Superviseur et collègue, collègue et patient, superviseur et patient. A ce titre le praticien débutant a l’obligation de se référer à un collègue ayant davantage d’expérience pour contrôler et évaluer sa clinique, sans devoir imposer ses techniques. Il ne doit pas lui transmettre ses idéaux ni modeler le praticien à son image.

L’émergence de la supervision pour les psychanalystes et les psychothérapeutes est assez ancienne et les enjeux quelquefois vitaux des séances invitent le superviseur à faire appel à une large culture psychopathologique, psychiatrique et psychanalytique, sorte de boîte à outils conceptuelle, afin d’adjoindre à l’exercice de la supervision la lecture des structures et tendances de la personnalité, auxquelles superviseur et collègue sont confrontés et auxquelles ils doivent se référer pour en reconnaître les fonctionnements.

Un principe de discrétion

Le terme de discrétion est pris au sens de séparation. C’est ce qui permet de développer à la fois l’intimité et son respect. Ainsi on doit pouvoir favoriser le potentiel créatif du supervisé. Il s’agit pour cela de résister à son propre narcissisme de celui qui s’entend penser sa supervision sans s’interdire le travail sur soi. Il faut ne pas se focaliser sur la transmission de règles techniques ou de réponses attendues. Simplement mettre en mots, et choisir le bon moment pour les proférer, les inconscients de chacun des protagonistes, collègue et patient, y compris pour contredire. Trop d’empathie nuirait à l’objectivité de l’exercice.

Une jeune collègue ne peut s’empêcher de me demander comment je ferais en telles circonstances d’analyse d’une femme maltraitée. Malgré la difficulté de l’enjeu, je lui propose d’observer au plus près possible ses propres tendances de refus ou d’acceptation et d’en extraire ce qui pourrait permettre à sa patiente de comprendre la situation et ses attendus et ainsi de se libérer de ce qui conditionne la patiente et elle-même. Je l’interroge sur ses propres réticences. J’interprète par la même occasion en la renvoyant à sa propre expérience et lui fais part de mon interprétation (remise en question de ses premières impressions).

Un principe de délicatesse

Analyser le contre-transfert du collègue vis-à-vis de son patient et en profiter pour analyser son propre contre-transfert vis-à-vis du collègue moins chevronné afin de transmettre une analyse du savoir être bienveillante.

Pour ce faire, il est important pour le superviseur de ne pas employer la règle de silence et d’écoute flottante. Sans pour autant obliger, mais inciter, sans non plus demander, mais accueillir. Le superviseur devra s’employer à user de toute son attention pour apprécier les signes, les symptômes du discours de l’autre, l’autre supervisé, l’autre patient, sans oublier les siens propres, qui donnent toutes indications sur la marche à suivre tout en n’oubliant pas l’acquisition nécessaire de la reconnaissance des tendances et des structures (psychopathologie, psychiatrie, psychanalyse) des personnalités en question.

Nicolas Koreicho – mars 2018 – Institut Français de Psychanalyse©

La Supervision

Supervision 1. Principes en supervision

Supervision 2. Transfert en supervision

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Johnny, héros des mal-aimés

Nicolas Koreicho – Janvier 2018

5 décembre 2017. Mort de Johnny, héros des mal-aimés.

Johnny Hallyday 2012 ; Crédit photo AFP

Cette fin d’année aura vu advenir deux événements extraordinaires d’un point de vue psychanalytique et mythologique, au sens de Barthes.

D’une part la mort de Johnny Hallyday, d’autre part ses obsèques.

Nous pensions cet homme invincible, indestructible, lui qui avait survécu au double abandon de ses parents et à son élévation, seul, à travers toutes les épreuves et les couronnements de sa vie, au statut d’étoile.

D’une enfance psychotique ou le jet de déjections lui tenait lieu d’expression jusqu’à l’âge avancé du patriarche rassurant, Johnny s’est vu construire, au fur et à mesure des années et des épisodes de sa vie, une existence de destruction et de construction.

Véritable héros français résilient, adulé des mal-aimés, de ceux qui n’ont pas eu tout l’amour désiré de leurs parents, éducateurs, maîtres, l’homme a représenté au plus juste choix de ses chansons les projections de ceux qui, dans les familles, dans la société, pour les bien-pensants, demeurent les mal-aimés.

D’ailleurs ce sont eux, les mal-aimés, les mauvais élèves, les mal-pensants de la République caviar qui ont porté aux nues religieuses l’un des leurs, en l’exact fantasme de celui qui n’est jamais allé à l’école et qui fut obligé de paraître, dans le paradoxal rôle de la vedette, à la fois simple et éblouissant.

Mauvais exemple mais bonne énergie, sa mort fut saluée par « les petits, les obscurs, les sans-grades », certes, mais par les honnêtes gens, pas par ceux qui font la une des faits divers, et ces mêmes honnêtes gens reconnurent en lui le statut de héros qui fit être moins seul puisqu’il avait la charge de veiller sur nos tourments en « force qui va », en frère devenant le père qui leur avait manqué.

Tel est souvent, d’ailleurs, le rôle de la chanson qui va demeurer la grande consolatrice de nos existences parfois inachevées.

Nicolas Koreicho – Janvier 2018 – Institut Français de Psychanalyse©

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Norme – Loi – Image spéculaire en psychanalyse

Nicolas Koreicho – mai 2017

Compte tenu de l’influence qu’exercent sur eux-mêmes directement et réciproquement sujets et objets, la norme pourrait représenter une sorte d’éthique dans laquelle ces sujets et ces objets disposeraient de repères communs  protégeant des pathologies narcissiques, des états-limites, des clivages de la personnalité.

La norme devrait alors de quelque manière instituer a minima une Loi symbolique, qui trouve sa raison d’être dans l’idée de pallier une carence paternelle, elle-même consécutive à l’absence du Père, réelle ou conséquente, la faillite du Père conduisant à l’idée de le retrouver dans un autre rassurant, c’est-à-dire susceptible de poser des limites, ce qui explique meurtres, crimes, délits caractéristiques des pathologies perverses, psychopathiques, toxicomaniaques, limites et de certaines psychoses paranoïaques et schizophréniques, puisque, immanquablement, l’image du père sera retrouvée en le policier, le commissaire, le juge, l’éducateur.

  1. Compte tenu de l’influence qu’exercent sur eux-mêmes sujets et objets

Les neurosciences ont mis en évidence une qualité spécifique du cerveau humain et des autres mammifères à produire de la relation, à un moindre degré, c’est-à-dire une capacité sociale des sujets et des objets à partager pensées, sentiments, intentions, actes.
Cette qualité sociale spécifique se traduit par des mécanismes neuronaux qui régissent nos pensées, nos sentiments, nos intentions, nos actes dans leurs relations avec les autres.
Certains de ces neurones sociaux, appelés neurones-miroirs, nous permettent de percevoir l’influence des pensées, des sentiments, des intentions, des actes des autres, et nous influençons, de la même manière, les autres par nos propres pensées, sentiments, intentions, actes.
Cela représente une déclinaison neuroscientifique du concept psychanalytique d’intersubjectivité.
Ces neurones sociaux sont de deux ordres. Ceux d’une part qui nous permettent de transmettre et de comprendre les sentiments, et qui proviennent de l’amygdale[1]. Ceux d’autre part qui nous permettent de transmettre et de comprendre les idées, et qui se situent au niveau des yeux. Parmi ces derniers, les neurones atractoïdes, très rapides, déterminent en permanence, y compris pendant la période embryonnaire, nos relations aux autres. Leur multiplication, leur efficience, dépendent de la qualité des soins, de la tendresse, de l’amour[2], tandis que l’anxiété, la colère, la peur y font obstacle.
Ces neurones sociaux sont la condition sine qua non de notre intégration et de la faculté d’aimer, d’être aimé, de la santé, du bonheur, ils sont la condition de notre survie en société et de notre épanouissement.
Les neurones-miroirs, sont, à l’instar d’autres neurones et neurotransmetteurs, ceux qui se transmettent de génération en génération dans le système que l’on appelle de l’épigénétique.

C’est ainsi que s’il existe une qualité qui régit notre relation à l’autre, l’influence mutuelle, il n’en est pas qui régule notre relation à l’autre.

  1. La norme pourrait représenter une éthique prototypique dans laquelle ces sujets et ces objets disposeraient de repères

Cette éthique prototypique pourrait être représentée par ce que l’on appelle la Loi symbolique.
Ce concept provient de l’idée d’un ordre symbolique qui, selon C. Lévi-Strauss, est fondateur de la sociabilité[3]. Fonction sans laquelle les groupes sociaux déclinent (décadence) puis disparaissent (explosion du pulsionnel, de la violence, puis implosion personnelle). Cette loi est non écrite, universelle, immuable et s’inscrit au-dessus des lois édictées, juridiques, religieuses, idéologiques.
La Loi symbolique en tant que telle n’est pas consciente, mais répond à des universaux d’intégration du corps humain et des grands termes de l’inconscient dans le corps social. Elle est susceptible d’assimiler les grandes étapes d’évolution de la personnalité et dépasse les fantasmes originaires[4] qui doivent, pour garantir l’équilibre de la personne, ne se rencontrer qu’une fois.
La Loi symbolique s’actualise des sèmes suivants :

  • Proscription : meurtre, inceste. (Retour au sein maternel)
  • Verbalisation : nomination de la parenté, dès lors, proscription du crime et respect de la différence des générations. (Séduction)
  • Prohibition : amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir. (Scène primitive)
  • Prescription : différence des sexes. (Castration)

C’est alors que le sujet est autorisé à intégrer cette loi surmoïque ou à régresser à l’homéostasie psychique du narcissisme primaire dans ses élaborations sadomasochiques, pathologiques, psychotiques.

         3. Norme comme protection du clivage de la personnalité

Cette Loi permet donc à une norme intrapsychique et sociétale de s’établir, dès lors qu’elle protège le sujet du clivage du moi.
La norme serait une manière de pallier la culpabilité qui résulte du premier meurtre[5], le meurtre du père, qui était pour la horde primitive une façon immédiate (non médiée par un autre, justement) de répondre à sa polygamie exclusive, et non d’instituer un ordre, encore moins une loi, la faillite du Nom-du-Père conduisant à l’inexistence de l’Autre[6] ou à sa négation.
Le clivage du moi abordé par Janet en 1889 puis par Freud et Breuer en 1895, représente une action mentale de séparation, de division du sujet ou de l’objet, par deux mouvements simultanés et opposés (l’une désirant la satisfaction, l’autre souhaitant s’adapter à la réalité), en faisant coexister sous la menace de l’angoisse, les deux mouvements.
C’est ainsi que le clivage du moi représente dans sa forme acceptable (possiblement refoulée) un mécanisme de défense. Dans sa forme extrême, érigée en système, le clivage du moi autorise tous les excès dans la relation à l’autre.
Deux pensées, deux sentiments, deux intentions, deux actions contradictoires, conflictuelles, peuvent se concevoir dès lors que l’une des deux pensées, intentions, sentiments, actions, est médiée par le refoulement, le raisonnement, l’émotion, la possibilité de différer. L’angoisse peut ainsi être apprivoisée.
Le clivage permet d’organiser alors la vie en société, puisqu’il permet d’intégrer les règles sociétales régulant notre relation à l’autre, la Loi symbolique. Le clivage diffère les tendances aux réponses spontanées, irréfléchies, immédiates.
A l’inverse, le clivage peut représenter un danger de déstructuration, de déshumanisation. Les passages à l’acte des personnalités limites, des pervers, des toxicomanes, des psychopathes, de certains psychotiques, réalisent l’idée d’un bon objet, idéal, et d’un mauvais objet, qu’il est nécessaire de détruire. Ici, destruction de soi et destruction de l’autre sont la règle.
Cependant, lorsqu’il est contenu dans une norme, qui elle-même provient d’une Loi symbolique, le clivage permet de faire coexister deux motions, l’Eros de l’amour par exemple, avec le Thanatos de la castration par exemple, dans l’éprouvé qui évite de blesser l’autre. Faire attention, prendre soin, accueillir permet de se faire à l’autre et à ses besoins tout en développant une reconnaissance de soi dans la considération mutuelle.

A l’inverse, dans son versant pathologique, le clivage systématique empêche l’harmonie, en soi et avec l’autre, et ouvre sur l’insensibilité, à l’autre, à sa posture, à sa souffrance, et impose la désintégration de la relation dans la famille et dans la société.

Nicolas Koreicho – mai 2017 – Institut Français de Psychanalyse©

Voir aussi :

Stade du miroir et narcissisme

I De Narcisse au narcissisme

II De Narcisse au narcissisme

[1] Impliquée dans les circuits de l’émotion, et en particulier dans ceux de la peur, de l’anxiété, du sentiment de danger. Son activité est réduite au contact de l’ocytocine (un peptide du plaisir)

[2] Cf. Winnicott : holding, handling, object presenting
Cf. Lacan : le stade du miroir

[3] Fonction symbolique, selon cet auteur

[4] Retour au sein et au ventre maternel, séduction incestuelle, castration effective, scène primitive réitérée

[5] Freud. Totem et tabou

[6] Isabelle Morin. La traversée de la loi

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